Le Phalène

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Théâtre completErnest Flammariontome 7 (p. 7-272).


LE PHALÈNE
PIÈCE EN QUATRE ACTES ET DEUX PARTIES
Représentée pour la première fois sur le Théâtre du Vaudeville
le 22 octobre 1913


LE PHALÈNE





Il arrive que des écrivains coordonnent leurs travaux et leur impriment une direction générale ; ces œuvres sont reliées entre elles par des ramifications cachées ou apparentes. Je sais bien qu’il y a aussi le cas inverse ; des auteurs, même de génie, ont enfanté des œuvres qui n’avaient entre elles que des rapports de sensibilité. On ne peut pourtant pas refuser à un humble auteur dramatique le droit de concevoir d’ensemble et de se dévouer à un plan général ; des romanciers ont pu le faire ; la témérité ne consiste donc pas à avouer un tel but, mais à réclamer du public une vision rétrospective qu’il est en droit de nous refuser. Toutefois s’il advient à quelques-uns, lorsqu’ils écouteront sous peu la Marche Nuptiale, à la Comédie-Française, de se rappeler l’héroïne du Phalène, et, s’ils veulent bien jeter sur elles deux un coup d’œil comparatif, je leur en aurai quelque gratitude… Je me rends compte de mon outrecuidance, en formant ce vœu, car, hélas ! il faut bien que l’ouvrage de ce soir se soumette avant tout au jugement un peu brutal et un peu sommaire, même dans l’indulgence, que nous portons tous au milieu de l’effervescence d’une répétition générale ou d’une première. Ce ne sont que les œuvres de pur génie, et seulement encore lorsqu’elles parviennent à la postérité, qui peuvent se soustraire à ce genre de jugement fragmentaire ou limité. Nous ne disons plus, à propos de Britannicus ou d’Andromaque : « Le deuxième acte est meilleur que le troisième », ou bien : « J’adore le premier acte de Tartufe. » Mais les contemporains ne l’ont-ils pas dit autrefois ?…

Ces grandes œuvres sont aujourd’hui inséparables de l’esprit général qui les anima ; nous ne les jugeons plus fragmentairement. Le génie bénéficie ainsi à travers les âges d’une attention spirituelle et élargie que de plus humbles ne connaîtront jamais de leur vivant.

Ne voyez dans ces lignes aucun reproche, aucune amertume. J’ai eu à me louer souvent de la façon accueillante, loyale, dont la haute critique m’a encouragé et soutenu. Je ne parle pas de cette horde de polémistes, de scandalisés professionnels (les Triste France ! les défenseurs de la morale soi-disant offusquée). Ceux-là, je les ai retrouvés à chaque tournant, je les retrouverai demain ; ils ne manqueront pas à l’appel ; peut-être ont-ils déjà fourbi leurs armes démodées. Elles font partie de l’arsenal littéraire, et d’autres que moi se sont honorés de leurs attaques.

Ce soir, on se trouvera en présence, comme toujours, d’une œuvre sincère, sans concessions, bien ou mal écrite, mais tout emplie de sa conviction. Elle se différencie pourtant un peu de mes œuvres précédentes. Plus je vais, plus il m’apparaît que les moindres faits doivent avoir leur valeur allégorique ou symbolique ; ils doivent souligner de façon perpétuelle les sursauts de l’âme, les positions de conscience ; on doit, par eux, agrandir les débats intimes. L’âme qui s’exhale, la propagation de ses ondes sonores montant jusqu’à l’azur de Tristan, n’est pas et ne doit pas être l’apanage exclusif de la musique. Ceux-là qui n’ont pas porté leur âme en vain le savent bien s’ils ont senti, à de certains moments, sourdre en eux l’harmonie des passions, tout l’orchestre de leurs désirs tendus ou désespérés. Le héros qui meurt au combat, l’amant qui clame sa passion, la victime qui gémit, l’exilé qui se révolte, la solitude qui tend les bras, tous ont projeté, à un instant quelconque, l’écho lyrique de leur élan. Pour le traduire au théâtre, point n’est besoin de poésie artificielle ni de la métrique des vers. Au contraire, ce rythme voulu, cette fausse cadence qui engendre si facilement l’enflure et la rhétorique, ne sont que le poids mort de l’inspiration. Pas besoin même d’un vocabulaire bien étendu. De pauvres mots, de pauvres mots ordinaires, mais soulevés par le rythme vrai, scandés par les mouvements générateurs de l’âme, ce serait suffisant ! L’art dramatique ne doit pas renier sa forme première ; il ne peut pas mentir aux origines de l’ode. Mais plus il va, plus il doit s’allier à la réalité. Soulever le spectateur de cette réalité stricte jusqu’à l’essor de l’ode éternelle, jusqu’à l’art apollinien, ce sera le but des générations de demain peut-être. Je suis persuadé que, tout en faisant vrai, on peut atteindre à la valeur du chant et à la symphonie musicale.

Pourquoi, par exemple, en musique, le duo atteint-il les régions de l’infini lorsque c’est Tristan et Ysolde qui le chantent ? Pourquoi, au contraire, en poésie dramatique ou versifiée, le duo est-il généralement une chose insipide ou ennuyeuse ? C’est injuste, n’est-ce pas ?

L’honneur de notre siècle aura été de donner des ailes nouvelles à l’homme, de rendre possible son équilibre mathématique dans l’espace, nié par toutes les générations précédentes. Pourquoi la poésie, à son tour, n’aurait-elle pas, quelque jour, l’honneur d’atteindre à une pareille stabilité dans les espaces qui l’ont tant de fois déçue ?

Sans prétendre à l’honneur d’une symphonie plus haute, je m’estimerai satisfait si, demain, persiste aux oreilles du public un peu de cette musicalité ardente et douce que j’écoutais, les soirs de cet été, sur la terrasse où j’écrivais, lorsque les phalènes montaient de la vallée et venaient, sur la soie des lampes, poser leurs bruits d’osselets, leur caresse extasiée, leurs inexplicables silences, durant lesquels ils semblaient tour à tour aspirer le suc de la lumière ou la saveur de leur mort.


PRÉFACE

À un jeune homme, dans trente ans, –
si ces lignes parviennent jusqu’à lui.

Ce fut une belle soirée !… Tout ce qu’il y a de pur, d’honnête, d’intègre, dans une répétition générale (et Dieu sait ce qu’il en entre dans la composition de ces solennités parisiennes !), par une de ces agrégations spontanées que seul le péril de l’art ou de la nation peut provoquer, se concentra en une poussée vengeresse… L’excès de la pourriture, le scandale éhonté, la littérature morbide venaient de provoquer un haut-le-cœur libérateur et de rendre, aux fidèles gardiens du goût, le sentiment de leur dignité endormie… Ce fut un concert quasi unanime et superbe, un de ces réveils de la conscience parisienne, auquel je regrette que, pour ton édification, tu n’aies pas assisté… Il y avait dans la salle, ce soir-là, de la joie, de la fraternité émue. On respirait… On se serrait les mains, et, le lendemain, fiers de leur tâche ardue, les critiques et leurs directeurs, comme un seul homme, annonçaient au public, en des lignes emplies d’indignation et de mépris mesuré, que justice était faite, le parvis lavé. Encore une fois, la vertu, en France, venait d’être sauvée par le journalisme !

En vérité ce fut une belle soirée.

Certes, je te vois sourire déjà d’un mauvais sourire. Tu te trompes, jeune homme ! Ne calomnie pas imprudemment une élite que tu n’as pas connue et qui ne ressemble pas à celle de ton temps. Ne te dis pas que la haine de l’audace, l’envie embusquée, l’irritation, l’agacement de voir un écrivain indépendant s’accréditer depuis plus de dix ans auprès du public par le seul moyen de ses œuvres libres, ne te dis pas que l’amour de la médiocrité, le culte du gérontisme trouvèrent enfin le moyen de se concerter et de se manifester mieux que dans toute autre occasion… Non, jeune homme, tu calomnies une époque qui ne ressemble pas à la tienne ! Mon temps était intègre, je n’ai pas connu de ces compromissions de plume ni de ces haines littéraires… Si tu lisais les articles de journaux qui, pendant vingt ans, ont précédé de leurs scrupules des œuvres comme le Phalène, tu y trouverais, en toute circonstance, la même fermeté de conscience devant la pornographie déguisée, la platitude littéraire, le vaudeville obscène et bête…

Mais il a fallu qu’une fois les bornes fussent réellement transgressées et la mauvaise littérature excédée, pour qu’une coalition inconsciente se produisit devant le péril imminent… Et il est bon que cet accès (dont je n’exagère pas l’importance, car que restera-t-il de tout cela, œuvres et critiques, dans trente ans, grand Dieu !) demeure ainsi qu’il a été dit et écrit par eux-mêmes, une date… Le mot dépasse la chose : un signet, un tout petit signet ! Et si tu sors de cette lecture édifié, une fois de plus, sur l’infaillibilité de la critique, son impartialité, la nécessité du point de vue moral dans l’œuvre d’art et l’intégrité des mœurs littéraires, eh bien, c’est déjà quelque chose et le Phalène n’aura pas été écrit en vain !…

Mais le plus drôle de l’affaire, c’est que le public auquel on faisait vigoureusement appel pour boycotter l’ouvrage ne se soucia pas du tout de cet appel ! Il vint comme d’habitude et fit, pendant plus de deux mois, un accueil empressé, très chaleureux à l’œuvre décriée. Il parut s’émouvoir, il ne fut pas offusqué, il applaudit ; bref il agit comme s’il se trouvait en face d’une pièce sainement pensée, sainement écrite, et comme si, chose étrange, dans sa sensibilité et son intuition naturelles, il découvrait l’idéal secret de l’auteur, ou comme si, familiarisé depuis des années avec des œuvres précédentes dont il n’avait suspecté ni la sincérité ni la bonne foi, il ne pouvait croire que l’auteur lui eût apporté une autre nourriture. Sans doute s’abusait-il, — mais le public est si facilement dupe de ses larmes ! Il y avait même dans ses applaudissements une ironie qui visiblement ne s’adressait pas à l’auteur… Alors des journaux revinrent à la charge. Pourquoi diable crurent-ils que l’honneur de leur influence sur le public était engagé dans cette aventure, pourquoi s’imaginèrent-ils à tort que ce verdict, d’une part, et, de l’autre, l’indifférence de la foule à ce verdict compromettaient de façon trop apparente leur apanage de mandataires ou d’intermédiaires patentés, nous ne le saurons pas, et ce point de conscience est sans intérêt à élucider !… Écoutèrent-ils, tout à coup, des voix intérieures qui, fallacieusement, leur soufflaient qu’il y avait, dans cette méprise littéraire et dans ce donquichottisme, quelque chose d’un tantinet ridicule ? Toujours est-il que certaines feuilles récidivèrent abondamment, et ce fut alors un autre son de cloche. Les mots d’« insuccès, insuccès, insuccès, chute, chute » revinrent curieusement comme un leitmotiv. Une publication quotidienne donnait le ton par ce libellé : « Avis. — Le Phalène est une pièce sale, mais c’est aussi une pièce ennuyeuse ». D’autres : « Si le Phalène fait salle comble, c’est que les critiques en ont mis en valeur la morbidité, le faisandé. » Succès de scandale. D’autres encore : « La morale n’est pour rien dans l’insuccès de M. Bataille, etc. Qu’on le sache bien, seule la mauvaise littérature de M. Bataille, son impuissance manifeste, etc. » Hélas ! rien n’y fit. L’œuvre ne parvint pas à périr.

Et rien ne fut changé. Encore un coup d’épée dans l’eau ! La morale, la vertu et la littérature demeurèrent ce qu’elles étaient auparavant, c’est-à-dire florissantes… des jours passèrent… on ne se souvint pas de l’accès de vertu qui souleva la presse et le public des répétitions générales ; les vaudevilles resserrèrent leurs rangs… les plumes rentrèrent dans l’ordre… on parla d’autres choses plus intéressantes, et le théâtre qui représenta le Phalène connut des jours calmes, sereins et prospères.

Une des choses les plus burlesques de la glorieuse époque où nous avons le bonheur de vivre est incontestablement la réhabilitation de la vertu entreprise par tous les journaux, de quelque couleur qu’ils soient.

La vertu est assurément quelque chose de fort respectable, et nous n’avons pas envie de lui manquer. Dieu nous en préserve ! La bonne et digne femme ! C’est une grand’mère très agréable, mais c’est une grand’mère… Les journaux les plus monstrueusement vertueux ne sauraient être d’un avis différent ; et, s’ils disent le contraire, il est probable qu’ils ne le pensent pas. Penser une chose, en écrire une autre, cela arrive tous les jours, surtout aux gens vertueux.

Mon doux Jésus ! Quel déchaînement ! quelle furie ! Eh ! Mon Dieu ! messieurs les prédicateurs, si l’on était vertueux, où placeriez-vous vos articles sur l’immoralité du siècle ? Vous voyez bien que le vice est bon à quelque chose.

Mais c’est la mode maintenant d’être vertueux et chrétien ; on parle de la sainteté de l’art, de la haute mission de l’artiste, de la poésie du catholicisme, de l’humanité progressive, et de mille autres choses. Quelques-uns font infuser dans leur religion un peu de républicanisme, ce ne sont pas les moins curieux.

Pour se poser en journaliste proprement dit moral, il faut quelques ustensiles préparatoires, — tels que deux ou trois femmes légitimes, quelques mères, le plus de sœurs possible, un assortiment de filles complet et des cousines innombrablement. Ensuite il faut une pièce de théâtre ou un roman quelconque, une plume, de l’encre, du papier et un imprimeur.

Quand on a tout cela, on peut s’établir journaliste moral. Les recettes suivantes, convenablement variées, suffisent à la rédaction :

Modèles d’articles vertueux sur une première représentation.

« Après la littérature de sang, la littérature de fange, après la morgue et le bagne, l’alcôve et le lupanar, etc… (selon le besoin et l’espace, on peut continuer sur ce ton depuis six lignes jusqu’à cinquante et au delà) ; le théâtre est devenu l’école de prostitution où l’on n’ose se hasarder qu’en tremblant avec une femme qu’on respecte. Vous venez sur la foi d’un nom illustre et vous êtes obligé de vous retirer au troisième acte, etc… » (il y en a un qui a poussé la moralité jusqu’à dire : je n’irai pas voir ce drame avec ma maîtresse. Celui-là, je l’admire et je l’aime ; je le porte en mon cœur comme Louis XVIII portait toute la France dans le sien). « Il faut, dans toute œuvre, une idée, une idée… là, une idée morale et religieuse qui… une vue haute et profonde répondant aux besoins de l’humanité ; il est déplorable que de jeunes écrivains sacrifient aux succès des choses saintes, et usent un talent estimable, d’ailleurs, à des peintures lubriques, etc… »

Et de fait, à côté de ces Bossuets de café, de ces Catons à tant la ligne, je me trouve le plus épouvantable scélérat qui ait jamais souillé la face de la terre.

Mais quand je pense que j’ai rencontré sous la table, ou même ailleurs, un assez grand nombre de ces dragons de vertu, je reviens à une meilleure opinion de moi-même et j’estime qu’avec tous les défauts que je puis avoir, ils en ont un autre qui est bien à mes yeux le pire de tous : c’est l’hypocrisie que je veux dire.

En cherchant bien on trouverait peut-être un autre petit vice à ajouter ; mais celui-là est tellement hideux, qu’en vérité, je n’ose presque pas le nommer. Approchez-vous et je m’en vais vous couler son nom à l’oreille : — c’est l’envie.

L’envie et pas autre chose.

C’est elle qui s’en va rampant et serpentant à travers toutes ces paternes homélies : quelque soin qu’on prenne de se cacher, on voit briller de temps en temps au-dessus des métaphores et des figures de rhétorique sa petite tête plate de vipère ; on la surprend à lécher de sa langue fourchue ses lèvres toutes bleues de venin, on l’entend siffloter tout doucement à l’ombre d’une épithète insidieuse…

Il y a d’abord l’antipathie du critique pour le poète — de celui qui ne fait rien, contre celui qui fait — du frelon contre l’abeille — du cheval hongre contre l’étalon.

Vous ne vous faites critique qu’après qu’il est bien constaté à vos propres yeux que vous ne pouvez être poète. Avant de vous réduire au triste rôle de garder les manteaux et de noter les coups comme un garçon de billard, vous avez longtemps courtisé la Muse, vous avez essayé de la dévirginiser mais vous n’avez pas assez de vigueur pour cela ; l’haleine vous a manqué, et vous êtes retombé pâle et efflanqué au pied de la sainte montagne.

Je conçois donc cette haine. Il est douloureux de voir un autre s’asseoir au banquet où l’on n’est pas invité… Alors on se venge.

Il y a différentes armes et différentes manières d’être journaliste moral.

Une des principales manies de ces petits grimauds à cervelle étroite est de substituer toujours l’auteur à l’ouvrage et de recourir à la personnalité, pour donner quelque pauvre intérêt de scandale à leurs misérables rapsodies, qu’ils savent bien que personne ne lirait si elles ne contenaient que leur opinion individuelle.

Il est aussi absurde de dire qu’un homme est un ivrogne parce qu’il décrit une orgie, un débauché parce qu’il raconte une débauche, que de prétendre qu’un homme est vertueux parce qu’il a fait un livre de morale ; tous les jours on voit le contraire. — C’est le personnage qui parle et non l’auteur ; son héros est athée, cela ne veut pas dire qu’il soit athée ; il fait agir et parler les brigands en brigands, cela ne veut pas dire qu’il est brigand. À ce compte il faudrait guillotiner Shakespeare, Corneille et tous les tragiques ; ils ont plus commis de meurtres que Mandrin et Cartouche : on ne l’a pas fait pourtant et je ne crois pas qu’on le fasse de longtemps, si vertueuse et si morale que puisse devenir la critique.

À côté des journalistes moraux, il y a aussi les critiques utilitaires.

« À quoi sert ce livre ? Comment peut-on l’appliquer à la moralisation et au bien-être de la classe la plus nombreuse et la plus pauvre ? Quoi, pas un mot des besoins de la société ? Rien de civilisant et de progressif ! Comment, au lieu de faire la grande synthèse de l’humanité, et de suivre, à travers les événements de l’histoire, les phases de l’idée régénératrice et providentielle, peut-on faire des pièces et des romans qui ne mènent à rien, et qui ne font pas avancer la génération dans le chemin de l’avenir ? C’est au poète à chercher la cause de ce malaise et à le guérir. Le moyen il le trouvera en sympathisant de cœur et d’âme avec l’humanité. Ce poète, nous l’attendons, nous l’appelons de tous nos vœux. Quand il paraîtra, à lui les acclamations de la foule, à lui les palmes, à lui les couronnes… »

Après les journalistes progressifs, et comme pour leur servir d’antithèse, il y a les journalistes blasés, qui ont habituellement vingt ou vingt-deux ans, qui ne sont jamais sortis de leur quartier et n’ont encore couché qu’avec leur femme de ménage. Ceux-là tout les ennuie, tout les excède, tout les assomme : ils sont rassasiés, blasés, usés, inaccessibles. Ils connaissent d’avance ce que vous allez leur dire, ils ont vu, senti, éprouvé tout ce qu’il est possible de voir, de sentir, d’éprouver et d’entendre ; le cœur humain n’a pas de recoin si inconnu qu’ils n’y aient porté leur lanterne. Ils vous disent avec un aplomb merveilleux : le cœur humain n’est pas comme cela ; les femmes ne sont pas faites ainsi, ce caractère est faux. — Vous croyez, Monsieur, que votre fable est neuve ? Elle est neuve à la façon du Pont-Neuf : rien n’est plus commun ; j’ai lu cela je ne sais où, quand j’étais en nourrice, on m’en rabat les oreilles depuis dix ans. »

Ceux-là se plaignent continuellement d’être obligés de voir des pièces de théâtre et de lire des livres.

Il y a aussi la critique prospective. La recette est simple. Le livre qui sera beau et qu’on louera est le livre qui n’a pas encore paru. Celui qui paraît est détestable.

Toujours, le critique avance ceci ou cela avec aplomb. Il tranche du grand et taille en plein drap. Absurde, détestable, monstrueux, cela ne ressemble à rien, cela ressemble à tout. On donne un drame, le critique le va voir ; dans sa feuille il substitue son drame à lui au drame de l’auteur, il fait de grandes tartines d’érudition, et traite de Turc à Maure des gens chez qui il devrait aller à l’école et dont le moindre en remontrerait à de plus forts que lui.

Les auteurs endurent cela avec une magnanimité, une longanimité qui me paraît vraiment inconcevable. Quels sont ces critiques au ton si tranchant, à la parole si brève, que l’on croirait les vrais fils des dieux ? Ce sont tout bonnement des hommes avec qui nous avons été au collège, et à qui, évidemment, leurs études ont moins profité qu’à nous, puisqu’ils n’ont produit aucun ouvrage et ne peuvent faire autre chose que conchier et gâter ceux des autres. Il y aurait de quoi remplir un journal quotidien et du plus grand format : leurs bévues historiques ou autres, leurs citations controuvées, leurs fautes de français, leurs plagiats, leur radotage, leurs plaisanteries rebattues et de mauvais goût, leur pauvreté d’idées, leur manque d’intelligence et de tact, leur ignorance des choses les plus simples, fourniraient amplement aux auteurs de quoi prendre leur revanche, sans autre travail que de souligner les passages au crayon et de les reproduire textuellement, car on ne reçoit pas, avec le brevet de critique, le brevet de grand écrivain, et il ne suffit point de reprocher aux autres des fautes de langage pour n’en point faire soi-même, nos critiques le prouvent tous les jours ; mais que Messieurs Z…, K…, Y…, V…, Q…, X…, ou telle autre lettre de l’alphabet vous gourmandent au nom de la morale, c’est ce qui me révolte toujours et me fait entrer dans des colères non pareilles.

Charles X avait seul bien compris la question. En ordonnant la suppression des journaux, il rendait un grand service aux arts et à la civilisation. Les journaux sont des espèces de courtiers qui s’interposent entre les artistes et le public, entre l’État et le peuple. On sait les belles choses qui en sont résultées. Ces aboiements perpétuels assourdissent l’inspiration, et jettent une telle méfiance dans les cœurs et dans les esprits que l’on n’ose se fier ni à un poète ni à un gouvernement. Il n’y avait point de critiques d’art sous Jules II et je ne connais pas de feuilleton sur Daniel de Volterre, Sébastien del Plombio, Michel-Ange, Raphaël, ni sur Ghiberti delle Porte, ni sur Benvenuto Cellini ; et pourtant je pense que pour des gens qui n’avaient point de journaux, qui ne connaissaient ni le mot art ni le mot artistique, ils avaient assez de talent pour cela et ne s’acquittaient pas trop mal de leur métier. La lecture des journaux empêche qu’il y ait de vrais savants et de vrais artistes ; c’est comme un excès quotidien qui vous fait arriver énervé et sans force sur la couche des Muses, ces filles dures et difficiles qui veulent des amants vigoureux et tout neufs. Le journal tue le livre…

Eh bien, non, imbéciles, non, crétins goitreux que vous êtes…

Mais je m’arrête… Tu pourrais croire que je me laisse entraîner par le ressentiment ou l’infâme colère… Je vois un nouveau sourire effleurer tes lèvres. J’aime mieux te le révéler immédiatement, car tu manques étrangement d’érudition. Jeune homme, le long paragraphe que tu viens de lire n’est pas de moi. Depuis la phrase initiale de cette diatribe : « Une des choses les plus burlesques de la glorieuse époque où nous vivons », tu lis du Théophile Gautier, tu lis, réunies sans y changer un mot, mais en les rapprochant seulement pour t’éviter une lecture fastidieuse, quelques pages de la célèbre préface à Mademoiselle de Maupin. Avons-nous si peu changé que tu aies pu t’y méprendre ?… Bon Théophile, tu as épanché là toute ton amertume et ta verte franchise, tu as osé donner cours à ton indignation, à la vertu de ton âme devant tous les couards, les Basiles de l’éternelle opposition… Pauvre grand homme courageux, sain, robuste, qui ne prévoyais même pas alors les accès de pudibonderie qui ont salué sinistrement tes contemporains : Baudelaire, Flaubert, et, plus tard, Maupassant, Goncourt, Zola, Verlaine (la liste est trop longue, hélas !) ; peux-tu juger, du trône où tu sièges, une pipe de terre cuite à la bouche, l’éternité de ta cause, puisqu’un lecteur d’aujourd’hui s’y est mépris, et, bien à la légère, j’en conviens, a pu attribuer l’éternité de ta prose à quelque Trissotin mécontent, falot et dyspeptique !…

Je m’arrêterais sur ce plagiat déloyal, mais j’ai besoin d’ajouter quelques explications relatives à l’héroïne du Phalène. Pardonne cette digression… Lorsque la Comédie-Française décida de reprendre au mois de novembre, cette année même, la Marche Nuptiale, je choisis tout exprès, dans les sujets que j’ai résolu de porter à la scène, celui du Phalène. Je conçus le dessein d’exposer au public cette coïncidence ou ce rapprochement. Puisque je m’étais donné la tâche de dépeindre le mieux que je pourrais, dans tous les cœurs et dans tous les milieux, le sentiment de l’amour et, en face de lui, les fluctuations de la personnalité, je voulus, cette fois, opposer la païenne à la chrétienne, — la jeune fille française, formée par la tradition catholique et provinciale de notre pays, à la jeune fille étrangère, l’intellectuelle sans tradition ou plutôt la barbare éprise de toutes les traditions, en qui se mêlent confusément l’apport des races et de leurs idées anciennes ou contemporaines, — bref, l’exotique telle qu’elle fleurit dans notre société, mais par exemple dans son plus intéressant terrain de culture : l’art et l’amour… Je l’ai assez fidèlement décrite, je le crois du moins ; et, en opposition à la femme française, têtue, mystique, fidèle à sa race, même dans ses écarts ou ses révoltes, j’ai peint l’ardente et tumultueuse Slave, sans discipline morale, en proie à ses instincts brutaux et superbes cependant, qui semblent, dans notre société un peu nonchalante, renouveler, si curieusement, des forces et des goûts que nous connaissions certes depuis longtemps, dont nous étions même quelque peu las, mais qu’un néo-romantisme particulier et une ardeur si expressive à les découvrir métamorphosent presque complètement à nos yeux… On m’a reproché ce romantisme et ce barbarisme mêlés, comme s’ils étaient miens ! Je décrivais, au contraire, des romantiques renouvelés au milieu de la société contemporaine, en prenant soin de mettre en valeur toutefois, ce qu’il y a d’intéressant et de neuf dans cette assimilation que font les « barbares » de nos goûts et de notre passé. Ce que j’ai écrit jusqu’à ce jour, est la négation même du romantisme ! Le moindre sens critique suffirait à en témoigner.

Des noms, auraient dû venir spontanément en mémoire… Nous côtoyons chaque jour des Thyra de Marliew ; j’en ai connu dix exemples ; mais est-ce que l’on écoute, est-ce que l’on songe au théâtre ?… Je ne partage pas plus l’idéal de Grâce de Plessans que celui de Thyra de Marliew. Je décris, mal sans doute, mais sincèrement, mon époque, — pas seulement ses mœurs (ce fut la tâche du naturalisme), mais son idéal momentané.

L’histoire du Phalène est presque rigoureusement authentique, et elle n’aurait pu se passer dans un autre temps que le nôtre. Dans trente ans, elle sera peut-être devenue incompréhensible. Alors que je faisais mes études de peinture, j’ai connu, comme bien d’autres, cette jeune Américaine qui peignait des tableaux genre Rose-Croix avec le tempérament d’une femme née bien plutôt pour peindre des rognons ou des bœufs éventrés, miss C… Une nuit, je la rencontrai, non sans quelque stupéfaction, au bal de l’Académie Julian ; elle passait au bras d’un de mes camarades. Deux jours après, je reçus ses confidences. Elle ressemblait étonnamment à mon héroïne. Certes elle n’était pas fiancée à un prince de Thyeste, mais elle était rongée de tuberculose, jeune, belle et, de plus, presque ruinée. Son désespoir s’extériorisa dans cette révolte farouche qui l’avait jetée aux bras presque d’un inconnu. J’écoutai avec scepticisme cette confidence, et même avec d’autant plus de scepticisme qu’elle émanait d’une exaltée et d’une étrangère… Il y a quelque six ans seulement, j’appris sa mort ; je me renseignai ; elle s’était tuée et beaucoup se rappellent cette fin à peu près identique à celle de mon héroïne, accompagnée seulement d’un esthétisme « meilleur marché ». Pendant que ses amis réunis dînaient, elle s’étendit somptueusement dans sa chambre, au milieu d’un éclairage préparé. Un masque de chloroforme adhérait à son visage…

L’héroïne du Phalène lui ressemble beaucoup. Cette pauvre âme, qui croyait entrer dans la mort par une voie triomphale et enchantée, se marquait elle-même pour une mort sans grandeur et sans force, malgré son panthéisme apparent. On a souvent prononcé le nom de Marie Bashkirtseff et je me suis expliqué dans une lettre à ce sujet ; je n’y reviens plus. Assimiler la vie de Marie Bashkirtseff à celle de mon héroïne est abusif ; son journal est là comme un démenti irréfutable. Ce n’est pas Marie Bashkirtseff qui m’inspira le drame, mais, cet été, en l’écrivant, je relus ce journal que je n’avais pas ouvert depuis mes premières années d’atelier… Je fus frappé de l’analogie, non des faits, mais de la situation. Et, sur l’ange de la mort et sur le démon de la gloire, la malheureuse et orgueilleuse Marie écrivit certains traits frappants, d’une grande beauté ; je les ai transcrits fidèlement ; ils ont pris leur place au cours de ces dialogues enfiévrés et, si j’ai laissé le nom de Lepage, ce maître de Thyra de Marliew, c’est que je désirais avant tout que l’on ne se méprit pas sur l’attribution de quelques phrases qui appartiennent en propre à Marie Bashkirtseff, dont les entretiens avec son maître Bastien-Lepage nous sont pour ainsi dire parvenus par la voie de ce journal, si éloquemment vécu. Mais je répète que toute confusion est impossible.

La vie de Marie Bashkirtseff est trop connue pour qu’on puisse lui attribuer les agissements d’une Thyra, qui se jette dans l’absolutisme plastique, par désespoir, au moment même où elle découvrait le monde moral, terre promise dans laquelle il ne lui aura pas été permis d’entrer !

Entre autres références d’authenticité, j’affirme que mon héroïne est, au surplus, conforme à la vérité scientifique. Je n’ai pas été paradoxal en montrant la mentalité d’une Thyra. De mon temps, au moins, jeune homme, elle était exacte, quoique je l’aie stylisée. C’est nettement le type des « tuberculeux intellectuels », comme l’a écrit une autorité médicale à ce propos même, « grands artistes ou grands amoureux, avec leurs alternatives de force et de prostration, mais avec augmentation de la vie nerveuse et créatrice… » Ce n’est là, d’ailleurs, qu’un des petits côtés de la question, et cette authenticité est à mes yeux de peu d’importance, bien qu’elle ait présidé à la conception de cette pièce, car je n’ai jamais rien tiré que de la vie et de l’autorité du fait.

Il n’existe pas de sentiment plus usé en littérature et peut-être plus conventionnel que la fraternité de la mort et de l’amour. Toutefois, il me parut que, dans aucune occasion, la mort et l’amour ne s’étaient juxtaposés de plus éloquente et véridique façon. Ici la convention fait place à la réalité… La germination de la vie dans la mort, l’aile palpitante de l’amour se consumant à la lumière… n’avais-je pas le droit d’être tenté par ce sujet ? J’ai voulu que, semblable au modèle que me proposait la nature, l’aile du phalène fût chargée d’un peu trop d’ornements inutiles et de diaprures qui, issues de la nuit, semblent destinées à la lumière. Il appartient à l’auteur dramatique d’exalter et de critiquer en même temps son modèle, car, dans la vie, tout est admirable et critiquable. Je n’aime point, pour ma part, les personnages sympathiques. J’ai témoigné, depuis l’Enchantement, d’une volonté bien établie de mêler l’ironie à la pitié, le comique au dramatique ; il n’y a guère de réalité exacte sans cet amalgame… On m’a refusé (je dis, dans la critique seulement) le droit de considérer la nature d’un point de vue qui fût divers, et un peu universel. Également, je croyais avoir assez témoigné d’expérience théâtrale pour qu’il me fût permis, sans avoir l’air pour cela de m’être trompé, d’écrire une pièce dialoguée, s’écartant de la formule ou du moule habituels… Du tout ! Les férules sont toujours là pour nous accuser d’ignorance ou d’erreur, comme au collège !… Les lois du théâtre, monsieur, après les lois de la morale ! disent les gens qui ne sont ni des auteurs dramatiques, ni des moralistes, bien entendu !… J’ai voulu, une fois, et parce que le sujet s’y prêtait, délaisser la pièce bien faite, bien construite, soumise à des lois réelles dont je ne nie pas la suprématie, mais que je crus pouvoir momentanément oublier pour me borner à écrire une sorte de dialogue philosophique, ou plutôt de soliloque enfiévré, chez un personnage que la proximité de la tombe rend lyrique, tumultueux et abondant.

J’ai encore, le sentiment de n’avoir commis aucun crime.

Il en sera peut-être du Phalène comme il en a été de mes autres pièces. L’Enchantement, Maman Colibri, la Marche Nuptiale, Poliche, suscitèrent les objections ou les oppositions les plus sérieuses, les plus furibondes, à leurs premières « générales »… Or en ces trois dernières années, les œuvres que je cite ont été reprises, et, à leurs nouvelles « générales », les objections sont tombées. Lequel l’emporte en raison du premier jugement ou du dernier ? Ce n’est pas à moi de conclure…

Je ne témoigne à la presse, en écrivant ces lignes, aucune ingratitude.

Je me souviens avec une reconnaissance attendrie de certains enthousiasmes, de quelques mains tendues et je n’ai pas de peine à me rappeler les noms aimés — assez rares, à vrai dire, — qui sont attachés au souvenir de mes premiers essais. J’ai plaisir à rappeler ici ceux de Catulle Mendès, de Mühlfeld, de Nozière, de Jean Lorrain, entre autres, qui, dès la première heure, me défendirent, me suivirent et m’encouragèrent. L’idée saugrenue ne me vient donc pas de prétendre, après une déjà longue carrière, que je sois un méconnu et que des éloges ne m’aient pas été prodigués au delà même de ce que je méritais. Mais ce n’est pas la vanité seule qui nous incite à écrire des œuvres sincères dont la portée nous intéresse parfois plus que le résultat effectif… La douleur, l’émotion, la joie, la dure ou mélancolique expérience nous poussent à regarder au delà de nos propres pensées comme à travers des cristaux colorés. C’est le mirage créateur. Ce que l’on veut dire est parfois plus important que ce que l’on dit. Le dessein d’un ouvrage est quelquefois la préoccupation supérieure qui plane au-dessus de toutes les autres, et nous souffrons plus de voir méconnaître nos intentions artistiques, probes et désintéressées, que nos productions elles-mêmes.

Or, jusque dans les éloges, la critique, depuis quinze ans, n’a jamais cessé, à de rares exceptions près, de s’inscrire contre le sens de mes ouvrages, d’incriminer leur morale ; je peux même dire qu’elle n’a jamais cessé de les flétrir devant l’opinion publique, tout en en reconnaissant le talent ou la réussite. Elle n’a pas cessé de les inculper et de les écraser de charges dont elles étaient indemnes. C’est la critique qui, dès mes débuts, s’est interposée entre le public et elles, qui, dès la première représentation de chacune d’entre elles, a volontairement placé, entre la scène et la foule, cette espèce de voile susceptible d’inquiéter des spectateurs que les audaces, s’il y en a, et les sincérités de ma production eussent séduits ou attirés plus facilement. Encore maintenant, c’est le public qui s’est fait à la longue une conviction personnelle, et n’écoute plus d’autre expérience que la sienne ; il vient d’en donner une nouvelle preuve ; et, en rejetant le verdict insidieux de la presse, il a eu, cette fois, plus de mérite que de coutume ! On l’a trompé ; il le sait. Il a compris pourquoi.

Dieu sait quelles violences furent adressées au Phalène. Elles me sont familières. Dès ma première pièce j’ai connu ce langage : ce fut le ton avec lequel on accueillit mes premières démonstrations ; c’est à l’aide de ces armes qu’une certaine presse forgea tout de suite cette cuirasse de mascarade, créa cette légende d’immoralité suspecte, de complications inquiétantes dont le souvenir n’est sans doute jamais parvenu jusqu’à toi, jeune homme à qui ces pages s’adressent. Maman Colibri, la Marche Nuptiale, Poliche, provoquèrent la même obstruction véhémente, un chœur de protestations indignées.

Exactement l’opposé de ce que l’on aurait dû dire !… Morne idiotie !

La décadence, la névrose, le morbide, c’est l’appauvrissement des formes et la dégénérescence des vérités fondamentales qui alimentent l’art et la morale.

