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Le Perroquet chinois/XXII — Le Chemin d’Eldorado

La bibliothèque libre.
Traduction par Louis Postif.
Ric et Rac (p. 264-274).

Chapitre vingt-deuxième

LE CHEMIN D’ELDORADO.

L’homme avança dans la salle et regarda autour de lui. Ses yeux tombèrent sur Martin Thorn.

— Bonjour, Martin, dit-il. Je vous avais averti que vous ne gagneriez rien à ce petit jeu-là. Messieurs, lequel de vous est le shériff ?

— Moi, Monsieur. Je suppose que vous êtes M. Madden ?

— Oui. Je l’ai toujours cru. Nous avons téléphoné au constable en passant dans un ranch sur la route et il nous répondu que vous étiez déjà ici. Nous en avons profité pour ajouter un nouveau spécimen à votre collection.

Il indiqua la porte du patio par où Holley venait d’entrer, conduisant par le bras Shaky Phil Maydorf, dont les mains étaient liées derrière le dos. Paula Wendell et Evelyn Madden apparurent également.

— Vous devriez attacher ce nouveau bandit à Delaney, shériff. Ensuite, je vous dicterai une petite liste d’accusations contre cette bande et pour un bon moment ils seront hors d’état de nuire.

— Bien, M. Madden, acquiesça le shériff.

— Une minute, dit Chan. Vous avez le collier de perles…

— Ah ! oui, c’est juste.

Il tendit le fameux collier à Chan, qui le remit à Madden.

— Vous désiriez qu’on vous le livrât à New-York, observa-t-il, mais vous seriez très aimable de l’accepter en cet instant même. Je l’ai gardé jusqu’à la dernière limite. Je vous serai reconnaissant de me signer un reçu pour ma décharge.

Madden sourit et glissa le collier dans sa poche.

— Très bien, je le prends. Vous êtes sans doute M. Chan ? M. Eden me parlait de vous en revenant de la mine. J’ai eu de la chance que vous soyez ici.

— Je suis heureux d’avoir pu me rendre utile, répondit Chan, en s’inclinant.

— Eh bien, Monsieur, dit le shériff. Vous accusez cette bande de tentative de vol…

— Et de beaucoup d’autres choses, ajouta Madden, sans compter une tentative de meurtre sur ma personne. (Il montra son bras blessé.) Je vous raconterai l’histoire aussi rapidement que possible. mais d’abord, je veux m’asseoir. (Il alla vers son bureau.) Je me sens très faible ; on m’a traité un peu, durement. Vous savez d’une façon générale ce qui s’est passé, mais vous ignorez les dessous de l’affaire. Je dois d’abord vous parler d’une certaine maison de jeux de New-York. Shériff, connaissez-vous les tripots de New-York et les mœurs des joueurs ?

— J’ai été à New-York une seule fois dans ma vie et je m’y suis déplu, répondit Cox.

— Cela ne m’étonne pas. Madden jeta un regard sur le bureau. Où sont mes cigares ? Ah ! les voici. Delaney, je vous remercie de m’en avoir laissé un ou deux. Shériff, pour que vous puissiez comprendre ce qui vient de se passer dans ce ranch, il faut que je vous mette au courant d’un des expédients en usage dans quelques tripots de New-York, il y a une douzaine d’années. À cette époque, pour attirer la riche clientèle provinciale, des tenanciers louches s’installaient dans des maisons luxueusement meublées. Aux tables de jeux, d’autres escrocs de leur espèce devaient personnifier des millionnaires très connus, tels que Frank Gould, Cornelius Vanderbilt, M. Astor, moi-même… Ils s’y appliquaient avec le plus grand soin, étudiaient les photographies de ces personnages et, chaque fois qu’ils se trouvaient en leur présence, ils observaient minutieusement chacun de leurs traits, leurs gestes, leurs façons de s’habiller, de se coiffer, le genre de lunettes qu’ils portaient… Aucun détail n’échappait à leur attention. Le client devait s’y méprendre et avoir l’impression de se trouver en compagnie de gens du meilleur monde, où toute tricherie au jeu était impossible.

Madden fit une pause.

