Le Petit Chose/Première partie/11
Ce jour-là, le 18 février, comme il était tombé beaucoup de neige pendant la nuit, les enfants n’avaient pas pu jouer dans les cours. Aussitôt l’étude du matin finie, on les avait casernés tous pêle-mêle dans la salle, pour y prendre leur récréation à l’abri du mauvais temps en attendant l’heure des classes.
C’était moi qui les surveillais.
Ce qu’on appelait la salle était l’ancien gymnase du collège de la Marine. Imaginez quatre grands murs nus avec de petites fenêtres grillées ; çà et là des crampons à moitié arrachés, la trace encore visible des échelles, et, se balançant à la maîtresse poutre du plafond, un énorme anneau en fer au bout d’une corde.
Les enfants avaient l’air de s’amuser beaucoup là-dedans. Ils couraient tout autour de la salle bruyamment, en faisant de la poussière. Quelques-uns essayaient d’atteindre l’anneau ; d’autres, suspendus par les mains, criaient ; cinq ou six, de tempérament plus calme, mangeaient leur pain devant les fenêtres en regardant la neige qui remplissait les rues et les hommes armés de pelles qui l’emportaient dans des tombereaux.
Mais tout ce tapage, je ne l’entendais pas.
Seul, dans un coin, les larmes aux yeux, je lisais une lettre, et les enfants auraient à cet instant démoli le gymnase de fond en comble, que je ne m’en fusse pas aperçu. C’était une lettre de Jacques que je venais de recevoir ; elle portait le timbre de Paris — mon Dieu ! oui, de Paris — et voici ce qu’elle disait :
« Ma lettre va bien te surprendre. Tu ne te doutais pas, hein ? que je fusse à Paris depuis quinze jours. J’ai quitté Lyon sans rien dire à personne, un coup de tête…. — Que veux-tu ? je m’ennuyais trop dans cette horrible ville, surtout depuis ton départ.
« Je suis arrivé ici avec trente francs et cinq ou six lettres de M. le curé de Saint-Nizier. Heureusement la Providence m’a protégé tout de suite, et m’a fait rencontrer un vieux marquis chez lequel je suis entré comme secrétaire. Nous mettons en ordre ses mémoires, je n’ai qu’à écrire sous sa dictée, et je gagne à cela cent francs par mois. Ce n’est pas brillant, comme tu vois ; mais, tout compte fait, j’espère pouvoir envoyer de temps en temps quelque chose à la maison sur mes économies.
« Ah ! mon cher Daniel, la jolie ville que ce Paris ! Ici du moins il ne fait pas toujours du brouillard ; il pleut bien quelquefois, mais c’est une petite pluie gaie, mêlée de soleil, et comme je n’en ai jamais vu ailleurs. Aussi je suis tout changé, Si tu savais ! Je ne pleure plus du tout, c’est incroyable. »
J’en étais là de la terre, quand tout à coup, sous les fenêtres, retentit le bruit sourd d’une voiture roulant dans la neige. La voiture s’arrêta devant la porte du collège, et j’entendis les enfants crier à tue-tête : Le sous-préfet ! le sous-préfet !
Une visite de M. le sous-préfet présageait évidemment quelque chose d’extraordinaire. Il venait à peine au collège de Sarlande une ou deux fois chaque année, et c’était alors comme un événement. Mais, pour le quart d’heure, ce qui m’intéressait avant tout, ce qui me tenait à cœur plus que le sous-préfet de Sarlande et plus que Sarlande tout entier, c’était la lettre de mon frère Jacques. Aussi, tandis que les élèves, mis en gaieté, se culbutaient devant les fenêtres pour voir M. le sous-préfet descendre de voiture, je retournai dans mon coin et je me remis à lire :
« Tu sauras, mon bon Daniel, que notre père est en Bretagne, où il fait le commerce du cidre pour le compte d’une compagnie. En apprenant que j’étais le secrétaire du marquis, il a voulu que je place quelques tonneaux de cidre chez lui. Par malheur, le marquis ne boit que du vin, et du vin d’Espagne, encore ! J’ai écrit cela au père ; sais-tu ce qu’il m’a répondu : « Jacques, tu es un âne ! » — comme toujours. Mais c’est égal, mon cher Daniel, je crois qu’au fond il m’aime beaucoup.
« Quant à maman, tu sais qu’elle est seule maintenant. Tu devrais bien lui écrire, elle se plaint de ton silence.
« J’avais oublié de te dire une chose qui, certainement, te fera le plus grand plaisir : j’ai ma chambre au Quartier latin… au Quartier latin ! pense un peu… une vraie chambre de poète, comme dans les romans, avec une petite fenêtre et des toits à perte de vue. Le lit n’est pas large, mais nous y tiendrons deux au besoin, et puis, il y a dans un coin une table de travail où on serait très bien pour faire des vers.