Et justement il faut voir, dans toutes les époques, avec quelle rage Géronte essaie de jeter l’accusation d’une infirmité, dont il sent ses moelles s’ankyloser, à la tête de ceux qui viennent ouvrir les fenêtres et balayer les ordures… Oui, il existe un malsain en art : c’est celui qui s’épanouit le plus librement sous la protection de ces sévères censeurs et qui corrompt le théâtre. C’est la pornographie du vaudeville national, l’autre sournoise pornographie de la pièce légère, qui dissimule sous des dehors de convention le vice le plus vulgaire, c’est le mélodrame pleurnicheur, la sucrerie élégiaque et bourgeoise, le faux optimisme béotien, signe suprême de décadence.

Les voilà, avec leurs complices éhontés de la presse, les officines de salles de rédaction, les voilà, les corrupteurs de la bourgeoisie française et les exploiteurs du mauvais goût public…

Ce sont généralement de froids méthodistes, des spéculateurs sans sincérité qui habillent la routine au goût du jour, — avec la complicité bienveillante de toute la corporation, auteurs et journalistes.

Mais l’art veille, — et la France a toujours été la première à se porter aux avant-postes.

Ah ! la vérité… Sais-tu, jeune homme, — j’y songe parfois — ce qui m’en a donné le goût, sans pour cela m’en avoir donné le pouvoir, hélas ! je le reconnais ? C’est mon éducation de peintre. À contempler, cinq ans, la nature au milieu de ces gens sains et frustres que sont, pour la plupart, les peintres, dans leur adolescence, j’ai acquis la vénération des formes vraies, de la ligne d’expression. La pureté du nu m’a donné le goût de la noblesse naturelle de l’homme, l’horreur de la pornographie, de l’hypocrisie, de l’équivoque, du sournois en art… Le nu a même eu, par son enseignement hautain, des retentissements plus profonds en moi… Il m’a justement donné la probité intellectuelle, et cette religion de la nature que depuis je porte en moi… Ce fut durant les années d’atelier que je compris la composition en art, le dessin ferme et synthétique et conçus à jamais l’horreur de l’anémie et de la mollesse… Je me souviens que cet amour du trait essentiel et de la ligne d’expression, je les ai toujours enviés chez les maîtres qui donnèrent de la vie des représentations sincères et directement inspirées : Rembrandt, Vélasquez, Manet, Degas, Degas surtout… dont le dessin est un puissant enseignement. Pour les infirmes, ce dessin-là, c’est la déformation, le laid, l’exceptionnel, le morbide. Point du tout. La structure humaine et son expression sont établies, chez Degas, selon des observations de plan, de valeurs, de rapports qui sont autrement puissants que les faux muscles d’école (oh ! le faux muscle en littérature aussi, quelle plaie !) ou le modèle académique, — nous vînt-il de Raphaël et de la Renaissance !…

Je ne suis cependant pas de ceux qu’on appelle des réalistes, ou du moins de ceux qui demeurent dans les données précises du réalisme… mais, d’autre part, s’il m’est arrivé de trop subtiliser la matière, — même quand je me suis trompé, et ce dut être souvent, — le sens humain m’a seul préoccupé. Et j’ai acquis aussi, chemin faisant, à ce contact permanent avec la nature, d’excellentes certitudes comme celle-ci : que dans toutes les branches de l’art on ne peut atteindre à l’universel que par le particulier… C’est une grande leçon.

Mais je ne m’attarderai pas ici à des discussions d’art. Je veux souligner simplement l’erreur flagrante de la critique d’aujourd’hui lorsqu'elle adresse des reproches qui consistent, en fin de compte, à prendre bénévolement du nu pour du déshabillé, des franchises pour des licences, des exactitudes pour de l’anormal, des développements ou de la synthèse pour de la préciosité ou de la brutalité ; ainsi de suite !… Hé quoi ! diras-tu, jeune homme, n’est-ce pas la loi ancestrale, depuis deux ou trois siècles au moins, mais pas plus, que la critique s’est inféodée dans les arts… ? Votre cas ne fut pas unique !… Et tu as raison, jeune homme. Les plus hardis comme les plus minimes novateurs n’ont-ils pas été accueillis par les mêmes épithètes ?… Et puis le temps passe… tout disparaît… et l’on s’étonne des résistances oubliées ; on arrive même à les nier… Dans mon cas, l’intéressant réside en ce fait que la résistance ne vint pas du public (c’est généralement le contraire qui se produit), mais d’une élite soi-disant chargée de diriger ce public ! Le public, lui, transgressa les ordres donnés. Il comprit peu à peu la sincérité indubitable de mes pièces, et s’y livra parfois totalement. Ce ne fut qu’aux reprises de ces pièces que les détracteurs désarmèrent, ce qui prouverait peut-être, en partie au moins, la bonne foi de leurs objections ou de leur colère, si l’on ne savait du reste qu’il est plus aisé de rendre justice à des ouvrages passés qu’à des ouvrages récents, et que très souvent on n’encense le passé que pour mieux écraser le présent. Je constate, quoi qu’il en soit, qu’à ces reprises, la presse fit entendre un autre son de cloche : « Est-ce nous qui avons changé à ce point ?… Le public n’était pas mûr, il y a quelques années, pour écouter cette œuvre qui, aujourd’hui, apparaît claire, directe, etc… ; elle a gagné en vieillissant comme le bon vin, etc. » Image absurde d’ailleurs et inopportune !

La plupart de mes pièces ont été ainsi reprises dans ces trois dernières années et ont rencontré la même palinodie ; j’ai cité : l’Enchantement, Maman Colibri, Poliche. Et je songe que si l’on avait tout de suite rendu justice à la mentalité de ces pièces et à leur probité artistique, au lieu de les honnir au début, il n’y aurait plus maintenant à souffler sur cette fumée encombrante et asphyxiante, qui se renouvelle à chaque expérience, et devient procédé stratégique chez une certaine opposition. « Calomniez, calomniez, il en restera toujours quelque chose », comme disait un grand créateur de légendes ! Et, de fait, la légende a le plus souvent force acquise. Ceux qui la créent savent bien ce qu’ils font. La postérité elle-même l’accepte sans contrôle, et que de fois elle a été la dupe d’une poignée d’anecdotiers ou de mystificateurs ! La pure spiritualité d’un Baudelaire, pour ne pas remonter plus haut, ne porte-t-elle pas, devant le public, le poids d’une légende suspecte, créée par ses contemporains ?… Les salisseurs professionnels sont d’habiles psychologues ! Croyez-vous que lorsqu’un Ferdinand Brunetière écrivait des choses déshonorantes, comme celles que je cite ici, à propos de Baudelaire, il faisait œuvre de critique ou de malfaiteur ?

« Le pauvre diable (Baudelaire) n’avait rien du poète que la rage de le devenir. Non seulement le style mais l’harmonie, l’imagination lui manquent. Si Baudelaire ne fut pas ce qu’on appelle un fou, du moins fut-ce un malade, et il faut avoir pitié d’un malade… Ce serait un scandale, ou plutôt une espèce d’obscénité que de voir un Baudelaire en bronze de son piédestal continuer de mystifier les collégiens. Il faut bien que quelqu’un le dise !… » Non, ce critique était conscient de son mensonge. Plein de fiel et d’envie, il profitait de son crédit (sur lequel il s’illusionnait comme tant d’autres) pour tenter d’étouffer le génie. Il le diffamait et souhaitait de le déshonorer !…

C’est Sainte-Beuve qui, pour châtier Balzac d’avoir osé « loué à mort » Stendhal, (on sait, écrivait-il avec modestie, combien je suis loin de partager l’enthousiasme de M. de Balzac) accusa publiquement, dans une causerie du lundi, — et le pauvre grand homme n’était plus là pour se défendre — l’auteur du Père Goriot d’avoir été payé de cet éloge par l’auteur de la Chartreuse de Parme : 3.000 francs (on précise, dans le métier). « Un service d’argent contre un service d’amour-propre, commente-t-il. Je n’ajouterai qu’un mot : ce mélange de gloire et de gain m’importune ! » Quelle intégrité professionnelle !… Ah ! les braves gens !

Croyez-vous qu’un Gustave Planche faisait œuvre de critique lorsqu’il écrivait : « M. Victor Hugo a maintenant trente-six ans et voici que l’autorité de son nom s’affaiblit de plus en plus !… » J’ai recueilli cette sottise tendancieuse parce qu’elle est si monumentale et si symptomatique qu’après cela il semble qu’il n’y ait plus qu’à tirer l’échelle !

Quand, plus près de nous, Jules Lemaître (je cite ici impartialement un critique qui fut toujours sympathique à mes productions) écrivait de Verlaine : « Les ahuris du symbolisme le considèrent comme un maître et un initiateur », n’essayait-il pas tout simplement d’intimider le sentiment public ? Le procédé est habituel. Je n’hésite pas à dire qu’il sera éternel comme la répulsion qu’il nous inspire.

Il faut en prendre son parti et écrire selon son cœur et son esprit. Cette équivoque, entre autres, dont parle Théophile Gautier, qui tente d’assimiler l’auteur à ses personnages, est une arme basse qui a trop rendu de services à l’opposition, depuis qu’il existe une critique, pour qu’elle soit abandonnée de sitôt !… Ayons confiance dans un arsenal aussi éprouvé ! À l’Enfant de l’Amour, cette feinte indignation atteignit déjà au paroxysme. Sans paraître comprendre quoi que ce soit à l’idéalisme d’un auteur qui poursuit son étude dans tous les milieux, la plus grande partie de la critique fut prise d’un haut-le-cœur comparable à celui que provoqua le Phalène. Une ligue contre l’immoralité de la scène française, livrée à l’ordure, fut même fondée à cette occasion par des journalistes, il m’en souvient !… Je ne vois dans mes oeuvres que la Femme nue qui ne souleva pas cette objection d’immoralité, et, à la rigueur, les Flambeaux, mais encore dans ce dernier cas avec de fortes restrictions. On me traita alors comme une brebis égarée qui revient au bercail de la salubrité publique ! Mais il y avait sans doute maldonne. Les apparences seules, le milieu où j’avais situé les Flambeaux, la pitoyable et simple aventure de la Femme nue, avaient dû égarer l’opinion de la presse, car le malheureux auteur récidiviste eut le chagrin de contrister à nouveau la classe la plus susceptible et la plus délicate de la société parisienne !

Je ne mets en cause que le grief d’immoralisme, car j’en donne ici la plus formelle assurance, je ne m’insurge pas le moins du monde contre les critiques qui furent adressées aux défauts ou aux défaillances artistiques de mes pièces. Je ne vais pas si loin que Théophile Gautier et je m’incline devant la tâche un peu vaine, mais non sans intérêt, de la critique lorsqu’elle verse dans l’analyse, et lorsqu’elle n’est pas l’émanation de l’esprit négateur qui retarde la marche du monde. La critique a droit de vie dans les lettres. Toutes les formes de la pensée sont belles. Si la censure en soi est chose absurde, l’analyse attentive, le disséquage réfléchi des œuvres est un louable exercice qui a ses maîtres, s’il n’eut jamais ses génies. Certes, la petite critique imbécile qui consiste à relever que le troisième acte est meilleur que le deuxième ou que la fin du premier paraît insuffisante, est tout à fait dénuée de valeur ou d’intérêt ; mais quand la presse n’est pas la circulation de la mort (voyez même les grossières et pernicieuses erreurs d’un Sainte-Beuve), elle est, au contraire, la circulation de la vie. Elle fait l’effet d’un sérum généreux qui active l’organisme et enrichit les échanges cérébraux. Non, jamais il ne me viendrait à l’idée, encore une fois, de m’insurger contre les critiques adressées à des faiblesses d’exécution ou à des tares littéraires, le reproche fût-il inexact ou sévère. Il est fort possible que je ne sache pas écrire en français, ni construire un caractère et que mes ouvrages soient, selon l’expression dont un critique notoire [1] salua mes débuts, « un crime de lèse-littérature qui devrait être puni par les tribunaux ». En tout cas, c’est un droit de l’écrire. Je m’élève seulement contre l’intervention du point de vue moral, qui constitue une éternelle déloyauté.

Toutefois cette déloyauté n’est pas seulement le fait de l’envie embusquée. Songez au nombre d’ennemis naturels que l’on compte dans une salle de théâtre ! Ceux qui se sentent atteints confusément dans leurs habitudes littéraires, dans leurs convictions politiques (cela domine terriblement toutes les autres questions) ou artistiques, voire même dans leurs habitudes confessionnelles. Beaucoup de ces gens ont une clientèle à satisfaire ! Il faut compter aussi les naïfs qui ne peuvent pas dépasser leurs doses coutumières, ceux qui n’ont jamais réfléchi sur eux-mêmes et se trouvent en face tout à coup d’un spectacle où la vie est exposée, selon une excellente expression, « en profondeur », les demi-intellectuels qui s’en tiennent à la lettre, les snobs qui sont des microbes prolifères et contagieux ; il y a des négateurs systématiques ; les admirateurs éternels du poncif en art ; d’autres qui, sur des œuvres assez diverses comme les miennes, ne savent pas bien sur quoi étayer leurs convictions ou leurs répulsions ; ceux qui croient sincèrement que parce qu’on traite des sujets vivants ou bourgeois, on déchoit de la poésie ; ceux pour qui le gros succès de public, la centième représentation, est un critérium infaillible d’infériorité. Il y a les partisans du réalisme intégral qui haïssent l’approche de tout lyrisme et aussi les arrière-gardes des anciennes écoles d’avant-garde… Que sais-je !… Les rédacteurs qui sont obligés d’obéir à leurs directeurs et aux amis de la maison ! Tous s’accordent sur un point : trouver en face d’eux le signe de l’immoralité. C’est là, pour l’opposition, un terrain d’entente toujours très facile parce qu’il est vague et que l’accusation portée a la force d’un argument d’intimidation.

Mais on trouve encore à cette résistance une raison supérieure : elle est d’ordre général, éternel, celle-là, et dépasse toutes les autres. C’est qu’une pièce, lorsqu’elle apporte une conception un peu neuve doit choquer non pas les êtres incultes ou à culture assez inférieure pour qu’ils ignorent le parti pris, mais ceux au contraire qui sont enrichis de formules, de traditions, de conventions antérieures et de beautés classifiées. La brièveté du spectacle, le tumulte des couloirs, le goût naturel de nier ou de rabaisser l’effort, la joie d’avilir, de dénigrer, de défendre des intérêts opposés et des firmes commerciales, l’impossibilité aussi où se trouve l’auteur de développer en scène l’idée profonde de son œuvre, chargé qu’il est de représenter de la vie directe, l’habitude que l’on a de considérer la valeur de la pièce intrinsèquement, sans la rattacher à des conceptions générales de l’auteur, cette légèreté dans l’information qui est une des plaies du journalisme et de l’opinion, tout cela fait le reste et forme un poids mort qui retarde effroyablement la vérité, — malgré l’intelligence ou la capacité de l’élite ! Je parle de cette véritable élite dont le silence ou la réprobation « font le tourment des mauvais écrivains », et qu’un auteur du XVIIIe siècle appelait : les quarante justes de la capitale.

Mais, que vous donniez une heure, un jour ou une semaine de réflexion, ou même cinq ans (cinq ans vaut mieux cependant), à qui doit nous juger, il n’en subsistera pas moins ceci : toute œuvre qui apporte une nouveauté de conception doit nécessairement choquer ses contemporains en vertu de ce principe que toute beauté nouvelle dérange en nous ce qu’il y a de précédent, d’acquis.

C’est toujours le point déterminant de la conception qui suscite l’objection première. Et, par un fatal mais un peu mélancolique retour, c’est lui qui sera plus tard la sauvegarde et l’intérêt de l’œuvre. Reportez-vous aux novateurs d’autrefois ou de naguère et vous constaterez vous-même cette loi d’équilibre.

Une impression neuve froisse en nous les traditions. On traite de lacune le fruit des vérités retrouvées ou renouvelées. Manet rejoignait les classiques ; ses contemporains le prenaient pour un anarchiste ou un malade.

Jadis, j’ai moi-même souri du Balzac de Rodin par première impulsion. La volonté d’art du Balzac est pourtant belle, saine, logique. J’étais absurde comme tout le monde ! Il faut, même à un esprit averti, le crible du temps pour qu’il puisse concevoir la sincérité ou l’étendue d’un point de vue nouveau, d’une formule qui rompt avec les canons établis.

On devrait savoir surmonter la première impression que vous procure le contact d’une œuvre un peu nouvelle, car cette première impression, désagréable en ce qu’elle blesse, comme je l’ai dit, les conceptions acquises, ne peut être évitée. Des gens qui, en musique, avaient la conception de la mélodie selon le mode de Gounod, devaient être nécessairement choqués par la conception de la mélodie wagnérienne ; ainsi de suite. Chaque œuvre apporte une atmosphère à elle, particulière, qui l’enveloppe, l’étreint et procure toujours au premier auditeur une vague sensation d’incohérence. Il faut la dépasser. Malheur à ceux qui s’arrêtent à l’objection ! Ils seront éternellement Bouvard et Pécuchet et, avouons-le, c’est, la plupart du temps, le cas de la critique. L’objection est dans tout, même dans les chefs-d’œuvre. Wagner faisait du bruit, c’était vrai !… Debussy aujourd’hui est compliqué… Eugène Carrière peint dans la fumée : c’est vrai !… Besnard éclaire ses personnages avec des lanternes : c’est vrai !… Puvis est un déformateur : c’est vrai !… Et qu’est-ce que cela peut faire, grands dieux !… Le jugement initial des contemporains s’arrête à ces impressions. Les auditeurs ou les spectateurs ne savent pas s’accuser eux-mêmes d’infériorité, ni surmonter l’irritation que leur procure ce premier contact indécis, franchir les frontières au-delà desquelles, avec un peu d’effort et de bonne volonté, ils trouveraient, tout de suite, ces satisfactions intellectuelles et ces plénitudes d’esprit qu’ils finissent par trouver quelques années plus tard, lorsque d’autres novateurs sont arrivés à leur tour et ont porté, plus loin encore, leurs jalons dans un champ où l’expérience est illimitée et où l’évolution s’accroît de façon incessante.

Mes pièces, sans être, je l’avoue, des phares de cette importance, et avec toutes leurs faiblesses ; mais parce qu’elles apportaient successivement quelques nouveautés de point de vue, parce que, la douleur ou la joie, les mouvements de l’âme, l’amour-passion, s’y exprimaient selon des modes inaccoutumés à la scène, et, peut-être surtout, parce que ma franchise jetait un jour plus concentré sur certains aspects intérieurs, mes pièces subirent ce sort commun. J’ai toujours eu horreur de me répéter, et j’ai par cela même déçu souvent des sympathies à l’heure juste où elles venaient de s’habituer à mes précédentes tentatives. Il m’eût été facile de faire le contraire. Le vrai succès, hélas ! n’est généralement obtenu par l’artiste qu’au moment même où il rabâche et ne vit plus que sur ses procédés. Progresser, chercher autre chose, c’est l’art certain de décevoir.

Mettons que mes pièces aient été, quand elles ont paru, quelque peu en avance sur le mouvement théâtral (ce qui ne veut pas dire qu’elles aient été meilleures ni plus parfaites pour cela), et voilà peut-être ce qui explique le mieux les différences d’accueil qui leur ont été réservées à leur création et à leur reprise. Je n’exagère pas d’ailleurs l’importance de cette avance et n’en tire d’autre vanité que celle d’avoir un peu poussé à la roue, avec ardeur. Car, qu’est-ce que cinq ou six ans d’avance, lorsqu’il s’agit d’un art comme l’art dramatique, lequel, grâce aux mensonges et aux artifices florissants, retarde toujours, comme il a été dit, de cinquante bonnes années sur les autres formes de la littérature !… Paradoxe tout de même un peu exagéré que ce retard, si l’on veut bien se reporter aux chefs-d’œuvre de la comédie dramatique qui n’ont jamais été plus abondants que dans les trente dernières années : Amoureuse, le Passé, la Course du Flambeau, Amants, L’Invitée, etc., tout ce répertoire si riche et si varié où, dans les sphères les plus diverses ou les plus opposées de la pensée, voisinent journellement et de façon si vivante, des oeuvres comme le Repas du Lion et le Tribun, la Foi et le Duel, de beaux rêves de visionnaires comme Intérieur, ou Pelléas, des farces tragiques, comme les Affaires sont les affaires, et tant d’autres témoignages de l’activité productive de notre époque !

En tête de la Marche Nuptiale, j’écrivais jadis ceci :

« C’est toujours par ce qu’elle contient de vérité qu’une œuvre nouvelle choque ses contemporains. C’est toujours et seulement pour ce qu’elle aura contenu de vérité que cette œuvre est appelée à subsister dans l’avenir. »

Précisément, à l’heure où j’écris ces lignes, la Marche Nuptiale, à son tour, reçoit à la Comédie-Française, de la part du public et des critiques mêmes qui, jadis, l’ont pourfendue, un accueil presque sans restriction ; bref, une consécration telle qu’il m’est permis de me reporter au jour de sa création où la pièce fut tellement discutée, et si médiocrement goûtée. Alors comme aujourd’hui, moins âpres mais tout aussi flagrantes, c’étaient les éternelles rengaines : « détraquement, névrose, malsain, etc… » Et il n’y a que huit ans de cela ! Le temps marche vite et l’évolution se fait rapide. Ce qui était impur hier est pur aujourd’hui… Ainsi va le monde, et c’est très beau, très réconfortant et très sain !

Mes prophéties ne sont donc pas téméraires, et pas une preuve, en tout cas, ne m’a été donnée que je me fusse trompé. Il faut par conséquent excuser ma présomption. La Cour d’appel fait autorité. Il reste bien une autre et suprême juridiction, mais celle-là, il est trop hasardeux d’y prétendre : elle ne dépend que de la postérité. Contentons-nous de la leçon du présent.

Pour moi, je continuerai, dans ma bonne foi et dans une solitude résolue, de donner les ouvrages dont j’ai le dessein ou l’ambition… Je crois qu’il n’est pas de plus grand honneur que celui de recevoir l’éloge de ses pairs, lorsqu’il se présente ; qu’il faut être fier de recueillir l’assentiment de ceux que l’on admire, l’assentiment aussi de la grande foule ; mais si, par hasard, ils vous font défaut, l’un ou l’autre, ou tous deux, il convient de ne s’en inquiéter guère et de continuer son chemin, insensible au concert d’imprécations, plus ou moins sincères, que, pour ma part, j’entends à mes oreilles depuis quinze ans, et derrière les voix plus autorisées que nous aimons et que nous vénérons.

Si je me trompe, je le ferai en toute honnêteté, et aussi en toute indépendance (il n’y a d’intéressant que de produire sans s’occuper du résultat), persuadé, par ma propre sincérité, qu’en matière dramatique j’ai apporté des œuvres bonnes ou mauvaises — c’est un autre point de vue — mais à coup sûr les plus idéalistes, les plus droites et peut-être aussi les plus morales, de ces dernières années. Je le dis comme je le pense… Au bout du compte, c’est l’ensemble de ces pièces et de ces personnages qui sera peut-être intéressant.

J’ai devant moi des sujets tout tracés, de quoi alimenter de longues années encore de ma vie. Chaque pièce viendra à son heure ; il faut écrire ce que l’on a l’envie impérieuse ou distraite d’écrire.

Je serai peut-être impuissant à réaliser mon espoir dignement, mais je peindrai jusqu’à l’amour dans le peuple et même chez des cœurs bourgeois. Je dirai l’amour dans tous les cœurs. Et j’estime que je fais œuvre saine et robuste si cette œuvre émane au fond d’un esprit d’idéalisme passionné. Je vais même paraître plus présomptueux encore ! Je suis sûr que tout ce que j’ai écrit doit térnoigner de cette recherche de beauté à travers le jardin des âmes, et que tout y clame la pitié, la forme la plus haute de la justice. J’ai pitié de tout ce qui souffre, de toutes les forces écrasées, je hais les hypocrites, les opportunistes, les oppresseurs. J’aime la France de la liberté et de la pensée généreuse. Je crois au peuple ; à l’affranchissement de la femme, et de tous les esclaves. J’ai foi dans le progrès humain. Je déteste les idées conventionnelles. J’aime passionnément la nature, et je mourrai avec la conviction que l’humanité marche vers des codes merveilleux de justice, et de fraternité, en dépit de toutes les horreurs. J’accepte de nos pères cet héritage d’idéalisme.

J’ai écrit en épigraphe, quelque part : « Ariel est dans Caliban ». Cette phrase résume à peu près toute ma conviction. Elle veut dire que la matière et l’esprit sont indissolubles, se combinent l’une l’autre et que les forces admirables mais terribles de la vie sont éternellement perfectibles : Ariel est partout prêt à jaillir, comme l’eau du rocher. Cette phrase veut dire que toutes les lois de nature sont belles et respectables, à commencer par l’amour, splendeur de la vie, et que le péché et l’ordure ne sont pas à sa base. Elle veut dire, cette phrase, que le rythme de la vie, avec ses instincts et ses lois imposées, est la chose admirable contre laquelle il ne faut pas s’insurger en la salissant, mais qu’on doit admettre en la vénérant. Les hommes, les sociétés et les religions ont eu le tort antique de nier ou de déformer la beauté de ces forces génératrices. Mais, par contre, ces forces ne sont que des bases ; Caliban n’est que de la matière. Et cette phrase veut dire aussi, par conséquent, que l’honneur de l’humanité doit être de s’attacher à spiritualiser l’instinct et l’intuition, à agrandir les limites de la conscience. J’ai été heureux de voir préciser magnifiquement, en ces dernières années, par Bergson, des idées sur l’intuition qui, chez moi élémentaires, faisaient l’objet de mes préoccupations. Dans leur humble et mince sphère, mes pièces ne signifient pas autre chose que cela : quelques luttes de l’âme humaine en face des lois secrètes, indestructibles, belles ou fatales de la vie et de l’évolution. C’est une très simple philosophie, voyez-vous, qui m’inspire, une philosophie de « constatation », si j’ose m’exprimer ainsi. Plus de thèses, plus de théories, plus de systèmes, plus de satires ! L’auteur dramatique ne doit pas être autre chose qu’un enregistreur impartial et un observateur résolu. Sans cela nous ne peignons plus et ne dramatisons plus la vie, mais des entités ou des chimères arides. Le réel doit sans cesse baigner, envelopper les contours de nos conceptions et elles doivent cependant plonger leurs racines dans le sol invisible qui est le creuset mystérieux de la nature. Gœthe a imaginé les Mères, les matrices cachées du monde, procréatrices lointaines, toujours tangibles, du moindre de nos gestes, génératrices de ces forces indisciplinées que l’on nomme : l’instinct et l’intuition. Eh bien, il faut que malgré le sens humain sans lequel il n’est pas d’art dramatique, malgré les apparences les plus subtiles du réel, il y ait, dans la coulisse comme dans le tuf profond que nous foulons, ces personnages vénérables, ces déesses inamovibles qu’un poète nomma si exactement : les Mères.

Mais l’entreprise serait trop grande !… Je laisse à d’autres l’espoir de la réaliser !… Je connais mes forces et je n’ai ni fausse humilité ni sot orgueil. Je veux dire simplement que les intentions sont bonnes, l’exécution plus douteuse, et qu’au surplus il ne faut travailler que lorsqu’on a quelque chose à dire. Mes écrits sont dépourvus de concession ou d’inquiétudes de carrière ; leur simple franchise passe même pour de la suffisance ou de la morgue — à tort d’ailleurs !… Au point où j’en suis, je n’ai qu’à continuer d’écrire ce que je désire écrire, sans m’occuper du résultat, tout bonnement, et les pieds au feu…

Dans la solitude seulement, on peut récréer un peu la vie et se la rappeler… Il n’est rien de tel que de rêver et, dans le secret de soi-même, d’embrasser des images, ou de réveiller des souvenirs… pour s’en aller, un soir, comme le petit Poucet, qui, le long de la route, aura semé des cailloux blancs, noirs ou roses, devant que le temps les chasse dans le fossé…

Mais je m’aperçois, jeune homme, que je t’oubliais !… La violence et la prolixité des attaques m’ont entraîné à enfreindre la pudeur naturelle de l’écrivain. Tant pis ! Au moment où tu lis ces lignes, tout cela est un débat si lointain, si oublié, n’est-ce pas ! À l’heure actuelle, tu sais que rien, dans aucune branche de l’esprit, n’a pu arrêter le progrès et la marche de révolution qui entraîne la France vers des buts de clarté, de justice… Et c’est l’essentiel ! Le monde s’est sans doute encore éclairci, illuminé pour toi, avant que tu tendes le flambeau à d’autres coureurs… Pardonne-moi de t’avoir aussi longuement importuné de moi-même. Mais si, par hasard, la morale de ton temps n’est pas meilleure que celle du nôtre, si, par impossible, tu as souffert des mêmes souffrances, triomphé peut-être des mêmes erreurs, tire de ces lignes un léger mais salutaire enseignement ! Va, console-toi allègrement ; travaille avec douceur dans la solitude, sans t’occuper d’autre souci que celui, par surcroît, d’aimer, de t’enthousiasmer et de vivre… Permets que je te quitte, en te rappelant — pour le cas où tu douterais de toi-même et où les voix fallacieuses auraient troublé ta volonté — deux belles paroles ; l’une de Renan qui termine les Souvenirs de Jeunesse : « Le public a l’esprit plus large que n’importe qui. « Tous » renferme beaucoup de sots : c’est vrai ; mais tous renferme les quelques milliers d’hommes ou de femmes d’esprit pour qui seuls le monde existe. Écrivez en vue de ceux-là. »

L’autre de Banville est plus belle encore : « On périt de ne pas oser. »

Oui, on ne meurt que de cela… Mais on meurt bien.

Décembre 1913.

Cette préface et la note qui la précède ont été antérieurement publiées par Henry Bataille dans le volume intitulé Écrits sur le théâtre (Crès, éditeur).


PERSONNAGES


Mmes
Thyra 
Yvonne de Bray.
Mme de Marliew 
Aimée Tessandier.
Éléonore de Hongrie 
Moreno.
Duchesse d’orque 
Dermoz.
Comtesse Noémie-Stéphanie 
Ellen-Andrée.
Allegra 
Marthe Lenclud.
Green 
Messery.
Miss Salomé 
Clady.
Mlle Foreau 
Jane Cayzac.
 
MM.
Le prince Philippe de Thyeste 
Paul Capellani.
Lignères 
Pierre Magnier.
Lepage 
Pierre Joffre.
Corneau 
Pradier.
Osterwood 
Aur. Sidney.
Le Journaliste 
Chartrettes.
Artacheff 
Mendaille.
Pinatelli 
D’Ambrosio.
Domestique 
Dardier.
Yoro 
Hoffmann.
Le Charretier 
Serafini.
Le Pâtre 
Marini.



PREMIÈRE PARTIE



ACTE PREMIER

Un atelier de goût très moderne arrangé par un décorateur très avancé, auquel on a confié la décoration entière de cet hôtel particulier. Une partie dénudée, sobre, réservée au travail. Dallage de marbre. Dans cette partie, les selles, des ébauches de sculpture, un seau d’eau ; dans l’autre partie, des divans, des meubles d’ébène, des fresques de mosaïque, des vasques de marbre, coupole dorée, — beaucoup d’or et de laque japonaise noire, un aquarium rempli de coraux, des biches pompéiennes en bronze posées sur les dalles, une réduction de la Victoire de Samothrace sur une colonne de porphyre. La verrière de l’atelier, dans la partie du travail, découvre une cour plantée de tilleuls. En face, on aperçoit un autre bâtiment composé d’ateliers. Un grand lévrier noir, à collier blanc, avec, aux pattes, des bracelets d’argent, dort sur un coussin. Un escalier de bois doré, à droite, conduit intérieurement aux appartements de Thyra de Marliew. Dans le fond, la porte, or et blanc, qui conduit aux salons et aux galeries d’entrée. À gauche, la petite porte de l’escalier particulier de l’atelier. Cette petite porte donne sur une antichambre.



Scène PREMIÈRE


MADAME DE MARLIEW, GREEN, puis YORO.

(Madame de Marliew entre ; une femme de chambre arrose avec une lance une sculpture entourée de linges. Elle puise l’eau dans un grand seau et arrose méthodiquement. Madame de Marliew en toilette de réception. Bijoux exubérants.)
MADAME DE MARLIEW.

Qu’est-ce que vous faites là ?

GREEN.

Mais, Madame, j’arrose la sculpture de Mademoiselle. Elle n’a pas été mouillée depuis hier et comme il est deux heures…

MADAME DE MARLIEW.

Enfin tout cela est inexplicable ! Mademoiselle ne vous avait pas donné d’ordres ?

GREEN.

Mais non, Madame ! C’est moi qui ai eu l’idée de mouiller les linges, comme cela m’est arrivé bien des fois. Mademoiselle m’a recommandé « chaque fois qu’elle tarderait à rentrer de jeter un peu d’eau ».

MADAME DE MARLIEW.

Je commence à être très inquiète, savez-vous !

GREEN.

Oh ! Madame aurait tort de s’énerver.

MADAME DE MARLIEW.

Deux heures ! Il lui est sûrement arrivé quelque chose. Elle avait séance, n’est-ce pas ?

GREEN.

Mais oui, Madame, le modèle est là. Il y a déjà plus d’un quart d’heure qu’il attend à côté, dans le cagibi.

(Elle désigne une petite porte.)
MADAME DE MARLIEW.

Vous voyez… C’est effrayant ! (Elle entr’ouvre à gauche la petite porte. Elle parle au modèle.) Bonjour, Pinatelli ! Mademoiselle ne vous avait rien dit de particulier pour aujourd’hui ? Elle vous avait commandé de venir à l’heure ?

LA VOIX DU MODÈLE.

Comme d’habitude, Madame, à une heure et quart.

MADAME DE MARLIEW.

Bien, attendez.

(Elle referme la porte.)
GREEN.

Mais il est déjà arrivé à Mademoiselle de ne pas déjeuner sans avoir averti.

MADAME DE MARLIEW.

Oui, mais jamais dans des conditions pareilles. Tout ce que vous m’avez appris est bouleversant. Jusqu’à midi, je n’étais pas trop inquiète, mais maintenant… D’autant plus que c’est mon jour… elle sait que je pourrais m’énerver… que peut-être la comtesse Stéphanie viendra. Voyons, je vous en prie, Green, ne me cachez rien et dites-moi comment les choses se sont passées ce matin.

GREEN.

Je ne cache absolument rien à Madame. Cela s’est passé exactement comme je l’ai raconté : Mademoiselle avait l’air naturel ; elle m’a demandé un vieux costume, à moi ; j’ai cru qu’elle voulait le mettre à un modèle. Je le lui ai donné sans explications. Elle l’a emporté dans sa chambre, et puis j’ai été stupéfaite de voir sortir Mademoiselle affublée de mon costume. Elle avait mis un chapeau très commun… qui ne devait pas être à elle… des gants de filoselle et je crois même bien me rappeler, tenez, Madame, qu’elle portait sur le bras un châle tricoté… noir.

MADAME DE MARLIEW.

Un châle !

GREEN.

J’ai souri quand je l’ai vue attifée ainsi. Elle m’a seulement dit : « N’est-ce pas, je suis bien ? » et puis elle a disparu.

MADAME DE MARLIEW.

C’est un peu fort ! Où a-t-elle pu se rendre ? Rien dans ses habitudes ne correspond à ce genre de fantaisie. Si capricieuse qu’elle soit… Ah ! par exemple ! quand elle rentrera, je la gronderai vertement !

GREEN.

Mais Madame sait bien qu’une fois, avec Monsieur Bogidar, elle s’était habillée d’un manteau de pauvresse. Ils étaient allés visiter tous les deux les quartiers pauvres. C’était pour faire des croquis. Est-ce que Madame s’en souvient ?

MADAME DE MARLIEW.

Oui, oui, je me souviens ! Il lui est arrivé, à Nice, d’aller observer sur nature des gestes, des attitudes, mais, dans ce cas, elle m’avait toujours avertie. Ce qu’il y a de stupéfiant, encore une fois, c’est qu’elle n’ait mis personne au courant, surtout de son retard. Mon Dieu ! pourvu qu’il ne lui soit rien arrivé !

GREEN.

Oh ! Madame, c’est impossible !

MADAME DE MARLIEW.

Je viens de monter dans sa chambre et cela ne m’a pas rassurée. Il y a les traces d’une nuit agitée. Mademoiselle a dû boire du thé toute la nuit.

GREEN.

Oui, mais le lit était défait.

MADAME DE MARLIEW.

À terre il y a des livres avec des coupe-papier. Elle a dû lire, selon son habitude, près du poêle électrique. Enfin, nous allons voir l’explication tout à l’heure ! Le prince doit venir vers quatre heures, il est hors de doute qu’elle sera rentrée pour la visite de son fiancé !

(Un domestique nègre entre.)
LE NÈGRE YORO.

Madame, est-ce du champagne rosé qu’il faut verser sur les grape-fruits ?

MADAME DE MARLIEW.

Bien entendu. Vous l’avez mis dans la glace ?

YORO.

Oui, Madame.

MADAME DE MARLIEW.

Et a-t-on téléphoné chez Rumpelmayer ?

YORO.

Oui, Madame.

MADAME DE MARLIEW.

Tout est apporté ? Le chocolat au coco ?

YORO.

Ah ! on a oublié. Madame !

