Le Peuple d’Israël et son historien

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Le Peuple d’Israël et son historien
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 91 (p. 672-694).
LE
PEUPLE D’ISRAËL
ET
SON HISTORIEN

Histoire du peuple d’Israël, par M. Ernest Renan. Tomes I et II. Paris, 1887-1888; Calmann Lévy.

A l’occasion de l’Histoire du peuple d’Israël, au lieu de parler de l’Abbesse de Jouarre, et de faire ainsi du livre de M. Renan comme si je ne l’avais pas lu, j’ai pensé qu’il ne saurait déplaire à M. Renan lui-même, et encore moins à nos lecteurs, que l’on parlât plutôt de l’Histoire du peuple d’Israël. Quand, en effet, un écrivain a mis le meilleur de sa vie dans un livre, et que ce livre, auquel il rapportait, comme à leur but ou à leur centre, les travaux mêmes qu’on y eût crus le plus étrangers, paraît enfin, on ne peut pas, sans quelque impertinence, traiter l’œuvre de quarante ans comme on ferait un caprice ou une fantaisie de son imagination. Par préférence à tant d’autres sujets dont il se fût également rendu maître, s’il a choisi l’histoire du peuple d’Israël, on lui doit de croire qu’il en avait d’autres raisons, moins personnelles, plus générales, que de faire les honneurs de son propre talent, et de nous en donner en spectacle la vigueur ou les grâces. Et lorsque enfin, comme ici, ces raisons ne sont point cachées, mais évidentes, mais « actuelles, » mais vivantes, pour ainsi dire, alors on conviendra qu’il y aurait peu de bravoure à feindre de ne pas les voir, et qu’en refusant de juger au fond, ce serait nous-mêmes que nous jugerions. « Quand on écrit sur les maîtres de Ninive ou sur les Pharaons d’Egypte, disait Strauss il y a vingt ans, — dans la Préface de sa Nouvelle vie de Jésus, — on peut n’avoir qu’un intérêt historique, mais le christianisme est une question tellement vivante, et le problème de ses origines implique de telles conséquences pour le présent le plus immédiat, qu’il faudrait plaindre les critiques qui ne porteraient à ces questions qu’un intérêt purement historique. » Mais ceux qu’il faudrait plaindre encore davantage, si par hasard ils existaient, ce serait ceux qui n’y prendraient qu’un intérêt purement littéraire.


I.

Non pas qu’en un pareil sujet nous affections d’être insensible aux qualités personnelles ou proprement littéraires. Même, nous savons assez que la manière de dire ou de présenter les choses fait une partie de leur vraisemblance, de leur vérité peut-être, et, en tout cas, du pouvoir qu’elles ont pour nous convaincre ou pour nous persuader. Si, par exemple, dans le temps de Voltaire et de Rousseau, le talent et le génie, au lieu d’être du côté de la « philosophie, » comme on disait alors, se fussent trouvés du côté de « l’autel et du trône, » évidemment la physionomie du XVIIIe siècle en était changée tout entière, et notre histoire prenait sans doute un autre cours. Aussi n’est-ce point à M. Renan, c’est à son livre que l’on ferait tort, c’est à sa thèse et à sa vérité, si l’on négligeait, avant de l’exposer et de la discuter, de dire les moyens originaux et hardis qu’il a pris pour l’établir. Personnels à M. Renan, ils n’en sont pas moins de la constitution du sujet, si même, en un certain sens, ils ne sont le sujet lui-même. Je veux dire par laque, dans l’Histoire du peuple d’Israël, comme autrefois dans celle des Origines du christianisme, la méthode présume les conclusions de tout l’ouvrage, qu’elle les enveloppe au moins, et qu’il n’est pas, on va le voir, jusqu’à la tonalité du style où nous ne retrouvions l’intention assez marquée de ramener ce qu’on appelle encore quelquefois « l’histoire sainte » aux proportions et aux conditions de toute histoire humaine.

Avant tout, et avant même que d’être œuvre d’historien, cette Histoire du peuple d’Israël est œuvre de philologue, d’érudit, de critique, et, si ce n’en est pas assurément le seul mérite, c’en est du moins la principale ou la première originalité. Des recherches ingrates et ardues, qui jusqu’alors étaient demeurées comme enfermées dans la cellule du théologien ou dans le cabinet de l’hébraïsant ; des recherches dont les gens de lettres eux-mêmes, bien loin d’en soupçonner l’importance, ne voyaient pas l’évidente liaison avec les objets les plus généraux de leurs propres préoccupations : religion, philosophie, histoire; des recherches enfin dont « le monde, » non content de faire le dégoûté, se moquait volontiers comme d’un emploi maniaque de l’intelligence, voilà en effet ce que M. Renan, par cette Histoire du peuple d’Israël, complétant, achevant et coordonnant son Histoire générale des langues sémitiques, ses Études d’histoire religieuse, — et tout ce qu’il y a de travaux de lui, moins connus du public, dans la collection du Journal des savans ou dans celle des Mémoires de l’Académie des inscriptions, — voilà ce qu’il aura fait entrer, pour n’en plus sortir désormais, dans le domaine de la littérature générale, de la discussion publique, et de la conversation mondaine. Ai-je besoin d’ajouter en passant qu’après l’honneur de faire « concurrence à l’état civil, » et de donner la vie aux créations du roman ou de la poésie, il n’y en a pas de plus grand, qui mette un écrivain plus haut, que de réussir à transposer ainsi, dans la langue de tout le monde, les matières qui, jusqu’à lui, ne se traitaient qu’entre initiés, pour ne pas dire entre pédans? Ce que d’autres avaient fait avant lui pour la jurisprudence, Montesquieu, par exemple, ou pour l’histoire, comme Voltaire, de les tirer des in-folio poudreux et de l’ombre des bibliothèques, M. Renan l’a donc fait pour cette partie de l’érudition qu’on appelle exégèse. Comme il avait autrefois résumé, dans ses Origines du christianisme, et jugé en le résumant, par l’usage même qu’il en faisait, tout ce que la science allemande avait accumulé de travaux sur la vie de Jésus, sur le temps probable de la rédaction des Évangiles, sur la lutte intérieure, au sein du christianisme naissant, de l’apôtre des juifs et de celui des gentils, de même, dans son Histoire du peuple d’Israël, avec la même décision et la même netteté, tous ces problèmes, dont l’érudition germanique avait étouffé l’intérêt sous les broussailles de la philologie, si M. Renan ne les tranche pas tous, il en indique au moins les solutions, mais surtout il nous fait sentir à quel point de grandes questions, que l’humanité n’est pas près de cesser de tenir pour vitales, sont engagées dans celle de la formation du Canon de l’Ancien Testament ou de la composition des Livres historiques. C’est ce qu’aucun philologue de profession n’avait fait avant lui, à l’exception d’Eugène Burnouf, et encore dans des travaux dont on eût dit qu’il mettait une espèce de point d’honneur à interdire l’accès au public ; et c’est ce qu’un grand écrivain ne pouvait faire qu’à la condition de se soumettre d’abord, comme l’historien d’Israël, à toute la rigueur des méthodes philologiques.

Si l’on osait, en effet, se servir d’une expression quelque peu singulière, on dirait assez bien que le récit lui-même, — ce récit qui jadis était presque toute l’histoire, et dont on rejetait les « preuves » en notes ou en appendices, — n’est dans le livre de M. Renan que le prolongement, l’épanouissement naturel, et la fructification enfin du problème philologique. Étant posé, ou supposé, si l’on veut, que la Bible soit un livre comme un autre, c’est-à-dire auquel on puisse appliquer, pour l’étudier, les mêmes moyens que, par exemple, au Bhagavata-Pourana, M. Renan les lui applique et ne fait rien de plus. La Bible est formée d’un certain nombre de livres, — historiques, prophétiques, poétiques, etc., — et ces livres, assignés par la tradition à de certains auteurs, sont classés dans un certain ordre : le seul droit que M. Renan revendique, et qui va lui suffire pour renouveler l’histoire d’Israël, c’est celui d’examiner cette classification traditionnelle, et au besoin de la modifier. En quel temps donc ou dans quelles circonstances a été composé L’Hexateuque? en quel temps le Livre de Job? en quel temps celui D’Isaïe? ou plutôt, — car il ne saurait s’agir ici de dates précises, à quelque cinquante ou cent ans près, — étant donnés Isaïe, Job et l’Hexateuque, M. Renan ne se propose que de chercher quels en sont les rapports, et quelle en est, chronologiquement, la situation respective. Mais, réduit à ces termes, le problème, on le voit, est purement philologique. Si la philologie a en effet un sens, une raison d’être, un intérêt général, qui justifie, en le dépassant, l’objet habituel de ses recherches, n’est-ce pas de résoudre, ou de préparer pour l’avenir, la solution de semblables questions? Et les conséquences que ces solutions entraînent à leur suite, voilà presque toute l’Histoire du peuple d’Israël.