« Naturellement, plusieurs de ces personnifications étaient médiocres. Le malheur voulut que M. Delaney, un ancien acteur, doué d’un réel talent d’imitation, possédât une certaine ressemblance avec moi. Il la développa si bien, que des rumeurs me parvinrent. On me voyait, paraît-il, chaque soir jouer gros jeu chez un nommé Jack Mac Guire, de la Quarante-quatrième Rue. J’envoyai mon secrétaire, Martin Thorn, pour qu’il s’en rendit compte. Il me rapporta que Delaney réussissait à m’imiter, au point de duper les gens qui ne me connaissaient que d’après les photographies reproduites dans la presse. J’en référai à mon homme de loi, qui prit l’affaire en mains et m’apprit bientôt que Delaney, sous menace d’être arrêté, avait promis de cesser cette duperie.

« Je crois qu’il y renonça effectivement, du moins dans la maison de jeux. Pour ce qui arriva par la suite, je ne sais rien de précis, mais j’ai des raisons de croire que mes conjectures côtoient de près la vérité. Les deux Maydorf, Shaky Phil, et — il désigna Gamble — son frère, plus connu de la police sous le titre de « Professeur », furent les cerveaux de la bande qui opérait chez Mac Guire. Depuis longtemps, ils devaient avoir échafaudé le projet de se servir de Delaney pour me personnifier dans une affaire. Ils ne pouvaient rien entreprendre sans l’aide de mon secrétaire, Thorn, et, de toute évidence, ils le trouvèrent disposé à accepter leurs conditions. Ils choisirent cette habitation du désert pour exécuter leur dessein. J’y viens rarement et je ne reçois presque personne dans ce ranch. Une fois que je m’y trouverais seul, sans ma famille, il suffirait de me faire disparaître en temps voulu. Alors, le faux P. J. Madden entre en scène avec le secrétaire, mieux connu des gens du pays… Personne ne conteste l’identité du monsieur, d’autant plus qu’il ressemble exactement à ses photographies. »

D’un air pensif, Madden tira quelques bouffées de son cigare.

« Voilà des années que je m’y attendais. Je ne craignais personne au monde, sauf Delaney. Il pouvait me faire un tort immense. La bande attendit longtemps, mais les gens de cette espèce font souvent preuve d’une grande patience. Voilà deux semaines, j’arrivai ici avec Thorn, et je flairai immédiatement quelque chose dans l’air. Il y a une semaine mercredi soir, assis à ce bureau, j’écrivais une lettre à ma fille Evelyn… Cette lettre se trouve sans doute encore entre les feuillets de ce buvard où je la glissai lorsque j’entendis Thorn pousser un cri dans sa chambre. « M. Madden, venez vite, vite ! » Il tapait mon courrier à la machine et je me demandais ce qui lui arrivait. Je me levai et me dirigeai vers sa chambre. Je le vis debout, tenant en main un de mes vieux revolvers, celui dont Bill Hart me fit cadeau. « Haut les mains ! » cria-t-il. Quelqu’un entra. C’était Delaney. « Ne vous troublez pas, Monsieur », me dit Thorn et je compris que ce petit gredin était de connivence avec Jerry. « Nous allons vous conduire dans un endroit où vous pourrez vous reposer à loisir. Je vais faire votre valise. Tiens, Jerry, surveille-le ! » et il tendit le revolver à Delaney.

« Delaney et moi, nous nous trouvions en face l’un de l’autre. Il paraissait nerveux… J’appelai au secours de toutes mes forces. Qui viendrait à mon aide ? Je ne le savais pas, mais un ami pouvait m’entendre ; peut-être Louie était-il de retour ? Delaney m’ordonna de me taire. Sa main tremblait comme une feuille. Dans le patio, une voix poussa des cris : ce n’était que Tony, le perroquet chinois. Je savais ce qui m’attendait et résolus de tenter ma chance. Je m’élançai vers Delaney ; il tira et me manqua. Il tira une seconde fois, je sentis une douleur dans mon épaule et tombai par terre.

« Je dus demeurer quelques secondes sans connaissance et lorsque je revins à moi. Thorn était dans la pièce. J’entendis Jerry dire qu’il m’avait tué. Naturellement, au bout d’une minute, ils découvrirent que j’étais encore vivant et mon bon ami Delaney voulait à tout prix achever la besogne commencée. Thorn s’y opposa… il voulait s’en tenir à leur première idée. Le petit traître me sauva la vie, sans doute par lâcheté. Enfin, ils me mirent dans une automobile et m’emmenèrent à la prison de la Mine du Jupon. Au matin, ils s’en allèrent et le professeur, qui avait rejoint notre petit groupe, demeura seul près de moi. Il pansa ma blessure et me fit manger. Le samedi après-midi, il me quitta et revint le soir en compagnie de Shaky Phil. Lundi matin, le professeur disparut et Shaky Phil devint mon geôlier… il se montra moins gentil que son frère.