MADAME DE MARLIEW.

Comment, on n’a pas encore commandé chez Fullers, et il est deux heures ! Vous n’en faites jamais d’autres ! (Le domestique sort. À Green.) Tenez, frottez-moi un peu les ongles, j’ai les mains dégoûtantes. (Un domestique entre avec un bouquet.) Ah ! voilà le bouquet habituel. (Elle détache la carte.) Naturellement, prince Colonna de Thyeste. (Le domestique sort. À Green.) Mettez le bouquet dans le grand vase… ou plutôt non, elle l’arrangera elle-même. Tenez, dans le seau d’eau. Mon Dieu ! Mon Dieu ! mais j’oubliais Thyra, moi !… Je ne sais pas l’heure.

(Elle cherche de l’œil machinalement une pendule.)
GREEN.

Madame se souvient que Mademoiselle a proscrit les pendules dans l’atelier ; il n’y a qu’un sablier… je n’ai jamais pu voir l’heure à un sablier.

MADAME DE MARLIEW, (prenant le sablier noir.)

Moi non plus ! J’ai envie de téléphoner à Mademoiselle Popesco. Peut-être Monsieur Lepage a-t-il quelques nouvelles ? Regardez s’il est dans son atelier.

GREEN, (s’approche de la porte vitrée de l’atelier, se hausse.)

On ne voit pas bien d’ici, mais je pense bien que Monsieur Lepage doit avoir sa séance habituelle. Si Madame veut, je vais descendre…

MADAME DE MARLIEW.

Attendez encore.

YORO, (rentre.)

Madame, il y a quelqu’un.

MADAME DE MARLIEW, (s’exclamant.)

Déjà ! Je ne reçois qu’à quatre heures ! Faites descendre tout de même au salon.

YORO.

Non, Madame, ce n’est pas une visite pour Madame… c’est une visite pour Mademoiselle. Un journaliste. Mademoiselle avait, paraît-il, donné rendez-vous. Voici sa carte. Il attend déjà depuis un quart d’heure.

MADAME DE MARLIEW, (lisant.)

Un journaliste. Est-ce qu’il a un appareil photographique ?

YORO.

Je ne crois, pas Madame. Il a l’air seul.

MADAME DE MARLIEW.

Il y a un quart d’heure qu’il est là ? Faites monter (Yoro sort.) Je vais le recevoir. Il ne faut pas faire attendre un journaliste. C’est toujours horriblement dangereux ! Vous voyez, vous voyez, elle avait donné rendez-vous ! Elle avait donné rendez-vous ! Oh ! mais ça devient extrêmement inquiétant, je vous assure.

GREEN.

Oh ! un journaliste !… Mademoiselle n’y aura seulement pas fait attention.

MADAME DE MARLIEW.

Descendez vite. Demandez à Monsieur Lepage si ma fille ne lui avait rien dit qui puisse nous expliquer son retard. Mais, de toutes façons, ne lui parlez pas de l’accoutrement dans lequel Mademoiselle est sortie.

GREEN.

Bien, Madame.

(Elle sort, le nègre fait entrer le journaliste.)


Scène II


MADAME DE MARLIEW, LE JOURNALISTE

MADAME DE MARLIEW.

Entrez, entrez, Monsieur. Ma fille n’est pas encore là. Je l’excuse auprès de vous…

LE JOURNALISTE.

Oh ! Madame…

MADAME DE MARLIEW.

Si. Ma fille a l’habitude d’être ponctuelle, mais elle s’occupe aujourd’hui d’une œuvre de bienfaisance avec Madame Juliette Adam. Je craindrais de vous faire attendre trop longtemps.

LE JOURNALISTE.

Mon Dieu, Madame, je viens surtout en informateur. J’aurais été heureux, pour notre journal, d’une interview personnelle, à propos de la médaille qui vient d’être décernée, au Salon, à Mademoiselle de Marliew. Nous aurions désiré aussi quelques renseignements personnels sur les habitudes, les mœurs et les projets de Mademoiselle votre fille.

MADAME DE MARLIEW, (le toisant.)

Mais, ma fille, Monsieur, a des mœurs extrêmement normales !

LE JOURNALISTE.

Excusez-moi, Madame, je me suis mal exprimé. Mais nous aurions été heureux de donner dans notre journal quelques détails sur l’existence intime et artistique d’une personne qui, en quelques mois de vie parisienne, a su conquérir une célébrité considérable, aussi bien dans la société mondaine que dans la société artistique… D’ailleurs, il me suffit de pénétrer dans cet intérieur : je vois tout de suite le goût et le luxe dont vous êtes entourée. L’atelier de travail, sans doute ?…

MADAME DE MARLIEW.

Oui, Monsieur ! le petit coin où ma fille sculpte, lit et reçoit quelquefois, quoiqu’elle vive un peu en sauvage…

LE JOURNALISTE.

Je serai tout à fait sincère. Je viens aussi de la part du journal vous demander si la nouvelle des fiançailles de Mademoiselle de Marliew avec un des plus grands représentants de l’aristocratie italienne est confirmable, et, dans ce cas, Madame, je vous aurais demandé l’autorisation de faire paraître, dans notre journal, une toute petite photographie des fiancés… C’est l’usage…

MADAME DE MARLIEW.

Mais, Monsieur, en effet, la nouvelle est exacte et officielle. (Avec orgueil.) Vous voyez là justement les fleurs quotidiennes que le prince de Thyeste envoie à sa fiancée…

LE JOURNALISTE.

Dans le seau ?… Ah ! c’est très intéressant, Madame… très intéressant…

MADAME DE MARLIEW.

Jusqu’à un certain point… mais je me mets à votre disposition si vous désirez quelques détails généraux.

LE JOURNALISTE, (prenant son calepin.)

Depuis combien de temps Mademoiselle votre fille s’est-elle consacrée à la sculpture ?

MADAME DE MARLIEW.

Trois ans seulement, Monsieur. Elle avait une très jolie voix, mais elle a préféré se consacrer à la sculpture. Ç’a été une vocation irrésistible, pure vocation d’ailleurs, car notre situation personnelle et mondaine nous permettait…

LE JOURNALISTE.

Je sais, Madame, je sais… Elle est l’élève, je crois, de Monsieur Lepage ?

MADAME DE MARLIEW.

Oui, Monsieur. Elle a étudié aussi avec Rodin ; mais, enfin, c’est Lepage qui est son conseiller habituel. Il habite en face. C’est sur ses avis que nous avons loué cet hôtel que les décorateurs les plus outranciers ont décoré de façon assez moderne, vous voyez. Nous allons donner quelques réceptions dans les salons du bas où je reçois, car ma fille, elle, ne reçoit jamais. C’est justement mon jour et je m’excuse d’écourter cet entretien. Ah ! n’oubliez pas de dire, Monsieur, que ma fille est catholique… que l’infante est de nos meilleures amies. Et, d’ailleurs, les premiers succès de Thyra ont eu le don d’enthousiasmer nos compatriotes. Notre ancienne souveraine, la princesse Éléonore de Hongrie, depuis qu’elle a abdiqué, s’intéresse beaucoup à l’art, et, dans ses voyages, elle ne manque jamais de venir causer avec ma fille qui est sa protégée, son amie.

LE JOURNALISTE.

Très intéressant… très intéressant. (Il prend des notes.) Je voyais tout à l’heure des livres sur la table… Puis-je jeter un coup d’œil sur les lectures préférées de la jeune artiste ?

MADAME DE MARLIEW.

Faites, Monsieur.

LE JOURNALISTE.

Oh ! mais c’est un livre latin, Ovide !

MADAME DE MARLIEW.

Oui, Monsieur, ma fille connaît le latin. Elle lit même un peu le grec. Elle lit en ce moment Plotin (Elle prononce Plautine.), à moins que ce ne soit Plautin, ou…

LE JOURNALISTE, (souriant.)

Mon Dieu, Madame, je ne suis pas très fixé moi-même.

MADAME DE MARLIEW.

Malgré sa connaissance des langues étrangères, vous pouvez le dire, Monsieur, ma fille est très française, très française.

LE JOURNALISTE.

Bravo, Madame.

MADAME DE MARLIEW.

Je tiens beaucoup à ce mot, — française ! Ma fille a été élevée à Monte-Carlo et c’est pourquoi elle n’a pas le moindre accent. Nous vivions beaucoup à Monte-Carlo, à cause de la santé de mon pauvre mari qui y est mort dernièrement. Oui, Monsieur, je vis seule avec ma fille. Nous avons beaucoup séjourné en Italie aussi… à Rome, où l’aristocratie romaine nous a tout de suite fêtées.

LE JOURNALISTE.

Et c’est sans doute à Rome que vous avez rencontré le prince de Thyeste ?

MADAME DE MARLIEW.

Il s’est épris tout de suite de ma fille, oui, Monsieur.

LE JOURNALISTE.

Continuera-t-elle la sculpture, après son mariage ?

MADAME DE MARLIEW.

Mais, certainement. Elle a montré des dispositions si éclatantes ! Tous les artistes s’intéressent à elle. À Paris, nous recevons d’ailleurs toute l’élite…

LE JOURNALISTE.

Et sur ses habitudes, pouvez-vous me donner quelques renseignements, quelques particularités qui intéresseraient nos lecteurs… Elle monte à cheval, je crois ?…

MADAME DE MARLIEW, (avec volubilité.)

Oui, Monsieur ; généralement tous les matins, elle va faire un tour au Bois et elle en reviendrait si, comme je vous l’ai dit, une œuvre de bienfaisance ne l’avait attirée ce matin tout particulièrement… Elle a chassé le renard et le cerf dans les hauts comtés. Que puis-je vous dire encore ?… Elle fabrique des parfums et des essences elle-même… Elle a acheté un champ en Toscane, où se trouvait du lapis-lazuli pour broyer elle-même une cire bleue dont elle a fait une statue de la Vierge…

LE JOURNALISTE.

Ah ! vraiment, Madame…

MADAME DE MARLIEW.

Elle danse comme pas une, des danses de John Dolwand… Quoi encore ?… Que puis-je vous dire… Le poète italien d’Annunzio a dit qu’elle avait une voix qui était comme un arc-en-ciel déployé… Quoi encore ?… Elle joue de la harpe délicieusement et du cymbalon.

LE JOURNALISTE.

Du ?

MADAME DE MARLIEW.

Un de nos instruments nationaux. Très joli, Monsieur, très joli… Quoi encore ?… Elle adore les chiens qui ne font pas de bruit : celui que vous voyez vient des élevages du Devonshire. Il a le plus célèbre pedigree du monde. Elle voudrait faire avec lui une « Diane au lévrier » ; la Diane en ivoire et le lévrier en ébène… Quoi encore ? En été, elle se nourrit de melons d’eau, rouges et frais… Elle…

LE JOURNALISTE.

Mais jamais je ne pourrai raconter tout cela, Madame !…

MADAME DE MARLIEW.

Vous choisirez, Monsieur, vous choisirez…

(À ce moment la porte s’ouvre et la femme de chambre entre précipitamment et vient parler à voix basse à Madame de Marliew.)
GREEN.

Madame, c’est Mademoiselle… qui rentre !

MADAME DE MARLIEW.

Dieu soit loué !

(Elle se signe.)
GREEN.

Elle a l’air d’une humeur exécrable. Elle va entrer ici directement !

MADAME DE MARLIEW.

Jésus ! mais il ne faut pas que le journaliste la voie dans cet accoutrement ! Elle est toujours habillée de la sorte ?

GREEN.

Oui, Madame.

MADAME DE MARLIEW.

C’est affreux !…(Haut.) Monsieur, pardonnez-moi, mais une visite très urgente… La comtesse Noémie-Stéphanie est en bas et il est indispensable…

LE JOURNALISTE.

Mais, Madame, je prends congé de vous. Avec ces renseignements, d’ailleurs j’aurai déjà un petit papier…

MADAME DE MARLIEW.

C’est cela, Monsieur…

LE JOURNALISTE.

Et nous pouvons compter sur une photographie des fiancés ?

MADAME DE MARLIEW.

Oui, Monsieur, ma fille vous enverra tout cela.

LE JOURNALISTE, (en s’en allant.)

Au mur… c’est un portrait de Mademoiselle votre fille ?

MADAME DE MARLIEW.

Oui, un portrait de Sargent.

LE JOURNALISTE.

Oh ! c’est d’une élégance… d’un chic…

MADAME DE MARLIEW.

Oui, Monsieur, trente mille francs !… Je vous en prie, je suis pressée…

LE JOURNALISTE.

Excusez-moi, Madame…

(Il sort. La porte de gauche, donnant sur l’escalier particulier de l’atelier, s’ouvre et Thyra entre dans le costume décrit plus haut, châle noir… canotier noir sur la tête… souliers boueux.)


Scène III


MADAME DE MARLIEW, THYRA, puis GREEN

MADAME DE MARLIEW.

Eh bien, il était temps !… Tu avais donné rendez-vous à ce journaliste ? S’il t’avait vue dans ce costume !… Et tu osais te présenter à lui !… Mais enfin, qu’est-ce qui t’a prise, tu perds la tête ? Et sans me prévenir… D’où viens-tu, dans cet accoutrement ?…

THYRA.

Cela me regarde !

MADAME DE MARLIEW, (suffoquée.)

Oh ! et ces souliers !… On dirait que tu as marché pendant des heures. Et cette mine ! C’est effrayant. Tu as l’air d’une morte… Je t’en prie, donne-moi une explication.

THYRA.

Aucune… Je fais ce que je veux.

MADAME DE MARLIEW, (bas.)

De plus, tu as enfilé la robe de ta femme de chambre. Si propre que soit cette fille, tu n’es vraiment pas dégoûtée…

THYRA.

Le corsage est à moi… Encore une fois, je fais ce que je veux… (Green rentre.) Tais-toi, pas devant les domestiques !

MADAME DE MARLIEW, (les bras au ciel.)

Ah ! cette recommandation de ta part est vraiment admirable !

THYRA, (à Green.)

Tenez. (Elle enlève son chapeau de paille noire.) Prenez ceci. Le modèle est venu ?

GREEN.

Oui, Mademoiselle. Il attend dans la petite pièce. Mademoiselle ne l’a pas vu en entrant…

THYRA.

Non. C’est bien.

MADAME DE MARLIEW.

J’ai donné, comme j’ai pu, quelques renseignements au journaliste. (Devant la physionomie irritée de sa fille elle s’arrête, tout de suite, timide et docile.) Du reste, cela n’a aucune importance. Tu vois le bouquet que t’a envoyé Philippe ?

THYRA.

Où ça ?

MADAME DE MARLIEW.

Dans le seau. Nous l’avons mis là en attendant que tu l’arranges toi-même (Un temps.) Alors, tu ne peux pas me dire…, tu es si pâle, si défaite !

THYRA, (l’interrompant.)

Je t’en supplie, maman, je désire travailler et je suis en retard. Je vais m’habiller.

GREEN.

Mademoiselle veut-elle que je l’accompagne ?

THYRA.

Non. Préparez ma blouse de travail.

(Elle monte l’escalier intérieur et sort. La mère et la femme de chambre seules.)
MADAME DE MARLIEW.

Vous y comprenez quelque chose ?

GREEN.

Je répète à Madame que Mademoiselle a dû visiter un quartier pauvre !

MADAME DE MARLIEW.

Ce n’est pas possible. Dans ce cas, elle aurait acheté des robes au « Bon Marché » ou à la « Samaritaine », je ne sais pas où, mais elle ne vous aurait pas emprunté une robe. Il faut qu’elle se soit trouvée dépourvue à la dernière minute. Je n’ose pas insister pour le moment : vous avez vu son humeur et cette mine !… Écoutez, Green, je compte absolument sur votre discrétion. Vous connaissez depuis longtemps Mademoiselle Thyra. Vous savez qu’elle est parfois un peu excentrique : il ne faudrait pas que des fantaisies de ce genre arrivent aux oreilles du prince… Enfin, je dis cela pour les domestiques à l’office.

GREEN.

Le nègre a ouvert la porte, en bas. (D’un ton sentencieux.) Mais un nègre peut ne pas faire de distinction entre un costume à la mode et un costume douteux !

THYRA, (rentre ; les deux femmes se taisent.)

Accrochez ma robe, Green… (Un temps.) Tu ne reçois pas aujourd’hui, maman ?

MADAME DE MARLIEW, (ne voulant pas s’en aller.)

Si, si, je descends à la minute.

THYRA.

Le chien n’a pas mangé ?

GREEN.

Non, Mademoiselle. Mademoiselle a toujours l’habitude de faire la pâtée elle-même…

THYRA.

Eh bien, qu’on la lui fasse ! Il est ridicule qu’à deux heures de l’après-midi ce chien n’ait pas mangé. Descendez-le.

GREEN.

Bien, Mademoiselle.

(Elle aide Thyra à passer sa blouse de travail, une longue blouse grise de sculpteur.)
THYRA, (une fois que Green est sortie.)

Maman, il faut que je rattrape le temps perdu. Veux-tu me laisser seule ? Je vais faire entrer le modèle. (Mouvement de la main.) Ne parlons plus de rien, je t’en prie… Et que personne ne me dérange… Personne, n’est-ce pas ?

MADAME DE MARLIEW.

Même si la comtesse Stéphanie vient ?…

THYRA.

Non, bien entendu. Si la comtesse Stéphanie vient, tu me feras prévenir. Mais pour elle seule… Philippe ne doit venir qu’à quatre heures.

MADAME DE MARLIEW.

Mais si la baronne…

THYRA.

Ah ! non, maman, je t’en prie ! Ni la baronne, ni personne. À tout à l’heure… (La mère, hésitante mais timide, est sortie. Thyra se laisse tomber dans un fauteuil, les mains au visage. Elle a l’air de sangloter désespérément. On entend : « À mon âge ! À mon âge !… » Puis elle tend le poing vers le ciel. Ensuite elle se lève et reste songeuse, la main au menton, et appuyée à la selle. Elle considère avidement sa sculpture. Brusquement, elle ouvre la porte de gauche.) Entrez, Pinatelli, entrez !…

(Quelques secondes. Le modèle italien entre.)


Scène IV


THYRA, PINATELLI

THYRA.

Déshabillez-vous. (Sans faire attention au modèle qui enlève sa veste et son tricot jusqu’à la ceinture, elle commence les travaux ordinaires du sculpteur, elle dépouille les statues, prépare sa glaise, etc… Elle se lave les mains, gratte les ébauchoirs pour la séance. Le modèle prend la pose, nu jusqu’à la ceinture. Elle s’installe devant l’ouvrage commencé, et alors, c’est une longue confrontation du regard entre l’œuvre et la nature. On sent tout l’effort de sa volonté tendue. Elle se recule. Puis, au modèle.) Donnez bien le sentiment de la pose. Le bras n’y est pas.

LE MODÈLE.

Plus haut ?

THYRA.

Non, pas plus haut.

LE MODÈLE.

Comme ceci ?

THYRA.

Oui. (Elle ne travaille pas. Elle contemple. Tout à coup, elle se redresse, jette brusquement l’ébauchoir, va à la verrière de la fenêtre, l’ouvre et appelle.) Lepage ! Lepage !…

(Au-dessus des quinconces, de l’autre côté, apparaît à l’atelier d’en face la tête du sculpteur Lepage.)
LA VOIX DE LEPAGE.

Qu’y a-t-il ?

THYRA.

Venez. J’ai un conseil urgent à vous demander.

LEPAGE.

Bon ! J’avais séance, mais tant pis, je descends une minute.

THYRA, (referme la verrière. Au modèle.)

Reposez-vous une seconde en attendant Monsieur Lepage. Tenez, prenez l’accessoire. (Elle va elle-même à une coupe d’albâtre où il y a des raisins artificiels. Elle passe les raisins au modèle.) Quand Monsieur Lepage arrivera, vous reprendrez la pose. (Elle sort le bouquet du seau et le jette sur une table. Puis elle s’appuie à un meuble, la tête dans les mains. On entend du bruit. Au modèle.) Voilà.

(Elle ouvre la porte. Lepage entre. C’est un sculpteur à figure énergique, grosses moustaches poivre et sel, mains rouges. Il mâchonne une cigarette en entrant.)


Scène V


THYRA, PINATELLI, LE PAGE

LEPAGE.

Eh bien, quoi ? Que se passe-t-il ?… J’étais inquiet, votre femme de chambre est montée tout à l’heure me demander si je savais où vous étiez.

THYRA.

Ah ! on a été jusque chez vous ! En voilà une histoire !…

LEPAGE.

Quelque chose qui ne va pas ? Nous allons voir. Bonjour, Pinatelli. Hier, j’ai un peu souffert du rein. Enfin, il me faudrait aller à un Vittel ou à un Contrexéville quelconque, cette année. Quel embêtement ! Mais, bast, tant qu’il y a la joie de travailler ! Et vous, vous êtes en forme ? Est-elle assez jolie, la mâtine ! Elle a l’air d’un Prudhon encore plus clair de lune !

THYRA.

J’étais jolie ces jours-ci pour la première fois depuis six mois… Oui, pour la première fois ! La sculpture prend tout ! Mes joues sont laides et tirées.

LEPAGE.

Je ne trouve fichtre pas. C’est ça, la pose ?… C’est joli !

THYRA, (l’interrompant et l’appelant à l’écart.)

Lepage ! j’ai une chose grave à vous demander, une chose qu’on ne demande jamais, mais dont j’ai le plus urgent besoin.

LEPAGE.

Quoi donc ?

THYRA.

Une chose qu’on n’octroie qu’une fois dans la vie, et dans certaines occasions. Vous allez me jurer, Lepage, que vous allez me donner cette chose que j’attends de vous.

LEPAGE.

Tout ce que vous voudrez, mon enfant… Quoi ?…

THYRA.

La sincérité !

LEPAGE, (riant.)

Rien que ça !

THYRA.

Vous voyez, déjà, ça ne vous amuse pas !… Allons, essayez !… Après, vous reprendrez votre courtoisie habituelle… Mais je vous la demande entière, totale, entendez-vous bien ?… Ce n’est pas un encouragement que je désire, aujourd’hui ; c’est, vous savez… cette vérité… que l’on pense et que l’on dit des autres quand ils ne sont pas là ! Je suis à un tournant de ma vie très important, très important… Vous voyez, je pèse les mots…

LEPAGE.

Vous faites allusion à votre mariage ?

THYRA.

Laissons de côté la raison. Ce qu’il y a de sûr, c’est qu’il faut que je jette un coup d’œil sur moi. J’ai besoin de voir clair, il le faut ! Alors ? Il y a des minutes dans la vie où l’on s’en remet entièrement au diagnostic de l’homme en qui on a confiance… comme le malade au médecin avant l’opération. Vous êtes celui, le seul, auquel j’ai livré mon esprit et ma confiance, assez pour qu’une parole de vous, réclamée d’une certaine façon, soit crue aveuglément. Je m’en rapporterai à elle. Je vous dois tout ; vous savez que je vous appelle mon embellisseur, mon génitor. Donc, n’est-ce pas, Lepage, la sincérité, et à toutes mes questions.

LEPAGE.

On va tâcher… J’attends de pied ferme.

THYRA.

D’abord, regardez bien ma petite machine, là-bas… sans penser que c’est moi. Donnez bien le mouvement, Pinatelli… Et votre opinion absolue, comme si ce n’était pas de moi.

(Elle attend anxieusement.)
LEPAGE, (met son lorgnon et regarde.)

C’est comme ci, comme ça.

THYRA, (geste d’impatience.)

Plutôt comme ça ! Oh ! je m’en rends bien compte, allez ! Ce n’est pas une raison parce qu’on vient de me coller la médaille au Salon et que j’ai eu une bonne presse… Du reste, tout ce que je fais est toujours ainsi, c’est sec, c’est froid, c’est dur. (Elle pousse un soupir.) Ah ! funèbre banalité !…

LEPAGE.

Non… Vous sculptez comme un bourreau, un peu… Évidemment, ce n’est pas au point… Vous êtes remplie d’intentions…

THYRA.

Comme l’enfer !

LEPAGE.

Ça n’est pas réalisé. Ce qui manque, je vous l’ai déjà dit, c’est les études premières, l’atelier… Comme toujours, parbleu ! Mais je suis content que vous vous en aperceviez à temps… Tenez, ça, c’est assez de la viande…

THYRA.

Merci, charcutier.

LEPAGE.

En somme, je trouve ça très étonnant après si peu d’études. Mais c’est du talent en herbe.

THYRA.

Talent en herbe, grandeur en herbe ! Toute cette herbe me donne mal au cœur. Abrégeons ! (Elle l’appelle et bien dans les yeux.) Allons au fait, pour faire quelque chose de vraiment bien… quelque chose qui ne soit pas très bien, mais mieux…

LEPAGE.

Enfin, quelque chose de bien…

THYRA.

Combien de temps ? Avec tout l’acharnement de l’étude !

LEPAGE, (regardant l’œuvre.)

Cinq… six ans… Pas moins.

THYRA.

Pas moins !

LEPAGE, (il rit.)

Vous avez l’air toute navrée ! Je vous le dis comme je le pense. Vous me demandez la vérité. Je vous la donne. Qu’est-ce que vous voulez ? Vous vous êtes mise un peu tard, quoique toute jeune, à la sculpture. Et tout cela est rempli de petites naïvetés, d’enfantillages qu’il faut faire disparaître. Le métier est indispensable dans tout art.

THYRA.

Cinq ans !… C’est effrayant !

LEPAGE.

Et pourquoi donc ? Vous avez quel âge déjà ? Vingt-quatre ans ?…

THYRA.

Oui, vingt-quatre et déjà trois ans d’étude. Dire qu’en pensant à ce que je serais à vingt-cinq ans je faisais claquer ma langue de contentement ! J’y suis à mes vingt-cinq ans et je juge !

LEPAGE.

Mais c’est l’aurore, mon petit…

THYRA.

C’est la vieillesse de ma jeunesse. Il faut réaliser… Le temps presse. Le puis-je ?

LEPAGE.

Vous êtes aussi trop découragée… Vous passez d’une extrême à l’autre.

THYRA, (se laissant aller sur le divan.)

Ah ! évidemment, cela ne va pas en ce moment. Autant j’étais haute il y a quatre ou cinq jours, autant je suis basse aujourd’hui !

LEPAGE.

Cela arrive aux meilleurs thermomètres. Seulement rappelez-vous, petite rageuse, la chaleur vitale est toujours tempérée. Vous êtes de celles qui ne trouvent d’aise à vivre qu’à trente degrés ou à zéro. La température normale leur paraît le morne étouffement.

THYRA.

Toutes les natures altières et altérées sont ainsi. Si quelqu’un se contente de peu, c’est qu’il n’a pas d’imagination, voilà tout… et comme j’en ai beaucoup, avec pas mal d’orgueil par-dessus le marché…

LEPAGE.

L’art ne s’obtient que par la patience… le temps ! Les plus belles qualités du monde n’y font rien.

THYRA.

Mais on peut ramasser son effort, mettre les bouchées doubles !… Pourquoi ce délai irritant de six… sept… dix ans ?… En quelques mois ne peut pas naître le chef-d’œuvre spontané ?… Je sens, certains jours, la puissance de rendre tout ce qui me frappe. J’éprouve le besoin impérieux de rendre ce que je vois. Alors, alors ?… C’est donc qu’il y a des forces qui triplent les facultés.

(Elle regarde anxieusement le modèle.)
LEPAGE.

Mais qui ne suppléent pas à la science. Jamais, jamais… Vous manquez d’école.

THYRA.

Le Christ, quand il a délivré le lunatique, a dit à ses disciples, étonnés que personne n’eût pu, avant lui, réaliser le miracle : « C’était bien simple ! Vous n’aviez pas l’ardeur. Avec de la foi, gros comme un grain de moutarde, vous transporteriez… »

LEPAGE.

«… les montagnes ?… » J’ai souvent pensé que le Christ, qui était aussi un malin, voulait dire : « Prends ta bêche et ta brouette, mon ami, et, avec de la patience, tu transporteras de gauche à droite toutes les montagnes. » S’il faisait appel à la volonté humaine, alors, il avait raison. En art, et je m’y connais mieux que le Christ dans ma partie, j’affirme qu’on ne transporte pas autrement les montagnes. Et Ingres qui, en peinture, valait aussi le Christ, avait coutume de répéter la phrase : « Le génie est une longue patience… »

THYRA.

C’est enrageant ! C’est affreux comme la fatalité, ce que vous dites là !…

LEPAGE.

Pourquoi ?… Quelle folie, cette ardeur de réussite !… Les plus doués ne sont jamais parvenus, avant sept ou huit ans de travail !

THYRA.

L’infini !

LEPAGE.

On voit bien que vous avez vingt ans, bougresse !

THYRA.

Vous n’avez pas l’air de vous douter de ce que c’est, six ans !

LEPAGE.

Vittel va me renseigner là-dessus si j’ai oublié !

THYRA.

Ce qu’est le but que vous m’assignez… Désespérant, tenez !…

LEPAGE, (s’esclaffant.)

Elle est épatante, ma parole ! Eh bien, mettons que ce soit un peu embêtant, mais après, songez donc !…

THYRA.

Après ? Vous croyez à ce mot-là, vous ?…

LEPAGE.

Il s’agit de vouloir fortement et de voler au temps un peu de sa patience, de cette patience qui est dans les racines des arbres. Il faut vouloir fortement et lentement.

THYRA, (gravement.)

Ceux qui réussissent avec : « Je veux », sont, à leur insu, soutenus par des forces secrètes qui me manquent peut-être.

LEPAGE.

Allons donc !

THYRA.

Qu’en savez-vous ? Si je vous le dis, moi !

LEPAGE.

Non, vous piétinez de rage… Vous piétinez parce que…

(Il hésite devant le modèle.)
THYRA.

Parce que…

LEPAGE.

On peut congédier le modèle ?

THYRA.

Oui, oui, vous pouvez vous en aller, Pinatelli, je ne travaillerai pas.

(Pinatelli descend de la table de modèle et se rhabille.)
LEPAGE, (baissant la voix.)

Parce que… au moment de votre mariage, vous désiriez peut-être ne plus vous sentir une écolière… Eh bien, tant pis, il faut vous muscler, satanée gosse ! Ce front a été touché trop jeune par la gloire, ou, du moins, vous l’avez aimée trop jeune !

THYRA.

Ah ! ça, oui, je puis le dire. Il n’y a de vraies anxiétés et de vrais bonheurs que dans les choses de la gloire… Ma devise : Gloriae cupido !… Être quelqu’un, Lepage !

LEPAGE.

Pauvre enfant !… Quand vous en reviendrez comme moi, que direz-vous ?

THYRA.

Je n’en reviendrai peut-être pas !… Il est des bateaux auxquels la mélancolie du retour est épargnée… Ils ont disparu dans l’ivresse !

LEPAGE.

Ah ! la voilà qui s’emballe avec ses petits calots éberlués… Je vous trouve épatante, quand vous parlez des choses qui vous enthousiasment ou de vous-même !… Vos petits doigts remuent… En parlant, vous venez de faire le geste du discobole !

THYRA.

Ah ! c’est qu’en effet je voudrais lancer le palet loin, très loin, avec un bras vigoureux… Vous savez, plus le palet est lourd, pesant, plus il va loin… Quelle cruauté, si le bras retombait inerte le long du corps…

LEPAGE.

Tenez, vous auriez dû être homme, vous !… Vous avez raté votre vocation !

THYRA.

Le fait est que je crois que j’aurais conquis l’Europe !… En tout cas, j’aurais été quelque chose… Jeune fille, je me suis consumée pour rien !… Pourtant, qu’est-ce qui gronde… qu’est-ce qui s’impatiente en moi ?… Pourquoi, alors, ces rêves de gloire qui m’ont dévorée dès l’enfance. J’ai rêvé toujours plus grand que nature. Nom d’un chien ! tout cela ne peut pas être pour rien !

(Elle frappe la selle avec rage.)
LEPAGE.

Qui vous dit le contraire ! Plus tard !…

THYRA.

Mais, pour l’instant, c’est infect ! Si, si, vous l’avez dit. Je m’en abîmerais les yeux à pleurer… (Elle pleure enfantinement.) C’est à crever, tenez ! Vous venez d’être catégorique, il faut bien que je vous croie… Mais, tout de même, votre horoscope n’est peut-être pas infaillible ? Si vous vous trompiez !… Ah !… Vous avez un certain toupet, après tout, avec vos affirmations de vieux major !… (Avec exaltation.) Je vous dis, moi, que je peux créer incessamment quelque chose de bien, et avec ces deux mains-là ; je vous dis qu’avec ce désir ardent, fou, je me sens capable de tout ! de réaliser ce que je me suis promis et de gravir, même d’un bond, cet escalier au haut duquel se trouve l’ambition satisfaite… Avoir fait quelque chose de beau ! Une belle chose et…

LEPAGE.

Et se flanquer la tête en bas de l’escalier… avec tout le rocher de l’amour-propre sur la poitrine !

THYRA.

Exécrable docteur !… Mauvais docteur, tenez… Mauvais !…

(Elle mord son mouchoir.)
LEPAGE.

Vous me faites rouler, décidément !

THYRA.

Il n’y a pas de quoi !

LEPAGE.

Ah ! pourvu que le dénommé Amour ne vous joue pas un vilain tour et ne vous détourne pas de la voie ! Je sais ce qui vous tarabuste. L’Amour s’est emparé de la Vierge… Vous allez épouser votre prince romain et vous sentez que nous n’êtes pas mûre pour les fortes œuvres… Vous voilà démoralisée… Sacré outil, va ! Je parle de votre fiancé… Je ne vous fâche pas ?

THYRA.

De vous rien ne me fâche.

LEPAGE.

Il ne faut pas que l’amour vous détourne de la vocation… Fourrez-vous-en jusque-là du travail ! et du travail d’école !… Apprenez !… Qu’est-ce que c’est que cinq ans encore ? Je vous le demande un peu… Moi, je m’en suis enfilé des cinq ans, comme une douzaine de pernods…

THYRA, (depuis quelques instants joue avec le sablier qu’elle a pris.)

Le fait est que j’ai toujours eu cette préoccupation du temps… du temps qui coulait… « Irreparabile » comme dit l’inscription banale du sablier !

LEPAGE.

À votre âge quelle préoccupation morbide !… Avec tout l’avenir devant soi, et…

THYRA.

Sait-on ?… Il peut arriver tant de choses… l’accident le plus bête… J’ai connu des talents qui n’ont pas eu le temps de se développer : ça, c’est un drame affreux !… Tenez, je sais l’histoire d’une femme qui s’était chastement dévouée à son art et qui avait caché à tous les siens une maladie de poitrine qui la consumait… Il faut dire qu’elle ne s’en rendait peut-être pas bien compte elle-même. Un jour elle s’est habillée en pauvresse et est allée à la consultation d’un hôpital faubourien… Là on lui a appris à mi-mots la terrible vérité : elle n’avait plus que des jours précaires à espérer… Songez à ce drame, Lepage !… et elle avait peut-être du talent !… elle était belle aussi… Tenez, j’ai, sur la table, un livre qu’on m’avait signalé d’un jeune homme qui est mort à vingt-cinq ans et qui aurait été sûrement un grand poète, un très grand poète… C’est atroce, n’est-ce pas… ça !…

LEPAGE.

Atroce ! Abominable !… C’est pourquoi nous sommes des veinards ! nous, ceux qui ont le temps… l’argent… la route. L’homme qui a le temps devant lui est un dieu.

THYRA.

Oui, la vie, si elle n’est pas éternelle, ne mérite pas d’être vécue !…

(Elle se prend la tête dans les mains.)
LEPAGE.

Allons, ma petite enfant troublée, venez chez moi, ce soir, avec votre mère. Je vous aime beaucoup, vous le savez, beaucoup… Cela m’ennuierait que vous ne réussissiez pas pleinement… (Tirant sa montre.) Je vous demande pardon, mais je suis obligé de retourner à ma séance. Seulement, dites, envoyez promener ce soir tous vos n… de D… de princes ? On bavardera… je vous délivrerai de votre souci et je vous tirerai votre horoscope plus longuement… D’abord, les horoscopes, cela fait toujours plaisir à votre maman !… Et je vous le répète, allez, je suis bien tranquille, si le dénommé Amour ne vous empêche pas d’être une femme épatante… vous verrez ce que vous serez plus tard… (Il tourne le dos et s’en va.) à quarante ans !… (Elle ne répond pas, il se retourne.) Eh bien, vous ne bronchez pas ?…

THYRA.

Quoi ?

LEPAGE.

Je voulais vous faire bisquer un peu et vous ne bougez pas.

THYRA.

Pourquoi bisquerais-je ?…

LEPAGE.

Quarante ans !… Pour vous que vingt-cinq ans affligent !…

THYRA, (sans bouger.)

Quel bel âge que celui de quarante ans !… Voyez-vous cela, là-bas ?… Voyez-vous ma figure à quarante ans… et ce que je pourrais produire à cet âge-là… Vous ne me faites pas rager du tout !… Le visage d’une femme de quarante ans, c’est si beau, si grave…

LEPAGE.

Attendez !… Vous verrez ça…

(Il met la main sur le bouton de la porte.)
THYRA, (comme sortant d’un rêve, et tout à coup.)