« Je suis sûr que si tu voyais cela, tu voudrais venir me trouver au plus vite ; moi aussi je te voudrais près de moi, et je ne te dis pas que quelque jour je ne te ferai pas signe de venir.
« En attendant, aime-moi toujours bien et ne travaille pas trop dans ton collège, de peur de tomber malade.
« Je t’embrasse. Ton frère
Ce brave Jacques ! quel mal délicieux il venait de me faire avec sa lettre ! je riais et je pleurais en même temps. Toute ma vie de ces derniers mois, le punch, le billard, le café Barbette, me faisaient l’effet d’un mauvais rêve, et je pensais : « Allons ! c’est fini. Maintenant je vais travailler, je vais être courageux comme Jacques. »
À ce moment, la cloche sonna. Mes élèves se mirent en rang, ils causaient beaucoup du sous-préfet et se montraient, en passant, sa voiture stationnant devant la porte. Je les remis entre les mains des professeurs ; puis, une fois débarrassé d’eux, je m’élançai en courant dans l’escalier. Il me tardait tant d’être seul dans ma chambre avec la lettre de mon frère Jacques.
À moitié chemin, j’aperçus le portier qui descendait à ma rencontre, tout essoufflé.
— Monsieur Daniel, me dit-il, on vous attend chez le principal.
Chez le principal ?… Que pouvait avoir à me dire le principal ?… Le portier me regardait avec un drôle d’air. Tout à coup, l’idée du sous-préfet me revint.
— Est-ce que M. le sous-préfet est là-haut ? demandai-je.
Et le cœur palpitant d’espoir je me mis à gravir les degrés de l’escalier quatre à quatre.
Il y a des jours où l’on est comme fou. En apprenant que le sous-préfet m’attendait, savez-vous ce que j’imaginai ? Je m’imaginai qu’il avait remarqué ma bonne mine à la distribution, et qu’il venait au collège tout exprès pour m’offrir d’être son secrétaire. Cela me paraissait la chose la plus naturelle du monde. La lettre de Jacques avec ses histoires de vieux marquis m’avait troublé la cervelle, à coup sûr.
Quoi qu’il en soit, à mesure que je montais l’escalier, ma certitude devenait plus grande : secrétaire du sous-préfet je ne me sentais pas de joie…
En tournant le corridor, je rencontrai Roger, Il était très pâle il me regarda comme s’il voulait me parler ; mais je ne m’arrêtai pas : le sous-préfet n’avait pas le temps d’attendre.
Quand j’arrivai devant le cabinet du principal, le cœur me battait bien fort, je vous jure. Secrétaire de M. le sous-préfet ! Il fallut m’arrêter un instant pour reprendre haleine ; je rajustai ma cravate, je donnai avec mes doigts un petit tour à mes cheveux et je tournai le bouton de la porte doucement.
Si j’avais su ce qui m’attendait !
M. le sous-préfet était debout, appuyé négligemment au marbre de la cheminée et souriant dans ses favoris blonds. M. le principal, en robe de chambre, se tenait près de lui humblement, son bonnet de velours à la main et M. Viot, appelé en hâte, se dissimulait dans un coin.
Dès que j’entrai, le sous-préfet prit la parole.
— C’est donc monsieur, dit-il en me désignant, qui s’amuse à séduire nos femmes de chambre ?
Il avait prononcé cette phrase d’une voix claire, ironique et sans cesser de sourire. Je crus d’abord qu’il voulait plaisanter et je ne répondis rien, mais le sous-préfet ne plaisantait pas ; après un moment de silence, il reprit en souriant toujours :
— N’est-ce pas à monsieur Daniel Eyssette que j’ai l’honneur de parler, à monsieur Daniel Eyssette qui a séduit la femme de chambre de ma femme ?
Je ne savais de quoi il s’agissait ; mais en entendant ce mot de femme de chambre, qu’on me jetait ainsi à la figure pour la seconde fois, je me sentis rouge de honte, et ce fut avec une véritable indignation que je m’écriai :
— Une femme de chambre, moi !… Je n’ai jamais séduit de femme de chambre.