Un exemple plus moderne rendra peut-être tout ceci plus clair, et montrera du même coup que la tentative n’a rien de trop ambitieux, puisque le problème n’a rien d’insoluble. Si, par exemple, de tout ce que le christianisme a suscité dans notre littérature d’apologies ou d’expositions de lui-même, il ne nous restait que l’Institution chrétienne de Calvin, les Pensées de Pascal, et le Génie du christianisme, est-il quelqu’un qui doute que l’on reconnût aisément dans ces trois ouvrages, non-seulement des génies différens, mais aussi et d’abord des états différens de la conscience chrétienne? Rien qu’en se fondant sur des raisons philologiques, uniquement tirées de la richesse du vocabulaire, des particularités de la syntaxe, de la distinction des styles, et de celle des « momens » de la langue, dont la succession est écrite, pour ainsi parler, dans la diversité de ces styles eux-mêmes, admettra-t-on qu’il vînt à l’esprit de personne de croire les Pensées, antérieures à l’Institution chrétienne, et bien moins encore l’Institution chrétienne postérieure au Génie du christianisme? Et si de la forme, alors, on passait au fond, et que l’on cherchât de quelle conception de la religion, de quelle manière de comprendre ses rapports avec la vie, de quel état des âmes chrétiennes, ou de quelle crise de la foi le Génie du christianisme, les Pensées ou l’Institution chrétienne peuvent être contemporains, ne verra-t-on pas bien qu’il fallait, pour que Chateaubriand pût écrire son livre, que Pascal eût écrit le sien, comme aussi que Pascal ne pouvait pas écrire ses Pensées au XVIe siècle, mais seulement après la révolution religieuse dont l’Institution chrétienne demeure l’expression? Je ne dis rien de vingt autres moyens, plus contingens et plus particuliers, qu’il y aurait de dater les œuvres, comme les allusions ou les renvois que fait Chateaubriand lui-même au livre des Pensées; ou comme encore cette conciliation dont il semble que les Pensées, si Pascal les eût achevées, dussent être le suprême effort, entre la dureté du dogme calviniste et la douceur d’une religion plus appropriée à la faiblesse humaine.

On voit également par là combien d’autres questions se trouvent enveloppées dans les questions de pure philologie. On demande si Moïse est le rédacteur de l’Hexateuque. Évidemment, c’est demander si Moïse a existé. On demande si les Psaumes qui nous sont parvenus sous le nom de David, et l’Ecclésiaste sous celui de Salomon, sont ou ne sont pas effectivement de David et de Salomon. C’est encore une autre question ; et l’existence de Salomon, comme celle de David, étant d’ailleurs absolument certaine, il s’agit de savoir si le contenu de l’Ecclésiaste et des Psaumes répond à ce que nous savons de David et de Salomon, de leur histoire, de leur personne, de leur caractère, du temps où ils vécurent. Mais, à leur tour, si l’Hexateuque ou les Psaumes représentent manifestement des états différens de la pensée religieuse, ou si les Livres historiques et les Livres prophétiques en représentent de contradictoires, c’est peu de chose que de le constater ou de les définir, et ce qui importe, c’est de montrer comment, par quelles transitions insensibles ou quelles brusques révolutions, sous l’influence de quelles circonstances du dehors, par quel travail d’elle-même sur elle-même la pensée religieuse a évolué de l’Hexateuque aux Psaumes, ou des Livres historiques aux Livres prophétiques. De telle sorte qu’à mesure que le problème philologique se précise, il s’élargit, pour ainsi dire ; les questions se transforment, et en se transformant elles s’élèvent ; de la solution qu’on en donne sortent des questions nouvelles, qui en engendrent d’autres à leur tour ; la discussion s’en mêle au récit, ou plutôt ne fait qu’un avec lui ; et ainsi, sans que l’historien paraisse y songer, tandis qu’il n’a l’air que de contrôler des dates et d’interpréter des textes, qu’il semble mettre même une espèce de coquetterie à s’enfermer dans le rôle étroit d’un peseur juré de syllabes, l’histoire entière d’Israël se défait, se refait, se recrée sous nos yeux, se déroule, avec ses preuves, en un magnifique tableau, dont l’air de vraisemblance n’est peut-être égalé que par son air d’aisance et de souveraine facilité.

Est-il besoin de dire ce que cette méthode, si du moins nous en avons pu donner quelque idée, a de hardi et d’élégant, d’audacieux et de précis à la fois? Pour de nombreuses raisons, que l’on nous pardonnera de ne pas rechercher, l’exégèse biblique était demeurée jusqu’ici négative; elle s’était contentée de faire valoir des motifs de doute; elle n’avait pas essayé de substituer une vue synthétique nouvelle de l’histoire d’Israël à cette « histoire sainte » qu’elle avait renversée. C’est le pire défaut des philologues, et généralement des érudits. Comme si la recherche n’avait d’autre fin qu’elle-même, ou le plaisir qu’elle leur procure, à eux, et qu’il leur importât, — pour le faire durer davantage, — d’éterniser les problèmes, ce qu’ils ont « déchiré, » si l’on peut ainsi dire, nos érudits n’aiment pas qu’on essaie de le « recoudre, » et quiconque s’y risque, ils l’accusent aussitôt d’introduire le roman dans l’histoire. Rappelez-vous de quelle manière, il y a déjà plus d’un quart de siècle, ils accueillirent la Vie de Jésus, et vous trouverez, en effet, que, parmi les critiques qu’ils en firent, ils ne reprochèrent rien tant à M. Renan que d’avoir voulu substituer à l’ancienne une nouvelle image de la personne de Jésus. Là cependant était la nouveauté, l’originalité du livre, et c’est par là que, faisant révolution dans l’histoire de l’exégèse, il y faisait époque. Aussi M. Renan n’a-t-il eu garde d’être infidèle à lui-même; et la preuve qu’il a eu raison, c’est qu’on louera dans l’Histoire du peuple d’Israël précisément ce que l’on avait critiqué dans la Vie de Jésus : une reconstruction, si je puis ainsi dire, de l’histoire des Beni-Israël faite avec les débris de l’histoire du peuple de Dieu, la synthèse de tout ce que la philologie sémitique a produit de travaux depuis Spinoza jusqu’à M. Renan lui-même, et l’œuvre enfin sans laquelle, n’ayant d’autre intérêt que de servir à faire passer le temps, l’exégèse biblique n’aurait pas de raison d’être. Car il faut bien quelquefois rebâtir; nous avons besoin de classer, d’ordonner nos idées, de ne pas attendre pour cela, comme le demande une certaine école, un temps qui ne viendra jamais, et de ne pas laisser la réalité de l’histoire ou de la vie s’écouler, se dissoudre et se volatiliser dans les opérations mêmes qui n’avaient pour objet que de la fixer.