Alors ?… Dites… avant de partir… c’est bien la vérité tout cela ?… C’est jugé… Vous savez la confiance que j’ai en vous… Prenez garde à ce que vous dites.

LEPAGE, (prenant un autre ton.)

J’ai été un peu brutal… mais vous m’avez demandé la vérité… je vous donne ma parole que je viens de vous la donner, réfléchie et sincère.

THYRA, (après une dernière hésitation.)

Regardez bien encore une dernière fois.

(Elle montre sa sculpture.)
LEPAGE.

Des naïvetés… de grandes maladresses, mais des qualités immenses…

THYRA.

Cinq ans ?… Ce n’est pas pour me taquiner ? c’est une bonne estimation ?… Le poids y est ? Vous savez, ça peut se chanter : cinq ans… cinq ans… pour monter tout un ménage.

(Elle rit, Lepage la regarde, il met son lorgnon et, en levant le pouce.)
LEPAGE.

Six !

THYRA.

All right !

LEPAGE.

Je n’ai pas été trop méchant, vous ne m’en voulez pas ?

THYRA, (le raccompagnant.)

Mais non… du tout… À ce soir, Lepage.

LEPAGE, (s’en allant.)

Ne manquez pas, hein ?

THYRA.

Non, non, comptez sur nous…

(Elle referme la porte et reste seule.)


Scène VI


THYRA, seule, puis MADAME DE MARLIEW

THYRA, (sans attendre, elle ouvre la fenêtre, place sa sculpture en travail, bien sous les rayons du soleil qui vient de la cour. Elle la regarde farouchement, se penche au dehors, entend le pas de Lepage qui traverse la cour, qui dit encore de loin : « Bonsoir… bon travail ! ». Quand il a disparu, elle se précipite furieusement sur l’œuvre, abat la tête, brise le bras, puis elle approche la selle de la fenêtre, l’incline, et jette la statue mutilée. On entend un bruit de glaise qui s’aplatit dans la cour.)

Ecco !… C’est fini !…

(Sur la selle vide, elle pose les bras et s’y cramponne quelques instants, en se balançant automatiquement d’un air hagard. La porte s’ouvre. C’est la mère qui entre.)
MADAME DE MARLIEW, (tout en joie.)

Thyra ! Thyra ! Il y a la comtesse Stéphanie qui veut absolument voir ce que tu fais, ce que tu prépares.

THYRA.

Elle tombe bien !… Qu’elle monte !… Je m’en fiche !

(Quand sa mère est partie, elle recouvre rapidement la selle vide de chiffons, comme pour simuler que sous la toile il y a une armature et un ouvrage en train. Au bout de quelques secondes, la mère entre, faisant passer devant elle la comtesse Stéphanie, une autre jeune femme, Mademoiselle Foreau (toque de velours) et deux hommes : un jeune homme, Monsieur Bernard Artacheff et un autre, Emmanuel Lignières.)


Scène VII


THYRA, LA COMTESSE STÉPHANIE, LIGNIÈRES, ARTACHEFF, MADEMOISELLE FOREAU, MADAME DE MARLIEW.

LA COMTESSE.

Bonjour, ma chère petite. Nous vous surprenons dans votre travail !

LIGNIÈRES.

Nous avons suivi… C’est tout à fait indiscret de notre part, mais nous n’avons pu résister…

ARTACHEFF.

Nous ne faisons qu’entrer et sortir. Rassurez-vous !…

THYRA, (à la comtesse en enlevant sa blouse.)

Je m’excuse de vous recevoir dans ce costume.

LA COMTESSE.

Je vous apporte le souvenir de notre gracieuse souveraine qui a été très sensible à votre récompense ; dans sa retraite, tous ceux qui ont ennobli et honoré notre patrie la touchent toujours infiniment.

MADEMOISELLE FOREAU.

L’année prochaine, elle aura sa première !

LIGNIÈRES.

Sa première… quoi ?… petite fille ?

MADEMOISELLE FOREAU.

Oh ! non ! sa première médaille !

LA COMTESSE.

Mais, petite fille aussi, je l’espère bien ! N’est-ce pas, nous l’espérons bien !

THYRA, (souriant.)

Mademoiselle Foreau est mon ancienne émule d’atelier.

LA COMTESSE.

Je sais. On me l’a présentée.

THYRA.

Vous connaissez tout le monde d’ailleurs !

LA COMTESSE.

Je crois bien !… Ah ! Monsieur Lignières, comme votre voix nous a charmés l’année dernière sur le Bosphore ! Son Altesse en a gardé un souvenir pathétique. Nous en parlons quelquefois ensemble.

ARTACHEFF.

Monsieur a chanté sur le yacht de la reine ?

LIGNIÈRES.

Mais oui, la princesse Éléonore a daigné m’inviter et j’ai été en croisière de Corfou au Bosphore.

MADAME DE MARLIEW.

Je vois que, quoique très ferré sur nos mondanités, le fils de notre cher ambassadeur de Russie ignore que Monsieur Lignières est un chanteur mondain des plus connus.

LIGNIÈRES.

Oh ! oh ! chanteur mondain ! l’horrible expression !

ARTACHEFF.

Au fait, je me rappelle maintenant…

LA COMTESSE.

Il y a peu de voix professionnelles aussi remarquables que celle de Monsieur Lignières. Chanterez-vous chez la comtesse de Fitz-James, dimanche prochain ?

LIGNIÈRES.

Je dois accompagner la petite Madame Valette qui chante avec moi le duo de Tristan.

LA COMTESSE.

Mais nous ne sommes pas venus pour causer de nous et déranger la grande artiste. Je suis venue pour voir son œuvre en train uniquement.

ARTACHEFF ET LIGNIÈRES.

Nous aussi…

LA COMTESSE.

Montrez-nous, je vous prie, cette petite statue, dont votre mère nous a fait une description enthousiaste.

MADAME DE MARLIEW.

Oh ! ce sera superbe… Vous allez voir…

THYRA, (met les mains sur l’œuvre absente. Elle la tapote joyeusement.)

Je m’excuse, vraiment, comtesse, mais je ne peux pas vous la montrer. C’est, du reste, rien… moins que rien.

LIGNIÈRES.

Voilà qui n’est pas chic. On ne peut pas voir un petit bout, un petit coin ? Soulevez le bas de sa robe… C’est un monsieur ?… une dame ?…

THYRA.

Du reste, je ne pense plus déjà à cette statue. Mes yeux sont déjà tournés vers autre chose, vers un autre sujet dont vous entendrez parler, et ce sera bien plus beau !

LA COMTESSE.

Qu’est-ce que c’est ?

LIGNIÈRES.

Dites-nous le titre, au moins ?

THYRA.

Oh ! ça n’aura pas de titre, ou alors un titre bien vaste : « la Vie ».

LIGNIÈRES.

Simplement ! Voyez-moi cela ? Cette petite fille dit « la Vie » comme elle dirait un verre d’eau.

LA COMTESSE.

Mais qu’avez-vous aujourd’hui, méchant Parisien ?

ARTACHEFF.

Et le buste que vous deviez faire de moi ?… Voilà un an que j’attends un signe de vous…

LA COMTESSE.

Le fait est qu’il y aurait un buste admirable à faire de vous, mon cher Artacheff. Est-il beau, cet animal-là !…

ARTACHEFF.

Oh ! vraiment, vous allez me faire rougir, comtesse.

LA COMTESSE.

Mais, pas du tout. Je comprends que Thyra ait été très emballée… sculpturalement, veux-je dire ! Vous avez une tête de Marsyas… N’est-ce pas qu’il a une tête de Marsyas, le fils de notre cher ambassadeur ?…

MADAME DE MARLIEW.

Tout à fait !…

THYRA.

Oui, je voulais faire justement un buste lauré… ou avec un casque de gladiateur.

ARTACHEFF.

Voilà véritablement un portrait diplomatique !

MADEMOISELLE FOREAU.

Monsieur a une tête très intéressante.

LIGNIÈRES, (bas.)

Elle cherche une commande, la malheureuse !… Hum ! ça a jeté un froid !

LA COMTESSE.

Allons ! puisque vous ne voulez rien nous montrer, je n’insiste pas ; mais, enfin, ce n’est pas gentil. Nous vous quittons, nous allons redescendre chez votre mère. Dites-moi seulement si j’aurai le bonheur d’être à Paris pour votre mariage ? Je voudrais tant y assister !

THYRA.

Nous n’avons pas encore fixé la date.

MADAME DE MARLIEW.

Mais nous pensons que ce sera dans deux mois.

LA COMTESSE.

Oh ! je ne serai plus là… quel dommage !… J’éprouverai une grande déception.

(À cet instant la porte s’ouvre. Entre un jeune homme aux cheveux blonds qui se précipite en se multipliant.)
CORNEAU.

On m’a dit que tout le monde était là… Je me suis permis… Coucou par-ci, coucou par-là.

MADAME DE MARLIEW.

Comtesse, Monsieur Pierre Corneau, le poète Pierre Corneau.

LA COMTESSE.

Ah ! c’est vous, Monsieur, qui écrivez ces jolis vers qui paraissent un peu partout ? Mais vous êtes tout petit, tout petit, tout petit…

CORNEAU.

J’ai dix-huit printemps… et pas un automne…

LIGNIÈRES, (lui serrant la main.)

Il a tant d’esprit ! L’autre soir, au dîner, chez cette bonne Ernesta, il a été étourdissant. Mais qu’il se dépêche, car vous connaissez le proverbe… Corneau, vous mourrez jeune ! Il faut que vous mouriez jeune !

CORNEAU.

J’aimerais assez cela. Ne laisser derrière soi que des regrets !

LIGNIÈRES.

Ou des déceptions. Dépêchez-vous.

CORNEAU, (à Thyra.)

Oh ! je suis allé l’autre jour au Salon. Votre œuvre est inouïe, C’est d’une brutalité et d’une audace ! J’étais avec Nijinski… j’ai cru qu’il allait bondir… Je n’ai pas pu m’empêcher, ayant à la boutonnière un bouquet de myosotis, de le déposer comme une palme au pied de votre statue… !

LIGNIÈRES.

Vous voilà palmée !… Corneau vous a décerné les palmes !…

CORNEAU.

D’ailleurs, je me suis permis… demain ou après-demain, vous allez voir dans un journal une indiscrétion… que j’ai envoyée moi-même… quelques vers que j’ai griffonnés sur le catalogue en sortant de l’exposition.

LA COMTESSE.

Oh ! dites-nous ces vers, Monsieur, sur la prédestinée. Je vous prie !

ARTACHEFF.

Sur l’œuvre ou sur l’artiste ?

CORNEAU.

Salomon, Monsieur, n’aurait pas pu les séparer !

LA COMTESSE.

Comme il est tout de suite intéressant, ce jeune homme, quoique tout petit ! Quel buste aussi on ferait de lui, Thyra !…

MADEMOISELLE FOREAU.

C’est ce que j’étais en train de me dire.

LA COMTESSE.

C’est à vous… vraiment… ces cheveux. Monsieur ? C’est leur couleur naturelle ?…

CORNEAU.

Mais, comtesse, vous ne voudriez pas que je les teignisse.

LA COMTESSE.

Non, en vérité, ce serait dommage ! Dites vos vers. Monsieur, dites vos vers !

LIGNIÈRES.

Nous sommes tout ouïe !

CORNEAU.


Sa tête apollinienne et chryséléphantine
A la vétuste ardeur des dieux adolescents.
Elle mêle l’orgueil à la grâce enfantine
Et son pouvoir est tel qu’il rend déliquescent
Tout ce que fixe son regard d’ange moderne.
Tout veut se faire beau. Tout a l’horreur du terne.


Méduse vivifie au lieu d’annihiler.
Le bois se sent chargé d’églantiers spontanés
Du moment qu’elle y met le printemps de ses joues.


Quand elle passe et vient les choses font la roue !
Tout veut être choisi, plus artiste et plus rare…
Le silex du chemin se sent être carrare.
Et cette femme est telle, en dehors ou dedans
D’elle-même, qu’elle pourrait parfaitement,
Tant son regard est mâle et son fluide ardent,
Bleuir l’hortensia, rien qu’en le regardant.

(Tout le monde s’exclame : « Charmant ! charmant ! »)
LIGNIÈRES, (à Thyra, qui est restée absente et rêveuse.)

Ne regardez pas cet éphèbe, vous allez le passer au bleu comme les hortensias !…

LA COMTESSE.

Vos vers sont d’une préciosité et d’un naturel à la fois !

THYRA, (se levant, vague et souriante.)

Je suis confuse !

CORNEAU.

Mademoiselle de Marliew est la seule femme sculpteur qui ait été jolie. À part Vigée-Lebrun, toutes les femmes artistes ont été des monstres.

LIGNIÈRES, (bas, montrant Mademoiselle Foreau.)

Hum !… Hum !… Épargnez la dame à la toque de velours !…

THYRA.

Et ce n’est pas vrai. Je ne suis pas jolie.

LIGNIÈRES.

Si vous pouviez vous voir dans l’expression de votre joie, dans le rayonnement d’un bal… Au bal, vous êtes quelquefois d’un éclat unique. Vous avez l’air de flamber…

THYRA.

Comme un pudding !

LA COMTESSE.

À propos irez-vous au bal costumé de la comtesse de Chatriaud ?

MADAME DE MARLIEW.

Nous ne sommes pas invités, nous ne la connaissons pas.

LIGNIÈRES.

Du reste, tous ces bals mondains sont assommants. Il n’y a que les bals d’artistes où il y ait encore la joie du costume. Je vais, ce soir, dans un endroit très commun, mais qui est vraiment, après tout, le seul bal de l’année.

CORNEAU.

Les Quat’z’Arts ?

LIGNIÈRES.

C’est toi qui l’as nommé !…

CORNEAU.

Nous y allons en bande, ce soir. Nous nous y verrons…

LIGNIÈRES.

Eh bien, moi, j’y vais tout seul, mélancoliquement, en vieux célibataire, pour le plaisir. Les premiers ont été fort beaux. Il y avait la beauté de l’improvisation, la folie de la jeunesse. (À ce moment, Thyra, qui s’était éloignée, a tiré un accord de harpe dans le fond. Lignières se retournant.) Bon, je sais ce que cela veut dire ! Nous l’ennuyons !…

CORNEAU.

Et elle joue aussi de la harpe ! Que ne fait-elle pas d’ailleurs ?…

THYRA.

J’en jouais… Pauvre Perdita ! C’est ainsi que j’ai appelé cette harpe qui me servait d’accompagnatrice.

ARTACHEFF.

Pourquoi ne jouez-vous plus ?

THYRA.

Parce que j’ai perdu ma voix.

ARTACHEFF.

Vous aviez une belle voix ?

MADAME DE MARLIEW, (s’exclamant.)

Si elle avait une belle voix !… Ah ! ne lui en parlez pas… ça lui fait trop de chagrin d’en parler. Une voix prodigieuse !… Et vous savez, elle n’avait pas pris de leçon. Elle chantait librement…

THYRA.

Avant la sculpture, le cheval et le chant, c’était toute mon âme… Oui, j’avais une voix, je crois, extraordinaire… C’était un don de Dieu… Il me l’a retiré…

LIGNIÈRES.

Un de mes amis, qui vous a entendue à Nice, m’a dit que vous aviez une voix de soprano d’un timbre remarquable.

LA COMTESSE.

Et, de cette voix, il ne reste rien ?

THYRA.

Rien du tout !

CORNEAU.

Mais si peu que ce soit… si peu que ce soit…

THYRA.

Je vous dis rien (Tout à coup.) ou plutôt si… si… une chose affreuse, comique et tragique à la fois… un cadavre de voix qui me fait mal… mal à entendre moi-même.

(On se récrie.)
LA COMTESSE.

Oh ! Vous devez exagérer. On ne peut pas l’entendre ?

THYRA, (se met à rire nerveusement.)

Si vous me promettez de ne pas rire comme moi et même d’être tristes, je vous donnerai cette minute.

CORNEAU.

Mais nous n’avons pas envie de rire !

THYRA, (appuyée à la harpe. Elle tire toujours quelques arpèges.)

Voilà. Un soir, à Rome… en revenant du Pincio… je chantais et ma voix ce soir-là était si belle que quelqu’un… un poète qui se trouvait parmi nous… m’a dit : « Il faut qu’elle soit immortalisée, cette voix-là. Il faut voler cette minute à la vie qui passe et qui emporte tout. » Eh bien ! voyez, les poètes sentent toujours juste, Corneau, voyez comme il prophétisait ! Ma voix a disparu. Je l’ai perdue et il en est resté un souvenir presque goguenard, qui a la tristesse des fantômes… Ah ! vous ne riez pas ! Vous attendez avec anxiété… Vous êtes tous bien sages, Messieurs, Mesdames ?… Eh bien ! nous allons faire alors comme Méphisto. Nous allons rouvrir les sources du passé. (Elle se met à rire à nouveau. Elle va à gauche, dans le fond de la pièce, fait manœuvrer un coffre phonographique. Quelques notes très pures, s’en échappent ; on écoute très surpris. Au bout de quelques secondes, la voix enfle, et Madame de Marliew se lève subrepticement et fait signe aux personnes qui sont là. Elle montre Thyra qui, assise, pleure. On s’émeut. Sa mère, sur la pointe des pieds, va jusqu’au phonographe et l’arrête. Thyra, se levant.) Le passé !… Quelle caricature ! Et cela aussi n’a eu qu’un temps…

(Elle prend le rouleau des mains de sa mère et le jette à terre.)
CORNEAU, (se précipitant.)

Oh ! quelle méchanceté ! c’est affreux !

(D’autres personnes s’exclament.)
THYRA.

Mais non, mais non… Vous voyez, ça me faisait toujours trop de mal à entendre. Du reste, rassurez-vous, je suis plus économe que vous ne le croyez ! J’ai deux ou trois rouleaux encore en provision.

(Elle se met à rire.)
ARTACHEFF.

Mais c’est un crime ce que vous venez de faire là !

CORNEAU, (bas à Lignières.)

Je trouve cette minute d’un tragique moderne extraordinaire. La femme écoutant sa propre voix disparue ! la confrontation de l’âme et de la machine.

MADAME DE MARLIEW, (s’approchant de Thyra.)

Thyra ! Thyra ! Tu as de la peine, je te sens énervée.

THYRA, (excédée.)

Rien. Allez-vous-en, voilà tout. Emmène-les, je t’en prie !

MADAME DE MARLIEW, (bas aux uns et aux autres.)

Venez…

THYRA, (appelant Lignières.)

Lignières ! Un mot, s’il vous plaît ; vous aviez dit que vous alliez à un bal ce soir. C’est intéressant ? Une femme du monde peut-elle y aller ?

LIGNIÈRES, (la regardant.)

Peuh ! avec un masque, pourquoi pas !

THYRA.

Vous y allez seul ?

LIGNIÈRES.

Oui.

THYRA.

Eh bien, il est possible que vous receviez de moi un coup de téléphone après le dîner. Je ne promets pas, mais c’est possible. Me piloteriez-vous incognito ?

LIGNIÈRES.

Avec joie, mais…

THYRA.

Quoi ?

LIGNIÈRES.

Mais si le prince apprenait cette escapade ?

THYRA.

Je suis libre, mon cher. Et puis ! Et puis !…

(En disant cela, elle secoue les lilas du prince et les émiette. À cet instant juste le prince entre. C’est un beau garçon, très distingué, à la figure énergique et douce à la fois. Il rit de toutes ses dents.)


Scène VIII


Les mêmes, LE PRINCE PHILIPPE DE THYESTE

MADAME DE MARLIEW.

Ah ! voilà le prince !

LE PRINCE.

Bonjour, madame ! Bonjour, comtesse.

(Il serre les mains.)
MADAME DE MARLIEW.

Mais vous nous aviez annoncé votre visite pour quatre heures aujourd’hui !

LE PRINCE.

J’ai pu m’échapper plus tôt que je ne pensais, Bonjour, Thyra.

THYRA.

Bonjour.

LA COMTESSE.

Je ne vous ai jamais vu une mine aussi prodigieuse.

LE PRINCE.

Je ne cache pas mon bonheur ! Je suis un pauvre homme assez content.

LA COMTESSE.

Ils feront un couple adorable. (À voix basse, à Madame de Marliew et aux hommes.) Laissons-les seuls, ces jeunes gens.

MADAME DE MARLIEW, (tout haut.)

Voilà qui va la consoler. Venez prendre mon chocolat.

LA COMTESSE, (bas à Lignières.)

Nous l’avons énervée, cette pauvre petite… Quel dommage qu’elle ait perdu sa voix !

LIGNIÈRES.

Bah ! il lui reste tant de choses !… C’est vrai, tous les dons, elle les a !… Mais vous, comtesse, n’avez-vous pas une voix charmante… on me l’a assuré ?

LA COMTESSE.

Je sais quelques petits airs nationaux. Il y en a de très beaux.

LIGNIÈRES, (très haut.)

La comtesse veut bien nous chanter en bas, dans le salon de Madame de Marliew, quelques airs nationaux.

LA COMTESSE, (se défendant.)

Je n’ai pas dit ça !… Je n’ai pas dit ça !

LIGNIÈRES.

Si, si, venez… Je vous accompagnerai moi-même au piano.

LE PRINCE.

Bon, nous descendons, et je serai enchanté de prendre quelque chose.

THYRA, (s’approchant du prince.)

Restez, il faut que je vous parle. (Haut et riant aux autres.) Je vais aller moi-même lui chercher sa tasse de chocolat !

(On entend la voix de la comtesse qui dit au jeune poète.)
LA COMTESSE.

Oh ! que c’est curieux encore cela ! Vos cheveux frisent aussi naturellement ! Je ne l’aurais pas cru !

CORNEAU.

Je suis né ondulé, Comtesse…

MADEMOISELLE FOREAU, (en s’en allant.)

Thyra !… je vous envie de vivre ainsi dans un murmure d’admiration ! Que ce doit être beau d’être ainsi fêtée…

THYRA.

Mais ce que je donnerais, moi, pour avoir votre talent ! (Au prince.) Vous restez, Philippe !

LE PRINCE.

J’attends !

(Thyra s’en va. Lignières reste le dernier. Il cause quelques instants avec le prince sur le pas de la porte.)


Scène IX


LE PRINCE, LIGNIERES

LE PRINCE.

Ah ! quel joli moment de Paris que le mois de mai. J’arrive d’une garden-party à Bagatelle.

LIGNIÈRES.

Vous portez la joie en vous ! et sur vous !

LE PRINCE.

Ma foi, oui ! Je ne le dois qu’à ma fiancée ! Espérons que la femme continuera.

LIGNIÈRES.

Soyez-en sûr ! Vous avez raison d’épouser crânement cette jeune fille destinée à tous les bonheurs.

LE PRINCE.

Crânement vous le dites !… Car il se mêle à ce bonheur le sentiment de joie que l’on a toujours quand on fait une niche à ceux qui vous agacent.

LIGNIÈRES.

C’est-à-dire ?

LE PRINCE.

Si vous saviez la véhémence avec laquelle, en Italie, ce mariage est accueilli ! J’entends d’ici les cris de paon de ma famille. Toute l’aristocratie romaine vitupère… On me prédit les pires catastrophes. Vous n’avez pas idée, en France, de ce qu’est la cour romaine… Je suis neveu de cardinal !

LIGNIÈRES.

Oui, je sais.

LE PRINCE.

Eh bien, le cardinalito est en train de se faire zitti (Il siffle.) comme une mauvaise pièce de théâtre. Mais tout cela n’est que réjouissant ; je respecte et j’adore ma fiancée. Elle vaut tous ces petits sacrifices d’amour-propre. Je suis un homme radieux et décidé à être heureux avec la dernière des impertinences !

LIGNIÈRES.

Vous serez comblé.

THYRA, (rentre avec une tasse à la main.)

Voici cette ridicule chose.

(Elle donne la tasse au prince.)
LE PRINCE.

Merci…

THYRA, (à Lignières.)

Pourquoi êtes-vous resté le dernier ? Vous n’avez rien dit, je pense !

LIGNIÈRES.

Pour qui me prenez-vous ? Attendrai-je le coup de téléphone ?

THYRA.

Attendez !… mais rien n’est moins certain.



Scène X


LE PRINCE, THYRA

THYRA.

Désirez-vous des pailles ?…

LE PRINCE.

Ce que je désire, c’est demeurer seul auprès de vous, m’étendre à vos pieds… tenez, sur ce coussin, comme votre chien, dans cette attitude qui me sera familière plus tard… Ne vous en allez pas… Restez, ma chérie… Un coude sur vos genoux, en clignant un peu les yeux, je peux me croire encore dans les jardins de la villa d’Este, ce jour où il faisait si chaud et où l’on nous a apporté des bols de tamarin glacé… Comme vous avez l’air réfléchi, aujourd’hui, ma tendresse ! Moi, je suis stupide de bonheur… Vous voyez, tout le monde le constate, et particulièrement aujourd’hui.

THYRA.

Pourquoi particulièrement aujourd’hui ?

LE PRINCE.

Parce que j’ai visité des magasins pour notre installation future. J’ai été voir de vieilles choses, de vieilles choses asiatiques dont je vous ferai la surprise, vous verrez ! Je crois que votre chambre à coucher vous plaira. Il y a une équipe d’ouvriers en ce moment-ci dans la vieille demeure de famille à Rome. À ce propos, ma tendresse, j’ai reçu encore un abatage du cardinal. J’ai oublié de vous apporter la lettre. C’est à mourir de rire ! Décidément, nous nous marierons sans la bénédiction du pape. Il faudra vous en passer.

THYRA.

Il y a beaucoup d’obstacles à notre mariage, beaucoup… Ce breuvage est trop tiède… Voulez-vous de la glace ?

LE PRINCE, (riant.)

Non, merci. Soufflez dessus, voulez-vous ? (Il lui tend la tasse. Elle souffle.) Vous êtes jolie ainsi. Avez-vous bien travaillé hier et aujourd’hui ? je croyais vous trouver en séance.

THYRA.

Non, j’ai renvoyé le modèle. Ça ne marchait pas très bien. Je pensais à autre chose.

LE PRINCE.

Eh bien, moi de même, moi qui ne travaille pas, moi, le fieffé paresseux, l’acte de manger, aujourd’hui, de parler, a été tellement oiseux que je crois bien que je n’ai pu m’y résoudre… J’étais heureux à ce déjeuner, j’étais heureux à cette exposition, mais je pensais à tout autre chose… Je me sentais ici… Connaissez-vous, Thyra, ce plaisir du passé, ce plaisir de tout exhumer ?… Ce sera si agréable dans quelques mois, quand nous serons tout seuls, de retrouver les roses roses que vous cueilliez au jardin Aldobradini… de revoir votre visage éclairé par en dessous, vous savez… par le reflet du soleil, quand vous restiez appuyée, le bras haut à une colonne… Je me souviens de tout. Quand vous vous penchiez vers la tasse pour souffler sur elle, il y a une seconde, je retrouvais le dessin de votre figure dans une vasque se détachant sur la cime des cyprès, et…

THYRA, (l’interrompt.)

Mon ami, il faut que je vous annonce une pénible nouvelle, une décision qui va vous causer beaucoup de peine !

LE PRINCE.

Mais vous avez un air inquiétant, ma parole.

THYRA, (elle se lève.)

Et voilà que pour vous dire ces choses, je me sens d’une faiblesse… d’une faiblesse…

(Il la soutient.)
LE PRINCE, (inquiet.)

Mon pauvre petit ! mais votre chagrin est mon chagrin. Parlez… parlez…

THYRA.

Je ne peux pas… Une seconde… attendez. (Elle se rassied.) Mon ami, je vais vous dire cela très doucement… Vous ne vous mettrez pas en colère… Vous allez tâcher de vous émouvoir le moins possible, et, bien que je vous le dise du bout des dents, vous comprendrez que je parle du fond de l’âme… que tout ce que je vous dis est mûrement réfléchi et ressemble à la vérité comme… la vérité à elle-même.

(Elle lui prend la main et joue avec le gant.)
LE PRINCE.

Mais voilà déjà un début qui prouve que vous n’improvisez pas !

THYRA.

Ce n’est, en effet, ni une fantaisie, ni un caprice. J’ai très réfléchi. (D’une voix faible et craintive.) Il faut que nous restions des amis… Nous resterons de bons amis, mais nous ne devons pas nous épouser… Je ne veux pas de mari… Je désire demeurer libre…

(Il se retourne vers elle et reste un grand moment à la regarder.)
LE PRINCE.

Permettez-moi de ne pas prendre au sérieux cette boutade.

THYRA.

Vous auriez tort. Vous feriez fausse route.

LE PRINCE.

Allons, Thyra, vous ne vous rendez pas bien compte de ce que vous dites, de l’effet sur moi d’une pareille plaisanterie !

THYRA.

Je sais que vous m’aimez beaucoup, mais ma décision est irrévocable.

LE PRINCE, (sans y ajouter foi.)

Je cherche ce qui peut vous effaroucher. Ce ne sont pas les objections de famille ! Vous ne vous froissez pas de ce que je vous ai dit à propos de mon oncle et des prêtres ?

THYRA.

Ah ! Dieu non !

LE PRINCE.

Qu’y a-t-il dans ce mariage qui vous gêne tout à coup ? Car c’est tout à coup. L’objection de fortune n’existe pas, puisque le hasard vous a faite riche. Alors, il y a quelque chose de si inexplicable dans cette répugnance subite que vous allez m’en donner l’explication, Thyra ! Vous m’avez annoncé que vous parleriez du bout des dents ? Je vais vous répondre de même. Je vais vous répondre en riant, en allumant même une cigarette… Allons, pas de fâcherie… Qu’y a-t-il ? Qu’est-ce qui ne va pas, ma petite chérie ? Le travail ? Vous ne redoutez pas que j’importune ni votre travail, ni votre avenir d’artiste. Je vous ai assurée que je vous laisserais la plus grande liberté, que je ne vous demanderais rien de vos journées. Vous hochez la tête… Ce n’est pas ça ?

THYRA.

Mon petit Philippe, il ne faut pas chercher midi à quatorze heures, vous savez. Je suis fantasque, baroque. Je retrouve mes idées d’indépendance irrésistible. Dites-vous cela !

LE PRINCE, (riant.)

Je sais… Ça vous ennuie que je sois Italien ! Vous avez dit l’autre jour des choses très désagréables sur les Italiens, à dîner… sur la musique italienne, sur la littérature italienne, sur l’aristocratie italienne… Je vais me faire danseur russe… Passez-moi du feu !…

THYRA.

Comme c’est bête ce que vous dites, même en riant ! Toute ma jeunesse, je m’étais prophétisé le contraire… Ce n’est qu’avec un Italien, me disais-je, que je pourrais vivre agréablement en France.

LE PRINCE.

Comme c’est vrai ! La France est exquise, à condition de n’y être pas Français. Vous voyez que nous sommes bien faits pour être heureux à Paris comme à Rome… Cependant, parce que vous avez pu songer, même à la légère, à une rupture, il faut que, physiquement au moins, vous vous sentiez bien éloignée de moi ! C’est déjà embêtant.

THYRA, (se retournant vers lui.)

Oh ! je désire que vous n’alliez pas faire, plus tard, des réserves de ce genre… Vous voulez que je vous assure mes sentiments ? Eh bien, je le dis sans fausse honte : je n’ai pas été insensible du tout à ce qu’on doit nommer votre charme, à vos manières de chat tigre… ces yeux qui vous brûlent… votre voix à la fois vibrante et voilée… Oui, tout cela je l’éprouve… Quand vous entriez, je me sentais envolée, partie, dépouillée de mon enveloppe charnelle. Quand j’étais lasse, vous aviez le don de ranimer mes yeux… j’ai toujours été contente de vous voir… Vous étiez toutes les grâces de mes ambitions…

LE PRINCE.

À la bonne heure ! Je commence à me rassurer ! J’en avais besoin.

THYRA, (penchée sur lui et souriant avec contrainte.)

Et, maintenant que je vous l’ai dit, pour que vous n’en doutiez pas… cela ne change rien à la résolution que j’ai prise, et dont je n’ai même pas averti ma mère. Je vous le redis une dernière fois très doucement, très gentiment, en souriant comme je peux… pianissimo… mais vous devez voir à quel point je suis décidée !

LE PRINCE, (se levant brusquement.)

Allons, allons, c’est sérieux ?… Quelle est cette histoire ?

THYRA.

Croyez-vous que je puisse dire quelque chose de cet ordre par badinage ? Croyez-vous, Philippe, que j’éprouve toujours profondément… ce que j’éprouve ? et que mes idées soient des résultats de moi-même ?…

LE PRINCE.

Vous m’effrayez !… Ah ça ! je vous avertis, ma chère, qu’il ne faut pas avec moi jouer de ce jeu-là ! Je suis brutal, très susceptible… prenez garde !

THYRA, (vivement.)

Je ne suis pas sûre de vous donner le bonheur ! Alors, il vaut mieux ne pas tenter l’aventure… Je me connais, je suis remplie de doutes, et de doutes motivés. Quand on n’est pas certain du bonheur que l’on peut apporter, on n’a pas le droit de préparer des déceptions… des solitudes douloureuses.

LE PRINCE.

Si je vous comprends bien, ce n’est pas de moi que vous doutez, c’est de vous ?

THYRA.

Je doute, mon ami, de mon accord avec la vie, et ça revient au même !

LE PRINCE.

Ne cherchez pas de périphrases. On m’avait bien averti et prédit que cette indépendance d’artiste…

THYRA.

On n’a peut-être pas eu tort ! Je sens, en fin de compte, que je ne vous apporterais que du mal. (Elle cherche ses mots.) Je pourrais être dans vos doigts une illusion effritée ! Supposez que par… insuffisance… j’en arrive un jour à vous quitter, que je vous laisse seul avec des regrets, avec le détestable souvenir d’une femme que vous auriez aimée et à laquelle vous vous seriez habitué. Il ne faut pas risquer le paquet quand on doute de soi à ce point-là !… Je vivrai seule, pas de vie commune, c’est plus sûr !… J’ai réfléchi !

LE PRINCE.

Ah ! vous êtes une terrible orgueilleuse, Thyra ! Voilà la vérité. Sous tous vos mots perce votre incalculable orgueil !

THYRA.

Orgueilleuse ? Ah ! Philippino ! bien plus encore que vous ne l’imaginez ! Vous dites cela d’un ton de reproche qui laisse à supposer que vous connaissez toute la mesure de mon orgueil. Non… non… Mon orgueil est sans limites… Ah ! tout ce que j’attendais de moi et de la vie, vous n’en avez pas idée !

LE PRINCE.

La passion de la gloire qui prime tout, dans ce cœur d’orgueilleuse !

THYRA.

Oui, Philippe, la gloire !… Elle est si belle !… Mais il n’y a pas que la gloire des œuvres. Les actes aussi ont leur gloire. Un bel amour, c’est une œuvre comme une autre. Mais, là aussi, il faut la patience, le temps ! comme dit Lepage.

LE PRINCE.

Si c’est ce qui vous inquiète, attendez avec confiance, ma chérie, et vous verrez. Je réponds de vous !

(Il essaie de la prendre dans ses bras.)
THYRA, (se dégageant.)

Non, je n’attendrai pas, je n’attendrai rien, mon petit Philippe, nos fiançailles sont rompues, je vous rends votre liberté. Nous nous reverrons, certes, vous reviendrez ici, je l’espère, mais en ami, en ami seulement.

(Mouvement de fureur de Philippe qui arpente l’atelier.)
LE PRINCE.

Allons, puisque je me heurte à une décision, la raison ? Vous voulez, selon la formule, vivre votre vie, vous consacrer à la sculpture… c’est cela ?

THYRA.

L’avenir vous prouvera le contraire… Je viens de rompre au contraire toutes mes fiançailles avec la vie, toutes…

LE PRINCE.

Que signifient encore ces paroles énigmatiques ?

THYRA, (avec flamme.)

Philippe, je me suis réservée entière jusqu’ici, avec une fureur jalouse et heureuse, à toutes ces promesses, à ces noces avec l’avenir… J’y ai voué mon esprit ardent et mon corps chaste… Je vous attendais, je vous l’ai dit, comme j’attendais, pour mes œuvres, le génie qui allait me tomber du ciel ! Le mot : amour que vous m’avez fait prononcer pour la première fois, pour la première fois est comme le mot : génie… Une fois dit… et cela a été long par exemple… j’y ai cru dur comme fer et je l’ai employé tous les jours à propos de vous. Eh bien, ces deux couronnes de noces, l’art et l’amour, je les ai brisées aujourd’hui même. Je ne sculpterai plus jamais !

(Elle découvre la selle vide.)
LE PRINCE.

Allons donc !… Quelle blague ! Alors quoi ?… Pas de sculpture, pas de mariage ?… Que comptez-vous faire alors ?…

THYRA.

Autre chose…

(Un temps.)
LE PRINCE.

Ah ! c’est ainsi… autre chose… Ah ! parfaitement… Si vous projetez de tout quitter, art et mariage… c’est que vous êtes enchaînée quelque part !… Il y a dix minutes que le mot me brûle les lèvres. Vous ne pouvez pas m’épouser, dites-vous, répétez-le… encore ? Vous ne pouvez pas ?

THYRA.

Je ne le peux pas.