À cette réponse, je vis un éclair de mépris jaillir des lunettes du principal, et j’entendis les clefs murmurer dans leur coin : « Quelle effronterie ! »
Le sous-préfet, lui, ne cessait pas de sourire ; il prit sur la tablette de la cheminée un petit paquet de papiers que je n’avais pas aperçus d’abord, puis se tournant vers moi et les agitant négligemment :
— Monsieur, dit-il, voici des témoignages fort graves qui vous accusent. Ce sont des lettres qu’on a surprises chez la demoiselle en question. Elles ne sont pas signées, il est vrai, et, d’un autre côté, la femme de chambre n’a voulu nommer personne. Seulement, dans ces lettres il est souvent parlé du collège, et, malheureusement pour vous, M. Viot a reconnu votre écriture et votre style… »
Ici les clefs grincèrent férocement et le sous-préfet, souriant toujours, ajouta :
— Tout le monde n’est pas poète au collège de Sarlande.
À ces mots, une idée fugitive me traversa l’esprit : je voulus voir de près ces papiers. Je m’élançai ; le principal eut peur d’un scandale et fit un geste pour me retenir. Mais le sous-préfet me tendit le dossier tranquillement.
— Regardez ! me dit-il.
Miséricorde ! ma correspondance avec Cécilia.
… Elles y étaient toutes, toutes ! Depuis celle qui commençait : « Ô Cécilia, quelquefois sur un rocher sauvage… » jusqu’au cantique d’actions de grâces : « Ange qui as consenti à passer une nuit sur la terre… » Et dire que toutes ces belles fleurs de rhétorique amoureuse ; je les avais effeuillées sous les pas d’une femme de chambre !… dire que cette personne, d’une situation tellement élevée, tellement, etc., décrottait tous les matins les socques de la sous-préfète !… On peut se figurer ma rage, ma confusion.
— Eh bien, qu’en dites-vous, seigneur don Juan ? ricana le sous-préfet, après un moment de silence. Est-ce que ces lettres sont de vous, oui ou non ?
Au lieu de répondre, je baissai la tête. Un mot pouvait me disculper ; mais ce mot, je ne le prononçai pas. J’étais prêt à tout souffrir plutôt que de dénoncer Roger… Car remarquez bien qu’au milieu de cette catastrophe, le petit Chose n’avait pas un seul instant soupçonné la loyauté de son ami. En reconnaissant les lettres, il s’était dit tout de suite : « Roger aura eu la paresse de les recopier ; il a mieux aimé faire une partie de billard de plus et envoyer les miennes. » Quel innocent, ce petit Chose !
Quand le sous-préfet vit que je ne voulais pas répondre, il remit les lettres dans sa poche et, se tournant vers le principal et son acolyte :
— Maintenant, messieurs, vous savez ce qui vous reste à faire.
Sur quoi les clefs de M. Viot frétillèrent d’un air lugubre, et le principal répondit en s’inclinant jusqu’à terre, « que M. Eyssette avait mérité d’être chassé sur l’heure ; mais qu’afin d’éviter tout scandale, on le garderait au collège encore huit jours. » Juste le temps de faire venir un nouveau maître.
À ce terrible mot « chassé », tout mon courage m’abandonna. Je saluai sans rien dire et je sortis précipitamment. À peine dehors, mes larmes éclatèrent.. Je courus d’un trait jusqu’à ma chambre, en étouffant mes sanglots dans mon mouchoir…
Roger m’attendait ; il avait l’air fort inquiet et se promenait à grands pas, de long en large.
En me voyant entrer, il vint vers moi :
— Monsieur Daniel !… me dit-il, et son œil m’interrogeait. Je me laissai tomber sur une chaise sans répondre.
— Des pleurs, des enfantillages ! reprit le maître d’armes d’un ton brutal, tout cela ne prouve rien. Voyons… vite… Que s’est-il passé ?
Alors je lui racontai dans tous ses détails toute l’horrible scène du cabinet.
À mesure que je parlais, je voyais la physionomie de Roger s’éclaircir ; il ne me regardait plus du même air rogue, et à la fin, quand il eut appris comment, pour ne pas le trahir, je m’étais laissé chasser du collège, il me tendit ses deux mains ouvertes et me dit simplement :
— Daniel, vous êtes un noble cœur.
À ce moment, nous entendîmes dans la rue le roulement d’une voiture ; c’était le sous-préfet qui s’en allait.
— Vous êtes un noble cœur, reprit mon bon ami le maître d’armes en me serrant les poignets à les briser, vous êtes un noble cœur, je ne vous dis que ça… Mais vous devez comprendre que je ne permettrai à personne de se sacrifier pour moi.
Tout en parlant, il s’était rapproché de la porte :
— Ne pleurez pas, monsieur Daniel, je vais aller trouver le principal, et je vous jure que ce n’est pas vous qui serez chassé.
Il fit encore un pas pour sortir ; puis, revenant vers moi comme s’il oubliait quelque chose :
— Seulement, me dit-il à voix basse, écoutez bien ceci avant que je m’en aille… Le grand Roger n’est pas seul au monde ; il a quelque part une mère infirme dans un coin… Une mère !… pauvre sainte femme !… Promettez-moi de lui écrire quand tout sera fini.