D’assurer maintenant que cette méthode soit infaillible, M. Renan ne l’oserait pas lui-même, et nous encore bien moins, qui manquons pour cela de la science et de la compétence nécessaires. Ceux qui savent l’hébreu lui refuseront donc, s’il y a lieu, telle ou telle de ses conclusions, et, — puisque c’est une plaisanterie qui ne manque jamais son effet en France, — ils prétendront que c’est lui qui ne le sait pas. Mais ce qu’il faudra qu’ils reconnaissent, et ce qui suffirait à prouver que M. Renan, quand on le convaincrait d’erreur dans le détail, ne s’est pas trompé sur l’ensemble, c’est la liaison, c’est l’enchaînement, c’est la correspondance de toutes les parties de son livre, et, plus encore que tout le reste, — car la contradiction n’est pas toujours marque d’erreur, ni l’incontradiction marque de vérité, — c’est son air de ressemblance avec la réalité et avec la vie. Les choses ont dû se passer comme les rapporte M. Renan, parce que, telles qu’il nous les rapporte, elles sont à la fois plus complexes et plus claires, ou encore moins simples, et par cela même plus vraies.

Je regrette pourtant, — et je ne crois pas être le seul, — que pour nous mieux faire sentir cette ressemblance avec la vie, l’auteur de l’Histoire du peuple d’Israël abuse de certains procédés et de certains rapprochemens, dont je dirais volontiers qu’ils sont d’un goût parfois assez douteux, si je n’étais encore plus frappé de ce qu’ils ont d’excessif, et, conséquemment, d’illusoire ou de faux. Non que l’usage en soit illégitime ; que, par-dessous les différences locales, il n’y ait toujours un vit intérêt à nous montrer l’humanité foncièrement identique à elle-même ; et que, parmi ces rapprochemens, il n’y en ait de tout à fait heureux, qui éclairent d’un mot toute une situation, comme par exemple quand M. Renan compare le prophète Osée « à un prédicateur de la Ligue on à quelque pamphlétaire puritain du temps de Cromwell, » ou comme encore quand il nous dit que « le premier article de journalisme intransigeant a été écrit 800 ans avant Jésus-Christ, » par le prophète Amos. Mais j’ai déjà quelque répugnance à me figurer Isaïe « sous les traits d’un Girardin, » c’est -dire d’un brasseur d’affaires, ou même « sous ceux d’un Carrel,» c’est-à-dire d’un journaliste bonapartiste et libéral du temps de la Restauration ; et, quoique n’étant pas ombrageux de nature, je crains que l’on ne se moque de moi quand on me représente les prophètes « parcourant en monome » les campagnes de la Palestine. Était-ce la peine, entérite, de reprocher si vivement à Voltaire, dans la préface du premier volume de cette même Histoire du peuple d’Israël, son « incapacité de comprendre la différence des temps ? » Et si l’on observe que M. Renan fait exprès de fausser ou de supprimer les perspectives de l’histoire, en rabattant ainsi le plan de l’histoire d’Israël sur celui de l’histoire contemporaine, alors, n’est-il pas vrai que le ton de sa plaisanterie ressemble étrangement à celui de la Bible expliquée par les aumôniers du roi de Pologne? J’en donnerais de trop nombreux exemples.

Hâtons-nous toutefois de dire que ces plaisanteries ou ces comparaisons, si elles font « l’ornement » du livre, n’en sont point la substance. M. Renan, qui ne se les serait pas autrefois permises, les concède au goût du jour, et s’en sert comme d’un moyen d’intéresser à l’histoire d’Israël ce qu’il y a, ce qu’il croit qu’il y a, parmi ses lecteurs, de plus « moderne » et de plus « parisien. » Je trouve le moyen fâcheux ; et, quant au genre de succès qu’il lui vaut, je crains bien que M. Renan ne se méprenne, et que ce ne soit pas toujours aux dépens de Iahvé qu’il nous fasse rire. Mais, après cela, quand on en a pris une fois son parti, c’est vraiment en présence d’une grande œuvre que l’on se trouve, et dès aujourd’hui, quoique l’ouvrage ne soit pas encore terminé, c’est en présence de l’une des plus belles généralisations historiques dont notre temps se puisse honorer. Le mérite même de l’actualité ne manque pas à l’Histoire du peuple d’Israël, et, comme on va le voir, elle nous apporte la réponse de la science ou de l’érudition à quelques-unes des questions qui agitent non-seulement la France, — qu’elles agitent peu, — mais l’Europe contemporaine.


II.

Quelle est la part d’Israël dans l’œuvre de la civilisation? Telle est en effet la question, tel est le point de vue, pour mieux dire, où s’est placé M. Renan ; et voici textuellement sa réponse : « Pour un esprit philosophique, c’est-à-dire pour un esprit préoccupé des origines, il n’y a vraiment dans le passé de l’humanité que trois histoires de premier intérêt : l’histoire grecque, l’histoire d’Israël, l’histoire romaine. Ces trois histoires réunies constituent ce qu’on peut appeler l’histoire de la civilisation, la civilisation étant le résultat de la collaboration alternative de la Grèce, de la Judée et de Rome. » Il ajoute encore plus loin : « Ce que la Grèce, en effet, a été pour la culture intellectuelle, ce que Rome a été pour la politique, les Sémites nomades l’ont été pour la religion... Les promesses faites à Abraham ne sont mythiques que dans la forme. Abraham, l’ancêtre fictif de ces peuples, a été réellement le père religieux de tous les peuples. » Les deux volumes parus de l’Histoire du peuple d’Israël ne sont que le développement et la démonstration de cette idée.

N’est-il pas curieux, là-dessus, qu’ayant, depuis tantôt cent cinquante ans, si souvent et si injustement reproché à l’auteur du Discours sur l’histoire universelle de n’avoir vu le monde, comme le disait un homme d’esprit, qu’à travers son anneau d’évêque gallican, la dernière démarche de l’érudition contemporaine soit d’en revenir au point de vue de Bossuet? Car, il savait bien, aussi lui, ce « rhéteur, » comme l’a quelque part appelé M. Renan, il savait bien qu’il existait une Chine et des Indes; il connaissait l’œuvre des Missions Étrangères ; et il est vrai qu’il n’eût pas pu écrire sur le bouddhisme les éloquentes études que nous devons à M. Renan, mais enfin, pour parler de Confucius ou de Sammanocodom, ce n’est pas les documens ou les « mémoires,» comme on disait alors, qui lui eussent manqué. Seulement, de la Chine et des Indes, il croyait avoir des raisons de se taire, et, quand on essaie de les préciser, il se trouve justement que ce sont les meilleures de celles de M. Renan pour ne reconnaître dans le passé de l’humanité que trois histoires de « premier intérêt. »

Excentriques à l’histoire de la civilisation occidentale ou méditerranéenne, nées d’elles-mêmes et développées sur place, les civilisations de l’Inde et surtout de la Chine, si jamais elles doivent entrer dans le dessein d’une histoire « universelle, » ce ne sera qu’à compter du jour où elles sont entrées en contact avec les civilisations qui tirent leur origine de celles d’Israël, de la Grèce et de Rome. Immobilisées de bonne heure dans des formes rigides, assez semblables à celles, nous dit encore M. Renan, qui maintiennent toujours dans leurs cadres « les républiques des abeilles et celles des fourmis, » c’est d’ailleurs une question de savoir si les civilisations rudimentaires, et cependant achevées en leur genre, de l’Inde et de la Chine, étant hors du mouvement, ne sont pas en dehors de la notion même de civilisation. Et arrêtées enfin, ou nouées, si l’on veut, dans leur développement, par des causes qui, pour être inconnues, n’en sont pas moins certaines, elles ne font jusqu’ici partie de l’histoire même de l’humanité que dans la mesure où l’histoire des royautés nègres de l’Afrique centrale ne lui est pas tout à fait étrangère. C’est ce que prouve au surplus l’exemple de tous ceux qui, de notre temps, ont prétendu les faire entrer dans leurs Histoires, je ne dis pas universelles ou de l’antiquité, mais de l’Ancien Orient. Ils les y ont juxtaposées à celles de la Grèce ou de Rome : ils n’ont pas pu les y incorporer ; et ceux qui viendront après eux ne le pourront pas plus qu’eux. Car, en réalité, nous ne devons rien à la Chine ou à l’Inde; et l’histoire de la civilisation n’est que l’histoire de Rome et de la Grèce, modifiées l’une par l’autre, et plus profondément encore par l’action du ferment israélite.