LE PRINCE.

Alors c’est que ce qu’on m’avait dit est justifié !… C’est que vous avez un amant !… Si, si… C’est cela !… On vous accuse. Je ne voulais pas le croire quand on m’a insinué : « Prenez garde, prenez garde, vous êtes dupe. » Je suis sûr maintenant qu’il y a un amant !… je le sens… C’est logique d’ailleurs… Une jeune fille trop libre !… habituée à la licence des yeux !

THYRA.

Ne vous égarez pas !…

LE PRINCE.

Thyra… C’est une comédie ? Une épreuve !… Ou alors, de la folie pure ! si quelque attachement ne vous retient pas… Voyons, dites et redites avec moi que nous nous marions et que nous serons heureux. Il faut que vous n’en doutiez pas… nous serons très heureux. Je me rends compte de tous les trésors que vous m’apportez… Ne craignez rien, je serai à vos genoux comme je l’étais tout à l’heure, toujours en adoration. Vous travaillerez à votre aise. Vos caprices seront réalisés. Je ne serai pas jaloux de votre gloire, j’aurai des attendrissements pour elle. Je vous considère comme une espèce d’enfant de génie, promise à toutes les belles choses… Comprenez bien que ce n’est pas chez moi illusion, sensualité passagère. Il n’y a presque pas de sensualité dans mon amour pour vous, tellement vous êtes haute !… C’est tendre, respectueux… Voilà… Et si vous me rejetez, écoutez bien cela et sentez la mesure de votre responsabilité si vous m’échappez… je sens que je serai un homme absolument perdu. Je ne sais pas ce que je ferai !

THYRA.

Taisez-vous ! taisez-vous ! Il ne faut pas dire cela. C’est trop. Allez-vous-en ! allez-vous-en ! Épargnez-moi.

LE PRINCE.

Oh ! je sens bien que, là-dessous, se cache quelque histoire probablement peu glorieuse, plus ou moins avouable… Il est temps de vous repentir. Demain…

THYRA.

Ne menacez pas, Philippe. J’ai de la peine, il est inutile de m’en faire plus encore…

LE PRINCE.

Je vous avertis que si vous persistez… d’abord, nous ne nous reverrons jamais, jamais !… Ne comptez sur aucune amitié posthume de ma part ! Si cela doit venir ainsi, bah !… je l’accepterai… je suis fataliste !… Je n’aurai même pas la sale curiosité de fouiller dans l’ombre trouble de votre vie… Après tout, il y a quelque chose de sincère et d’impressionnant dans votre voix qui me fait comprendre ceci : si vous ne voulez pas vous lier à moi, c’est que vous ne le pouvez probablement pas. Il y a là un reliquat d’honnêteté, mettons : un scrupule !…

THYRA.

Ne m’accablez pas ! croyez ce que vous voudrez !…

LE PRINCE.

Thyra, j’étais arrivé le plus heureux des hommes, je repartirai le cœur broyé… serré jusqu’à me faire évanouir, mais ce sera…

THYRA.

Vous l’avez dit : défmitif !

LE PRINCE.

Votre inexplicable cruauté serait mon salut dans ce cas. Cette rupture préméditée et sèche et si méchante, me guérira ! Je n’en suis pas à mes premières blessures ! Affaire de courage… je suis fataliste. Et c’est l’orgueil qui me sauvera.

THYRA.

C’est toujours l’orgueil qui sauve, Philippe !

LE PRINCE.

Oh ! la leçon ne sera pas oubliée de sitôt !

THYRA.

Vous ne la recevrez probablement pas deux fois ! Vous avez tout pour être heureux… pour être aimé… adoré.

LE PRINCE.

Et désormais, je croirai à la loi des mésalliances…

THYRA.

Je vous en prie !

LE PRINCE, (changeant de ton.)

Adieu, Thyra ! Oui, sans colère, en effet, sans colère, je partirai. Je répondrai à la froideur de votre décision par une attitude non moins simple et tout aussi énergique. Je pars bouleversé, stupéfait, ému jusqu’à en trembler. Mais un jour… et un jour, cela veut dire dans bien des jours, j’ajouterai sans doute cette déconvenue au roman de ma vie. Ce jour-là, si j’ai la force de me dire sans larmes : « Ce fut une jolie erreur », alors, c’est que je vous aurai pardonné !

THYRA.

Eh ! quoi… je perds même votre amitié ?… Pas cela, dites… Pas tout à fait ?…

LE PRINCE, (avec hauteur.)

Ah ! par exemple ?… je vous le garantis ! (Il s’arrête un instant à la porte.) Voyons, une dernière fois, Thyra, je vous ordonne de me donner la raison… j’y ai droit… je la veux… Parlez.

(Il a dit cette phrase avec une autorité sans réplique.)
THYRA, (après une hésitation à voix basse.)

Vous l’avez dit : l’honnêteté !

LE PRINCE, (réprimant un cri.)

Ah ! cette fois, j’ai compris !… Quel aveu !… (Il prend son chapeau.) Adieu Thyra ! (Froidement, correct.) Tout est fini !… Je vous épargnerai le moindre reproche… Maintenant, je crois qu’il n’y a plus un mot, plus un, qui puisse venir à notre secours !… J’écrirai à votre mère… Présentez-lui tous mes respects, et dites-lui que je m’en retourne en Italie, fâché de ne pas lui avoir fait mes adieux ni présenté mes hommages.



Scène XI


THYRA, seule, puis LES DOMESTIQUES

THYRA, (elle s’appuie contre la selle vide, la tête écroulée sur les coudes. On entend sa respiration oppressée et on voit la secousse de ses bras. Puis elle pousse un affreux gémissement.)

La place est nette. Ah ! si je croyais en Dieu ! Au secours, la vie, au secours ! (Fébrile, elle sonne des coups précipités. Elle ouvre les portes du fond de l’atelier et appelle.) Green ! Yoro ! (La femme de chambre entre en courant.) Green, je vous avais sonnée.

GREEN.

Mais Mademoiselle a sonné des coups si précipités… on ne savait pas qui.

(Le nègre apparaît à la porte.)
THYRA.

Oui, Yoro aussi. Attendez, attendez mes ordres… Le maître d’hôtel aussi. Vite, vite… (Elle s’interrompt.) non, attends… Yoro. (Elle met les mains sur le visage comme pour réfléchir, pour prendre un parti.) Green, fermez les rideaux de la baie, fermez les fenêtres hermétiquement, fermez…

GREEN.

Mais, Mademoiselle. Il fait grand jour. Il est quatre heures !

THYRA.

Eh bien ! Il fera nuit ! C’est ce que je veux. Aidez-la, Yoro, vite, faites vite. (Les deux domestiques tirent les rideaux de la baie. On ferme une petite fenêtre dans une niche. La pénombre est faite. On n’y voit presque rien.) Là, maintenant, allumez. Partout ! Partout… je veux toutes les lumières, les plafonds… les vasques… (Les domestiques allument.) C’est bien. Ah ! c’est bien ! (Une lumière intense a jailli de toutes parts dans les globes, dans les vitrines, dans la voûte du plafond.) Voici. Je dînerai ici, dans l’atelier… toute seule. Je vais au bal ce soir. J’entends que personne ne me dérange, personne, pas même Madame. Vous entendez bien, je ne veux ni ma mère, ni personne. L’ordre est formel. (Par la porte restée ouverte un valet de pied apparaît. Thyra l’aperçoit.) Ah ! le valet de pied aussi est accouru ! J’ai justement besoin de vous. Allez chez Edyard, apportez-moi des pastèques très mûres, très mûres, n’est-ce pas ?… Vous achèterez en passant des roses rouges chez le fleuriste, le plus rouge possible, avec de longues tiges… Vous, Yoro (Le valet de pied sort sur un signe.), dites au maître d’hôtel qu’on me servira ici du caviar, du champagne… allez, et personne, n’est-ce pas ?… Ah ! j’oubliais la manucure… Téléphonez à la manucure. Non, Green le fera, n’est-ce pas, Green ? (À Yoro.) Sortez.

GREEN.

La manucure et le coiffeur, mademoiselle.

THYRA.

Non, je m’ébourifferai toute seule, je m’arrangerai seule. Il faut que je sois un amour ce soir… Je veux être belle, radieuse ! radieuse !… (Elle étire les bras.) Green, allez me chercher mes deux costumes de Salomé, les deux avec les coiffes, celle de corail et…

GREEN.

Mademoiselle les a mises dans le grand coffre avec les costumes anciens.

THYRA.

C’est vrai. Eh bien, sortez-les, sortez-les (Green va à droite à un coffre oriental et sort les robes. Elle tire elle-même les rideaux par où filtrait un peu de lumière.) Vous m’apporterez tout ce qu’il faut pour le maquillage, ici, devant la psyché, sur cette table…

GREEN, (apportant les costumes.)

Mademoiselle s’habillera ici ?

THYRA.

Oui, ici. Je veux prendre tout mon temps, je veux être méticuleusement belle et je sens que je vais l’être ce soir. Je vais m’appliquer. (Elle prend les deux costumes et les jette sur un divan.) La manucure seulement, n’est-ce pas, c’est bien compris ? Ah ! que ça va être agréable… toute seule… pendant qu’il pleut sur les vitres de l’atelier. Je vais grignoter sur un petit coin de table, ou sur cette peau blanche. Je vais me déshabiller près de la vasque, et je vais mettre trois heures… quatre heures, tant que je pourrai… à m’arranger, à attendre…

GREEN.

Mademoiselle n’a pas besoin de moi, alors ?

THYRA.

Apportez-moi dans quelques instants, toutes les pâtes, les flacons, les brosses, les parfums, et, à sept heures, qu’on me serve sur un plateau les bonnes petites choses que j’ai commandées. Fermez toutes les portes et plus de bruit dans la maison. (Green s’en va. Thyra prend les colliers que la femme de chambre a sortis avec les costumes. Elle les met nerveusement autour de son cou, passe trois ou quatre bagues à ses doigts et entrouvre son corsage. Elle enlève quelques épingles de ses cheveux. Les cheveux tombent sur ses épaules. Alors, elle prend le bonnet de corail et le pose à peine sur sa tête. Elle arrache au bouquet de lilas quelques branches, joue avec elles, en chantonnant. Puis, tout à coup, elle s’arrête net ; dans la psyché elle a vu son image de loin. Les sourcils froncés, elle se regarde.) Ah ! te voilà, toi ! (Elle fait un pas avec un geste de colère. Elle lance les fleurs contre la glace, en la visant, de loin ; puis elle se rapproche, regarde fixement, avidement son image ; à droite et à gauche, jette un regard peureux et circulaire, comme pour mesurer sa solitude. Alors, elle s’approche tout contre la glace en allongeant les bras et en se souriant, la tête un peu renversée en arrière. Quand elle arrive à la psyché, elle s’y accoude, laisse glisser sa joue en feu contre la fraîcheur de la glace. Elle secoue la tête, avec une petite expression douloureuse et plaintive, presque puérile. Elle tend ses lèvres et baise en pleurant son image.) Pauvre… pauvre…


RIDEAU

ACTE DEUXIÈME

Même décor. Même atelier. La scène vide. Ce n’est plus l’éclairage du premier acte. Obscurité presque complète. Une coquille lumineuse, simplement, projette sa lumière. Sur une table le plateau du dîner non desservi. Près de la psyché, la lampe à pied. Désordre d’étoffes et de robes. Des flacons et des brosses. La scène demeure vide très longtemps. On entend sonner à la porte de l’escalier privé de l’atelier. Personne ne vient… Plusieurs appels. On entend même cogner à la porte de l’antichambre. Madame de Marliew, en camisole de nuit, apparaît au petit escalier intérieur qui mène aux appartements. Elle descend et maugrée, tourne un commutateur qui donne un peu de lumière dans une coupe.



Scène PREMIÈRE


MADAME DE MARLIEW, seule

MADAME DE MARLIEW, (marmottant.)

Qu’est-ce qui se passe ? Elle n’a donc pas pris sa clef ? Il est trois heures déjà… ce ne peut être qu’elle… (Elle va à la porte de la petite antichambre.) C’est toi, Thyra ? (Bruits de porte ouverte. Cette fois une exclamation.) Vous !… Entrez, entrez ! (Madame de Marliew revient en scène, faisant passer devant elle le prince de Thyeste en habit. Il entre avec précipitation.) Vous ! prince !… que venez-vous faire ?… Il y a un malheur !… un accident est arrivé à Thyra !



Scène II


MADAME DE MARLIEW, PHILIPPE

PHILIPPE.

Je viens attendre Thyra, elle n’est pas là, n’est-ce pas ? Elle n’est pas rentrée ?

MADAME DE MARLIEW.

Il est pourtant trois heures du matin… mais elle ne saurait tarder.

PHILIPPE.

Savez-vous où elle est allée ?

MADAME DE MARLIEW.

À un bal costumé.

PHILIPPE.

Seule ? Personne n’est venu la prendre ?

MADAME DE MARLIEW.

Seule… Je ne l’ai même pas vue, j’étais couchée quand elle est partie. Elle avait condamné sa porte.

PHILIPPE.

Je m’excuse de vous déranger à une pareille heure et de vous avoir fait lever… Mais si vous le voulez bien, nous allons l’attendre ensemble ?

MADAME DE MARLIEW.

Mais très volontiers… Je m’excuse seulement d’une pareille toilette… Permettez que j’aille au moins mettre quelque ordre…

PHILIPPE.

À quoi bon ? Je vous en prie, restez comme vous êtes.

MADAME DE MARLIEW.

Croyez que je suis gênée… Une vielle femme abdique toute coquetterie, c’est entendu, mais…

PHILIPPE, (sèchement.)

Je vous trouve très bien ainsi. Je vous en prie, Madame. J’ai à vous mettre au courant de la situation, et tout retard, fût-il de quelques minutes, me semblerait intolérable.

MADAME DE MARLIEW.

Asseyez-vous donc, prince. Tenez, je vais donner de la lumière… (Elle allume l’atelier.) Vous avez là des cigarettes. Vous n’aurez pas froid ?

PHILIPPE, (sans s’asseoir.)

Je crois qu’en ce moment je ne sentirais ni le froid ni le chaud ! Je viens de faire les cent pas devant votre porte pendant près d’une heure et je ne pourrais me rappeler la température. (Un temps.) Votre fille m’a donné congé ce soir, le savez-vous ?…

MADAME DE MARLIEW.

Que dites-vous là ?… Ce n’est pas possible !

PHILIPPE.

Il n’y a pas d’autre terme : mon congé. Elle a rompu avec une netteté, une autorité qui montraient une résolution parfaitement méditée.

MADAME DE MARLIEW.

Jamais, croyez-le, elle ne m’avait mise au courant d’une intention semblable ! Vous me voyez suffoquée… Hier matin encore, nous avions discuté certains détails de trousseau. Peut-être, prince, avez-vous pris une bouderie de femme nerveuse pour…

PHILIPPE, (soupçonneux.)

Non, non… Thyra ne m’a fourni que les plus vagues explications. C’est ce vague précisément qui avait éveillé tous mes soupçons. Je prévoyais quelque mystère là-dessous. J’ai voulu savoir… et ce que j’ai appris passe toute imagination, en effet ! J’ai fait guetter votre fille.

MADAME DE MARLIEW, (révoltée.)

Oh !

PHILIPPE.

Pensant bien qu’elle sortirait ce soir, j’attendais le signal de mes pisteurs et j’ai pu la suivre moi-même. Elle est partie d’ici de bonne heure ?

MADAME DE MARLIEW.

Oui, vers neuf heures, je crois.

PHILIPPE.

Elle s’est rendue chez Emmanuel Lignières…

MADAME DE MARLIEW, (rassurée et riant.)

Chez Monsieur Lignières ?… Oh ! si vous prenez ombrage de cette camaraderie, je puis vous certifier…

PHILIPPE.

Attendez la suite… Attendez la suite… Elle est en effet restée très peu de temps chez ce Monsieur Lignières.

MADAME DE MARLIEW.

Vous voyez bien !

PHILIPPE.

Ils sont descendus tous deux au bout d’une vingtaine de minutes : Thyra telle qu’elle était entrée, c’est-à-dire emmitouflée de voiles, et lui en costume renaissance italienne… une sorte de seigneur vénitien. Ils se sont fait conduire par le taxi qui avait amené Thyra, ils se sont fait conduire au bal des Quat’-Z’Arts.

MADAME DE MARLIEW.

C’était donc à ce bal ?… Oh ! comme je suis contrariée ! En effet, l’endroit n’est pas convenable, et je la gronderai d’importance !

PHILIPPE.

Doucement !… Je vais vous servir d’autres choses ! je ne sais si elles seront pour vous des révélations ou si rien de la vie de votre fille ne vous est inconnu…

MADAME DE MARLIEW, (avec hauteur et fermeté.)

Mais, prince, Thyra ne me cache jamais rien et n’a, je vous le certifie, rien à me cacher.

PHILIPPE.

Vraiment ? je doute pourtant que vous consentiez à partager la responsabilité de ce qui va suivre (Il s’assied.) J’ai pu distinguer qu’elle avait un loup sur le visage.

MADAME DE MARLIEW.

Quelquefois, elle porte, par genre, un loup de velours rouge.

PHILIPPE.

Oui… une habitude, une manière de ne pas se faire reconnaître… Le célèbre anonymat !… Bref, je les ai vus entrer. J’étais par conséquent sûr de les retrouver ; j’ai pris le temps de me masquer moi-même. J’ai passé hâtivement un costume, placé un cartonnage sur la figure. Au bout d’une demi-heure, je suis entré dans la salle. Bon, me suis-je dit, je tiens la clef du mystère ; elle aime Lignières. C’était une intrigue.

MADAME DE MARLIEW.

Oh ! prince, tout à fait impossible, impossible !

PHILIPPE.

En effet, mais sur le moment l’hypothèse me semblait très plausible. Pourquoi pas ?… Lignières est un beau garçon. Je l’avais rencontré dans la journée ici même. Elle pouvait obéir justement à une séduction sentimentale… enfin, ce n’était pas impossible… eh bien ! non, non… l’hypothèse était trop simple, trop normale encore ! Je me trouve en présence de quelque chose qui dépasse tout ce que je pouvais imaginer… tout ! vous entendez, tout !… Votre fille est un monstre, Madame, un simple monstre ! un être sournoisement dégradé, un…

MADAME DE MARLIEW, (se levant indignée.)

Mais, prince, je ne vous permets pas de parler ainsi de ma fille !

PHILIPPE.

Oh ! oh ! nous n’en sommes plus à ces permissions-là, je vous prie de le croire ! Après ce que j’ai vu, de mes yeux vu, je suis autorisé à tous les commentaires, et je les prends !

MADAME DE MARLIEW, (se remettant de son émotion.)

Je vous somme maintenant de préciser vos accusations.

PHILIPPE.

Facilement !… Après s’être livrée à mille excentricités dans son costume de Salomé, déjà pas mal indécent, bras nus, gorge à l’air, et, je le reconnais cependant, gardant le masque ou ne le soulevant que pour boire quelques gorgées de champagne, elle s’est mise à danser dans un coin devant une quinzaine de personnes ricanantes et excitées ; elle dansait comme un modèle, toujours nimbée de voiles… sous le regard, j’ose dire paternel, de ce Monsieur Lignières qui, lui, était parfaitement reconnaissable, ne se mettait pas en peine d’un anonymat quelconque et serrait de temps en temps quelques mains d’un air fat et flatté. Je voyais des hommes lui demander à voix basse, avec ce regard qui ne trompe pas, ce regard curieux : « Qu’est-ce que c’est que cette petite femme-là ? »

MADAME DE MARLIEW.

Inconséquence regrettable ! voilà tout !

PHILIPPE.

Il haussait les épaules et c’était déjà exquis pour moi. Mais voici la chose inouïe, tellement folle que si je ne l’avais pas vue de mes yeux, jamais je ne l’aurais crue ! Tout témoignage m’aurait paru une calomnie, une invention pure !…

MADAME DE MARLIEW.

Mais dites, dites !… Vous me déchirez !… Vous me jetez dans la pire anxiété…

PHILIPPE.

L’heure, des soupers ayant sonné, ils se sont placés à une table… Vous savez, ces petites tables à côté l’une de l’autre… Cent cinquante personnes se trouvent réunies en cohue, échangent leurs regards, leurs cris, leur demi-ivresse… Cela sent la sueur et le fard… Tous les deux seuls, Lignières et elle, attablés, presque silencieux… De temps en temps, il lui versait par amusement des vins, du champagne… Elle paraissait d’une gaieté extraordinaire. Je ne voyais pas ce qu’elle pouvait bien regarder en face d’elle fixement, mais, tout à coup, elle rejeta le loup et son visage parut en pleine lumière, un visage que je ne lui connaissais réellement pas, presque cynique… les narines froncées par une respiration haletante… Et je m’aperçus que, depuis quelque temps, elle considérait en face d’elle une sorte d’éphèbe, un bellâtre d’une vingtaine d’années, habillé en joueur de flûte qui donnait l’impression d’une sorte de peintre anglais ou américain, vous savez ces jeunes hommes au visage audacieux dans une foule, qui se sentent regardés et ne craignent aucun regard… Mon attention d’ailleurs, se portait uniquement sur elle. Je ne perdais pas un jeu de sa physionomie. Alors j’ai vu son expression se fondre en un sourire, un sourire presque humble, qui m’a tout écœuré. J’ai jeté les yeux sur l’homme. Il répondait à ce sourire… puis il a mâchonné prétentieusement des fleurs. Elle a répondu de même. Je me sentais étouffer.

MADAME DE MARLIEW.

J’ai peur…

PHILIPPE.

Attendez, ce n’était rien ! Car, comme une prostituée (Madame de Marliew se lève en sursaut.), il n’y a pas d’autre mot, comme la plus vulgaire des courtisanes, à je ne sais quel geste de l’homme qui m’échappa, elle répondit, du bout des doigts, d’un air négligent, par un baiser ! Cela s’est fait très simplement, comme un rite… Elle avait le coude appuyé sur la table, le regard mi-clos. L’homme a souri… Peu de temps après, il s’est levé, s’est approché de leur table… ils ont causé quelques instants, lui debout. Et Lignières, vous entendez bien ceci, Lignières a laissé s’asseoir à leur table cet homme qui sans nul doute devait être pour lui un inconnu… Lignières riait bêtement, peut-être amusé… L’heure qui a suivi fut plus atroce encore ! J’ai vu cet homme lui caresser doucement les bras… Il a saisi une coupe de champagne… il l’a fait boire, la tête renversée en arrière, et tout à coup il lui a pris la bouche en riant… Ah ! je vous fais de la peine…

MADAME DE MARLIEW, (laissant tomber la tête dans ses mains.)

Vous me martyrisez, tout simplement.

(Un silence oppressé.)
PHILIPPE.

J’abrège. Il y a deux heures environ, ils sont sortis tous les deux ensemble du bal, délaissant Lignières, qui s’est perdu dans la foule. Moi, je me suis précipité à leur poursuite. Mon taxi les a suivis. Je n’avais plus qu’un espoir, dans ce désarroi, c’est qu’elle se fît conduire directement ici… Parbleu ! non, l’auto filait toujours du côté du parc Monceau. Oh ! cette poursuite dans la nuit… J’avais envie d’arrêter la voiture, mais la curiosité emportait tout autre sentiment. Eux, ont-ils aperçu une auto qui les suivait. Je ne le crois pas, toutefois, l’homme, à un certain moment, s’est penché à la portière… la couronne de laurier d’or est tombée… J’ai aperçu un bout d’épaule, un bout d’étoffe rouge, c’est tout !… Alors, ils ont tourné à toute allure dans les rues diverses. Mon taxi ne pouvait suivre qu’à une distance normale pour ne point éveiller leur attention. Brusquement, je les ai perdus. J’ai pris la rue Puvis-de-Chavanne ; eux, ils ont dû prendre une petite rue à gauche… Pendant une demi-heure, j’ai exploré toutes les rues environnantes. J’espérais qu’un taxi arrêté m’indiquerait la maison. Rien ! Je n’avais plus qu’à me faire conduire ici, et, en bas de chez vous, j’ai erré… je me suis promené… Maintenant, il est trois heures. Le sot espoir qu’elle était peut-être ici… montée par l’escalier de son atelier… le désir surtout de vous voir, de parler à quelqu’un, m’ont fait sonner à votre porte… À présent, je suis chez elle et j’attendrai jusqu’à l’aurore… jusqu’au matin ! (Il frappe sur la table.) Je veux lui dire toute ma haine, tout mon mépris, toute ma colère ! Ah ! le sentiment de répulsion que j’éprouve !… le… (Il s’arrête.) Eh bien, vous voila fixée !… L’étiez-vous auparavant ? Je n’en sais rien ! Oui, oui, je n’en sais plus rien ! J’en arrive à douter de tout ! N’ai-je pas été la dupe de deux aventurières ?

MADAME DE MARLIEW.

Monsieur, c’est trop abominable de parler ainsi ! Je vous comprends… mais, regardez-moi regardez-moi, par pitié ! Depuis que vous parlez je me demande lequel de nous deux est fou ! lequel a perdu tout son bon sens ! Et encore maintenant je vous répète que vous avez du être le jouet d’une erreur !

PHILIPPE.

Phrase classique… ! Je l’attendais. Malheureusement…

MADAME DE MARLIEW.

Ma fille est sage, Monsieur, ma fille est pure !… Mais oui, en ce moment encore j’en répondrais, j’en réponds ! J’ai eu toutes ses petites confidences d’enfant, de jeune fille. J’ai lu ses petits cahiers… Elle écrivait ses pensées au jour le jour. Je vous les montrerai… vous ne douterez plus. Elle a repoussé toutes les avances, tous les partis !… Vous la connaissez, farouche, aristocrate pétrie d’orgueil…

PHILIPPE, (il éclate de rire.)

Ce qui n’empêche pas que votre fille menait la louche existence des débauchées !

MADAME DE MARLIEW.

Non, je vous crie que non ! Vous allez avoir l’explication de cette imprudence, car c’est une imprudence, un défi, peut-être… Vous devez bien voir, Monsieur, que je vous dis toute la vérité…

PHILIPPE.

Je vois que vous ignorez peut-être tout, que vous avez été roulée, vous la mère, comme moi ! C’est admissible… Une aventurière comme elle peut donner le change à tout son monde !

MADAME DE MARLIEW.

Mais elle vous adorait !

PHILIPPE.

Peut-être ambitionnait-elle seulement mon titre ?… Peut-être m’aimait-elle, après tout ?…

MADAME DE MARLIEW.

N’en doutez pas !

PHILIPPE.

Seulement, à la dernière minute, un remords ou simplement un reste d’honnêteté, si ce n’est le désir pur et simple de sa liberté, l’ont empêchée de commettre la suprême infamie ! Elle a eu peur…

MADAME DE MARLIEW.

Peur ?…

PHILIPPE.

Le sais-je ?… De la révélation, de la lettre anonyme, du chantage d’un amant… Quand on en est où elle en est, dans le domaine de la débauche, peut-on rester maître de sa vie ou de ses actes ? Ils appartiennent à tous !

MADAME DE MARLIEW.

Que voulez-vous que je réponde ? Vous voyez, Monsieur, une pauvre femme éperdue !

PHILIPPE.

Mais ce n’était que trop naturel, d’ailleurs, Madame ! Une femme artiste, une jeune fille habituée, comme je le lui avais dit déjà, à la licence des yeux, à la camaraderie des hommes. Voilà trois ans qu’elle vivait de la vie d’atelier. Ses sens, à vingt-quatre ans, devaient être nettement éveillés. Oh ! je reconstitue facilement ! Tenez, elle a dû, par hypocrisie, par nécessité, tomber dans les amours faciles, les contacts brefs. Vous savez, les anonymes, les inférieurs !

MADAME DE MARLIEW, (tout à coup.)

Mon Dieu ! mon Dieu !… Maintenant, à mon tour aussi, je reconstitue. Vos paroles m’éclairent. Oh ! quelle horrible chose, Monsieur !… (Elle baisse la voix instinctivement.) Hier matin, en effet… oh ! maintenant je peux le dire… elle est rentrée ici habillée d’une façon si étrange, avec un costume de… (Elle hésite.) de femme de chambre… Elle était restée absente toute la matinée. (Dans une plainte.) Oh ! non, pas cela ! pas cela !…

PHILIPPE.

Ah ! vous voyez bien !… Vos yeux s’ouvrent maintenant ! Ce qui vous avait empêché de voir, c’est cette littérature, ce farouche orgueil qu’elle s’était collé comme un masque. Maintenant, vous frémissez !

MADAME DE MARLIEW.

Et à quel point !…

PHILIPPE.

Pas plus que moi. Ce que je puis souffrir, moi, depuis quelques heures ! Oh ! ce n’est pas une souffrance aiguë… non… c’est une impression de froid… Voir vivre tout à coup devant soi, d’une vie autre, l’être dont on s’était fait une image si différente, comprendre tout à coup la raison de ses rires, les expressions de ses yeux ! Ah ! la vie double ! le mystère de cela ! On se répète machinalement : voilà ! voilà ! je sais ! plus rien ne fera que le passé puisse ressusciter… Ce sont de sales moments, croyez-le…

MADAME DE MARLIEW, (toute à sa pensée, et niant à nouveau énergiquement.)

Prince, permettez-moi encore d’espérer qu’il y a là un formidable malentendu. Elle va rentrer et vous allez voir, Monsieur, elle nous rassurera d’un mot… Mais, quelle attente pénible pour vous comme pour moi !

PHILIPPE.

Montez vous reposer, Madame, je resterai seul ici, seul avec la rage qui me tiendra compagnie… Quelques cigarettes, au surplus, à mâchonner !

MADAME DE MARLIEW.

Comment voulez-vous que j’aille me reposer dans une pareille agitation ? Je ne le pourrais pas ? Au contraire, je vous demande de demeurer là, de me trouver en présence de ma fille quand elle va rentrer… Attendons, attendons…

PHILIPPE, (s’asseyant, nerveux et lointain.)

Mais comme tous les propos que nous échangerions désormais seraient vains, restons là sans même nous parler… comme dans un wagon… comme dans une salle de gare… en attendant ce lugubre lever du jour qui ne veut pas venir !…

(Silence.)
MADAME DE MARLIEW, (mettant en frissonnant un châle sur ses épaules.)

Oui. Il fait d’ailleurs si froid ! Vous ne désirez pas une boisson chaude ? Voulez-vous que j’aille chercher quelque chose à l’office, prince ?

PHILIPPE, (redevenant distant.)

Je vous en prie… je n’ai besoin que de recueillement.

(Ils se taisent. On entend le chien qui aboie dans l’appartement.)
MADAME DE MARLIEW.

Le chien s’est réveillé ! il a entendu du bruit ! (Ils se taisent à nouveau. Le chien continue d’aboyer.) Oh ! ce chien est insupportable ! Je vais le faire taire. (Elle monte l’escalier et ouvre la porte.) Sam ! tais-toi, voyons ! tais-toi !… Sam !… (Le chien se tait maintenant. Elle referme la porte, redescend l’escalier en geignant et s’assied. Ils ne disent plus rien, chacun à sa pensée. Madame de Marliew, machinale et plaintive, à la façon des étrangères.) Mon Dieu ! Jésus ! mon Dieu !… (Un temps.) J’entends marcher dans l’escalier. Ce ne peut être qu’elle ! Écoutez !… (Il prête l’oreille.) Oui ! on est sur le palier… Vous entendez ?… Une clef cherche la serrure…

PHILIPPE, (vivement.)

Restez. Moi, je me cache. (Il empoigne son pardessus et son chapeau.) Je veux l’entendre vous parler. Je me mets là-bas… dans l’ombre… (Il va à la draperie du fond.) Ne lui révélez pas ma présence, n’est-ce pas ? Je veux entendre les premiers mots qu’elle va vous dire…

MADAME DE MARLIEW.

J’y consens…

(Il se dissimule au fond, dans l’ombre des divans et des tentures. On entend un bruit de porte refermée à clef.)


Scène III


Les Mêmes, THYRA

THYRA, (entre. Elle aperçoit sa mère.)

Comment ?… Levée !…

MADAME DE MARLIEW.

J’étais inquiète ! Tu ne m’avais pas prévenue que tu rentrerais si tard…

THYRA, (elle porte un grand manteau noir, pailleté. Un casque d’argent et d’émeraude retient mal la masse de ses cheveux.)

Il m’est arrivé plus d’une fois de rentrer vers trois heures du matin !…

MADAME DE MARLIEW.

La journée d’hier était déjà suffisamment… extraordinaire ! Je comptais ne point repasser par les émotions et les angoisses d’hier matin… Tu aurais vraiment pu me dire à quel bal tu te rendais ! Je n’ai pas eu connaissance d’une invitation…

THYRA.

Je t’avais fait prévenir par les domestiques… Je sors d’un bal particulier, un bal d’artistes.

MADAME DE MARLIEW.

Tu aurais pu en partir plus tôt… Tu rentres directement ?

THYRA.

Directement. Pourquoi ces questions ?

MADAME DE MARLIEW.

Tu me feras le plaisir de me dire d’où tu viens et de préciser. J’ai le droit de savoir dans quel bal ma fille s’est rendue… seule, car tu n’étais pas accompagnée…

THYRA, (après une hésitation légère.)

J’étais seule. Et après ?… Qu’est-ce que ça sent, ici ?… Tu as fumé ?

MADAME DE MARLIEW.

Oui.

THYRA, (soupçonneuse.)

Cependant, tu ne fumes jamais la nuit !…

MADAME DE MARLIEW.

L’énervement !… C’est compréhensible !

THYRA, (méfiante, prend le cendrier et regarde une cigarette qui achève de se consumer.)

Attends… Mais… ce bout doré… avec des initiales… Ce sont les cigarettes de Philippe !… Allons, maman, tu étais là avec quelqu’un ?… Quelqu’un est venu ?…

MADAME DE MARLIEW.

Pourquoi voudrais-tu que quelqu’un fût venu à une heure pareille, et qui ?

(Thyra regarde autour d’elle. Elle va dans le fond de la pièce, dont l’obscurité l’inquiète. Elle donne la lumière et aperçoit la silhouette de Philippe qui transparaît derrière le rideau. Elle va à lui.)
THYRA.

Ah ! vous venez m’espionner ici ?… Je vous prie de sortir immédiatement. Je suis chez moi !

PHILIPPE, (sans sourciller, haussant les épaules.)

Prenez-le comme vous voudrez. Quand je vous aurai dit ceci : que je sais d’où vous venez (Elle sursaute légèrement.), que je vous ai suivie, vous le prendrez peut-être de moins haut !… (Thyra plisse les sourcils, puis, en manière de défi, jette son manteau noir par terre. On la voit alors dans son costume de Salomé, les épaules et les bras nus. Le prince, à ce geste, laisse échapper un mouvement furieux.) Thyra !

MADAME DE MARLIEW, (précipitamment.)

Prince… je vous en prie !…

THYRA.

Mais ne t’interpose pas, maman ! (Un silence.) Vous disiez donc ?

PHILIPPE.

Je dis que vous serez moins brave quand vous saurez que j’étais à ce bal, que je vous ai vue tout le temps ! tout le temps ! (Les yeux dans les yeux.) et après encore !…

THYRA, (trahit une seconde d’émotion immense, puis elle se ressaisit, et froidement.)

Eh bien ?

PHILIPPE.

Quand vous êtes partie avec cet homme, je vous ai suivie. Cet homme que vous ne connaissiez pas, que vous avez lev…

MADAME DE MARLIEW, (éclatant.)

Thyra ! dis-lui que ce n’est pas vrai !…

THYRA.

C’est vrai. (Mouvement du prince et de la mère.) Et après !… Ne vous ai-je pas rendu votre liberté aujourd’hui même et n’ai-je pas repris la mienne ? En voilà assez ! Je vous prie de bien vouloir vous en aller.

PHILIPPE, (croisant les bras, en menace, devant ce flegme apparent.)

C’est tout ce que vous trouvez à répondre !…

THYRA.

Absolument tout.

MADAME DE MARLIEW.

Mais, Thyra, te rends-tu compte, mon enfant, de ce que j’éprouve, de ce que nous éprouvons tous les deux ?…

THYRA, (lui posant la main sur l’épaule.)

Toi et moi, nous réglerons ces incidents demain matin. Mais, si Monsieur ne veut pas se retirer, eh bien, c’est moi qui lui cède la place…

PHILIPPE.

J’admire votre audace !… Le cynisme soudain des coupables qu’on vient de démasquer !

THYRA.

Il est tard. Adieu. (Elle regarde Philippe.) Passez-moi mon manteau ! (Philippe ne bouge pas.) Cela n’a pas d’ailleurs la moindre importance !

(Elle monte l’escalier et, sur elle, referme la porte.)


Scène IV


MADAME DE MARLIEW et LE PRINCE, seuls

PHILIPPE.

Vous l’avez entendue ? Êtes-vous édifiée ? Elle n’a pas nié ! Comment l’aurait-elle pu, d’ailleurs ?

MADAME DE MARLIEW.

Je suis anéantie !… C’est donc vrai ! Elle m’a caché, en effet, toute une vie double… Depuis quand ?… Oh ! je vous jure, prince, que je l’ignorais ! Je suis toute honteuse !