C’était dit gravement, tranquillement, d’un ton qui m’effraya.
— Mais que voulez-vous faire ? m’écriai-je.
Roger ne répondit rien ; seulement il entrouvrit sa veste et me laissa voir dans sa poche la crosse luisante d’un pistolet.
Je m’élançai vers lui, tout ému :
— Vous tuer, malheureux ? vous voulez vous tuer ?
Et lui, très froidement :
— Mon cher, quand j’étais au service, je m’étais promis que si jamais, par un coup de ma mauvaise tête, je venais à me faire dégrader, je ne survivrais pas à mon déshonneur. Le moment est venu de me tenir parole… Dans cinq minutes je serai chassé du collège, c’est-à-dire dégradé ; une heure après, bonsoir ! j’avale ma dernière prune.
En entendant cela, je me plantai résolument devant la porte.
— Eh bien, non ! Roger, vous ne sortirez pas… J’aime mieux perdre ma place que d’être cause de votre mort.
— Laissez-moi faire mon devoir, me dit-il d’un air farouche, et, malgré mes efforts, il parvint à entrouvrir la porte.
Alors, j’eus l’idée de lui parler de sa mère, de cette pauvre mère qu’il avait quelque part dans un coin. Je lui prouvai qu’il devait vivre pour elle, que moi j’étais à même de trouver facilement une autre place, que d’ailleurs, dans tous les cas, nous avions encore huit jours devant nous, et que c’était bien le moins qu’on attendît jusqu’au dernier moment avant de prendre un parti si terrible… Cette dernière réflexion parut le toucher. Il consentit à retarder de quelques heures sa visite au principal et ce qui devait s’ensuivre.
Sur ces entrefaites, la cloche sonna ; nous nous embrassâmes, et je descendis à l’étude.
Ce que c’est que de nous ! J’étais entré dans ma chambre désespéré, j’en sortis presque joyeux… Le petit Chose était si fier d’avoir sauvé la vie à son bon ami le maître d’armes !
Pourtant, il faut bien le dire, une fois assis dans ma chaire et le premier mouvement de l’enthousiasme passé, je me mis à faire des réflexions. Roger consentait à vivre, c’était bien ; mais moi-même, qu’allais-je devenir après que mon beau dévouement m’aurait mis à la porte du collège ?
La situation n’était pas gaie, je voyais déjà le foyer singulièrement compromis, ma mère en larmes et M. Eyssette bien en colère. Heureusement je pensai à Jacques ; quelle bonne idée sa lettre avait eue d’arriver précisément le matin ! C’était bien simple, après tout, ne m’écrivait-il pas que dans son lit il y avait place pour deux ? D’ailleurs, à Paris, on trouve toujours de quoi vivre…
Ici, une pensée horrible m’arrêta : pour partir, il fallait de l’argent ; celui du chemin de fer d’abord, puis cinquante-huit francs que je devais au portier, puis dix francs qu’un grand m’avait prêtés, puis des sommes énormes inscrites à mon nom sur le livre de comptes du café Barbette. Le moyen de se procurer tout cet argent !
— Bah ! me dis-je en y songeant, je me trouve bien naïf de m’inquiéter pour si peu ; Roger n’est-il pas là ? Roger est riche, il donne des leçons en ville, et il sera trop heureux de me procurer quelque cents francs à moi qui viens de lui sauver la vie.
Mes affaires ainsi réglées, j’oubliai toutes les catastrophes de la journée pour ne songer qu’à mon grand voyage de Paris. J’étais très joyeux, je ne tenais plus en place, et M. Viot, qui descendit à l’étude pour savourer mon désespoir, eut l’air fort déçu en voyant ma mine réjouie. À dîner, je mangeai vite et bien ; dans la cour, je pardonnai les arrêts des élèves. Enfin l’heure de la classe sonna.
Le plus pressant était de voir Roger ; d’un bond, je fus à sa chambre ; personne à sa chambre. « Bon ! me dis-je en moi-même, il sera allé faire un tour au café Barbette », et cela ne m’étonna pas dans des circonstances aussi dramatiques.
Au café Barbette, personne encore : « Roger, me dit-on, était allé à la Prairie avec les sous-officiers. » Que diable pouvaient-ils faire là-bas par un temps pareil ? Je commençais à être fort inquiet ; aussi, sans vouloir accepter une partie de billard qu’on m’offrait, je relevai le bas de mon pantalon et je m’élançai dans la neige, du côté de la Prairie, à la recherche de mon bon ami le maître d’armes.