Le Petit Pierre/28

La bibliothèque libre.
Calmann-Lévy (p. 257-266).


XXVIII

VIVRE PLUSIEURS VIES


Je me plaisais dans la fréquentation de Justine ; et ma mère jugeait même que je m’y plaisais trop. Si je recherche les causes de ce plaisir, j’en trouve plusieurs qui prouvent mon innocence et ma simplicité. La confiance du jeune âge, un besoin d’amitié, une humeur riante et joueuse, de la bonté me portaient vers elle ; mais la fille des troglodytes m’attirait aussi pour des raisons moins louables. Je la jugeais un peu niaise, et, comme disait Mélanie, un peu nice, d’esprit épais et de toute façon moins intelligente que moi. Aussi, mon amour-propre trouvait-il dans sa compagnie de vives satisfactions. Je goûtais le plaisir de la reprendre et de l’instruire ; et peut-être même n’y mettais-je pas beaucoup d’indulgence. J’étais moqueur et elle me fournissait de faciles occasions de moquerie. Avide de gloire, enfin, j’étalais devant elle ma supériorité et lui offrais un sujet d’admiration.

Je m’efforçai de briller devant elle jusqu’au jour où je m’aperçus que, loin de m’admirer, elle me jugeait fort sot, sans jugement et sans esprit, et ni beau ni fort d’aucune manière. Or, comment m’avisai-je de ces sentiments si contraires à ceux que je lui prêtais ? Eh ! mon Dieu ! parce qu’elle me les exprima elle-même. Justine était d’une rude franchise. Elle sut se faire comprendre et il me fallut reconnaître qu’elle ne m’admirait pas du tout. Je dois dire à ma louange que je ne m’en fâchai pas et n’en aimai guère moins Justine. Je cherchai avec application les causes d’un jugement si surprenant et je parvins à les découvrir, car, quoi qu’en pensât la fille des troglodytes, j’étais intelligent. Je vais les dire telles que je les trouvai. D’abord, elle me voyait mince, chétif, pâle, moins beau et moins fort de moitié que son frère Symphorien d’un an moins âgé que moi, et plus avancé. Or, elle trouvait que l’esprit d’un garçon est d’être ferme et bien découplé, fort et gaillard. Et n’allez pas croire que je lui donne tort. Ensuite, bien que ce jugement puisse d’abord surprendre de la part d’une fille qui ne savait pas lire, elle me trouvait ignorant. Elle s’étonnait sans me le dire, mais je le voyais bien, que j’ignorasse, à mon âge, les mœurs des animaux et des choses de la nature que son frère Symphorien connaissait depuis longtemps ; mon innocence sur certains sujets lui semblait ridicule, car tout honnête fille qu’elle était, elle n’était pas naïve, et n’estimait pas la naïveté. Enfin, bien qu’il lui arrivât parfois de rire à se décrocher la rate, comme elle disait, elle jugeait qu’il fallait avoir peu d’entendement pour rire à tout bout de champ comme je faisais. C’était, selon elle, mal connaître la vie qui n’est pas risible, et c’était manquer de cœur. Voilà, bien déduites, les raisons pour lesquelles Justine me refusait toute intelligence. Et vraiment, elles ne sont pas mauvaises, bien qu’en définitive, je fusse un petit garçon capable de comprendre beaucoup de choses. Mais j’agissais parfois d’une manière vraiment déconcertante.

J’en pourrais citer beaucoup d’exemples. En voici un qui remonte, si je ne me trompe, aux premiers temps de Justine dans notre maison.

Il y avait dans le cabinet aux boutons de roses, sur une étagère, de petits volumes reliés en vert et ornés de gravures, que ma chère maman me donnait quelquefois à lire. C’était L’Ami des Enfants. Les récits de Berquin me transportaient dans l’ancienne France et me faisaient connaître des mœurs bien différentes des nôtres. J’y trouvai, par exemple, l’histoire d’un gentilhomme de dix ans qui portait l’épée et la tirait trop volontiers sur de petits villageois avec lesquels il se prenait de querelle. Mais un jour, au lieu de lame, il dégaina une plume de paon que son sage gouverneur y avait substituée. Jugez de sa honte et de sa confusion. La leçon lui profita. Il ne fut plus orgueilleux ni colère. Ces vieilles histoires avaient pour moi de la fraîcheur et me touchaient aux larmes. Et il me souvient qu’un matin, je lus l’histoire de deux gendarmes qui m’attendrissaient par leur bienfaisance et leur dévouement. Ils apportèrent, je ne sais plus comment, la joie à de pauvres paysans qui leur offrirent à souper. Et comme il n’y avait point d’assiettes dans la chaumière, les bons gendarmes mangèrent leur fricot sur leur pain. En cela, ils me parurent si beaux, que je résolus de les imiter à déjeuner. Et, malgré les justes représentations de ma mère, je m’obstinai à manger du haricot de mouton sur mon pain. Je me couvris de sauce, ma mère me gronda et Justine me regarda avec compassion.

Ce fait est petit. Il m’en rappelle un autre qui y ressemble et n’est pas plus considérable, et que je vais rapporter tout de même, car ce n’est pas la grandeur qui importe en mon sujet, mais la vérité.