PHILIPPE.

Je ne mets pas en doute votre parole.

MADAME DE MARLIEW.

Dans ce désastre… qui m’accable… j’essaie en vain de comprendre comment il se fait qu’elle m’ait dupée à ce point… Je ne m’explique pas comment elle a pu en arriver là !

PHILIPPE.

Eh bien, moi, je reconstitue. À la façon dont elle vient de prononcer ces quelques mots, j’ai compris tout à coup. Cette femme distinguée et raffinée est à la fois la femme du plaisir vulgaire et subtil. On trouve, chez de jeunes êtres trop libres, cette requête aux baisers des hommes !

MADAME DE MARLIEW.

Mais vous, Monsieur, en admettant qu’une mère confiante manque de perspicacité ou de surveillance, vous vous en seriez aperçu ! Vous n’auriez pas éprouvé cette impression de pureté indubitable !

PHILIPPE.

Ah ! moi, c’est différent ! Je l’aimais !…

MADAME DE MARLIEW.

Une enfant si exceptionnellement douée, si royalement délicate… elle si raffinée dans ses moindres désirs !

PHILIPPE.

Il y a dans le raffinement des détours de cette sorte ! Ah !… un tel monstre est rayé de ma vie et de mon souvenir à tout jamais !… Je garderai de ce galvaudage, je vous prie de le croire, un souvenir cuisant !… La belle anecdote à raconter !

MADAME DE MARLIEW.

Je ne vois qu’une explication plausible… Elle est navrante… mais c’est la seule !…

PHILIPPE.

Laquelle ?

MADAME DE MARLIEW.

Écoutez… puisque c’est irrémédiablement fini entre vous deux.

PHILIPPE, (l’interrompant en ricanant.)

Comptez-y !

MADAME DE MARLIEW.

Il faut que je vous fasse un aveu dont autrement je ne me serais jamais senti le courage.

PHILIPPE.

Ah ! ah ! nous approchons de la sincérité !

MADAME DE MARLIEW.

Je ne m’en suis jamais départie, croyez-le ! Cet aveu, je ne pouvais pas vous le faire… Non… je ne le pouvais pas… Nulle mère n’y aurait d’elle-même consenti !… mais peut-être trouverez-vous là une explication au désordre moral de ma pauvre enfant. Peut-être y a-t-il sur elle une fatalité dont elle est irresponsable. Mais, jurez-moi, jurez moi, puisque vous partez, que vous ne lui répéterez jamais ce que je vais vous confier, car elle ignore tout, vous entendez !… Et, quand vous saurez, vous aurez peut-être pitié d’elle !

PHILIPPE, (impatienté.)

C’est promis. Dites, dites…

MADAME DE MARLIEW, (monte encore l’escalier, entr’ouvre la porte du haut de l’escalier, puis redescend.)

Bon. Elle est montée dans sa chambre. (Elle redescend.) Depuis quelques années, la santé de Thyra a présenté des symptômes alarmants. Vous n’ignorez pas qu’à la suite d’une pleurésie, à Nice, elle a perdu sa voix, et, sans être gravement atteinte (Elle s’arrête, puis, s’efforçant de prendre un ton sans importance.) elle est touchée du côté droit.

PHILIPPE.

Et vous ne m’avez rien dit !

MADAME DE MARLIEW.

Oh ! je me réservais de vous en parler… Il s’agit de quelques petits soins, surtout de quelque repos. Mais elle…

PHILIPPE.

Oui, elle ?…

MADAME DE MARLIEW.

… ignore tout. Elle met sur le compte d’une irritation des cordes vocales, du surmenage, une affection qu’il est nécessaire qu’on lui cache. Je ne pouvais pas vous en parler… j’étais liée… Comprenez-vous, maintenant ?

PHILIPPE, (froidement.)

Non. Je ne saisis pas le rapport, je l’avoue.

MADAME DE MARLIEW.

Eh bien, on dit… c’est une hypothèse… que dans ces sortes d’affections il existe… certaine irresponsabilité… physique. Je l’ai entendu dire, du moins vous aussi, n’est-ce pas ? Comment peut-on expliquer autrement cette vie mystérieuse, trouble, agitée, que la malheureuse a dû me cacher ! Ah ! je vous livre tout cela au hasard, sans certitude, mais infiniment troublée… Vous voyez là une pauvre mère qui reçoit le coup le plus cruel de son existence ! Promettez-moi, je vous en supplie, que vous ne la reverrez plus, maintenant, car vous vous feriez du mal tous les deux inutilement. Laissez-moi toute la responsabilité de l’avenir. Laissez-nous toutes les deux. Hélas ! Hélas ! Il faut que je me charge d’elle maintenant !…

PHILIPPE.

Soyez tranquille, je ne la reverrai pas. Je ne pourrais, malgré tout, que lui dire des choses cruelles et trop mortifiantes !… À quoi bon ? tout est fini…

MADAME DE MARLIEW.

Mais plus tard, n’est-ce pas ?… si vous la revoyez, pas un mot de ce que je viens de vous révéler. Je vous demande même, par pitié, pas un mot à qui que ce soit…

PHILIPPE.

De pareilles confidences sont uniquement à nous, Madame. (À voix basse.) Prenez garde.

(La porte vient de s’ouvrir en haut de l’escalier.)


Scène V


Les MÊMES, THYRA

THYRA.

Maman, veux tu bien ?… J’ai une explication à fournir à Monsieur. Je désire que tu remontes dans ta chambre.

MADAME DE MARLIEW, (regardant le prince.)

Je ne sais si cette explication est bien nécessaire, Thyra…

THYRA.

Je la juge indispensable… J’ai réfléchi, je la lui dois. Je désire rester seule avec Philippe.

LE PRINCE.

Si Mademoiselle le désire…

(La mère, après une hésitation et un signe au prince, se retire lentement. Thyra referme la porte à clef sur elle. Elle a retiré la coiffure de Salomé, mais elle a gardé le costume.)


Scène VI


PHILIPPE, THYRA

THYRA.

Oui, je me rends compte en effet que je vous devais une explication. Je vais vous la donner complète, sans une omission. Nous ne nous reverrons plus, il vaut donc mieux que vous sachiez qui je suis… Je ne vous épargnerai rien. Peut-être ne comprendrez-vous pas tout de suite, c’est probable… mais je suis rassurée, plus tard, dans quelques années… vous comprendrez… Voici ma confession. Je vous donnerai les dates et les heures. D’ailleurs, je tiens à être précise. (Elle passe les mains sur son front. Philippe ne bronche pas. Il la regarde anxieusement.) Quand j’eus perdu ma voix… voyons, c’était en 1909… oui… ce fut un effondrement pour moi, épouvantable… Je me suis consacrée à la sculpture parce qu’on m’avait trouvé des dispositions et que la vie sans but, sans l’art, ne signifiait rien à mes yeux… J’entrevoyais bien l’amour au bout… mais ça c’était le couronnement de l’édifice, pas autre chose !… Je me suis mise à travailler avec acharnement, dix heures par jour… De temps en temps je me sentais fatiguée, lasse, malade… seulement comme le lendemain je reprenais mes bonnes couleurs, je n’y prêtais pas grande attention… J’avais été atteinte autrefois d’une pleurésie, je ne sais pas si vous êtes au courant…

PHILIPPE, (sans sourciller, évasivement.)

Oui, oui, je sais…

THYRA.

C’est en visitant les catacombes de Rome que j’avais senti pour la première fois ce petit point dans le dos… Ces temps-ci, ça n’allait guère !… Mais je m’étais tellement surmenée pour mon Salon ! D’ailleurs, je n’en parlais à personne. Ma mère ? Vous la connaissez, un étourneau, un étourneau raisonnable, pourrais-je dire… toujours dans ses rêves mondains, incapable de s’inquiéter de moi par elle-même !… Enfin, l’autre nuit, comme j’avais souffert particulièrement entre le cou et l’oreille gauche et que j’avais passé des heures à écrire, à penser à vous, à lire, à me coucher par terre avec mon chien, à lui confier mon amour pour vous, à prendre vingt tasses de thé ; une idée brusque m’est venue… Une de ces résolutions soudaines dans lesquelles on joue toute sa vie… Je suis partie de bonne heure, ayant emprunté à ma femme de chambre son costume le plus minable, et, avec deux ou trois tricots de laine pour me déformer, un gros châle noir tricoté par-dessus le tout, je me suis rendue ainsi à… (Elle s’arrête.) à la consultation de l’hôpital Lariboisière. (Philippe réprime un mouvement d’effroi.) Et là, dans le cortège des souffreteux, j’ai prétendu que j’étais une pauvre femme, que j’avais besoin de connaître toute la vérité sur mon état. J’avais soi-disant un mari qui pouvait me faire soigner, mais ne s’y résoudrait que s’il me savait très malade, etc., etc… Alors, en cinq minutes, oh ! pas plus… en cinq minutes, j’ai été édifiée. Ça c’est abattu comme un coup de massue sur ma tête ! Je ne voyais plus rien ! Je n’entendais plus rien ! Les mains de glace, les mâchoires contractées, je regardais ce gros docteur avec des yeux éperdus !… J’avais entendu ce qu’il murmurait à son assistant !… Troisième degré ! ! ! Enfin l’horreur ! l’horreur !… Je me suis enfuie… Deux heures se sont passées encore à obtenir de-ci, de-là, tous les renseignements. Je suis montée chez trois médecins du quartier. J’étais avide de savoir… Je voulais savoir les phases de l’avenir !… J’ai su !… Certes, ce n’est pas la mort, mais c’est la vie désormais limitée… Cinq ! six ! ! peut-être dix ans de vie ! la durée du bail de notre hôtel !… Je ne guérirai jamais. Il y en a un qui m’a dit cela tout simplement, comme la chose la plus naturelle du monde. Avec des soins pourtant… l’exil des sanatoriums, des altitudes… qui sait ?… Ah ! il m’a semblé que j’allais devenir folle ! Je me suis mise à marcher droit devant moi… jusqu’à Suresnes. J’ai côtoyé la Seine ! J’allais toujours ! Quand je me suis sentie morte de fatigue, je suis rentrée chez moi, couverte de poussière… Mais, après le coup effroyable, cette méditation marchée de deux heures avait porté ses fruits. Deux heures pour s’habituer à l’idée de la mort cela n’a l’air de rien, n’est-ce pas ? C’est énorme !… Les cinq premières minutes, on pense qu’on ne pourra pas la supporter, il semble que la mort ça ne peut pas se regarder fixement, pas plus que le soleil !… Eh bien, au bout de deux heures, je ne vous dirai pas que je m’étais apprivoisée à l’idée, mais ce n’était plus la mort elle-même qui me faisait peur. Dix ans ou cinquante ans de vie, c’est la même chose ! Les sensations enfermées entre le commencement et la fin ne laissent pas de traces… Seulement, voilà… mourir dans l’oubli, mourir sans avoir rien réalisé…

PHILIPPE, (désespérément.)

Thyra ! Thyra !

THYRA, (sans l’écouter.)

Ah ! ça, c’est la chose innommable !… Cette orgueilleuse qui n’aura rien été !… Et que cela arrive à un être jeune, vivant, enragé de vie !… Tomber au seuil de tout !… Ah ! c’est si cruel de la part de Dieu, s’il existe là-haut ! (Elle pleure.) Car je représentais des espérances énormes !… Je suis certaine que si j’avais pu me réaliser, j’aurais été quelqu’un !… Mais parbleu ! cela devait arriver ! Cette soif, cette exubérance, ces aspirations démesurées… ne pouvaient pas durer ! c’était trop beau aussi !… Deux buts : mon art d’abord ! vous ensuite !…

PHILIPPE.

Oh ! moi !… parlons-en !

THYRA.

Vous, c’était récent, mais irrésistible tout de même. Tout de suite, tous les deux je vous ai envisagés !… Je l’ai fait froidement, fixement, dans ces ténèbres qui se levaient. Ah ! on est lucide !… En rentrant, sans tergiverser, j’ai voulu aller jusqu’au bout… achever la consultation… À Lepage aussi j’ai demandé la vérité, toute la vérité… où j’en étais de ma route… Il me l’a dite lui aussi et, coïncidence affreuse, les deux chiffres se balançaient : cinq, six ans de travail pour arriver à quelque chose… Ce chiffre ironique, fatal !… Le même temps de course pour toucher les deux bouts ! Et lui aussi il me disait cela très simplement : cinq ans, six ans ! du bout de sa cigarette !… Il ne savait pas qu’il me condamnait une seconde fois !… Et voilà !… Inutile de faire l’effort puisque je ne peux arriver au haut de l’escalier, puisque je n’aurai pas le souffle pour monter jusqu’au bout !… L’art sans réalisation possible… sans l’avenir… À quoi bon ?… À quoi bon y aspirer ! Il n’y a plus rien à attendre… Pourquoi se fatiguer et se martyriser l’âme, pour du néant !… Et, d’un geste net, inflexible, j’ai renoncé à tout jamais, purement et simplement ! J’ai ouvert cette fenêtre. Sous le rayon de soleil qui l’éclairait, j’ai regardé une dernière fois la pauvre petite chose qui représentait tous mes espoirs, toutes mes transes, toutes mes vertus (Un sanglot l’étouffe encore.), et je l’ai broyée comme j’aurais broyé ma vie, ou ce qui m’en reste, et je me suis juré que plus jamais je ne toucherais un ébauchoir !… Je tiendrai parole !…

PHILIPPE.

Vous avez fait cela !… Vous avez eu cet affreux courage ?

THYRA, (se redressant.)

Oh ! j’ai fait plus. C’est à ce moment que vous êtes entré, vous… vous, ma paix, ma douceur future, vous dont la seule présence me détendait le cœur, vous qui faisiez que, lorsque je me réveillais le matin, mon premier cri était : « Mon Dieu ce n’est pas juste d’être heureuse à ce point-là ! c’est trop ! » Oui, vous êtes entré… et je me suis représentée mourante dans vos bras, vous étreignant avec des cris de regret. Oh ! vous laisser un jour l’horreur des solitudes, et j’imaginais la déchéance lente, la consomption près de votre robustesse et de votre pitié. Et savez-vous de quoi vous m’avez parlé ?

PHILIPPE.

Non !… Qu’ai-je dit ?

THYRA.

Rappelez-vous, rappelez-vous ! tout de suite vous m’avez parlé d’éternité, de durée, d’avenir ! Toujours ! Vous étiez là tout frais de bonheur, de santé, qui attendiez, dans un bon sourire éclatant, toute la joie que je devais vous apporter. Ah !… je ne le pouvais pas ! Ça, je ne le devais pas !… Il y a des renoncements qui sont le plus humain et du plus sacré des devoirs !…

PHILIPPE.

Le devoir ? le devoir, malheureuse, consistait à venir à moi, à m’appeler, à…

THYRA, (en proie à l’exaltation la plus vive.)

Non, vous me jugerez après !… Laissez-moi achever. C’est la prescience obscure de ce devoir, Philippe, qui, ce matin-là où j’avais trop mal dans le cou et dans le dos, m’a forcé à aller au-devant d’une vérité que, peut-être, je repoussais depuis des années !… Quelques semaines plus tard, c’était l’irréparable… notre mariage consommé !…

PHILIPPE.

Thyra… Thyra, voilà donc la raison de votre énigme, de cette rupture déchirante…

THYRA.

Oui ! Et comment peut-on vivre des journées pareilles ? Comment peut-on trouver en soi le courage de prendre des résolutions de cette taille !… En pleine jeunesse, tout à coup, en une journée, me trouver veuve de tout !… Le vide, plus rien, plus même la possibilité d’une action d’éclat, pas même de quoi mourir en beauté… C’était à se casser la tête contre les murs et j’ai failli le faire…

PHILIPPE.

Non, non ! Pas vous !

THYRA, (s’accrochant à la selle.)

Si, j’ai senti que je ne pouvais pas résister à cette attraction ! Il s’en est fallu d’un rien que nous allions, ce morceau de glaise et moi, nous écraser en bas, comme un paquet de linge !… Mais, dans l’affolement de ce vertige, alors que je me cramponnais à cette selle pour ne pas me précipiter dans le vide, il m’a semblé tout à coup que j’entendais une voix qui me criait : « Mais non, voyons, c’est trop bête !… tu vaux mieux que ça !… Finir comme une grisette avec ce que tu avais d’aspiration dans la poitrine !… toi qui t’étais réservé tout de la vie pour la bien vivre ! », car c’est vrai, Philippe, je n’avais même pas voyagé, figurez-vous !… Je vous attendais pour commencer… Alors tout quitter avant d’avoir rien connu !… N’avoir éprouvé que le pressentiment et l’impatience de la vie !… (Appuyée à la selle vide, elle se balance automatiquement, comme au premier acte, revivant l’heure de la décision.) « Va donc, ma fille, bois-la d’un trait cette vie ! bois-la comme l’ivrogne boit son verre de vin d’un coup… et sache, avant de t’en aller, ce que c’était que cette matière immortelle, que tu rêvais d’étreindre et d’asservir !… » Après tout, il n’y a pas besoin de produire ? Pourquoi produire ? Pourquoi cette vieille folie humaine… Sentir que c’est beau, cela suffit, et comprendre pourquoi c’est beau, voilà le plus haut bonheur ! Il n’y a qu’une seule chose terrible dans la vie, c’est de n’en être pas ! Voilà l’abomination !… (Elle se redresse.) Il faut avoir ou mourir… Je ne suis pas de celles qui désirent sourdement et restent là… J’aurai !… Oh ! voir ! voir !… tous les pays que je n’ai pas vus et que je m’étais réservé de voir avec mon amour !… les montagnes de Sicile, la Grèce, l’Inde, surtout l’Orient !… Oh ! jouir de l’été encore cinq ou six fois, écouter encore les pluies d’automne, étirer ses bras au printemps !… J’adore ! j’adore ! Tout voir, tout avoir !… Dieu ! c’était si beau ! Et tout ce qu’il y avait dans cette tête ne peut pourtant pas être perdu tout à fait, n’est-ce pas ?… Ce serait trop révoltant !… Et mon petit corps non plus, il ne faut pas qu’il ait vécu en vain, mon corps intact que je n’asservirai pas à la maladie, ah ! ça ! je vous le garantis ! Non, je ne lui mettrai pas de la flanelle ; non, je ne le salirai pas avec de l’iode… Quelle saleté !… Guérir… traîner ?… Pouah !… Je ne serai pas la Mimi sentimentale qui pleure et meurt en respirant un bouquet de violettes de deux sous ! Puisque je renonce à vous et à l’art… que mon corps soit jeté en pâture à mes instincts et mon esprit à la connaissance !…

PHILIPPE.

Ah ! nous y voilà donc !…

THYRA.

Et je n’ai que le temps, Philippe, que le temps !… Bon Dieu, ça va être court, mais beau, je vous le garantis, et sans remords, comme cela doit être ! Que je puisse dire à la vie : « Si je ne t’ai pas étreinte dans la joie de la production, si j’ai été stérile, n’importe… je t’aurai possédée tout de même… et je me serai brûlée à ta flamme… entière !… Après quoi je consens à mourir tout d’une pièce !… Dix ans ! S’il y avait quelqu’un avec qui traiter, je ferais un marché !

(Elle se jette sur un fauteuil, en lançant en l’air le mouchoir dont elle étanchait ses larmes.)
PHILIPPE, (après un silence contenu.)

Ce n’est pas le tout d’invoquer les instincts, ma chère. Vous auriez beau faire appel à toutes les puissances et passer tous les marchés diaboliques du monde, si ces instincts n’étaient pas en vous, déjà bien avérés ou prêts à sortir, vous en seriez pour vos frais d’invocation ! On ne s’improvise pas des appétits… on les a… Donc…

THYRA.

Eh bien, qui vous dit le contraire !

PHILIPPE.

Ah ! vous avouez ! vous avouez !…

THYRA, (se relevant et changeant de ton, simple et froide tout à coup.)

Ah cà ! croyez-vous que j’ai peur de ma franchise ! Philippe ! Pourquoi donc ? Il faut que vous le sachiez. Si pur qu’ait été mon amour pour vous, si gardée qu’ait été ma vertu, jamais je n’ai cessé d’être sollicitée, troublée même par la plastique et la beauté. Regardez mes œuvrer et vous comprendrez… Elles disaient, par avance et franchement, la sensualité des êtres et des choses ! C’est dans les romans, mon ami, que l’on voit des niaises avoir du génie en effeuillant les lys !… Je suis saine, (Elle se reprend.) du moins, j’étais robuste, j’avais les yeux ouverts ! Avant vous, j’ai eu des toquades d’enfant… j’ai éprouvé des sensualités… Même dans le travail… tenez, face au modèle, quelquefois… à cause d’une forme, d’une couleur… quelque trouble étrange… Si vous lisiez mes cahiers, vous le verriez… J’ai eu la hantise de certains yeux… et, quand vous m’appeliez votre perle chaude, l’expression était juste. Certes, j’ai repoussé toujours hautainement toute tentation, car j’ai l’orgueil de moi et de ma destinée à un point fou ! Mais j’ai parfaitement senti l’éveil de mon être, entendez-vous !… Et ce n’en est que plus cruel aujourd’hui !… Oui, je l’ai attendue la vie, la vie chaude qui m’aurait prise, étreinte, serrée !… Et, dans ce désastre abominable d’hier, je l’ai appelée, de tout mon désespoir, la réaction de la vie !… Pas le froid de la mort ! Par pitié, la chaleur encore, la chaleur de tout ce qui palpite, de ce qui est jeune, sain et beau… comme le refuge suprême !… Je les ai appelés à mon secours, du fond de moi, les instincts qui sauvent… puisque rien de ce qui est durée ne m’est plus permis !… Et, comme on se suicide en un cri d’adoration et de rage vers la vie, je me suis livrée, au moment qui passe !… Être la cellule emportée qui germe et qui meurt !… N’être plus que la chose ardente, animale, désespérée, mais avoir été !… avoir été !… J’ai regardé mon corps, mon tendre corps de vingt ans qu’aucune décrépitude n’a encore touché, j’ai regardé ma gorge respirer bien à l’aise… et, pleine de pitié pour moi, j’ai tendu mes bras, hors du cercueil, vers mon image vraiment pitoyable, vers toutes les images… Puis, revêtue de ces étoffes, de ces bijoux, je me suis enfuie pour me ruer enfin vers le tumulte, pour étouffer le glas sinistre de mes oreilles, appeler la santé du rire, me mêler à la sueur saine de la foule… Et je suis entrée dans ce bal, Philippe, au milieu de la joie des désirs et des appétits, comme une païenne désespérée, résolue à tout, avec le frisson que devaient avoir les belluaires antiques lorsqu’ils entraient dans l’arène !… J’ai bu, Je me suis enivrée, j’ai dansé, j’ai chanté… (Elle s’arrête.) Le reste, vous le savez, ne me le demandez pas ! Ce trésor chaste de mon corps que j’avais réservé, tout l’amour que je vous gardais, hélas ! tout cela n’est plus ! (Désespérément.) Quel regret !… Une nuit a suffi pour saccager tous mes rêves !… Il n’y a plus devant vous… dans cette lugubre aurore… qu’une pauvre loque humaine, une vaincue qui se réveille et qui peut dire, comme Juliette à l’aurore : « Quoi, l’amour ?… ce n’était que cela ?… » (Elle le dit triste, avec un immense écœurement.) Maintenant, vous savez tout… j’ai eu le courage d’arriver au bout de ma confession. Ne me torturez plus et allez-vous-en vite, je vous en prie, car il est quatre heures du matin, je suis lasse et j’ai très froid !

(Elle tombe dans les coussins, épuisée.)
PHILIPPE, (après un long silence.)

Non, je ne sais pas tout. J’écoutais, sans interrompre, cette confession atroce, en effet, mais vous passez sous silence les choses capitales pour moi, la seule chose qui me regarde… les heures que vous venez de vivre avec cet inconnu. Ce que vous me révélez maintenant de votre santé et qui, hier, m’aurait navré ! toutes ces tristesses qui font que je vous aurais serrée dans mes bras en sanglotant, je ne les écoute même pas en ce moment ! (Repoussant avec rage toute idée de pitié.) J’ai le souvenir d’une scène ignoble dans ce bal ! J’ai vu votre fuite. Je sais d’où vous venez ! Cela seul compte, et il n’y a pas d’excuse. Il n’y en a pas une ! Si vous avez été la folle éperdue et vaniteuse qui va, dans un coup d’effroi, livrer sa chasteté à un passant et se donner, comme la dernière des filles, aucune excuse au monde, même la terreur de la mort, même le délire, n’en diminuerait à mes yeux le crime ! D’ailleurs vous ne me dites pas toute la vérité.

THYRA.

Toute !

PHILIPPE.

Non, vous omettez ceci : que vous ne m’avez pas aimé ! Car si vous m’aviez aimé, c’est à moi que vous auriez couru dans la détresse ! Il n’y a pas de force au monde qui vous eût empêchée de vous réfugier dans mon affection, de tendre les bras vers moi, je vous en réponds !

THYRA.

Vous auriez été le dernier parce que je vous aime ! Répondez, Philippe, si je vous avais dit : « Je suis atteinte, je suis frappée de mort », vous seriez-vous arraché à moi, seriez-vous parti ?

PHILIPPE, (dans une protestation de tout l’être.)

Jamais !

THYRA.

Parbleu ! Voilà bien le cri du cœur ! Et voilà ce que je ne voulais pas, Philippe ! Je vous aime trop pour que vous souffriez jamais par moi, je place trop haut cet amour pour lui apporter ma décrépitude, ma dégringolade. Maintenant, vous êtes sauvé ! (Triomphalement.) J’ai mis l’irréparable entre nous et votre pitié ne pourra même rien contre moi, car je vous connais bien, et je vous défie maintenant de m’épouser ! Non seulement je me suis dégradée, mais je l’ai fait presque publiquement ! Songez, l’anecdote a des témoins… Elle s’ébruitera… Je suis tranquille ! J’en suis sûre, c’est ce désir d’irréparable plus que tout autre sentiment qui m’a poussée à saccager, en une nuit, ce que j’appelais hier mes deux couronnes de noces …

PHILIPPE.

Mensonge ! mensonge encore ! Car si vous aviez éprouvé cette détresse, vous n’auriez pas pu faire ce que vous venez de faire, et, dans un moment pareil, entendre parler de joie ! Que dis-je, penser même à vous la procurer…

THYRA, (tristement.)

De la joie !… Hélas !…

PHILIPPE.

Vous auriez couru à toutes les solutions, à toutes, sauf à celle-là !

THYRA.

Oui ! Je sais !… me jeter dans la philanthropie ou la religion !… Je connais ça !… Le suicide même aurait emporté les suffrages !…

PHILIPPE.

Des blagues ! On ne va pas à l’amour, ma petite, comme on va au suicide !

THYRA, (se redressant.)

L’amour ! L’amour ! Comment osez-vous prononcer ce mot (Sa bouche dessine une grimace dégoûtée.) à propos de cette chose et de ce qu’il adviendra désormais de la pauvre Thyra ! Ah ! Vous vous estimez alors bien peu !… Rassurez-vous, l’amour vrai peut ne pas être éternel, mais il est unique ! Ne vous comparez pas, je vous en prie !… (Elle le dit avec une ferveur navrée. Reprenant.) Oui, sans doute, vous auriez préféré que je me lamente dans un coin avec l’admiration et la pitié de tous ! Jamais !… Je ne suis pas cette victime-là, Philippe !… Du moment que l’art et l’amour sont écartés, il me faut tout ! Le reste ne suffit pas !

PHILIPPE.

Tout !

THYRA.

Même la possibilité de plaire dans la rue ! Que mon corps pleure de souffrance et crie, mais que quelque chose qui est au-dessus de moi se réjouisse de vivre ! Désormais, avec quelle passion religieuse je regarderai la nature et les êtres qui vont m’être ravis ! Musique, peinture, livres, monde, luxe, rire, volupté ! Je veux me gorger de tout, me confondre avec tout ! mourir avec extase, dans l’adieu à tout ce qui fut humain, et je vais avancer quand même, les yeux fermés, mais les mains tendues, comme quelqu’un prêt à être englouti !…

PHILIPPE.

Je vous hais ! Je vous hais ! Oh ! le cynisme de votre récit ! Pas même la honte de vous !… pas même la pudeur de voiler devant moi l’insouciance d’une débauche résolue !

THYRA.

J’accepte votre colère comme un surcroît de douleur !

PHILIPPE.

Si vous ne m’aviez pas donné l’horreur de tous les mots dont se servent les femmes qui tombent pour grandir leur vilenie, je vous dirais que vous avez fait une hécatombe de tout !… Mais je ne regrette rien ! Tôt ou tard, vos instincts se seraient révélés et vous auriez fait table rase de notre amour, en trouvant encore mille bonnes excuses ! Ah ! ils auraient ronflé, les mots sonores !…

THYRA.

Ne soyez pas méchant !

PHILIPPE.

Ce petit mot : méchant !… Dites au moins cruel ! Cruel… comme une femme sait l’être ! Ah ! oui, cette fois, c’est bien fini entre nous, bien fini, Thyra (Il la tient aux épaules.) Et qu’il vous reste la dernière expression de mon visage ! Tenez, je ne vous demande plus rien !… Gardez vos ignobles secrets, vos vœux suspects, allez retrouver votre bellâtre, descendez d’échelon en échelon, de l’anonyme au passant, de…

THYRA.

Philippe !

PHILIPPE, (se ressaisissant au moment même où il la rudoie.)

Il vaut mieux que le dégoût me chasse ! Une minute de plus, je ne répondrais pas de moi-même… Je m’enfuis comme devant une maison en feu… Addio, per sempre !…

(Il se précipite vers la porte en prononçant machinalement des mots italiens.)
THYRA, (éperdue.)

Philippe !… Souvenez-vous seulement que je vous adorais !

PHILIPPE, (se retournant.)

Souvenez-vous seulement que je vous ai haïe !

(Il sort en claquant la porte.)


Scène VII


THYRA, seule.

(Elle a une terrible crise de désespoir et de toux. Elle roule son corps brisé dans l’abri des coussins. Puis, comme si l’excès même du désespoir tarissait les larmes, elle se lève et étire longuement, longuement, ses bras dans un geste familier, et qui exprime la vie, toute la lassitude physique. Ses yeux tombent alors sur le téléphone. Une seconde d’hésitation. Puis elle fait l’appel téléphonique.)
LA VOIX DE MADAME DE MARLIEW.

Thyra ! Thyra ! (Thyra monte rapidement l’escalier et redonne un tour de clef à la porte. La voix de Madame de Marliew, timidement.) Thyra ! je ne peux pas entrer ?

THYRA.

Pourquoi ?… que me veux-tu ?

LA VOIX DE MADAME DE MARLIEW.

De ma chambre, j’ai entendu le prince claquer la porte et descendre l’escalier. Tu es seule ? Ouvre, ma chérie.

THYRA.

Non… (La mère se met à parler un dialecte étranger. Thyra répond de même ; tout à coup.) Je t’en prie, mamita, va dormir, mamalico, je t’embrasserai demain matin, et nous causerons longuement… Va… (Elle écoute, puis elle redescend.) Bon, elle est montée. (Elle va au téléphone à nouveau, sonne quelques instants.) Eh bien, voyons ! Voulez-jous me donner Wagram 47-22 ? On ne répond pas ?… Ce n’est pas possible… insistez… (Elle s’assied sur le coin de la table, au milieu des assiettes de fruits, de flacons. Au bout de quelques secondes.) Allô ! qui est là ?… Ah ! C’est vous. Vous êtes déjà rentré ?… J’avais peur que vous ne fussiez pas là… Vous n’étiez pas un peu inquiet ?… Vous n’aviez pas de remords ? Ah ! si, vous voyez bien !… Vous auriez téléphoné demain matin ?… Oui, je suis rentrée depuis déjà… (Elle hésite.) assez longtemps… Maintenant, il faut que vous me juriez de garder pour vous seul ce que vous avez vu et entendu, ce que le hasard d’une nuit vous a fait connaître ! Somme toute ! vous êtes le complice, mon cher !… (Lentement, avec hésitation.) La… suite ? Oh ! vous la devinez… Vous ne me voyez pas sous ce jour-là ?… Oui ! je comprends !… Le mystère des femmes, mon cher !… (Elle dit cela avec une affreuse ironie dans la voix.) Puis-je compter sur vous ? Silence absolu ! Merci… Mais ce n’est pas seulement pour cette recommandation superflue que je vous téléphonais… De sang-froid, on retrouve toute sa lucidité… J’ai gardé l’anonymat complet, mais il a eu la curiosité (Elle a prononcé si vite et si mal qu’elle se reprend.), il a eu la curiosité de savoir qui j’étais… Naturellement. Je ne crois pas qu’il y soit parvenu, j’ai peur, toutefois, et il ne faut pas que cela soit… Oui, maintenant, je sais son nom, mais je me garderai bien de vous le nommer par téléphone… (Un temps.) Vous aviez deviné juste… Américain. (Un temps.) Eh bien, appelons-le désormais, si vous voulez bien, pour les commodités de la conversation… je ne sais pas, moi… tenez… Gloriæ Cupido !… Ma devise… Ah ! vous ne savez pas traduire. (Elle rit.) Non… ce n’est pas ça… mais si vous voulez, après tout !… J’accepte cette interprétation… À la gloire de Cupidon !… Pourquoi pas ?… (Elle rit fort et faux.) Vous voyez, j’ai la force de rire !… Bah ! pourquoi se frapper ? Tout ça n’a pas grande importance !… (Son rire forcé, amer, s’écrase dans la gorge avec une quinte de toux.) Seulement, je veux vous voir demain, parce qu’il faut que vous m’aidiez, que nous prenions du moins quelques précautions, au cas où cet homme voudrait suivre ma piste… (À ce moment, on sonne à la porte d’entrée, de nouveau. Elle dit, en baissant la voix.) Attendez une seconde… (Elle lève la tête, inquiète.) On sonne à la porte… À une pareille heure, je ne sais pas ce que ça peut être ?… C’est peut-être… lui… qui m’aura fait suivre ! Sait-on jamais !… J’ai peur… Ne pas ouvrir ?… Hum !… À quoi bon ? Pas d’incertitude de cet ordre ! Il vaut mieux savoir… Ne quittez pas, je vais laisser le récepteur décroché. S’il se passait quelque chose d’inquiétant, je pourrais vous parler. Vous me défendriez, n’est-ce pas, dans la vie ? Merci.

(Elle va à la porte d’entrée, disparaît dans l’antichambre. On entend le bruit d’une porte refermée.)
LA VOIX DE THYRA.

Certainement, vous pouvez entrer. Pourquoi pas ?



Scène VIII


THYRA, PHILIPPE

PHILIPPE, (rentrant, après avoir regardé la table.)

Vous téléphonez ?

THYRA.

En effet…

PHILIPPE.

À qui ? À cet homme, n’est-ce pas ? Allons ! Avouez-le ! (Thyra ne dit rien.) Oh ! je ne reviens pas pour vous surveiller…

THYRA.

Je vous y autorise maintenant. Je ne vous cache rien et n’ai plus rien à vous cacher. Prenez le récepteur… si le cœur vous en dit par exemple !… (Le prince fait un geste de répulsion, alors elle s’approche du téléphone et parle.) Non, non, ce n’était rien. J’avais cru entendre sonner, mais je m’étais trompée. Ce devait être à côté !… (Elle rit encore à une réponse. Elle parle cette fois exprès très haut pour être bien comprise de Philippe.) Non, ce n’était pas Glorifiæ Cupido ! (Philippe a un mouvement de colère. Elle fait signe à Philippe de prendre le récepteur. Il le refuse.) Moi, je suis prise d’une lassitude de tout, immense, infinie ! Vous n’imaginerez jamais, mon cher, à quel point !… Et encore le mot lassitude n’est certainement pas suffisant… Un autre mot s’impose… dégoût !… Tenez, j’ai là, sur ma gorge, un collier de verroterie qu’il m’a passé au cou au moment où je suis partie en me disant : « Je suis bien sûr que si vous le portez, un jour je vous rencontrerai et vous reconnaîtrai… » Vous ne pouvez pas me voir, Lignières, mais tenez, cet impur cadeau, je le brise ! je le brise ! (Et ce disant elle casse et jette le collier qu’elle a arraché de son cou. On devine que ses mots amers et désolés s’adressent à Philippe, derrière elle.) Il y a des jours où l’on est en veine d’anéantissement, où en quelques heures on n’amoncelle que des ruines, où…

PHILIPPE.