« Messieurs, vous savez mieux que moi ce qui se passait au ranch pendant ce temps. Mardi, ma fille m’annonçait son arrivée par télégramme. Si elle venait résider au ranch, tout était découvert. Thorn alla donc à sa rencontre à Eldorado et lui dit que j’étais blessé et que je me trouvais à la mine, où elle se laissa emmener en toute confiance. Depuis, elle y demeura séquestrée avec moi et nous y serions encore si M. Eden et M. Holley n’étaient venus à la recherche de cette autre jeune personne qui, malheureusement pour elle, tomba sur notre geôlier au milieu de l’après-midi. »

Madden se leva.

— Et voilà l’histoire. Vous étonnerez-vous, après cela, si je désire voir cette bande sous les verrous ? Je dormirai plus tranquille.

— Je crois que vous serez satisfait, répondit le shériff. Nous allons rédiger des mandats d’arrêt et, pour plus de sûreté, je vais les faire conduire tout de suite à la prison du comté. Eldorado ne saurait leur offrir tout le confort d’une cellule de première classe.

— Encore un mot, dit Madden. Thorn, l’autre soir, je vous ai entendu dire à Delaney : « Vous avez toujours eu peur de lui… Rappelez-vous, l’autre fois, à New-York ! » Que vouliez-vous dire par là ? Auriez-vous déjà essayé de me jouer le tour ?

Thorn leva vers son maître un visage atterré.

— Monsieur, je regrette d’avoir participé à cette affaire. Je vais tout avouer. Nous avions déjà eu l’intention d’opérer un coup dans votre bureau à New-York, pendant que vous étiez à la chasse. Je puis vous assurer que si vous aviez peur de Delaney, vous lui causiez une frousse encore plus terrible. À la dernière minute, il eut les foies…

— Comment n’aurais-je pas reculé ? grogna Delaney. Je ne pouvais compter sur aucun de vous, tas de lâcheurs !

— Ah vraiment ? Est-ce de moi qu’il s’agit ? demanda Shaky Phil.

— Certainement. N’as-tu pas essayé d’accaparer les perles à San Francisco, lorsque nous t’avons envoyé pour éloigner Louie Wong ? Oh ! je suis au courant…

— N’avais-je pas raison ? Est-ce que toi-même tu n’as pas fait ton possible pour te les adjuger… lorsque Draycott les apporta… Oh ! mon frère a vu clair dans tes manigances.

— Parfaitement ! déclara le professeur. Tu voulais rencontrer Draycott seul à seul. Si tu crois que je ne l’ai pas deviné, détrompe-toi. Tu n’es qu’un pauvre imbécile… qui écrit des lettres d’amour aux artistes.

— Tais-toi ! hurla Delaney. Qui avait le plus de droits à ces perles ? Qu’auriez-vous pu faire sans moi ? Ah ! toi, le professeur, tu m’aidais beaucoup en déclamant tes belles phrases à la lune. Et toi, — il se tourna vers Shaky Phil — tu peux te vanter de tes exploits : assassiner Louie Wong sur le pas de la porte…

— Qui a tué, Louie Wong ? cria Shaky Phil.

— Toi, vaurien ! Nous étions ensemble et je t’ai vu tirer, déclara Thorn. Je le jure…

Le shériff ne put s’empêcher de sourire.

— En fait de fripouilles, on ne trouve pas mieux… Allons, Bliss, emmenons ces gaillards-là. Monsieur Madden, je vous reverrai demain.

Bob Eden s’avança vers Delaney :

— Au revoir, Jerry. Vous avez été mon hôte dans cette maison et ma mère m’a toujours recommandé de montrer ma gratitude envers…

— Oh ! Fichez-moi la paix, bougre d’imbécile !

Le shériff et Bliss escortèrent leurs prisonniers dehors.

— Voilà la sortie du quatuor Delaney, observa Eden à Paula Wendell. Mon séjour au ranch est terminé. Je prends le train de dix heures et demie à Eldorado, et…

— Appelez un taxi, suggéra-t-elle.