Je lisais Berquin, je lisais aussi Bouilly. Bouilly, moins ancien que Berquin, n’était pas moins touchant. Il me fit connaître la jeune Lise qui envoyait à madame Helvétius, par son moineau familier, des messages pour la solliciter en faveur d’une famille malheureuse. La jeune Lise m’inspira une amitié vive et même agitée. Je demandai à ma chère maman si elle était encore en vie. Ma mère me répondit qu’elle serait bien vieille à présent. Je m’engouai ensuite d’un petit orphelin que M. Bouilly représente sous les traits les plus charmants. Il était bien malheureux, sans gîte et demi-nu. Un vieux savant le recueillit et le fit travailler dans sa bibliothèque ; il lui donnait ses vieux habits bien chauds, qu’on rajustait un peu. Voilà le trait qui me frappa le plus ! Je ne souhaitai rien tant que d’être vêtu, comme le petit orphelin de Bouilly, de vieux habits d’homme. J’en demandai à mon père, j’en demandai à mon parrain, mais ils se moquaient de moi. Un jour, étant seul dans l’appartement, j’avisai, au fond d’une armoire, une redingote qui me parut assez vieille. Je la passai et m’allai voir dans la glace. Elle traînait à terre et les manches me couvraient les mains. Jusque-là, le mal n’était pas grand. Mais je crois que, pour me conformer à l’histoire, je fis quelques retouches à la redingote, avec des ciseaux. Ces retouches me mirent sur les bras une bien mauvaise affaire. Ma tante Chausson me prêta gratuitement à cette occasion des instincts pervers. Ma chère maman me reprocha ce qu’elle appelait improprement mes singeries malfaisantes. On ne me comprenait pas. Je voulais me faire tour à tour gendarme selon Berquin, orphelin selon Bouilly, me transformer en des personnages divers, vivre plusieurs vies. Je cédais à un désir ardent de sortir de moi-même, d’être un autre, plusieurs autres, tous les autres, s’il eût été possible, toute l’humanité et toute la nature. Il m’en est resté la faculté assez rare d’entrer facilement dans l’esprit d’autrui, de comprendre très bien et parfois trop bien les sentiments et les raisons qu’on m’oppose.

Ce dernier trait fixa dans l’esprit de Justine l’idée que j’étais idiot. La jeune Tourangelle ne tarda pas à me regarder comme un idiot dangereux.

Quand j’appris l’histoire des croisades, les hauts faits des barons chrétiens m’enflammèrent d’enthousiasme. Il est louable de vouloir imiter ce qu’on admire. Pour ressembler autant que possible à Godefroy de Bouillon, je me fis une armure et un casque avec du papier sur lequel j’avais collé de ces feuilles métalliques dont on enveloppe le chocolat. Et si l’on m’objecte qu’un tel habit ressemblait moins aux cottes de maille des xiie et xiiie siècles qu’aux armures polies du xve je répondrai délibérément que d’illustres peintres ont pris sur cet article de plus grandes licences. Au reste, l’essentiel de mon armement, comme on ne le verra que trop tout à l’heure, consistait en une hache à deux tranchants découpée dans du carton et fixée au bout d’un vieux manche d’ombrelle. En cet équipage, je pris d’assaut la cuisine qui me représentait Jérusalem et frappai de ma hache à coups redoublés Justine qui, allumant le fourneau, figurait contre son gré un infidèle. La foi qui m’embrasait fortifiait mon bras. Justine peu douillette et même dure, comme elle disait elle-même, eût tranquillement supporté l’attaque, si la hache d’armes à deux tranchants n’eût pas accroché le bonnet de la jeune paysanne. Or ce bonnet était pour elle quelque chose d’infiniment précieux, non pas seulement pour sa forme agréable et pour sa riche dentelle, mais pour des raisons mystérieuses et profondes, peut-être comme emblème du village, comme symbole de la patrie, comme insigne des filles d’une terre adorée. Elle le tenait pour auguste ; elle le tenait pour sacré. Et voilà qu’il lui est indignement arraché ! Elle l’entend craquer. Et du même coup, j’avais fait pis encore : j’avais dérangé le chignon de Justine. Or, Justine tenait pour intangible l’ordre de sa coiffure. Elle veillait avec une farouche pudeur à ce que rien, pas même la main d’une mère ou les souffles de l’air, n’altérât la symétrie, fort laide d’ailleurs, de ses bandeaux tirés et de ses nattes étriquées. Jamais, dans aucune circonstance, on ne l’avait surprise décoiffée, ni pendant une maladie qui l’avait retenue six semaines au lit, dans sa chambre où ma mère venait tous les jours la soigner, ni dans cette nuit d’effroi où l’on cria au feu, et pendant laquelle, sous la lune, aux yeux du concierge, elle courut en chemise et nu-pieds dans la cour, sa coiffure parfaitement ordonnée. À conserver cette immuable ordonnance elle mettait son honneur, sa gloire et sa vertu. Un seul cheveu dérangé, c’était la honte. Sous le coup asséné à son bonnet et à sa chevelure, Justine frémit, et porta les deux mains à sa tête. Elle voulut d’abord douter de son malheur. Il lui fallut tâter par trois fois sa nuque pour se convaincre que le bonnet était endommagé, la coiffure profanée. Force lui fut enfin de se rendre à l’évidence. Il y avait dans la dentelle un trou par lequel on pouvait passer le doigt, et une mèche s’échappait du chignon, longue et grosse comme une queue de rat. Alors, une morne douleur envahit l’âme de Justine. La malheureuse s’écria :

— Je m’en vas !

Sans demander de réparation pour un irréparable outrage, et sans me faire de reproches inutiles, sans daigner jeter un regard sur moi, elle sortit de la cuisine.

Ma mère eut toutes les peines du monde à la faire revenir sur sa résolution. Sans doute, la fille des troglodytes n’eût point repris son tablier si, à la réflexion, elle n’eut jugé son jeune maître plus bête que méchant.