Si nous ne devons rien à la Chine ou à l’Inde, rien au Chi-King et rien au Mahabharata, si l’histoire même du bouddhisme est en quelque sorte extérieure à notre histoire universelle, il est facile, au contraire, de montrer ce que nous devons à la Bible, et que, sans elle, nos civilisations modernes auraient manqué de quelques-unes de leurs parties les plus hautes. Même lorsque nous n’y verrions, comme dans l’Iliade ou dans l’Odyssée, que ses qualités esthétiques ou littéraires, et, au lieu de « l’esprit de Dieu, » lorsque nous ne sentirions passer dans la Genèse, selon l’expression de M. Renan, que « le souffle du printemps du monde, » ou, dans les livres des Prophètes, que « le clairon des néoménies et la trompette du jugement,» il serait encore vrai qu’avant de lui devoir une manière de penser, nous devons à la Bible une manière de sentir. Dans les autres littératures, et notamment dans la grecque, il y a peut-être des idylles qui égalent celle de Ruth, et, dans les autres mythologies, il y a des fables cosmogoniques dont la transparente naïveté charme encore, d’une façon plus sensuelle, après trois mille ans, nos imaginations fatiguées; mais il n’y a rien, dans aucune littérature, qui soit d’une inspiration plus extraordinaire ou plus haute que la Genèse, plus clair dans la profondeur, plus humain, et cependant à la fois plus mystérieux et plus saisissant. C’est ce qu’oublient trop volontiers ceux qui croient n’avoir besoin pour composer la civilisation que de l’histoire de la Grèce et de Rome. « L’histoire littéraire du monde est l’histoire d’un double courant qui descend des Homérides à Virgile, des Conteurs bibliques à Jésus, ou, si l’on veut, aux Évangélistes.» Voilà pour l’antiquité; mais, dans une histoire plus moderne, si l’on supposait taries ou desséchées les sources de l’inspiration hébraïque, ni les Allemands n’auraient Luther, ni les Anglais le Paradis perdu, ni nous-mêmes Pascal, Bossuet, Hugo, les poètes de l’obscur et de l’inaccessible, si l’on peut ainsi dire, ceux qui nous ont donné le frisson de l’infini, et ceux enfin qui, parmi les hommes, ont entretenu le sentiment et la notion du divin. Les Grecs ont trop aimé la vie, l’ont conçue trop riante, n’ont pas imaginé qu’elle eût d’autre objet qu’elle-même; ils ont manqué du sens de l’au-delà.

C’est ici, pour me servir de l’expression de M. Renan, quoique j’en aimasse mieux une autre, ce qui range Israël parmi les unica de l’histoire de l’humanité. Car il semble bien qu’il y ait, sinon des religions, tout au moins des civilisations athées, celle de la Chine, par exemple, où la nécessité de maintenir le lien social, comme elle en est l’origine, est la seule raison qui perpétue l’observation des « rites » et les apparences d’un culte. D’autres races, comme la race aryenne, ne paraissent pas s’être élevées au-dessus du polythéisme, à ce point même qu’il a fallu que le christianisme, pour se les inféoder, nous donnât dans ses Saints l’équivalent populaire des anciens dieux domestiques ou municipaux de la Grèce et de Rome. Mais les Sémites seuls ont conçu le Dieu un et universel, transcendant, non pas immanent, et, dans la grande famille sémitique, ç’a été le rôle ou la mission d’Israël que de dégager du milieu des idolâtries environnantes, et au besoin de la sienne propre, la notion du monothéisme.

Faute autrefois d’avoir bien compris sur ce point la pensée de M. Renan, assez clairement énoncée pourtant dans son Histoire générale des langues sémitiques, faute aussi d’avoir senti ce que de semblables affirmations comportent toujours d’atténuations, de restrictions, de corrections ; faute enfin d’avoir sur la question de certaines lumières que lui seul peut-être était capable de nous donner, se rappelle-t-on encore avec quelle véhémence, et quelle éloquence, et quel vain étalage de science, on avait attaqué cette thèse du monothéisme sémitique ? Bien loin de l’abandonner, M. Renan, depuis lors, n’avait rien négligé pour la fortifier. Mais les deux premiers volumes de l’Histoire du peuple d’Israël l’auront mise hors d’atteinte ; d’abord, en nous montrant le monothéisme inhérent au caractère le plus caché de la langue hébraïque, impliqué dans l’horreur instinctive du Sémite, ou même du nomade, pour les représentations plastiques, favorisé par la simplicité, la nudité, l’uniformité des horizons du désert ; et surtout en nous faisant voir qu’aussi souvent la notion du Dieu un s’est obscurcie ou dégradée en Israël, aussi souvent on en trouve des causes purement historiques.

Elles sont de diverse nature. Le passage des tribus Israélites nomades à l’état fixe en est une première, leur concentration, si l’on peut ainsi dire, à l’état national. Pour qu’Israël conquît le monde, il fallait qu’il fût autre chose lui-même qu’une poussière de peuple perdue parmi les sables. Mais, en devenant une nation, et pour soutenir la concurrence de celles qui lui disputaient le droit d’exister, il ne le pouvait qu’en s’aidant contre elles de leurs propres moyens, dont la protection d’un Dieu national, exclusif et jaloux, — qui supposait les autres, puisqu’il leur était supérieur, — passait alors pour le plus efficace. Une autre cause d’affaiblissement ou d’éclipsé de l’idée monothéiste en Israël, ce fut le contact, la fréquentation, l’imitation des nations étrangères, de l’Égypte ou de l’Assyrie. Pendant le séjour d’Israël sur la terre d’Égypte, l’ancien culte, le culte patriarcal, le culte sommaire de la tente se matérialisa, glissa dans les observances, et le Dieu un, figuré sous les apparences de l’homme, borné dans son contour et limité dans ses attributions, se multiplia. « l’Égypte donna le veau d’or, le serpent d’airain, les oracles menteurs, le lévite, la circoncision, qui fut la plus grande erreur d’Israël et faillit un moment contrebuter ses destinées, » toutes les pratiques, en un mot, et toutes les institutions dont on peut dire qu’en particularisant les religions elles leur enlèvent ce qu’elles ont de divin. Enfin, nous pouvons ajouter que lorsque Israël eut des rois, la nécessité politique, en donnant à la tolérance des « faux dieux » une justification ou une excuse, contribua pour sa part à faire évanouir la notion du Dieu universel dans les fumées de l’encens qu’on offrait à Baal. Des alliances, des mariages, l’introduction des mœurs de cour, le luxe du harem, tout cela détacha les princes de l’ancien idéalisme, les détourna de la voie d’Israël, les rendit favorables aux pompes des cultes idolâtriques. Mais le monothéisme n’en continua pas moins de subsister, de s’épurer même dans la lutte qu’il dut soutenir contre les exemples d’en haut et contre la superstition d’en bas, de se ressaisir enfin d’une prise plus énergique et plus tenace, — jusqu’au jour où les prophètes allaient en assurer le triomphe.

Ce sont, en effet, les prophètes qui représentent ce que l’on pourrait appeler la conscience d’Israël dans l’histoire, comme ses artistes, ses poètes, ses philosophes ont en quelque sorte incarné celle de la Grèce, et ses politiques ou ses jurisconsultes celle de Rome. Ces hommes extraordinaires, qui paraissent avoir été de toutes les conditions, — cette remarque est capitale, — un bouvier comme Amos, un petit propriétaire campagnard comme Michée, un citoyen de naissance presque illustre comme Isaïe, sont vraiment, ainsi qu’on l’a dit, les « grands hommes » d’Israël. « c’est par le prophétisme qu’Israël occupe une place à part dans l’histoire du monde. La création de la religion pure a été l’œuvre, non pas des prêtres, mais de libres inspirés. Les cohanim de Jérusalem, de Béthel n’ont été en rien supérieurs à ceux du reste du monde ; souvent même l’œuvre essentielle d’Israël a été retardée, contrariée par eux. » Si je n’oserais affirmer que cette vue sur le prophétisme appartienne en propre à M. Renan, si même je crois bien savoir où je l’ai déjà rencontrée, je puis et je dois dire en revanche que, par la place qu’il lui a donnée dans son Histoire du peuple d’Israël, par la nature, par l’ampleur, par l’éclat des développemens qu’il en a tirés, il l’a faite vraiment et entièrement sienne.