— Non, tant que vous serez là avec votre petite voiture ! Si vous voulez bien m’attendre, je vais boucler ma valise… J’ai besoin de vous dire un mot à propos de Wilbur.

— Monsieur Madden, un heureux souvenir se présente à mon esprit, dit Will Holley. Je suis l’auteur d’une fameuse interview… une interview que vous ne m’avez jamais accordée…

— Vraiment ? Ne vous tracassez pas. Je me tiendrai à vos côtés pour vous défendre.

— Merci, répondit le journaliste. Mais je me demande pourquoi le faux Madden m’a laissé publier cet article ?

— La chose s’explique aisément, fit Chan. Ils télégraphient à New-York pour demander qu’on envoie une grosse somme d’argent. Le meilleur moyen de faire croire que Madden se trouve au ranch est d’en diffuser la nouvelle par la voix de la presse. Personne ne doute d’un fait imprimé.

— Vous avez raison, approuva Holley. À propos, Charlie, nous pensions vous réserver une grande surprise en revenant de la mine. Mais vous nous avez devancés.

— De l’épaisseur d’un cheveu. Maintenant que j’en ai le loisir, je baisse la tête et rougis de honte. J’avoue mon incapacité à saisir tout de suite les indices les plus visibles. La clarté n’a jailli que ce soir. Pour plaire à Victor, je remets les perles… Madden signe le reçu… il écrit avec lenteur et difficulté. Soudain, je réfléchis il est malhabile de sa main droite. Pourquoi ? Je me souviens du gilet de Delaney confectionné pour un gaucher. Je me précipite sur les perles. Le faux Madden en fait autant. Il ne se tient plus sur ses gardes. Il tend la main gauche. Il prend son revolver… encore de la main gauche. Je possède la preuve !

— Votre raisonnement a été rapide, fit Holley.

Chan hocha la tête.

— Il n’était que temps ! Mon pauvre vieux cerveau s’est trop reposé pendant plusieurs jours. Assis devant ce groupe de filous, en vous attendant, ce que j’ai pu m’adresser de reproches ! La vérité se dévoilait à moi de toute sa clarté : un homme écrit une lettre importante, la dissimule dans un sous-main et s’en va. À son retour, il n’y touche pas. Pourquoi ? Tout simplement parce qu’il n’est pas revenu. Autres preuves : Le faux Madden — appelons-le encore ainsi — reçoit la doctoresse Whitcomb dans la pénombre du patio. Pourquoi ? Parce qu’elle l’a déjà vu. À Pasadena, il parle au gardien de sa propriété. À quelle heure ? À six heures, au crépuscule. De plus, il ne descend pas de voiture. Oh ! je m’en suis voulu de ma stupidité et j’en rejette le blâme sur le climat de la Californie méridionale. Il est grand temps que je retourne à Honolulu ! D’ailleurs, je prends le prochain train. Je passerai à votre bureau pour me vêtir de façon plus convenable. Ne m’attendez pas. Miss Wendell m’a aimablement offert de monter dans sa voiture.

— Moi aussi, j’attends Paula, dit Eden. Je vous retrouverai à la gare.

Holley et Victor s’en allèrent après avoir fait leurs adieux à Madden et à sa fille.

Bob consulta sa montre.

— Dites-moi, Charlie : lorsque Madden entra ici hier soir, vous n’avez pas paru surpris. Pourtant, en reconnaissant Delaney, vous avez dû penser que Madden avait été assassiné ?

Chan éclata de rire.

— Vous ne connaissez rien à notre métier. Un détective qui laisse deviner son étonnement ne vaut rien. Mieux vaut qu’il s’attache une meule au cou et se jette à l’eau ! La vue du vrai Madden produisit sur moi une impression formidable, mais pour rien au monde je ne l’aurais trahie devant mon collègue. Miss Wendell nous attends sans doute. Une minute… j’ai quelques petites choses à prendre dans la cuisine.

— La cuisine ! s’écria P. J. Madden. Grand Dieu ! Mais je meurs de faim ! Voilà des siècles que je ne mange que des conserves !

Chan parut un instant embarrassé.

— Quel dommage ! fit-il. Le cuisinier du ranch reprend son ancienne profession ! Miss Wendell, je suis à vous dans cinq secondes !