Assez ! je n’en peux plus ! raccrochez cet appareil !… Donnez !… (Il la repousse, prend le récepteur et le raccroche brutalement.) Ah ! le misérable que cet homme, que ce Parisien pourri qui a osé se prêter à un jeu aussi abject !… Vous l’avez choisi, votre patito ! (Ils restent muets tous deux, les yeux baissés, sans se regarder. Alors seulement, elle s’aperçoit que, depuis le moment où elle est entrée, elle est presque dévêtue. Lui la considère. On dirait que, maintenant, elle comprend et sent la signification de ce regard nouveau. Elle prend à côté d’elle le grand manteau noir qu’elle avait rejeté tout à l’heure et elle s’en revêt complètement. Lui aussi semble très modifié. Il se met à parler d’une autre façon que tout à l’heure, calme, courtois.) Quel que soit mon ressentiment, je vous demande pardon des paroles que j’ai prononcées tout à l’heure. Je n’avais pas le droit en tout cas de vous insulter, parce que vous êtes une âme en détresse. Vous vous êtes désespérée, et perdue ! J’ai réfléchi… quelques instants m’ont suffi. Je me suis dit : évidemment, elle vient de tout saccager… dans sa folie… elle ne peut plus être ma femme… Vous êtes souillée. Vous avez ajouté à votre faute des complices, une publicité scandaleuse ! Comme vous le disiez tout à l’heure, ça, c’est l’irréparable !… Mais devons-nous rester des ennemis ? Tout mon idéal de vous vient de s’effondrer, mais il m’appartient de me contenir et, si je le puis, cela ne vaut-il pas mieux ? Ma colère et ma haine viennent de m’éclairer singulièrement sur moi-même. Puisque j’ai crié à ce point, c’est que, quelle que soit votre faute, ou votre aberration, mon amour et mon désir ne sont pas éteints… Pourquoi le seraient-ils, d’ailleurs ?… Il nous reste une issue, une solution. Si vous voulez que votre folie ne nous sépare pas et nous laisse quelque espérance, soyons amant et maîtresse…

THYRA, (avec révolte.)

Qu’ai-je entendu ?… Est-ce vous qui me proposez cela ! Ah ! non, par exemple. Philippe ! Déchoir de ce pur amour et de cette altitude, jamais !

PHILIPPE.

Vous avez déchu singulièrement plus, me semble-t-il !

THYRA, (éperdue.)

Mais pas avec vous !… N’entraînez pas cet amour-là dans ma chute !… Nous avons été trop haut tous les deux ! Il faut que j’aie le bénéfice de mon crime (Avec force.), car c’est un crime, et monstrueux encore ! Si le mépris et le dégoût ne sont pas assez maîtres de vous pour vous chasser à l’instant même, je suis rassurée (Tristement.), vous vous retrouverez bientôt ! demain !… c’est fatal. Un reste d’amour, voilà ce qui vous ramène ici. Votre maîtresse, dans ces conditions-là ! Ah ! mon ami, vous rendez-vous compte de ce que vous me proposez… dans quelle boue tomberait cet amour et quel avenir lui serait réservé ? Adieu, adieu… Encore une fois, toute mon estime de vous proteste, tout mon instinct aussi, et, en me le proposant, il me semble que vous insultez le passé ! Il me semble même, tenez, qu’il vous reste vraiment trop peu d’amour !

PHILIPPE, (éclatant.)

Et c’est vous qui osez dire cette chose phénoménale ! Vous qui ne vous êtes pas souciée une seconde de ce que seraient ma tristesse, mon découragement quand j’apprendrais ce que vous étiez devenue, — car vous pensiez bien tout de même que, malgré votre rupture d’hier, je reviendrais vous demander des comptes !

THYRA.

Non ! J’espérais que l’orgueil vous avait chassé pour toujours.

PHILIPPE.

Avez-vous pensé aussi à la rage qui m’étreindrait, s’il m’arrivait d’apprendre que vous vous étiez donnée à un autre ?… Je ne parle pas seulement de l’écroulement de notre amour, mais je découvre en moi comme un instinct de maître, de propriétaire frustré qui me met hors de moi !… Il me semble que l’on vient de me voler stupidement, comiquement !… Je ne trouve pas d’autre mot pour exprimer ce que j’éprouve que : déception furieuse… et je sens fort bien que mon désir de vous n’est pas éteint ! Qui sait même si la fureur ne vient pas de l’accroître !

THYRA, (effrayée.)

Que dites-vous, Philippe ?

PHILIPPE.

Ah ! vous êtes épouvantée !… Oui, vous avez mal et naïvement calculé, ma chère ! Vous avez mal joué votre partie, car si vous aviez été femme plus tôt… vous auriez eu le temps de savoir que la jalousie accroît le désir, que la jalousie est torturante, et que la pensée qu’un inconnu vient de me dépouiller de toutes mes joies, c’est une pensée insoutenable, à la fois ardente et terrible !… Car, en faisant cet aveu, vous venez d’évoquer pour moi des images, de préciser en moi des désirs, des possessions que je n’avais pas osé me préciser, tant que je vous convoitais idéalement, presque chastement… Je vous en veux horriblement, j’en souffre… mais je viens de découvrir ceci, que je ne partirai pas de votre existence ! J’y suis tout à coup décidé !… Mais oui !… On ne quitte pas ainsi l’être qu’on a aimé !… Je vous plains, je vous hais à la fois, — mais j’étancherai la soif que j’ai de vous !…

THYRA.

Malheureux, c’est bien cela qu’il ne faut pas. C’est cela que je redoute au-dessus de tout, car, cette soif apaisée, que restera-t-il de nous !… Ce n’est pas le Philippe habituel que je connais, qui me parle en ce moment ! Je le vois à toute l’expression de votre visage ! C’est un mâle blessé qui oublie jusqu’à la raison première, jusqu’à la cause de toute cette tragédie… qui oublie que je porte la mort en moi ! Dans votre fureur aveugle vous ne vous rappelez même plus cela !… Vous voyez la déception, pas la détresse ! Pourtant je suis condamnée !… Voilà la grande nouvelle !… L’autre n’est rien auprès de celle-là… Évoquez tout l’avenir… Un peu d’imagination, voyons !… Représentez-vous que mes jours connaîtront la décrépitude, la déchéance plus dégradante que tout ! Je n’aurais plus besoin que de pitié !… Moi ! l’orgueilleuse ! de la pitié !… Pas à votre bras ! pas à vos côtés !…

PHILIPPE, (plus calme et plus maître de lui.)

Vous me comprenez mal, Thyra ! Ce que je vous propose, en effet, ce n’est pas une humiliation. Je ne vous propose pas de vous apporter ma pitié, soyez tranquille. Je vous connais trop ! Je sais que vous ne la supporteriez pas ! Je ne vous propose même pas une affection secourable, je n’ai pas envie de vous secourir. Oui, malgré votre douleur, votre effroi, je ne me sens même pas cette charité-là !… Mais ce que vous vouliez réaliser seule, je vous offre de le réaliser à deux. Oublier cette nuit tragique… dédaigner même jusqu’au nom de votre mal. Nous aimer, sans remords ! Aller de l’avant, sans nous préoccuper de rien, puisque nous nous aimons tout de même et malgré tout ! Nous brûler à notre double ardeur ! Ce sont vos paroles mêmes, ce sont vos propres vœux ! Après tout, femme ou amante, qu’importe !… Votre programme, pas autre chose ! Vivons ! Aimons-nous ! puisque je sens que je suis encore, et malgré tout, possédé de vous ! Pas une fois je ne vous parlerai de guérir ! Et qui sait si ce n’est pas, d’ailleurs, le moyen de vaincre le mal et de le défier !

THYRA.

Et si cela n’est pas, malheureux !

PHILIPPE, (s’exaltant à son tour dans un optimisme résolu.)

Eh bien, tant pis ! Appelez cet amour-là un suicide… mais que ce soit un suicide de joie ! Oh ! je vous ai entendue et comprise ! Vous voulez respirer d’un coup toute la terre, dites-vous, connaître tous les désirs ? Je vous les offre. Je ne vous en épargnerai pas un ! Nous allons voyager éperdument ! Nous allons dépenser éperdument notre argent, notre temps et nous-mêmes… Et vous serez ma maîtresse adorée, vous entendez, vous serez…

(Sa bouche s’approche d’elle.)
THYRA, (avec un retrait de tout l’être.)

Non ! non ! je vous en supplie ! encore une fois ! pas cela.

PHILIPPE.

Et tu sais bien que tu le seras ! Tu sais bien qu’il faut que ce soit et tout de suite, entends-le bien, tout de suite ! Il faut que j’efface les baisers de l’initiateur, que je les écrase immédiatement sur ta bouche, sans quoi demain ils reparaîtraient ! Il faut qu’à force de t’aimer, avant que le jour vienne me détromper, j’en arrive à croire plus tard que c’est moi qui t’ai eue le premier. La pensée du contraire m’est insupportable !… Oui, tu me regardes apeurée… je sais, il y a quelque chose de bestial dans l’idée que je te convoite, chaude de baisers, qui viennent de m’être volés !… Mais rien, rien ne fera que je ne t’aime encore, entends-tu ! et que, même dégradée, je ne te veuille à moi !… Tu ne m’échapperas pas ! tu seras mienne… Je sens déjà que tu n’as plus la force de résister ! Sais-tu ce qui peut nous sauver, ce qui me sauve ? C’est que tu t’es livrée sans amour à l’inconnu, par désespoir… tu n’as pas aimé !… Ou alors ton désir douloureux, ton désir d’être arrachée à la mort par des bras enlacés, ne s’est jamais adressé qu’à moi… L’autre n’était qu’une image trompeuse. Avoue-le ! Il n’y a que nous ! que nous ! Et il n’y a jamais eu que nous deux !

THYRA, (murmurante.)

Vous ne savez pas ce que vous faites ! Je vous en supplie, allez-vous-en !… Plus tard… peut-être… qui sait !…

PHILIPPE, (se rapprochant.)

Non, maintenant. Je viens de comprendre, pauvre petite, que ton acte n’était pas vil et qu’en te pressant dans mes bras, je vais maintenant seulement lui donner sa réalité !

THYRA.

Ayez pitié de moi ! Depuis ce matin je vis dans un cauchemar ! Je vis comme une folle subite qui a traversé des pays qu’elle ne connaissait pas… Songez donc que, depuis hier, j’ai fait connaissance de ces deux vertiges terribles : la mort et l’amour ! Ils se sont emparés de moi. Ils m’ont bouleversé le corps et l’âme ! Je vis dans une sorte d’ahurissement éperdu ! Ils m’ont meurtrie, je suis leur proie ! Et voici que j’entends au-dessus de ma tête, tout à coup, au bout du rêve, au bout du voyage, votre voix… votre adorable voix qui me parle de ces deux choses, d’elles toujours… toujours d’elles… l’amour et la mort, la mort et l’amour !

PHILIPPE.

Non, l’amour seul, l’amour triomphant de tout !… même de la mort !

THYRA.

Eh bien, mon cher amour, êtes-vous si cruel ? Oh ! restez là-haut, là-bas !… loin… J’aime mieux vous avoir loin pour toujours !… Pas vous… Éteignez ce désir que je viens d’exaspérer stupidement sans m’en rendre compte. Mon cher enfant ! allez-vous-en !…

PHILIPPE.

Non, Thyra, je ne m’en irai pas ! Je retrouverai ma tendresse, ma protection de tout ton être !… Tu ne t’endormiras que dans mes bras d’une fatigue et d’un anéantissement que seul je t’aurai procurés… Tant pis !… Puisque tu as devancé l’heure de l’étreinte, puisque tu as appelé la vie, qu’elle suscite en nous tous les désirs, toutes les forces …

THYRA.

Mon cher enfant ! allez-vous-en de moi !… Je ne suis plus que malheur !… (Elle a la tête languissamment rejetée en arrière pendant qu’il lui tient les poignets. Le petit jour s’est levé derrière la verrière de l’atelier, le petit jour blême et glauque de Paris sur les vitres embuées.) Écoutez ! (On entend dans la cour un refrain, une sorte de sifflement d’homme ainsi que l’on en entend, le matin, dans les rues. La petite figure de Thyra a l’air tout à coup de hennir.) C’est Lepage, le sculpteur qui se met au travail. Il a bien dormi ! Il se réveille, il est content… Il ouvre sa fenêtre et siffle en jetant la glaise sur la stèle… Dans le petit jour, à l’heure des laitiers et du premier cri des oiseaux, en lui s’éveille la bonne joie matinale du travail, de la santé ! Il va sculpter… faire de belles choses… Il va travailler !

(Son œil s’enflamme, puis se ternit de larmes et d’un regret indicible.)
PHILIPPE, (murmurant dans un souffle.)

Je t’aime… encore…

THYRA.

Hélas !… Voici le soleil… Dieu ! que j’ai froid ! (Il la saisit dans ses bras. Elle dit en frissonnant.) Je suis glacée, glacée…

(Il l’enveloppe chaudement, tendrement de ses bras. Elle ne résiste plus, mais les larmes coulent toujours de ses yeux.)
PHILIPPE, (répétant comme machinalement, tout bas.)

Encore… encore…

THYRA.

Je ne suis plus qu’une chose… Il me semble que je n’ai plus d’âme !

PHILIPPE.

Mais tu vois bien que tu ne peux plus résister !

THYRA, (les bras ballants.)

Je ne peux plus lutter, voilà tout !

PHILIPPE, (la tenant appuyée.)

Mon amour… tout oublier… tout retrouver ! Dis, dis que c’est possible… dis ?…

THYRA, (sans force.)

Vous le voulez ?… (Alors, elle se recule. Elle tire le grand rideau de la verrière, l’ombre se fait. Le soleil pâle du matin met une tache d’or dans les rideaux. La chanson de Lepage s’est arrêtée. Thyra frissonne. Elle se rapproche de Philippe, la tête dans un coude levé, l’autre main tendue, peureusement, en un mouvement de défense. Avec une triste plainte de reproche.) Que faites-vous ?… Que faites-vous là ?…

(D’un geste infiniment las et de désespoir résigné près du divan, debout, elle dégrafe le grand manteau noir qui tombe à ses pieds, bref, comme tombent les oiseaux abattus.)
DEUXIÈME PARTIE



ACTE TROISIÈME

Des hauteurs dominant un golfe de Sicile, au flanc de la colline. Quelques vieilles pierres marquent l’emplacement de sépultures latines. Il subsiste de l’ancienne voie un ou deux tombeaux, moins délabrés. Une vieille colonne aussi, à demi brisée. Une dégringolade, dans les rochers, d’amandiers en fleurs… des cactus. Dominant à droite, un immense rocher abrupt surplombe toute la baie. On aperçoit l’anse du golfe en bas ; il est six heures du soir. Le soleil se couche, normalement rouge ; dans le crépuscule, un croissant de lune commence à paraître. C’est le paysage ordinaire que reproduisent les « cartolina », mais la paix du soir le rend magique. Grelot d’une voiture. Parmi l’escarpement du rocher, des chèvres maigres, — leur meneur, qui, dès qu’il voit les étrangers, souffle dans sa flûte. Le bruit de la voiture s’arrête, on entend une voix italienne : « Ec co signora, ec co la platza… »



Scène PREMIÈRE


MADAME DE MARLIEW, LA COMTESSE STÉPHANIE, LE VOITURIER

(Entre un voiturier, précédant Mesdames de Marliew et la comtesse Stéphanie. Elles ont des ombrelles ouvertes.)
L’ITALIEN.

Tomba latina

MADAME DE MARLIEW.

Je pense qu’il veut dire… le cimetière antique

L’ITALIEN.

Si, si. (Il montre la baie du geste.) Palerme, — di porto

LA COMTESSE.

Tiens ! l’inévitable chevrier !

MADAME DE MARLIEW.

Petit ! approche ! Peut-on avoir un bol de lait ? (Le voiturier échange un dialogue italien avec le chevrier ; Madame de Marliew, pendant qu’il parle.) Mais nous n’avons ni bol ni tasse, ma chère !

LA COMTESSE.

Si fait ! J’ai dans la voiture le verre qui me sert à prendre mon homéopathie, car je prends toujours mon petit remède à cinq heures. Voiturier, j’ai laissé un verre dans la patache.

(Il disparaît dans les amandiers.)
MADAME DE MARLIEW.

Ils vont mettre encore dix bonnes minutes à monter à pied.

LA COMTESSE.

Au moins. Pour ma part, je n’aurais certainement pas pu grimper la côte. D’ailleurs, cette patache était d’un dur !

MADAME DE MARLIEW.

Nous sommes deux vieilles dames ! Son Altesse est encore tellement alerte !

LA COMTESSE.

N’est-ce pas ? C’est elle qui tenait à monter la côte à pied avec ces jeunes gens. Elle a tellement escaladé de pics et fait de si longues promenades depuis son abdication ! Elle est, ma foi, d’une grande activité. Sur le yacht, elle se lève quelquefois à cinq heures.

MADAME DE MARLIEW, (montant sur un rocher.)

D’ici on les verra peut-être.

LA COMTESSE.

Tenez, les deux yachts, dans le port, on les distingue très bien. À droite, celui de votre fille.

MADAME DE MARLIEW, (rectifiant.)

Du prince ! vous voulez dire.

LA COMTESSE, (avec un soupir.)

Oui, si vous voulez ! celui du prince… Comment s’appelle-t-il, le yacht ? Je ne me rappelle déià plus.

MADAME DE MARLIEW.

L’Atalante !

LA COMTESSE.

L’Atalante, c’est vrai ! Et le yacht royal le Cydnus… Deux beaux noms ! Nous vous savions dans les eaux siciliennes, on vous avait signalés, mais nous vous croyions à Syracuse ou à Taormina. Ça été une joie pour Son Altesse de revoir sa jeune protégée.

MADAME DE MARLIEW.

Regardez cette tache rouge, à droite.

LA COMTESSE.

Oui, on les distingue… Ils en ont encore pour dix bonnes minutes. (Le voiturier est revenu.) Faites-lui traire cette jolie chèvre… la plus blanche…

MADAME DE MARLIEW.

Vous ne voulez pas de ce breuvage ?

LA COMTESSE.

Oh ! non ! Il me semblerait que c’est du lait de nourrice…

MADAME DE MARLIEW.

À bord, Son Altesse Éléonore n’a en ce moment que les personnes que nous avons vues ?

LA COMTESSE.

Oui, les deux dames qui sont restées à bord, lady Seymour, Madame Popescu, en tout six personnes, je crois. Attendez que je compte sur mes doigts la duchesse d’Osque, une, le poète Osterwood…

MADAME DE MARLIEW, (l’interrompant.)

Ah ! le poète anglais qui s’est chargé tout à l’heure du manteau de la reine.

LA COMTESSE.

… Ça fait deux ; moi. Monsieur Lignières et les dames. Son Altesse n’aime que les petits comités. Ce Monsieur Lignières est si charmant, et quelle belle voix ! C’est la deuxième fois que la reine l’invite à faire une croisière… à cause de son timbre idéal. Il nous a rejoints à Naples. (Au chevrier.) Merci, petit ! (À Madame de Marliew.) Mais le yacht royal est un laideron à côté de l’Atalante. Je ne connais pas de yacht plus esthétique !…

MADAME DE MARLIEW.

Vous pouvez le dire !…

LA COMTESSE.

Cet orchestre de Napolitains, ces serviteurs bariolés, ces costumes, ce brouhaha ! Est-ce que vous avez autant de monde d’habitude à bord ?

MADAME DE MARLIEW.

Cela dépend des endroits ! on embarque quelquefois des inconnus de la veille. En ce moment, vous vous trompez, nous n’avons personne que cette étrangère qu’ils ont appelée Allégra… Mais, à Palerme, ils doivent retrouver tout un groupe ! Ah ! ma chère amie, quel mainatch comme dit le frotteur provençal qui astique les cuivres !

LA COMTESSE.

Et vous vivez là-dedans ? Vous les suivez partout ?

MADAME DE MARLIEW.

Le moins possible. Je comprends votre reproche… Mais, que voulez-vous, il faut bien que je voie ma fille de temps en temps. (Au chevrier qui s’en va.) Buona notche.

LA COMTESSE.

Figurez-vous que c’est hier seulement que l’on a osé avouer à la reine que votre fille et le prince n’étaient pas mariés. Monsieur de Lignières et moi avions gazé sur ce sujet quand nous vous avions aperçus, hier dans le port. Son Altesse ne s’expliquait pas, d’ailleurs, la répugnance que le prince de Thyeste apportait à se faire présenter à elle… puisqu’il n’ignorait pas que sa cousine, la duchesse d’Osque, était à notre bord. Ils ont joué ensemble, autrefois… il devait donc avoir plaisir à la retrouver.

MADAME DE MARLIEW.

Mais il redoutait sans doute les reproches de la duchesse qui est apparentée à toute la Cour !

LA COMTESSE.

C’est elle d’ailleurs qui s’est chargée d’édifier Son Altesse… Son Altesse a été véritablement navrée, pas scandalisée, grand Dieu ! elle est au-dessus de tout cela !… mais Son Altesse m’a demandé mille détails sur cette liaison… j’étais ma foi très embarrassée ! Monsieur Lignières s’est esquivé, je ne sais pourquoi ; il avait couru comme un zèbre, à terre, soi disant pour acheter des bijoux palermitains et c’est moi qui ai eu à fournir des détails sur une rupture dont j’ignore la cause : la princesse paraissait très attristée, elle m’a dit : « Je veux les voir tout de même. Il faut que je leur parle, que je fasse ce mariage. Ce sera une bonne œuvre. »

MADAME DE MARLIEW.

Elle aura quelque mal !

LA COMTESSE.

Dites-moi ? mais que s’est-il passé au juste ? Puisque nous nous décidons à en parler ! Oh ! le vilain homme ! je l’ai en horreur !

MADAME DE MARLIEW.

Que voulez-vous ? C’est un deuil moral que je traîne depuis bientôt deux années !

LA COMTESSE.

Mais c’est lui qui s’est récusé… ou elle ? Lui évidemment ?

MADAME DE MARLIEW.

Tous les deux. Ils ont préféré cet état de choses, la vie en dehors de la société… J’ai été débordée par ma fille… ils ne sont pas commodes tous les deux… impératifs… violents… C’est qu’on mène une vie bizarre et bien affolante à leurs côtés ! Vous avez vu ces esclaves, ces femmes à bord, ces volières d’oiseaux, leurs musiques sempiternelles, les déjeuners et les soupers sous les vélums de soie, ces séjours entrecoupés dans toutes les capitales où l’on s’amuse ! Et comme c’est peu pratique avec tout cela. Ils ont emporté à bord même un coiffeur, mais il n’y a pas un médecin ; vous pourriez être malade, avoir le moindre bobo, vous ne trouveriez pas une fiole de laudanum ou d’arnica.

LA COMTESSE.

Oh ! bien merci ! moi qui ai en horreur de voyager sans ma petite pharmacie.

MADAME DE MARLIEW.

Alors, je vais, je me laisse traîner d’escale en escale, de palace en palace… De temps en temps on me débarque. Au bout de trois mois je n’en peux plus et, malgré ma gêne et ma honte de me mêler à eux, j’accours embrasser ma fille au milieu du brouhaha que font les invités, les oiseaux, le rire des femmes, le bruit des vaisselles. Je reste des journées tassée dans ma cabine comme une pauvre vieille malle, criblée d’étiquettes de voyage… Dans quelques jours je vais m’en retourner dans notre hôtel à Paris. Au moins là j’ai un peu de paix, quoique une si grande solitude !

(À ce moment on entend tout au loin la voix de Thyra qui interpelle le chevrier.)
LA VOIX DE THYRA.

Eh ! hop ! hop ! petit ! La flûte !

(Elle parle italien. Le petit chevrier répond par son air de flûte méthodique sur le haut du rocher. Madame de Marliew et la comtesse se sont rapprochées, elles regardent.)
MADAME DE MARLIEW.

Oh ! comme elle court en montant ! Elle va se fatiguer, elle n’a déjà pas de souffle. (Elle crie.) Tu te fatigues et tu es sans chapeau !

LA COMTESSE.

C’est la petite esclave indienne qui l’accompagne ?

MADAME DE MARLIEW.

Oui, celle-là la suit partout… on la voit toujours avec son esclave et le grand lévrier noir…

LA VOIX DE THYRA.

Sam ! Sam ! je ne veux pas que le chien coure sur ces chèvres, mets-le en laisse, Meryem.

(Quelques secondes après elle arrive, suffoquant et tenant dans ses bras les branches qu’elle a coupées le long de la route. La petite esclave porte le chapeau et tient en laisse le lévrier.)


Scène II


Les mêmes, THYRA

MADAME DE MARLIEW.

Tu es folle de monter ainsi en courant !

THYRA, (essoufflée, s’assied. Elle est livide sous le maquillage.)

Je voulais couper quelques fleurs d’amandier pour rapporter et mettre dans les cabines… Ouf !… (Elle parle à la petite esclave qui tient les branches.) Donne-moi le sécateur.

MADAME DE MARLIEW.

Tu les as laissés en route ?

THYRA.

Ils arrivent, ils sont derrière moi… J’ai pris par le sentier le plus court pour parvenir aux amandiers. Ah ! je n’en peux plus ! Sam, mon petit Sam, il est heureux de courir et de se dégourdir un peu… C’est donc ici les tombeaux ? C’est joli ! C’est impressionnant !

LA COMTESSE.

Le conducteur nous a expliqué que le point de vue était plus beau sur ce rocher. Allons y !

THYRA, (à la petite Meryem.)

Oh ! la jolie branche ! Tiens, abaisse-la avec l’ombrelle…

(À ce moment, du sentier, on voit apparaître Lignières.)
MADAME DE MARLIEW.

Monsieur Lignières ! Ils sont avec vous, je pense ?

LIGNIÈRES.

Ils me suivent à quelques pas.

THYRA.

Vous avez pris le chemin de traverse ?

LIGNIÈRES, (à voix basse.)

Je me suis échappé comme j’ai pu. Il faut absolument que nous causions, ne fût-ce qu’une minute ! Depuis hier soir j’essaie en vain de vous joindre, on dirait que vous le faites exprès.

THYRA.

Vous allez m’aider à ficeler ces fleurs, le paquet est trop lourd… Meryem est écrasée. (Madame de Marliew se rapproche de Thyra.) Monte sur le rocher, mère, je me repose une seconde… tu me diras si cela vaut la peine. (Madame de Marliew monte et disparaît dans les rochers avec la comtesse Stéphanie.) Le temps de souffler.

(Elle s’est assise. La petite esclave se met à ranger à ses pieds, les fleurs.)


Scène III


THYRA, LIGNIÈRES

THYRA.

J’ai un piquant de cactus dans le doigt.

LIGNIÈRES.

Enfin, ne vous jouez pas de moi plus longtemps ou du moins ne me rendez pas ridicule… Les voici qui nous rejoignent… Indiquez-moi l’attitude que je dois avoir ! Et surtout donnez-moi le mot de cette énigme.

THYRA, (jouant l’étonnement.)

Quelle énigme ?

LIGNIÈRES.

Je m’attendais bien à me rencontrer, un jour ou l’autre, avec le prince… on se rencontre toujours… et j’avais passé en revue tout un choix d’attitudes… À mon grand étonnement, au bout de deux ans, affabilité parfaite de sa part, poignée de main presque cordiale. Sur le premier moment, je me suis dit : « C’est du bluff. » Du tout. Aujourd’hui nous déjeunons ensemble, sur le Cydnus. Ça n’a pas été chaud, évidemment, mais je l’ai trouvé d’une urbanité si naturelle que j’en arrive, ma foi, à ne plus savoir que penser ! Oui ou non a-t-il ignoré… Cupidon et la part de responsabilité que j’ai eue dans cette extraordinaire histoire d’enlèvement ?…

THYRA, (riant.)

Avouez que vous avez eu quelque peur… Vous étiez très embêté…

LIGNIÈRES.

Pas le moins du monde, ma chère amie ! Vous me connaissez peu…

THYRA.

Eh ! d’ailleurs même si Philippe est au courant…

LIGNIÈRES, (l’interrompant.)

Vous voyez bien que vous vous moquez de moi… Il sait ; j’en suis sûr maintenant ! Alors, que signifie cette amabilité ?

THYRA.

Ah ! mon cher, deux ans ont passé ! Autrefois, il vous aurait, je crois, sauté à la gorge…

LIGNIÈRES.

Eh bien ?…

THYRA.

Nous ne sommes plus les amants de ce temps-là !… C’est très difficile à vous expliquer… En amour, comme sur toute chose, notre point de vue s’est modifié ; le contrat d’association que nous avons échangé ne relève pas des lois humaines ordinaires… (Elle hésite, puis rit.) Mon Dieu ! ce serait bien difficile à comprendre. Soyez en tout cas assuré que Philippe, s’il ne vous considère pas avec une sympathie bien grande, à l’heure actuelle vous rencontre sans colère (Un temps.) peut-être même sans émotion. Vous n’êtes plus pour lui qu’une date, une anecdote…

LIGNIÈRES.

Et si, en ce moment-ci, il se doute que je vous ai rejointe ?

THYRA, (faisant les bouquets.)

Il n’en interrompt pas pour cela sa conversation ou son flirt avec sa cousine la duchesse d’Osque.

LIGNIÈRES.

Sapristi ! Je ne m’y retrouve pas encore tout à fait, mais ça va venir évidemment !… Deux ans déjà ! Qu’avez-vous fait en ces deux ans ?

THYRA, (riant.)

Tout !

LIGNIÈRES.

Rien que ça

THYRA.

Nous avons tout vu !… En ce moment, nous venons du Pausilippe ; nous venons de voir les souks de Tunis, les pêcheurs de corail, l’ombre bleue des caravansérails…

LIGNIÈRES.

On parle souvent de vous deux à Paris, où vous ne venez plus guère… vous êtes une vraie légende… un peu scandaleuse.

THYRA.

Comment parle-t-on de nous ?

LIGNIÈRES.

Comme de deux êtres jeunes et beaux qui s’adorent dans tout le raffinement du luxe, de la volupté, et qui dépensent des richesses de satrape, avec ce faste que mettent maintenant les étrangers à renouveler l’art de dépenser l’argent.

THYRA.

C’est à peu près cela. Nous vivons hors de toute société morale, hors des formalités…

LIGNIÈRES.

Vous plongez bien de temps en temps dans la vie ?

THYRA.

Nous cueillons même parfois de jolies amitiés errantes, des restaurants de Carlsbad aux palaces de Saint-Moritz… mais nous n’avons pas d’attaches. Nous ne connaissons pas l’obligation des habitudes ; nous avons goûté tous les pittoresques dans la camaraderie raffinée de nos cigarettes… connu le dévouement mutuel du plaisir. Ceux qui n’ont pas éprouvé ce sentiment se privent d’une bien grande source d’amitié.

LIGNIÈRES.

Prenez garde ! À ce jeu, on épuise sa force nerveuse.

THYRA.

Et l’on s’enrichit aussi. Pourquoi pas ? Ainsi, grâce à Allégra… vous savez, notre amie exotique…

LIGNIÈRES.

Oui, Yankee et Javanaise à la fois.

THYRA.

Oui… Grâce à elle je connais la musique universelle mieux que n’importe quel musicien.

LIGNIÈRES.

Qui est en somme cette amusante Allégra qui vous accompagne en ce moment parmi votre horde de domestiques anglais, de cuisiniers nègres, de serviteurs tartares ?

THYRA.

Vous oubliez le masseur arabe, mon cher !… Allégra, qui sent l’iris, la rose, la jacinthe, le tabac javanais, le bar des ports de Saïgon, est charmante et sait toutes choses. Elle est jeune et profonde comme le passé (Changeant de ton.) ; je n’ignore pas que, certain soir, Philippe l’a aimée… eh bien, si vous saviez comme, vu de ma philosophie étoilée, ce grain de sable compte peu dans l’océan de ma vie (Elle rit.), si j’ose m’exprimer ainsi !

(Et puis elle s’assied sur l’herbe.)
LIGNIÈRES.

Vous n’êtes même pas jalouse, alors ?

THYRA, (après une hésitation.)

J’ai dépassé cette pauvre limite du sentiment ! Non. Je ne connais qu’un défaut à Allégra, c’est d’être trop parfumée !… et d’avoir les doigts jaunis par trop de cigarettes. Quand elle nous aura lassés, nous la débarquerons… et cela n’aura aucune importance !

LIGNIÈRES.

Et lui ? l’avez-vous trompé ?

(Silence.)
THYRA, (grave.)

J’ai senti des mains qui tremblaient dans les miennes… Je n’ai pas voulu réaliser ! Il m’a suffi de rêver des possibilités ! Tenez, passez-moi ces fleurs… Vous ne savez pas les prendre. J’ai horreur que l’on froisse les fleurs. (Brusquement.) Je suis très changée ?

LIGNIÈRES.

Positivement oui.

THYRA, (avec angoisse.)

Maigrie, enlaidie, n’est-ce pas ?

LIGNIÈRES.

C’est autre chose ! Une autre femme… Votre rire est différent… âcre… Votre bouche a des expressions nouvelles… tout !… les yeux, le mouvement des doigts !… vos cheveux noirs devenus vénitiens… Oh ! je vous trouve très différente, évidemment.

THYRA, (comme avec orgueil.)

Je suis une souffrante passionnée.

LIGNIÈRES.

Prenez garde, un tel excès de vie épuise vite les âmes pâmées.

THYRA.

Au contraire, je crois à l’instinct merveilleux et fort des malades qui suscite la vie !…

LIGNIÈRES.

Ah ! Thyra ! je commence enfin à me représenter le couple que vous formez ! Il n’y a pas que votre amie Allégra qui soit trop parfumée et qui dégage d’entêtantes odeurs. Je devine que, dans cette vie ardente, vous n’attachez d’importance qu’au plaisir, et vous ne devez guère vous inquiéter, n’est-ce pas, que du pincement des moustiques !… Je vous ai quittée petite enfant agitée, troublée… Je vous retrouve vagabonde de luxe, compagne d’un Strozzi ou d’un Médicis… car il est vraiment de la lignée qui a fourni les gentilshommes au Vatican. Il a le silence des étrangers, leur insolence légère, la poignée de main trop bien gantée… Pourtant, je vous avertis que je ne veux pas qu’il se moque de moi ; je désire qu’il trouve devant lui un homme, non pas ironique, déférent certes, mais un peu plus… comment dire…

THYRA, (souriant.)

Désinvolte… à la française…

LIGNIÈRES.

Si vous voulez.

THYRA.

Beau chanteur mondain, prenez devant le public l’attitude que vous voudrez. Si vous saviez comme cela peut lui être égal, maintenant, vous n’en avez pas idée !… Les voici, d’ailleurs. (Lignières s’écarte.) Mais, restez, restez donc…

(On voit arriver Philippe, la duchesse d’Osque, précédant la princesse Éléonore, avec un alpenstock à la main, qui monte appuyée au bras du poète anglais Osterwood et accompagnée d’Allégra.)


Scène IV


THYRA, PHILIPPE, LIGNIÈRES, LA DUCHESSE D’OSQUE, OSTERWOOD, LA PRINCESSE ÉLÉONORE DE HONGRIE, ALLÉGRA.

LA DUCHESSE D’OSQUE.

Allons ! vous nous aviez lâchés, Lignières ?

LIGNIÈRES.

J’aidais Mademoiselle de Marliew à ramasser ses fleurs ; la petite esclave pliait sous le fardeau. Je les ai rencontrées en route… mais je vous laissais en bonne compagnie.

LA DUCHESSE D’OSQUE.

Je ne m’en plaignais pas !…

PHILIPPE, (s’approchant de Lignières.)

Une cigarette, cher Monsieur ?…

LIGNIÈRES.

Pourquoi pas ?

PHILIPPE, (riant)

Et voici même du feu.

LIGNIÈRES.

Vous êtes vraiment trop aimable.

(La princesse, qui arrive, passe sa canne à Osterwood qui la prend avec déférence.)
THYRA.

Pas trop fatiguée, Altesse ?

LA PRINCESSE ÉLÉONORE.

Pas le moins du monde. Est-ce ici ? Sommes-nous arrivés ?

THYRA.

Oui. Voici les tombeaux anciens… Je vous fais les honneurs !…

(Et sur le rocher on aperçoit Madame de Marliew et la comtesse Stéphanie.)
LA COMTESSE, (criant.)

Par ici. Que Votre Altesse vienne ! Le point de vue est superbe !

LA PRINCESSE ÉLÉONORE.

Tout à l’heure. Un moment.

OSTERWOOD, (répondant.)

Son Altesse se repose quelques instants.

ALLÉGRA, (s’approchant de Thyra.)

Vous ne voulez pas mon écharpe ?

THYRA.

Merci, chérie. On étouffe de chaleur.

LIGNIÈRES, (allant à la princesse.)

N’est-ce pas beau, ici ?…

(Tout le monde parle à la fois.)
LA PRINCESSE ÉLÉONORE.

Vous faites trop de bruit. Taisez-vous tous. Recueillons-nous quelques instants, mes enfants, devant la beauté de ce paysage. Il faut recevoir certaines impressions dans le silence. N’est-ce pas pour cela… que nous voyageons.

LIGNIÈRES, (riant.)

C’est vrai !… (Tout le monde s’est tu respectueusement.) Nous sommes les chiens d’arrêt de l’émotion…

OSTERWOOD.