Il n’a pas moins heureusement caractérisé ou précisé le rôle des prophètes en disant qu’il avait consisté « à faire entrer la morale dans la religion ; » et nous ne saurions trop admirer la profondeur et la fécondité de cette simple formule. Car jetez seulement les yeux; sur les religions de l’antiquité, sur celles de l’Inde, ou de la Grèce, ou de Rome? Dirai-je qu’elles justifient tout ce que les Pères de l’église en ont dit? qu’il n’est pas de vices qu’elles n’aient mis sous l’invocation d’un dieu de leur Olympe? et que le seul moyen qu’elles aient enseigné de résister aux tentations vulgaires, c’est d’y succomber, pour les anéantir dans la satiété? Mais ce qui ne semble pas douteux, c’est qu’à Rome, et surtout en Grèce, la morale et la religion sont demeurées étrangères l’une à l’autre, ne se sont pas compénétrées, n’ont pas essayé de se prêter un mutuel appui, se sont même développées plutôt en sens contraire, pour ne pas dire hostile. On a soutenu plus d’une fois que le christianisme était fait quand Jésus apparut, et, comme les dogmes chrétiens ne sont que la métaphysique des Grecs, on a voulu que la morale chrétienne aussi ne fût que celle des philosophes païens, d’Aristote et de Platon, de Cicéron et de Sénèque. La question n’est pas de celles que l’on examine ou que l’on décide en passant. Mais ce qu’en tout cas on eût dû ajouter, c’est que la morale païenne s’était formée en s’opposant à la religion, que ses progrès ont suivi en quelque sorte pas à pas la décadence du culte, et qu’elle n’a finalement établi l’autorité de ses commandemens que sur les ruines de ses Dieux. L’originalité du judaïsme et des religions qui en sont issues, et, au sein du judaïsme, l’originalité des prophètes, ç’a été de mêler, de confondre et de solidariser dans un tout indivisible la morale et la religion.

C’est par les prophètes que la conception du Dieu particulier d’Israël s’est insensiblement transformée en celle du Dieu universel, dont le vrai temple est le cœur du juste :


Que m’importe la multitude de vos sacrifices! dit Iahvé;
Je suis rassasié d’holocaustes de béliers et de graisses de veaux ;
Le sang des taureaux, des agneaux et des boucs, je n’en veux plus.


C’est eux qui, débarrassant l’humanité de la rouille des vieilles superstitions, « de son sot et bas empressement à apaiser des dieux chimériques, » ont fondé le vrai culte, sur le respect de la justice et la pratique de la vertu :


Homme, on t’a dit ce qui est le bien,
Ce que Iahvé demande de toi :
Tout se réduit à pratiquer la justice,
A aimer la bonté,
A marcher humblement avec ton Dieu.


C’est par eux que la justice est entrée dans le monde, et ce monde, c’était l’ancien, si dur aux misérables, le même dont on oublie toujours, quand on en parle, qu’étant fondé sur l’esclavage, il l’était sur la force et sur l’iniquité:


Cessez de faire le mal,
Apprenez à faire le bien,
Cherchez la justice,
Aidez celui qui souffre violence,
Soyez justes pour l’orphelin,
Défendez la veuve;
Venez alors, et nous verrons, dit Iahvé.


C’est eux encore qui en des temps où « l’idée du droit existait à peine, se portant comme les défenseurs du faible et de l’opprimé,» ont élargi et humanisé les voies de la justice, pour ainsi dire, en y faisant entrer la pitié :


Couchés sur des lits d’ivoire,
Étendus sur leurs divans,
Nourris d’agneaux pris dans le troupeau (des indigens],
De veaux arrachés à l’étable (du pauvre],
Ils boivent le vin aux lèvres des amphores,
Ils s’oignent d’huiles de choix,
Et ne souffrent rien des maux de Joseph.


C’est eux qui ont remporté la première et peut-être la plus grande victoire « que les hommes de l’esprit aient jamais remportée ; » et c’est eux enfin qui, par une transposition hardie des souvenirs de l’âge patriarcal, mettant le passé dans le futur, ont animé les espérances et l’effort de l’humanité vers la réalisation du royaume de Dieu.

« Gloire au génie hébreu ! » s’écrie ici M. Renan, qui ne se dissimule point, qui s’empresse même, — et peut-être un peu trop, — De montrer les dangers de cette étroite alliance ou de cette confusion de la morale et de la religion. Car, sont-ils aussi grands qu’il le croit ? et, de fonder la morale sur la religion, ou de donner la religion pour sanction à la morale, pourquoi veut-il que cela mène inévitablement à la théocratie ? « Mieux vaut, dit-il à ce propos, le soldat que le prêtre, car le soldat n’a aucune prétention métaphysique ; » et M. Renan raisonne comme si, le gouvernement du prêtre était une conséquence nécessaire de l’alliance de la morale et de la religion. On peut différer d’avis avec lui sur ce point, et au lieu de concevoir la religion ;comme une politique, il suffit de la concevoir comme une philosophie. Mais la vraie question, c’est celle que M. Renan a jadis posée lui-même, celle de savoir ce qu’il adviendra de la morale quand elle sera privée de son support, et si les dangers de la séparation, pour être d’une autre nature que ceux de la confusion, ne sont pas peut-être aussi grands. Je remarque du moins que toutes les fois que la séparation s’est opérée, et que l’idéal grec l’a emporté sur l’idéal hébreu, dans l’Italie du XVe siècle, par exemple, ou dans la France du XVIIIe siècle, la règle des mœurs a fléchi, les instincts se sont débridés, et l’homme a reparu, pour user encore d’une expression de M. Renan, dans la hideur de sa « férocité » et de sa « lubricité » natives.

Ce n’est pas tout encore, et il faut faire honneur aux Juifs, sinon de l’invention, tout au moins de leur conception très particulière d’une autre grande idée : c’est l’idée de la Providence. « Nos races, dit M. Renan, se contentèrent toujours d’une justice assez boiteuse dans le gouvernement de l’univers. » Et même, si l’on veut bien y regarder d’un peu près, il ne paraît pas, qu’à moins de les atteindre elles-mêmes, l’iniquité les ait jamais profondément émues. Ni l’immoralité de la nature ni l’injustice sociale ne leur ont semblé mériter ces noms d’injustice et d’immoralité, et, généralement, elles les ont acceptées comme inhérentes à la constitution même de l’état ou de l’univers. Douées à un haut degré du sens du relatif, elles conçoivent aisément, trop aisément peut-être, que le mal de l’un fasse le bien de l’autre ; elles ne sont pas, comme l’est Israël, plus âpre et plus pressé, « affamées de justice et de justice immédiate. » Mais lui, au contraire, l’iniquité le révolte. Elle l’outrage, en quelque manière, dans l’idée même qu’il se fait de la toute-puissance de son Dieu. De là toute une théologie, ou plutôt encore toute une philosophie de l’histoire et de l’homme. L’homme offense le Dieu qui l’avait créé ; l’injustice qui semble gouverner le monde est la punition de cette offense ; et nul ne la vaincra qu’en se remettant lui-même aux mains de Dieu. Car ce Dieu n’a point abandonné sa créature ; il ne l’a point condamnée sans appel ; il continue de veiller sur elle. Il y a donc un point de perspective d’où l’on doit débrouiller ce chaos, et c’est ce point que cherche le prophète, c’est ce point qu’il a trouvé dans la conception de la « réparation finale » et de la « transformation du monde. » — « Isaïe, nous dit M. Renan, est le vrai fondateur de la doctrine messianique et apocalyptique. Jésus et les apôtres n’ont fait que répéter Isaïe. Une histoire des origines du christianisme qui voudrait remonter aux premiers germes devrait commencer à Isaïe. »