Il sortit précipitamment.

■■

Bob Eden, muni de sa valise, revint prendre congé de Madden. Charlie conversait avec le millionnaire et tenait dans sa main une liasse de billets froissés.

M. Madden m’a remis un reçu du collier, dit Charlie Chan. Il veut absolument que je prenne cette somme d’argent et j’éprouve quelque scrupule à l’accepter.

— Vous êtes ridicule. Charlie. Prenez-la ; vous l’avez bien méritée.

— C’est ce que je lui disais, déclara Madden.

Chan ramassa soigneusement les billets de banque.

— Permettez-moi de vous faire remarquer que cette somme représente deux années et demie de mes appointements à Honolulu. Après tout, le climat de Californie n’est pas tellement mauvais !

— Au revoir, monsieur Eden, dit le millionnaire. J’ai remercié M. Chan, mais comment vous exprimer ma gratitude ? Vous avez éprouvé de terribles émotions, dans ce désert…

— J’y ai passé les moments les plus délicieux de ma vie, répondit Bob.

Madden hocha la tête.

— Cette fois, je n’y comprends plus rien…

— Il me semble que je devine, intervint sa fille. Bonne chance, monsieur Eden, et mille fois merci !

Un vent froid et vivifiant soufflait au dehors. Ils approchèrent de la petite automobile. Paula se précipita au volant.

— Montez, monsieur Chan, invita miss Wendell.

Chan s’assit à côté d’elle.

Bob lança sa valise à l’arrière dans le porte-bagages et revint à la porte de la voiture.

— Serrez-vous un peu, Charlie. Ne vous laissez pas berner par le prospectus : cette automobile est à trois places.

— Mon embonpoint me met dans un doux embarras, observa Chan en se rapprochant de miss Wendell.

Ils filaient sur la route. Les arbres de Judée, au clair de lune, agitaient leurs branches en signe d’adieu.

— Charlie, dit Eden, vous ignorez sans doute pourquoi vous vous trouvez entre nous ?

— Je le dois à l’obligeance de miss Wendell.

— Son obligeance… dites aussi sa prudence, dit Eden en riant. Vous jouez le rôle de Wilbur : une sorte de tampon entre cette charmante personne et la redoutable institution du mariage. Elle ne croit pas à la beauté du conjugo, Charlie. Où a-t-elle pris ces idées stupides ?

— Je me fais l’effet d’un trouble-fête, remarqua Chan.

— Pas à moi. Rassurez-vous, Charlie. Évidemment, Paula ne s’attendait pas à me voir entamer ce sujet. Charlie… j’aime cette jeune fille !

— Je le comprends, approuva le Chinois.

— Et je veux l’épouser.

— Votre désir est louable, mais elle ne…

Paula Wendell éclata de rire.

— Le mariage !… le dernier refuge des esprits faibles. Ma liberté m’est chère et je m’y cramponne à tout prix.

— Votre raisonnement m’afflige, dit Chan.

Au loin, le sifflet du train de Barstow déchirait l’air. Charlie apparut : le gilet et le veston du détective Chan remplaçaient à présent la blouse de soie noire d’Ah Kim.

— La voix criarde de la locomotive annonce le terme de notre aventure, remarqua-t-il.

Il prit la main de Paula Wendell.

— Acceptez les vœux d’un vieux facteur fatigué. Qu’aujourd’hui soit pour vous le début de la plus grande aventure de votre vie… et aussi de la plus heureuse…

Ils traversèrent la rue.

— Au revoir, dit Bob Eden, au moment où il se trouvait auprès de Paula dans l’ombre de la gare.

Quelque chose dans la douce pression des doigts de la jeune fille apprirent à Bob tout ce qu’il désirait savoir. Son cœur battit plus fort. Il attira Paula vers lui.

— Je reviendrai bientôt, promit-il.

Ôtant la bague au chaton d’émeraude du doigt de Paula, il la lui remit à la main droite.

— Simplement pour vous y faire penser, ajouta-t-il. La prochaine fois, je vous en apporterai une autre… le plus beau joyau de notre collection.

— Notre collection ?

— Oui. Vous ne le savez pas encore, mais pour vous se réalise le rêve de toute femme. Vous allez épouser un bijoutier.

Le train était en gare et Chan, debout sur le marchepied d’un compartiment, saluait son jeune compagnon de voyage.


FIN