En effet, toutes ces idées sont passées dans le christianisme, et nous tenons, dans les livres qu’on appelle Prophétiques, l’anneau de la chaîne des temps qui rattache les récits de la Genèse aux enseignemens des Évangiles, Pour cette seule raison, nous croirions volontiers que M. Renan, s’il se trompe, ne se trompe guère quand il place vingt-cinq ou trente ans avant le temps d’Amos, et cinquante ou cent ans avant celui d’Isaïe, le « premier essai d’histoire sainte,» et non pas la composition, mais la compilation ou la rédaction des livres de Moïse. Il faut lire les cinq ou six chapitres où M. Renan nous fait en quelque sorte assister à ce travail, et, de ce travail même, il faut le voir déduire le caractère, la nature d’esprit, le sentiment religieux des rédacteurs. Je n’y relèverai que cette phrase : « Les récits de la création de la femme, de la tentation, de la pudeur naissant avec la faute, les larges feuilles du figuier indien servant à voiler les premières hontes, sont les mythes les plus philosophiques qu’il y ait dans aucune religion. » M. Renan avait déjà dit, dans son premier volume, en parlant du même récit : « La fausse simplicité du récit biblique, l’horreur exagérée qu’on y remarque pour les grands chiffres et les longues périodes ont masqué le puissant esprit évolutionniste qui en fait le fond, mais le génie des Darwin inconnus que Babylone a possédés il y a quatre mille ans s’y reconnaît toujours... La grande vérité de l’unité du monde avec la solidarité de ses parties, méconnue par le polythéisme, est au moins clairement aperçue dans ces récits où toutes les parties de la nature éclosent par l’action de la même pensée et l’effet du même verbe. » On a si souvent opposé, de notre temps, l’infécondité métaphysique ou scientifique du Sémite à l’aptitude originelle et maîtresse de l’Aryen pour les grandes généralisations de la science ou les hautes spéculations de la philosophie, que, sur un point de cette importance, et au lieu de les commenter ou de les paraphraser, j’ai tenu à citer les propres paroles de l’historien d’Israël.

A la vérité, M. Renan le fait remarquer ailleurs, il eût peut-être mieux valu, pour l’avenir même de la science et le progrès général de l’esprit, que ces mythes fussent moins « philosophiques, » plus difficiles à recevoir, moins raisonnables en on certain sens, et que les premiers balbutiemens de la science babylonienne n’eussent point passé, depuis dix-huit cents ans, pour une révélation d’en haut. Très supérieure, dans ses grandes lignes, à celle des Indous ou des Grecs, quoique non pas pour cela plus voisine de la vérité vraie, la cosmogonie de la Bible, après avoir été, « en nettoyant le ciel, » un merveilleux instrument de progrès religieux, est devenue, dans le christianisme, le principal obstacle à l’avancement de la science. « l’esprit sémitique est apparu comme hostile à la science expérimentale et à la recherche des causes mécaniques du monde... La théologie chrétienne, avec sa Bible, a été, depuis le XIVe siècle, le pire ennemi de la science. » On pourrait ajouter qu’elle l’était depuis longtemps. Car, si vous y songez, il n’y a pas de raison pour que les grands docteurs de la scolastique, un Duns Scot ou un Thomas d’Aquin, n’aient pas joué dans l’histoire des idées le rôle que la fortune réservait aux Descartes et aux Bacon. Ou du moins il y en a une, et il n’y en a qu’une : c’est que les solutions des problèmes qu’ils agitaient leur étaient comme imposées par avance, et que les principes de la science, tout ainsi que ses conclusions, étaient donnés par la Bible.

Si j’ai donc pu comparer tout à l’heure le dessein de M. Renan à celui de Bossuet dans son Discours sur l’histoire universelle, je crois qu’après les rapports on en voit maintenant les différences. Elles se réduisent exactement à celles que les progrès des sciences naturelles, ceux de l’érudition et, de la philosophie, ont mises entre le siècle de Bossuet et celui de M. Renan. Sans doute, je ne veux pas dire que, si Bossuet vivait de nos jours, il écrivît cette Histoire du peuple d’Israël, ni que M. Renan, s’il eût vécu du temps de Louis XIV, eût composé pour le Dauphin de France l’Histoire universelle. Mais comptez les deux ou trois changemens profonds qui se sont opérés depuis tantôt deux cent cinquante ans dans les sciences de la nature, dans les méthodes de l’érudition, et dans la conception de la philosophie, vous serez étonné qu’en vérité M. Renan semble avoir écrit pour venger « le déclamateur Bossuet » des sarcasmes inconvenans de Voltaire et de son école. Bossuet croyait aux miracles de la Bible, et M. Renan n’y croit plus, d’abord a parce qu’on n’a jamais observé qu’un Être supérieur s’occupât des choses de la nature, » ce qui n’est pas d’ailleurs un bien fort argument, — notre expérience est si courte ! — Et en second lieu par ce que d’admettre le surnaturel, ce serait poser en principe l’impossibilité de la science. Bossuet croyait aux enseignemens de la tradition sur l’inspiration de la Bible, et M. Renan ne voit dans la Bible qu’un livre tout humain, plus beau qu’un autre, mais auquel il pense être en droit d’appliquer les mêmes règles de critique et d’interprétation qu’aux poèmes homériques ou aux épopées indoues. Et Bossuet enfin considérait l’histoire du peuple de Dieu comme une histoire « miraculeuse, « tandis que, pour M. Renan, s’il y a des histoires « miraculeuses, » alors, il faut qu’il y en ait au moins trois, la juive n’ayant rien de plus « miraculeux » en soi que la romaine et surtout que la grecque…

Mais, après cela, sur presque tout le reste, et en particulier sur la « vocation religieuse » des Juifs ou sur leur rôle « providentiel, » ce sont les mêmes idées, si ce n’est pas le même esprit ; et la preuve, comme vous le verrez, c’est qu’on leur adressera les mêmes critiques, et du même côté. Comme à Bossuet jadis, on reprochera à M. Renan d’avoir si longuement raconté « l’histoire d’un malheureux peuple, qui fut sanguinaire sans être guerrier, usurier sans être commerçant, brigand sans pouvoir conserver ses rapines. » On lui reprochera d’avoir si consciencieusement étudié « la politique des rois de Juda et de Samarie, qui ne connurent que l’assassinat, à commencer par leur David. » On lui reprochera d’avoir essayé pour sa part « de consacrer l’histoire d’un tel peuple à l’instruction de la jeunesse. » Ces gentillesses, où rien ne manque tant que l’esprit, sont de Voltaire, et je ne doute pas qu’il y ait encore aujourd’hui, parmi nous, des voltairiens pour les trouver plaisantes. Mais les autres, en dépit de Voltaire, continueront de croire que le rôle d’un peuple dans l’histoire ne se mesure pas uniquement au nombre de ses citoyens, que, le christianisme étant inexplicable sans le judaïsme, la connaissance du judaïsme est un élément nécessaire de l’histoire de la civilisation, et que l’on ne saurait, pour conclure, savoir à M. Renan trop de gré de l’avoir démontré avec la triple autorité de sa science, de son talent et de son indépendance d’esprit.

III.

Nous pourrions en demeurer là, si l’Histoire du peuple d’Israël, en même temps que d’un philologue et d’un historien, n’était aussi l’œuvre d’un philosophe, ou, comme on dit, d’un « penseur. » Mais, on le sait assez, très différent en ceci de la plupart des philologues et de beaucoup d’historiens, M. Renan n’a jamais écrit, je ne dis pas une « Histoire, » je dis un simple « Mémoire, » — sur l’Agriculture nabatéenne, par exemple, — sans y insinuer quelques-unes de ces idées générales, dont ceux-là seuls affectent le mépris qui ne savent pas les former. Ils en ignorent peut-être l’usage, qui est de faire sentir les rapports d’une monographie avec l’ensemble dont elle fait partie, et de cet ensemble lui-même avec une conception totale de l’histoire et de la vie. C’est ce qui fait le charme et la portée de tout ce qu’écrit M. Renan. De la discussion de l’âge d’un texte ou de la valeur d’une particule, M. Renan ne tire point, comme certains Allemands, des conséquences à l’infini, qui n’élargissent point, qui noieraient plutôt l’objet de la discussion, mais il excelle à les suggérer, ou, mieux encore, il va droit et d’abord à la plus générale, dont l’intérêt réagit sur celui du point particulier de grammaire ou de chronologie qu’il traite. On avance ainsi, en même temps que dans l’Histoire du peuple d’Israël ou dans celle des Origines du christianisme, non-seulement dans l’histoire de la pensée de l’auteur, mais dans la connaissance même de l’homme et de l’évolution de l’humanité. Comment l’homme s’est dégagé de l’animalité primitive et quelles forces ont jadis aggloméré les premières sociétés ; comment les nations se forment et comment les religions se fondent; comment le caractère d’une langue détermine ou conditionne la pensée de ceux qui la parlent, et comment le Dieu d’un clan est devenu celui d’une cité, puis d’un peuple, ou de l’univers même : toutes ces questions, et bien d’autres encore, M. Renan les effleure; du moins il n’a pas l’air de les approfondir; mais il n’en est pas une dont il n’indique la solution d’un trait presque également rapide, sûr et heureux. Ou, en d’autres termes encore, et de même que, dans sa seule manière de poser le problème philologique, on voyait se dessiner une nouvelle histoire d’Israël, ainsi, dans sa manière d’écrire l’histoire, on voit paraître toute une philosophie de l’homme et de la vie. C’est ce qui nous oblige, avant de le quitter, à lui soumettre une ou deux objections.

Tout en admettant donc avec M. Renan qu’il n’y ait, dans le passé de l’humanité, que « trois histoires de premier intérêt,» je suis beaucoup moins sûr qu’il n’y ait qu’une religion, et que cette religion soit celle d’Israël, de Jésus et de Mahomet. En effet, si le monothéisme sémitique, la philosophie grecque et la politique romaine, suffisent pour nous rendre raison de la formation, de l’ascendant et du développement du christianisme, ces trois élémens sont-ils également simples, je veux dire indécomposables, irréductibles par l’analyse, et la philosophie grecque, par exemple, s’est-elle formée d’elle-même, d’elle seule ? ou, au contraire, des influences venues de l’Orient ne l’ont-elles pas, en différens temps de son histoire, assez profondément modifiée? C’est une question toujours pendante. Mais quand cette question ne se poserait point, est-ce que peut-être on ne retrouverait pas dans l’histoire des religions de l’Inde, et en particulier dans la métaphysique ou dans la morale du bouddhisme, quelques-unes au moins de ces idées qui rangent Israël, d’après M. Renan, parmi les unira de l’humanité? Vers le même temps qu’en Israël Amos ou Isaïe prêchaient le « culte en esprit, » faisaient entrer la morale dans la religion, prenaient en main la cause du « faible et de l’opprimé, » Çakya Mouni, sur les bords du Gange, et, de l’un à l’autre bout de cette énorme péninsule de l’Inde, ses apôtres après lui ne répandaient-ils pas les mêmes enseignemens? Ou plutôt encore, cette solidarité de la morale et de la religion, dont M. Renan fait honneur aux prophètes comme de leur plus pure, de leur plus haute et de leur plus noble inspiration, n’est-elle pas en un certain sens le bouddhisme lui-même et le bouddhisme tout entier ?

Je propose la question, je ne la décide point. Mais alors, c’est-à-dire s’il y a question, la vocation religieuse d’Israël, toujours unique dans l’histoire de la civilisation occidentale, ne l’est-elle pas un peu moins, si l’on peut ainsi dire, dans l’histoire de l’humanité? Si quelque chose de ce qui s’est vu dans Jérusalem ou dans Samarie s’est également vu dans Kapilavastou, quelques parties de la prédication des prophètes, et les plus générales, — sans rien perdre assurément de leur grandeur ou de leur originalité, — ne perdent-elles pas un peu de leur singularité? Et, en tout cas, si ces ressemblances, moins étroites, plus illusoires peut-être que nous ne les croyons, n’empêchent pas la morale judaïque de différer encore beaucoup de la morale bouddhique, qui pouvait mieux que M. Renan les réduire à leur juste valeur?

Mais d’autres assertions et d’autres omissions m’étonnent davantage dans cette Histoire du peuple d’Israël. « Le vrai Dieu de l’univers, nous dit M. Renan, est établi pour l’éternité... Le progrès de la raison n’a été funeste qu’aux faux dieux... C’est la conviction que mon livre sera utile au progrès religieux qui me l’a fait aimer. » Et je voudrais le croire, ou même je le crois, puisque M. Renan me le dit, mais je ne comprends pas, et j’aurais ici besoin de quelques explications. Car d’abord, dans ces plaisanteries que j’ai déjà rappelées, et auxquelles rien ne serait si facile que d’en joindre beaucoup d’autres, — sur le Iahvé des Juifs, « une créature de l’esprit le plus borné, » ou sur le « Dieu pleureur du christianisme, » — je ne vois rien de très « religieux » pour ma part; ou même, si les Dieux sont faits dans l’histoire de tout ce qu’ils ont inspiré de tendre ou de fort à l’humanité, je trouve cette façon d’en parler assez irréligieuse. M. Renan s’égaie aux dépens du « Dieu à qui on fait de la peine, qu’on afflige en l’offensant ; » mais en s’en égayant, n’oublie-t-il pas ce que cette conception de Dieu a produit de nobles pensées, de bonnes actions, de dévoûmens héroïques? et ne craint-il pas de faire ainsi mettre en doute la sincérité de son « sens religieux » par ceux que justement il lui importerait surtout d’en convaincre? A moins encore que, sous le nom de religion, M. Renan ne veuille que nous entendions désormais quelque chose d’entièrement différent de ce que nous étions accoutumé d’entendre. Et, au fait, c’est à peu près ainsi que l’on parle aujourd’hui couramment d’une conscience inconsciente, ou d’une mémoire qui ne se souvient point, ou d’une volonté qui ne se connaît plus.

Cependant, et quoi qu’il soit d’un petit esprit, je le sais, de vouloir attacher aux mots des sens précis et déterminés, ce qu’il peut bien rester de la notion de religion quand on en a successivement éliminé, comme M. Renan, la notion du Surnaturel, celle de l’Immortalité de l’âme, et celle enfin de la Providence, — on ne le voit point. Ou du moins, je me trompe, et on le voit trop bien : il reste une adoration mystique des énergies de la nature, et, sous le nom d’idéale un sentiment plus vague et plus confus qu’élevé de la destinée future de l’espèce. Or, sur le Surnaturel, c’est-à-dire sur le miracle, qui est dans l’histoire à la base de toutes les religions, sans lequel même une religion n’est plus qu’une métaphysique, l’auteur de l’Histoire du peuple d’Israël s’est vingt fois expliqué. « On n’a jamais constaté, répète-t-il, qu’un être supérieur intervienne dans le mécanisme de l’univers. » Quant aux croyances à la spiritualité de l’âme ou à l’immortalité, ses déclarations ne sont pas moins formelles, et : « bien loin d’être un produit de réflexion raffinée, elles ne sont au fond qu’un reste de conceptions enfantines d’hommes incapables d’opérer dans leurs idées une analyse sérieuse. » Et pour la Providence enfin, M. Renan nous dit que « l’idée exagérée de Providence particulière, base du judaïsme et de l’islam,.. a été vaincue par la philosophie moderne, fruit non de spéculations abstraites, mais d’une constante expérience. » Mais, dans, ces conditions, j’aurais aimé qu’il nous expliquât ce que c’est alors que sa « religion, » et ce qu’il peut bien entendre, avec sa « force supérieure, qui continue de vouloir la justice, le vrai, le bien. »

Serait-ce peut-être qu’en renonçant à la chose, on tiendrait à garder le mot, pour des raisons plus ou moins politiques? l’ombre sans le corps, le parfum sans le vase? « Les religions, comme les philosophies, sont toutes vaines, mais la religion, pas plus que la philosophie, n’est vaine. » C’est encore une idée familière à M. Renan, et qui depuis déjà longtemps a passé dans les livres de ses nombreux disciples. Mais qui ne voit qu’en bon français, la religion, c’est « les religions, » et la philosophie, c’est « les philosophies? « La philosophie, c’est ce qui fait l’objet commun des philosophies d’Aristote et de Platon, de Descartes et de Spinoza, de Kant et d’Hegel ; et si cet objet commun est démontré chimérique ou inaccessible, ce ne sont pas seulement les « philosophies » qui croulent, c’est la « philosophie » même, en même temps qu’elles, puisqu’elle n’est qu’elles. S’est-on jamais avisé d’opposer « les littératures, » comme vaines, à la « littérature, » comme éternellement subsistante, ou « les arts, » comme illusoires, à « l’art, » comme éternellement vrai? Pareillement « les religions, » c’est le judaïsme, c’est le christianisme, c’est l’islamisme, c’est encore le brahmanisme, le bouddhisme, l’indouïsme, et « la religion, » c’est ce qui fait, par-dessous les différences particulières, la matière commune de toutes les religions ; c’est ce que l’analyse trouve d’analogue ou d’identique au fond de son creuset, quand elle a comme évaporé ce que la race, le temps, les lieux, les circonstances, l’histoire, ont introduit d’individuel ou de local dans « les religions; » et si vous n’y voyez rien, comme vous dites, que d’enfantin, c’est bien « la religion » même dont vous le dites, en ne le disant pas, ou même en ayant l’air de dire le contraire. J’aimerais mieux que l’on le dît franchement.

C’est le même manque encore de netteté ou de fermeté que j’ose reprocher aux conclusions de M. Renan, et généralement à sa philosophie de l’histoire. «Le mouvement du monde, nous dit-il, est la résultante du parallélogramme de deux forces : le libéralisme d’une part, le socialisme de l’autre, — le libéralisme d’origine grecque, le socialisme d’origine hébraïque, — le libéralisme poussant au plus grand développement humain, le socialisme tenant compte, avant tout, de la justice entendue d’une façon stricte, et du bonheur du grand nombre, souvent sacrifié dans la réalité aux besoins de la civilisation et de l’état. Le socialiste de notre temps, qui déclame contre les abus inévitables d’un grand État organisé, ressemble fort à Amos présentant comme des monstruosités les nécessités les plus évidentes de la société, le paiement des dettes, le prêt sur gage, l’impôt. » Et, grâce à l’ordinaire lucidité du style de M. Renan, rien ne paraît sans doute plus clair, mais, au fond et en réalité, je pense que rien ne l’est moins. Qu’est-ce, en effet, que « le plus grand développement humain ; » en quoi consiste-t-il ; et pourquoi, comme il enferme, dans la pensée de M. Renan, l’idée du progrès à l’infini de l’intelligence et de la raison, n’enfermerait-il pas aussi celle de la réalisation de la justice? De quelle espèce ou de quelle nature sont donc ces prétendus « besoins » qui exigent qu’on leur sacrifie « le bonheur du grand nombre ; » et quelque définition que l’on en donne, en vertu de quel idéal ou de quelle conception théorique les proclame-t-on supérieurs à celui du bonheur ou de la réalisation de la justice? Qui a dit que le « bonheur du grand nombre » dût consister à ne point payer ses dettes ou à ne pas acquitter l’impôt; et le choix de pareils exemples ne témoigne-t-il pas assez qu’il y a plus de subtilité que de vérité dans l’antithèse? Comment les « nécessités les plus évidentes de la société » sont-elles « d’inévitables abus, » et ce mot même d’abus n’enveloppe-t-il pas en lui l’arrêt de sa condamnation? Rien de tout cela n’est clair qu’en apparence ; toutes ces expressions sont agréablement équivoques, et ces conclusions n’en sont point.

Mais ce qui suit est plus obscur, ou plus flottant encore : « Pour oser dire laquelle de ces deux directions a raison, continue-t-il, il faudrait savoir quel est le but de l’humanité. Est-ce le bien-être des individus qui la composent? Est-ce l’obtention de certains buts abstraits, objectifs, comme l’on dit, exigeant des hécatombes d’individus sacrifiés? Chacun répond selon son tempérament moral, et cela suffit. L’univers, qui ne nous dit jamais son dernier mot, atteint son but par la variété infinie des germes. Ce que veut Iahvé arrive toujours. » Je ne demande pas à M. Renan ce que vient faire ici Iahvé, « cette créature d’un esprit si borné, » qui d’ailleurs n’existe point, et dont la volonté, pour avoir un objet, devrait cependant commencer par avoir un support dans sa personne. Mais je crains bien que l’opposition ne soit uniquement dans les mots, pas du tout dans les choses, et je ne sais précisément ni de quels buts « abstraits ou objectifs » il est ici question, ni je ne vois, quand j’essaie de m’en faire une idée, qu’ils exigent de telles « hécatombes d’individus sacrifiés. » La science ou l’art, par exemple, la recherche de la vérité ou la réalisation de la beauté, sont-ils de ces « buts objectifs et abstraits? » la morale ou la politique? Si oui, il est trop évident qu’on ne saurait leur offrir des hécatombes d’individus; qu’il n’y a pas de chef-d’œuvre ou de vérité dont le prix soit tellement au-dessus de celui d’une vie humaine qu’on puisse l’y sacrifier; et que la morale même ou la politique ne réclament ce genre de sacrifices qu’au nom de l’intérêt, du bien-être et du « bonheur du grand nombre. »

Mais je craindrais, en insistant, de m’éloigner trop de l’Histoire du peuple d’Israël, et en donnant trop de développement à ces objections, j’aurais l’air d’en exagérer l’importance. Revenant donc au livre lui-même de M. Renan, nous espérons que le lecteur en aura vu l’intérêt, et qu’il est considérable. Si quelques historiens persistent encore à nier la part d’Israël dans l’histoire de la civilisation, nous les renvoyons avec confiance au livre de M. Renan, et particulièrement à son second volume, celui qu’il considère comme contenant dès à présent « la partie la plus importante de l’histoire du judaïsme. » Pas de civilisation moderne sans le christianisme reçu ou combattu, pas de christianisme sans le judaïsme, pas de judaïsme sans un petit peuple qui ait sacrifié sa fortune politique à sa vocation religieuse, et pas de conscience enfin, ou de sentiment de cette vocation, sans les prophètes qui l’ont soutenue parmi les défaillances, qui lui ont donné sa forme avec sa voix, et dont on serait tenté de dire qu’ils l’ont créée. Disputer maintenant si cette civilisation n’eût pas pu prendre un autre cours, ou encore, et telle qu’elle est, si celles de la Grèce et de Rome n’eussent pu suffire pour la former, ce serait, je crois, disputer dans le vide, comme on en voit qui se demandent ce qu’il serait advenu de la réforme du XVIe siècle sans Luther et Calvin, ou de la révolution française si Louis XVI était mort plein de jours, et que conséquemment elle n’eût pas éclaté. Bon ou mauvais, les Juifs ont joué dans le monde un rôle de première importance, voilà ce que le monde, pendant dix-huit siècles, ne s’était pas avisé de nier, et si nos philosophes, il y a cent ans ou un peu davantage, ont cru faire merveille en le contestant, ce serait faire preuve aujourd’hui d’une singulière étroitesse d’esprit, pour les mieux honorer, que de les imiter dans leurs pires erreurs. Ce serait aussi faire preuve, on l’a vu, d’un rare aveuglement et de beaucoup d’ignorance, puisque ce serait méconnaître ce que l’érudition générale, ce que la philologie sémitique, ce que la science des religions ont accompli de progrès depuis un siècle, et, pour jouer au libre penseur, ce serait reculer de cent ans sur son temps.


FERDINAND BRUNETIERE.