Pas avant que vous sachiez, Altesse, que c’est sur ce rocher que le grand poète américain, à l’exemple de Shelley, a voulu que l’on brûlât son corps. Il est mort dans ces parages, à l’hôtel Capabianca, et le poète du nouveau monde avait rêvé que ses cendres se dispersassent au vent dans un beau paysage et au-dessus des vieilles tombes latines. Des amis ont respecté ce vœu. On pense que c’est sur ce rocher que le bûcher a été allumé. Maintenant, Altesse, votre rêverie sera plus émue encore, j’en suis sûr. (Le silence se prolonge. Osterwood, s’approchant du groupe au premier plan, et leur parlant à voix basse, désigne la princesse appuyée à une colonne brisée et regardant la mer. À Philippe et à Thyra.) Elle n’aime pas qu’on dérange ses rêveries. Quelquefois, aussi, j’ai entendu des sanglots monter à sa gorge. Regardez, elle a le signe certain des souverainetés… et ses méditations sont au-dessus des larmes ! Elle traîne sa vie inutile comme un voile traînerait sur le monde.

LA DUCHESSE D’OSQUE.

Vous avez toujours, pour parler d’elle, Osterwood, des mots recherchés d’amoureux.

OSTERWOOD.

Et celle-ci mérite d’être aimée d’une façon déchirante. Regardez comme elle sait l’art de s’accouder dans le soir !

PHILIPPE.

Le fait est qu’elle est impressionnante, ainsi immobile. Mais je la trouve… un peu rococo… genre Campo-Santo de Gênes…

(On se tait encore quelques instants, puis la princesse se lève.)
LA PRINCESSE ÉLÉONORE.

Encore un pays où j’aurai le regret de ne jamais revenir ! Encore un endroit où l’on aurait voulu poser sa tente ! (À Osterwood.) Débarrassez-moi de mon Pascal. (Elle lui tend le livre qu’elle tenait à la main.) Et voulez-vous que nous montions voir le rocher glorieux que nous a décrit Osterwood ?

OSTERWOOD.

Oui, allons voir la tombe de l’homme de la libre Amérique !

LA PRINCESSE ÉLÉONORE.

Ces dames nous attendent d’ailleurs là-haut. Osterwood, prenez ce sentier.

THYRA, (à Lignières, intentionnellement, en regardant la duchesse d’Osque et Philippe qui causent tout bas.)

Vous venez, Lignières ? Donnez-moi votre bras pour monter.

LIGNIÈRES, (se détachant de la duchesse d’Osque et de Philippe.)

Très volontiers.

ALLÉGRA, (s’approchant de Thyra.)

Je vous ramène votre lévrier qui s’était mis à courir dans les rochers derrière une perdrix… Il est tout essoufflé.

THYRA.

Merci, Allégra. Veux-tu dire à Meryem qu’elle porte ces fleurs dans la voiture ?

ALLÉGRA, (en partant, une cigarette à la bouche.)

Du feu, Philippino !

(Philippe lui jette une boîte d’allumettes. Elle s’en va.)
LA PRINCESSE ÉLÉONORE, (en montant dans les roches.)

Écoutez, on entend les cloches en bas, le son des flûtes des chevriers et la sirène de Cydnus

LA DUCHESSE D’OSQUE, (retenant Philippe.)

Monsieur Lignières est un très ancien ami de votre maîtresse, n’est-ce pas ?

PHILIPPE.

Une ancienne relation à elle, cousine. Pourquoi ?

LA DUCHESSE D’OSQUE.

Voulez-vous me rattacher le cordon de mon soulier, s’il vous plaît ? (Elle pose le pied sur un pan de ruines.) J’adore ces noms de cousin et de cousine que nous nous redonnons après tant d’années d’absence, car je n’ai pas eu de vos nouvelles durant dix ans ; d’ailleurs, vous nous avez tous abandonnés ! Je parlais de vous, le mois dernier, à Vicence, avec votre oncle et…

PHILIPPE.

Oh ! évitons de rappeler ma famille, je vous en prie !

LA DUCHESSE D’OSQUE.

Alors, parlons de votre petite amie ? Nous avons bien le temps de rejoindre Son Altesse. Vous n’avez pas idée comme c’est pittoresque, pour quelqu’un qui passe, cette alliance du vieux sang italien avec la jeune esthète tartare ou moldave.

(À ce moment Allégra repasse. Elle chantonne et joue exprès avec son écharpe. En passant devant Philippe elle lui lance la boîte d’allumettes, en riant d’une façon un peu équivoque.)
ALLÉGRA.

Merci, carissimo, pour le feu !

(Elle s’en va rejoindre les autres en sifflotant. La duchesse d’Osque rit.)
PHILIPPE.

Pourquoi rions-nous ?

LA DUCHESSE D’OSQUE.

Débauché !

PHILIPPE.

Je ne comprends pas…

LA DUCHESSE D’OSQUE.

Jusqu’à quand, Phihppe, cette vie va-t-elle durer ?

PHILIPPE.

Cette jeune exotique n’est rien dans ma vie, je vous prie de le croire. Une amie de rencontre… Quand elle nous aura quittés… elle ira rejoindre quelque bonne baronne allemande, qui en fera sa lectrice…

LA DUCHESSE D’OSQUE, (vivement.)

Vous brûlez votre jeunesse comme il vous plaît. Je vous demande simplement : Quand allez-vous « enrayer », comme vous dites à Paris ? Il faut penser à l’avenir.

PHILIPPE.

Quelle recommandation amusante et superflue venant de la future vieille fille qui sera l’un des plus beaux ornements des Cours et des soirées moroses d’ambassade…

LA DUCHESSE D’OSQUE.

Ne parlons pas de moi… je vous prie. Où vous mènera cette passion excentrique ? Pensez à l’avenir, Philippe.

PHILIPPE.

Je n’ai pas le droit de penser à l’avenir ! L’avenir n’existe pas pour moi… Je ne connais que le moment qui passe… pareil à Faust !

LA DUCHESSE D’OSQUE.

Au fond, vous êtes raisonnable comme tous les Italiens ; chez nous, il n’y a que des passionnés de tout repos, des fous raisonnables. Combien de temps encore ? deux ans, trois ans ?

PHILIPPE.

Il y aura une fin !… Laquelle ? J’ignore… Est-ce lointain, proche ?… Que dois-je faire ? Pourquoi me le demander ? Nous ne nous verrons pas, cousine, de deux ou trois ans peut-être…

LA DUCHESSE D’OSQUE.

Tant que cela !

PHILIPPE.

Par conséquent, ne perdons pas cette journée en propos vains. J’ai plaisir à vous revoir, très grand plaisir.

LA DUCHESSE D’OSQUE.

Moi aussi Philippe, très grand… Vous rappelez-vous que nous avons été amoureux tous les deux l’un de l’autre, quand nous étions tout petits ? car c’est un fait.

PHILIPPE.

Incontestable ! Nous avons joué ensemble, nous nous sommes baignés ensemble à La Spezzia… Je me souviens de l’affreux wagon capitonné de bleu qui nous conduisait à la plage ? C’est assez mélancolique, cousine, de penser que vous allez partir à nouveau de ma vie. Je penserai à votre visage… anguleux et charmant…

LA DUCHESSE D’OSQUE.

Mais il ne tient qu’à vous, mon cher, de prolonger cette rencontre.

PHILIPPE.

Comment comprenez-vous cela ?

LA DUCHESSE D’OSQUE.

Mais vous avez entendu le vœu de la reine tout à l’heure. Pour peu que nous insistions, nous pouvons prolonger l’escale.

PHILIPPE.

Ce ne serait pas avantageux. Nous pourrions difficilement nous voir.

LA DUCHESSE D’OSQUE.

Eh bien, montez sur notre yacht… Son Altesse qui a beaucoup de choses à vous dire, ne demanderait pas mieux que de vous avoir quelques jours à bord : l’Atalante suivrait.

PHILIPPE, (sèchement.)

Je regrette, mais c’est impossible.

LA DUCHESSE D’OSQUE.

Ce n’est pas aimable de votre part. Faites cela, Philippino.

PHILIPPE.

J’en serais ravi, mais, je vous assure, ce projet est plein de difficultés.

LA DUCHESSE D’OSQUE.

Lesquelles ? À propos de Mademoiselle de Marliew…

PHILIPPE.

Peut-être.

LA DUCHESSE D’OSQUE.

Mais Son Altesse n’a plus de préjugés… Ah ! vous redoutez le refus de votre petite amie ?

PHILIPPE.

Parlons de vous. Vous m’écrirez ? Je veux que vous m’écriviez.

(À ce moment, apparaît, entre des amandiers, Thyra, qui écarte les branches.)
LA DUCHESSE D’OSQUE.

Tenez. Elle nous cherche visiblement.

THYRA, (tenant son lévrier par le collier.)

Eh bien, vous ne venez pas ?

PHILIPPE.

Je redoute un peu les exaltations artistiques de la reine… et je commence à me blaser sur la Sicile.

LA DUCHESSE D’OSQUE.

Mademoiselle de Marliew, ne vous en allez pas !… j’ai une grâce à vous demander.

PHILIPPE, (bas.)

Faites attention à ce que vous allez dire. Je vous en prie.

THYRA.

Me voici.

(Elle va sauter le rocher.)
LA DUCHESSE D’OSQUE.

Prenez garde de vous faire mal.

THYRA, (après avoir sauté.)

Oh ! vous ne connaissez pas mon intrépidité, duchesse !

PHILIPPE.

Tiens, vous avez donc perdu…

THYRA.

Quoi ?

PHILIPPE.

Lignières ?

THYRA.

Je vous cherchais, vous ne le regrettez pas ?

LA DUCHESSE D’OSQUE.

J’étais en train de former un projet. Philippe me garantissait que vous vous y opposeriez, je ne sais pourquoi. Voulez-vous nous faire le plaisir de monter à notre bord jusqu’à Palerme ? Nous serions tous enchantés de vous avoir, et ce serait très gentil, très familial…

PHILIPPE.

Encore une fois…

THYRA, (sans sourciller.)

Certainement, avec le plus grand plaisir.

LA DUCHESSE D’OSQUE, (à Philippe.)

Eh bien, vous voyez.

PHILIPPE, (à Thyra.)

Vous ne réfléchissez pas !…

THYRA.

Pourquoi ?

PHILIPPE, (haut et fermement.)

Je répète que la fantaisie est séduisante, mais absolument irréalisable.

THYRA.

La raison ?

LA DUCHESSE D’OSQUE.

Vous voyez bien, mon cher ? Pourquoi vous y opposer. Prenez garde, ce que femme veut !… d’ailleurs je ne fais que devancer le vœu de Son Altesse, car je sais qu’elle avait l’intention de vous le proposer elle-même.

(Elle va jusqu’au sentier.)
PHILIPPE, (à Thyra.)

Vous dépassez la mesure de l’inconscience.

THYRA.

Pourquoi ?

PHILIPPE.

C’est un défi, alors ?

THYRA, (doucement.)

En serions-nous encore là ? ai-je interrompu votre flirt avec votre cousine ?

PHILIPPE.

Oh ! ce n’est pas la même chose.

(À ce moment, tout le monde descend de droite à travers les roches.)
LA DUCHESSE D’OSQUE.

Altesse, j’ai à peu près décidé Philippe à nous accompagner sur le Cydnus jusqu’à Palerme.

LA PRINCESSE ÉLÉONORE, (de loin.)

La bonne idée, j’en suis ravie !

LA DUCHESSE D’OSQUE.

Vous viendrez à bout de quelques hésitations dernières.

PHILIPPE, (à Thyra.)

Je vous répète qu’il est inadmissible que votre ironie ou votre orgueil aille jusqu’à m’imposer la présence de ce Monsieur, — à mes côtés.

THYRA.

En serions-nous encore à ces contingences misérables ?… Fi !… je ne vous reconnais plus !

PHILIPPE, (se reprenant et avec un sourire soudain.)

Après tout, ma chère, qu’il soit fait exactement selon vos désirs ! exactement !

LA PRINCESSE ÉLÉONORE.

Je suis ravie de cette heureuse nouvelle. Nous allons devenir, prince, en quelques jours, de grands amis.

PHILIPPE, (s’inclinant.)

Je le souhaite de grand cœur. Je remercie Votre Altesse et lui suis reconnaissant de…

LA PRINCESSE ÉLÉONORE, (l’interrompant.)

Ah ! non, prince. J’ai défendu dans l’intimité tout protocole. J’exige qu’on ne me parle pas à la troisième personne. À partir d’aujourd’hui, souvenez-vous-en. Je vous traite comme des amis.

LA DUCHESSE D’OSQUE.

Eh bien, cela valait-il la peine d’examiner ce rocher confortable ?…

OSTERWOOD.

À part le point de vue là-haut, rien d’intéressant. Et rien ne vaut ce village de tombes.

LA PRINCESSE ÉLÉONORE.

Oui, sur toute la terre, c’est partout la même beauté, les Campo-Santo, les Aliscamps. Partout les violettes sauvages et l’âme de la mort ! (À Thyra.) Comme votre lévrier ferait bien, Thyra, couché sur cette dalle rectangulaire ! Votre lévrier héraldique, comme on en voit sur certains tombeaux, couchés aux pieds nus de leur maître…

THYRA.

Voulez-vous que j’essaye de lui faire prendre cette pose plastique. C’est facile, Sam !…

(Elle prend le greehound, la laisse à la main, et essaie de lui faire gravir la pierre tombale. Elle s’allonge elle-même dans la pose funèbre.)
OSTERWOOD.

Quelle horreur ! Ce beau paysage ne parle que de joie et de volupté… Écoutez la flûte de Pan… La flûte de la danse !… Y a-t-il par ici un vieux laissé pour compte de faunes et de sylvains ?… En cherchant bien !

THYRA.

Mais Allégra peut danser au milieu de ces tombeaux, une danse comme elle seule sait en danser. Vous ne l’avez pas vue… elle est d’une nostalgie extraordinaire… Elle danse tous les pays.

ALLÉGRA.

Merci ! pas sans musique !… Chanter tout au plus !… pour accompagner la flûte dans le ton… (Elle murmure une chanson exotique langoureuse, et effleure presque en dansant les tombes sur lesquelles elle jette par amusement quelques fleurs, puis brusquement.) Non ! Un bar américain à Java ! Pas de poésie !

(Allégra se met à chanter une scie en langue anglaise. Elle le fait en parodie, presque en riant, et en imitant l’accent nasal des chanteuses américaines.)
OSTERWOOD.

Le viol de notre chère beauté !… Cette femme est une futuriste dangereuse !…

LIGNIÈRES, (se rapproche de Thyra.)

De plus en plus fort !… Vous montez avec nous sur notre yacht ? (Devant l’attitude nouvelle de Thyra, il s’étonne.) Pourquoi penchez-vous la tête ainsi ? Vous êtes souffrante ?

(Thyra ne répond que par un geste qui traduit l’immensité de sa secrète douleur. Allégra s’interrompt de chanter en riant.)
LA PRINCESSE ÉLÉONORE.

Osterwood, vous êtes un misérable d’avoir autorisé ce sacrilège…

OSTERWOOD.

Une chanson de bar sur le tombeau de Sénèque !

LA PRINCESSE ÉLÉONORE.

Taisez-vous, monstre. Avant de repartir, pour nous remettre d’aplomb, je demande un vers virgilien… un vers qui soit né par ici… jadis… dans ces myrtes et ces lavandes…

ALLÉGRA.

Thyra pourrait vous dire les quelques vers qu’elle a composés, l’autre jour, sur le yacht et qu’elle m’a lus ; c’était si joli !…

LA DUCHESSE D’OSQUE.

Tous les talents ! Vous écrivez aussi, Madame.

THYRA.

Allégra se trompe ou se moque. Je ne sais pas écrire les vers ; quelquefois, je jette en prose une impression, car, maintenant que j’ai abandonné la sculpture, j’écris hâtivement mon journal, mes impressions…

OSTERWOOD.

Bah ! sculpture ou littérature, c’est une autre forme d’expression… voilà tout… Vous sculptez des mots.

LA PRINCESSE ÉLÉONORE.

Eh bien, vous rappelez-vous quelque chose qui efface de cet azur la chanson américaine ?

THYRA.

Non… (Se reprenant.) ou plutôt, si… si… Je le dirai en votre honneur, Altesse… J’ai composé, en passant dans un endroit semblable à celui-ci, aux environs de votre Corfou, une sorte de chant que je veux bien dire… mais tenez, alors, de là-haut… sur le rocher où le poète s’est fait brûler parmi le serpolet, et au-dessus de la prairie des morts…

LA DUCHESSE D’OSQUE.

Quel est ce chant ?

THYRA.

Celui d’une jeune condamnée qui, un soir, regardait le ciel.

PHILIPPE.

Voulez-vous que je vous prête mon bras pour monter, Thyra ?

THYRA.

Non, laissez-moi, Philippe… je vais tâcher, au contraire, là-haut, de vous oublier tous.

(Elle s’en va à travers les rochers. On s’assied, en attendant.)
OSTERWOOD.

Le chant d’une jeune condamnée qui regardait le ciel ? Il ne peut y avoir de plus beau ciel que ce soir, n’est-ce pas ?…

LA PRINCESSE ÉLÉONORE.

Le fait est que le coucher du soleil a été royal… Et regardez la lune, à droite, qui attend son heure…

PHILIPPE.

Vous verrez, Monsieur Osterwood… Elle écrit des choses que je lui conseille de réunir en un volume… Si elle était la femme d’un sous-préfet, on lui tresserait des couronnes à Paris… mais ce n’est qu’une aristocrate en voyage.

LA DUCHESSE D’OSQUE.

Il va faire nuit très vite ; d’ailleurs, le vent se lève, il nous faudra redescendre bientôt…

PHILIPPE.

Le dîner est à huit heures… nos cuisiniers sont habitués à attendre et prennent leurs précautions.

LA PRINCESSE ÉLÉONORE, (montrant Thyra qui est parvenue au rocher.)

Comme elle fait bien, là-haut avec le vent qui moule son corps !

PHILIPPE.

Et elle dit la poésie avec expression.

LA COMTESSE, (à Madame de Marliew.)

Chère amie !… Vous gardez le silence.

MADAME DE MARLIEW.

Je la regarde, ma petite !…

THYRA, (du haut du rocher.)

Ready !

PHILIPPE.

Play !

(On s’est assis. Les uns, sur l’herbe, d’autres sur des pierres. Thyra commence, là-haut, à voix d’abord timide, et une main tendue.)
THYRA.

Orion, Gémeaux, Cassiopée, Altaïr. Nuits lactées, je viens à vous !… Je vais me perdre au carrefour de vos astres !… Bientôt, je chercherai ma route à travers vous !… Mais, avant de déployer mes ailes, je veux monter, pour dire l’adieu joyeux, sur le plus haut pic du cap Sumium, et là je briserai ma coupe de vin de Samos en l’honneur de vous, étoiles !… Je suis la fiancée de la mort, Evohé ! Io ! Io ! Que tu es belle ce soir, vieille terre !… Est-ce pour moi que tu t’es faite si belle et que tu as mis ta couronne d’étoiles ? Ah ! que je vous adore, ce soir, collines d’opéra, lourdes de citrons, de mûriers bleus et de dalles de marbre !… Adieu, splendeurs !… Voici le moment de crier les adieux sans échos !… Je suis jeune, je date d’une heure, et déjà je vois le gouffre… Oh ! je voudrais passer la main sur toutes les roses avant de mourir !… Que la brise vienne à moi ce soir et que je la reçoive à pleins cheveux et dans mes paumes tendues ! Réunissez-vous sur moi, désirs, tous les désirs, comme un rendez-vous de colombes !… Oh ! choses, je voudrais encore me gorger de vous pour que je dessèche en moi jusqu’à la racine du désir. Et, sur le roc, je veux clamer l’hymne à la mort, puissant, comme la jeunesse et la musique. (Peu à peu elle s’anime ; son geste, sincère, s’amplifie… On sent qu’elle veut ce soir-là donner à sa voix une expression particulière et enivrée.) Vieille terre, je t’ai tellement rêvée et pensée que je pourrai presque te repousser du pied sans regret en m’envolant de toi ! Mais je te donne tous les battements de mon cœur… je te les rends, puisqu’ils sont à toi… Je te donne mon corps que tu aimas… Io ! Frappez le sol, le sol des morts, pour qu’il s’ouvre… Que disent les dormeurs là-dessous ? « Hélas ! le grand trésor est perdu ! » N’est-ce pas que la peine est inconsolable, dormeurs ?… Sur vos tombes, je pense à tout le sang inutile qui coule dans les veines du monde, alors qu’il ne faudrait au petit cœur des morts qu’une goutte pour ranimer les plus beaux rêves disparus !… Une goutte, Nature !… Une goutte humide et vivante pour la sécheresse de nos cendres !… Hélas ! cette rosée de vie, tu nous la refuses, toi qui prodigues toutes les rosées !… Tu ne sais même pas qu’il y a des morts. Il te suffit qu’il y ait le même homme, la même femme, le même chien devant la porte, le même ramier dans la même prairie !… Mais le ciel, mes amis, le ciel !… Il m’attire. Déjà je me sens fondre et dissoudre… Je ne suis plus qu’une goutte de lait dans la mer immense… Là-bas, sur l’Océan bougeant d’étoiles, le vieux capitaine hoche la tête et me fait signe : je te comprends, tu veux la fin hardie et tu proscris les pleurs !… Evohé pour la mort joyeuse !… Orion, Cassiopée, Gémeaux ! Chevelure de Bérénice !… J’ai frappé le sol comme l’amour me frappa le cœur… Je suis prête !… Et, pourtant, je t’en demande pardon, nuit tendre et transparente qui descends, je ne veux pas mourir en toi !… Je ne veux pas mourir la nuit ! Je veux dire adieu au soleil, je veux lui crier encore l’hymne de la mort joyeuse, et, quand il éclatera formidable sur l’Océan, comme je lance cette coupe à la mer, comme Cléopatre jeta son collier dans la coupe, je veux jeter mon amour immortel dans l’espace, afin qu’il s’y dissolve avec un goût de perle !… Io ! la terre était belle ! En avant !

(À peine a-t-elle fini les dernières paroles quelle s’enfuit sur la hauteur, dans les rochers. On entend encore deux ou trois « Io ! Io ! » qui se perdent comme un écho. Alors, les têtes, vaguement inquiètes et songeuses, se relèvent vers le rocher.)
LA PRINCESSE ÉLÉONORE.

Regardez, elle a disparu !…

OSTERWOOD.

C’est vrai. Elle laisse le rocher vide comme si elle s’était envolée… Cela a quelque chose vraiment d’une ascension sur la montagne…

LA PRINCESSE ÉLÉONORE.

C’est étrange ! très étrange… Elle nous a émus.

MADAME DE MARLIEW, (allant à la rencontre de sa fille.)

Thyra ! Thyra ! mon enfant !…

OSTERWOOD, (bas à Lignières.)

Le cri de cette jeune femme, vous voyez, nous a tous engourdis. Il me fait penser au vers de Musset :

Et pousse dans la nuit un si funèbre adieu

Et puis, elle a dit cela d’une voix rauque, étouffée… malhabile…

(Thyra arrive, hors d’haleine, les yeux et le teint animés du grand effort.)
MADAME DE MARLIEW.

Viens, mon enfant, viens te reposer… tu es haletante…

(On s’empresse autour d’elle. On la félicite banalement.)
OSTERWOOD.

Vous avez évoqué, Mademoiselle, toute la splendeur de la Mort !

LA DUCHESSE D’OSQUE.

C’est une poésie dans le goût du jour… Toutes les femmes de lettres écrivent maintenant comme cela… Ce sont des enivrées.

OSTERWOOD.

Mais celle-ci est sincère. Elle m’inpressionne, — et j’aime cette mise en scène de la sincérité ! Je pressens un mystère troublant sous tout ceci !

LA PRINCESSE ÉLÉONORE, (tout à coup.)

Je désire qu’on me laisse seule avec cette enfant : j’ai quelques mots à lui dire en particulier… Vous la féliciterez tout à l’heure, au dîner. Vous aurez le temps… Je monterai avec elle, Madame de Marliew et la comtesse Stéphanie dans la voiture. Vous autres redescendez, vous êtes tous des jeunes gens et vous serez en bas avant nous… Qu’on nous laisse… Je la garde…

(Thyra, étonnée, considère la princesse Éléonore. On s’est écarté d’elle avec déférence, sur l’ordre de la princesse adressé avec une autorité sans réplique.)
LA DUCHESSE D’OSQUE.

All right !… (À Philippe.) Que veut la princesse ?

THYRA, (retient Lignières et, à voix basse.)

Lignières… deux mots. Vous m’avez dit que vous n’aviez pas peur, que vous ne redoutiez aucune situation.

LIGNIÈRES.

Je suis prêt à vous le prouver !

THYRA.

Eh bien, je ne descendrai pas avec la princesse en voiture. Voulez-vous me rejoindre ici dans cinq minutes ?

LIGNIÈRES.

Comment le pourrai-je ?

THYRA.

Revenez sur vos pas.

LIGNIÈRES.

Je suis à votre entière discrétion, disposez de ma personne. C’est une dette contractée.

LA PRINCESSE ÉLÉONORE, (aux autres.)

Partez, vous n’aurez que le temps de nous rejoindre en bas.

LA DUCHESSE D’OSQUE.

Lignières, vous nous accompagnerez, vous nous servirez de cavalier. En route.

ALLÉGRA.

Nous serons en bas dans un quart d’heure.

OSTERWOOD.

Laissons Moïse converser avec Dieu.

LA DUCHESSE D’OSQUE, (à Philippe.)

Elle est étonnante, votre amie, elle avait l’air d’une tragédienne piémontaise, et puis elle a vraiment cet art de la mise en scène que…

OSTERWOOD, (continuant en souriant énigmatiquement.)

Que les danseuses slaves, les millionnaires américaines, les amoureuses du Gréco et les lectrices de Swinburne, etc., etc.

(Ils disparaissent en causant. Thyra s’est assise à droite, sur une vieille pierre. La princesse s’approche de Madame de Marliew et de la comtesse Stéphanie et leur parle à voix basse.)
LA PRINCESSE ÉLÉONORE.

Je vous rejoins. Montez dans la voiture. Je désire parler quelques instants à votre fille.

LA COMTESSE, (à Madame de Marliew.)

Qu’est-ce que je vous disais ?… chère amie…

MADAME DE MARLIEW.

Merci, Altesse… de tout ce que vous ferez pour nous… !

(La princesse reste seule avec Thyra.)


Scène V


THYRA, LA PRINCESSE ÉLÉONORE

LA PRINCESSE ÉLÉONORE.

Mon enfant, depuis que je vous revois, métamorphosée, vous êtes un mystère pour moi ! Ce renoncement à l’art et maintenant cette littérature fiévreuse… vos rires… votre voix triste au milieu de tant de joies apparentes ? Dites-moi votre secret, mon enfant ?… Vous souffrez d’une immense désillusion, n’est-ce pas ? Vous vous dites que si cet homme vous aimait, il vous eût donné son nom ? Dites-moi votre secret.

THYRA.

Mon mystère tient en trois mots, et je veux bien vous le confier, mais à vous seule et à voix basse à l’oreille. Je n’en ai pas parlé depuis plus d’une année, alors, j’aurais peur que le ciel m’entendit !

(Elle se penche à l’oreille de la princesse et lui parle à voix basse. La princesse a un mouvement de stupéfaction douloureuse ; elle prend lentement la tête de Thyra et l’emhrasse sur le front.)
LA PRINCESSE ÉLÉONORE.

Ma pauvre enfant !

THYRA.

Du reste ne me plaignez pas. Altesse !… Je suis encore à un âge où l’on trouve de l’ivresse, même à mourir !…

LA PRINCESSE ÉLÉONORE.

Mais il faut vous soigner… Il faut… arrêter le cours du mal… il…

THYRA.

Peuh !… Un vésicatoire, c’est une tache pour un an, je connais !… On met ensuite une touffe de fleurs pour cacher ça !… Jamais ! Le nom fatal n’est jamais prononcé, ni par Philippe ni par ma mère.

LA PRINCESSE ÉLÉONORE.

Est-ce un mot d’ordre ? Mais, votre mère ?

THYRA.

Je me suis toujours arrangée pour lui cacher la vérité… Elle a des craintes, peut-être, aucune certitude…

LA PRINCESSE ÉLÉONORE.

Non !… Ce n’est pas possible !… Une mère ne peut ignorer, que sa fille… Je me refuse à le croire !… Je sais bien que vous êtes resplendissante de beauté…

THYRA, (à voix basse, presque peureuse.)

Oui, mais ça marche, là-dedans ! (Elle frappe sa poitrine.) La dame est là… là, où les docteurs frappent leurs petits coups… Tenez, quand j’allonge le bras, il prend un caractère atteint : c’est la période intéressante… Les jambes sont encore bien, seulement on commence à voir les muscles du genou… J’étouffe toujours, malgré le ciel bleu, l’air pur !… La fièvre… les prostrations… Mais c’est trop dégoûtant à vous raconter !

(Elle éclate de rire…)
LA PRINCESSE ÉLÉONORE.

Et vous riez… Vous avez donc en vous une telle réserve de courage !

THYRA.

Il faut tendre les cordes de sa lyre de toutes ses forces !… Je me suis précipitée dans le seul refuge possible, le mysticisme de la beauté !… Mais, hélas ! hélas ! la beauté extérieure, la grande beauté du monde, ah ! autant elle est enthousiasmante pour les esprits qui créent… autant elle est décevante et mesquine pour ceux qui la suivent les mains vides !…

LA PRINCESSE ÉLÉONORE.

Ah ! comme vous venez de bien dire tout le secret de notre tristesse errante ! Notre chère beauté, oui, ainsi que l’appelle Osterwood, comme elle n’est rien pour nous lorsque nous ne sommes plus rien pour elle !… Alors, vous aussi, vous connaissez cette déception-là !… Vous êtes une artiste, pourtant !… Mais, heureusement…, il y a un Dieu… je vous le jure !… il y a un Dieu ! Êtes-vous si païenne que vous le dites ?

THYRA.

Je n’entends pas grand’chose à Dieu en effet… Quand l’hiver viendra… ce sera le moment de croire à Dieu… mais après les végliones et les batailles de fleurs, seulement !…

LA PRINCESSE ÉLÉONORE.

Je comprends maintenant cette ardeur que vous mettez à mourir. Approchez que je vous regarde !… que je voie sur votre visage une des plus hautes expressions du désespoir !… Je perce, je devine tout, maintenant, ma chérie, et votre anxieux amour pour ce Philippe énergique et dur… cette détresse qui se change chaque jour en exaltation. On dirait que la mort vous a piquée d’un subit aiguillon… et que vous allez… toujours… toujours…

THYRA.

Vous ne saurez jamais, Altesse, la gratitude que je vous ai de ne pas me plaindre banalement ! Je n’aurai donc pas à me repentir d’avoir une fois rompu le silence ! Je vous remercie de comprendre, sans vous apitoyer, ce qu’est le délire de cette minute que je vis, en attendant le jour où plus un souffle ne montera vers le miroir !… Maintenant, Altesse, laissez-moi vous baiser la main, respectueusement, puis, regagnez, si vous le voulez bien, la voiture, où ma mère vous attend… Je dois rester ici. Oui… je veux rêver encore parmi ces prairies… encore un moment… Vous me retrouverez en bas, tout à l’heure, pour le dîner où je dois étrenner une très jolie robe que l’on vient de m’envoyer de Paris : je compte sur un succès ! (Elle rit encore.) Vous verrez… filet, dentelle, sur un crêpe orange, c’est très joli…

(La princesse fait quelques pas parmi les rochers où elle reprend son livre : Pascal.)
LA PRINCESSE ÉLÉONORE, (avec une grande respiration.)

Qu’il est triste, ce soir, le vent de la mer !… Et moi qui, lorsque j’ai vu notre yacht si brillant, si paré, si joyeux, me disais : « Voilà ceux qui arrivent avec toute la fraîcheur des premiers enivrements. » Je regardais mon bateau à moi, mon Cydnus et avec une si égoïste mélancolie !… ce bateau qui devait s’appeler : Nevermore !… Regardez-les en bas nos deux cygnes blancs, pour Lohengrins de pacotille !… Alors c’est donc toujours la même histoire, les mêmes solitudes tragiques et banales ?… Nous sommes les désœuvrés de la mort, que ce soit mon vieux page ruiné, Osterwood, la poitrinaire de l’hôtel… ou la morne souveraine avec son Pascal et son alpenstock… les partisans de l’exil avec devant nous la mer… la mer sur laquelle on rêve éternellement de voir se lever le désir… Des arbres, du ciel, des regrets… toujours… in solitudine cordis… Toujours, mon Dieu, séparée de notre cœur !… Malheureuse enfant, que je vous plains !…

(On entend des cloches lointaines. Elle s’agenouille.)
THYRA.

Que faites-vous ?

LA PRINCESSE ÉLÉONORE, (avec élan et foi.)

Moi qui n’ai pas désappris la prière, moi qui espère encore désespérément en Dieu… je prie… l’Angélus sonne… et je prie pour la pauvre solitude humaine…

(Thyra, impressionnée, commence le signe de croix, mais elle ne l’achève pas et secoue hardiment la tête. On entend maintenant en bas des appels, les voix montent jusqu’à elles : « Hé ! Hop ! Hé ! Hop ! »)
THYRA.

Vous entendez, ce sont nos amis qui descendent et nous appellent.

LA VOIX DE LA COMTESSE, (derrière les amandiers, près de la voiture dont les grelots tintent.)

Son Altesse et Thyra veulent-elles venir ?… Il est tard déjà…

LA PRINCESSE ÉLÉONORE, (se lève et se recouvre de ses voiles gris.)

L’air semble un peu humide. Vraiment, vous désirez rester ici seule… Ce n’est pas imprudent ?… Vous n’aurez pas froid, mon enfant ?

THYRA.

J’ai besoin de recueillement. Je descendrai à pied très doucement. Dites-le à ma mère ; qu’elle ne s’inquiète pas de moi.

LA PRINCESSE ÉLÉONORE.

Et, ce soir, voulez-vous que nous causions plus intimement dans ma cabine ? Vous verrez que je vous donnerai du réconfort et que je peux quelque chose pour votre bonheur.

THYRA.

Vous m’avez donné le viatique de votre haute tristesse et je vous en remercie !

LA PRINCESSE ÉLÉONORE.

En redescendant la côte, dans la voiture, je ne dirai rien… Je penserai silencieusement à vous, sous mon châle, je vous le promets… à celle qui est restée là-haut… sur la colline. Et, quand vous vous mettrez à table, ce soir, sur le pont de l’Atalante, nous nous sourirons, n’est-ce pas, avec une complicité bien à nous… et qui durera !… Allons… Achevez de rêver… je connais ça !



Scène VI


THYRA, seule, puis LIGNIÈRES

(Quelques instants après, dès qu’on entend démarrer la voiture, Lignières débouche du sentier.)
LIGNIÈRES.

Je guettais !… J’entends que la voiture s’est mise en marche… Vous voyez, j’ai fait un détour, j’ai pu revenir aisément, mais je ne promets pas que l’attention de Philippe n’ait été éveillée… (Avec intention.) D’ailleurs, c’est bien ce que vous désirez ?

THYRA.

Qu’avez-vous dit pour expliquer votre retour ?

LIGNIÈRES.

J’ai prétendu que j’avais laissé tomber de ma poche un journal français… Tous ont paru y croire, sauf votre ami, je pense…

THYRA.

Il a peut-être compris, mais il ne se dérangera pas pour cela, soyez-en sûr.

LIGNIÈRES.

On dirait que cela vous contrarie… Ce n’est pourtant pas une provocation, un duel, que vous cherchez ! Alors ? Pour que vous me demandiez d’être, non sans danger, à vos côtés, en ce moment, il faut qu’il y ait une raison. Expliquez-moi à quoi vous sert ma présence, en ce moment.

THYRA, (avec tout à coup une sombre énergie.)

Je veux profiter du hasard de votre rencontre, après deux ans d’absence. Elle sera justement l’occasion qui va m’éclairer, me faire connaître où nous en sommes de notre amour. Je saurai bien ce qu’il y a sous son attitude glacée et, derrière l’homme, je démasquerai l’amant. Voilà pourquoi je ne vous lâche pas, aujourd’hui, mon petit Lignières… ne vous en déplaise !

LIGNIÈRES.

Soit, je me prête et même je m’offre avec crânerie à cette épreuve.

THYRA.

Mais ce sera pour plus tard, ce soir, sur le pont du yacht, ou demain… Voyez, il ne vient nullement, il ne s’est pas soucié de votre retour !… N’attendons pas plus longtemps… J’en suis pour mes frais d’énergie… et, chemin faisant, nous…

LIGNIÈRES.

Vous vous trompez.

(On entend un bruit de pas sur les herbes sèches. Philippe, la casquette de yachtman sous le bras, une cigarette aux lèvres, apparaît. Thyra ne peut réprimer une expression de joie.)


Scène VII


Les Mêmes, PHILIPPE

PHILIPPE.

Oh ! ne vous dérangez pas, je vous en prie ! Je n’ai nullement l’intention de troubler ce rendez-vous.

LIGNIÈRES.

Mais, Monsieur, il n’y a pas, croyez-le, de rendez-vous suspect…

PHILIPPE, (élégant et dédaigneux.)

Je vous en prie !… Si je suis revenu, c’est par pure formalité, et, une fois que je vous aurai dit, Monsieur, que je ne suis pas dupe… que ma clairvoyance remonte au jour où vous avez suivi votre gracieux Télémaque en des endroits de plaisir… je n’aurai plus qu’à retourner auprès de ces dames… Je suis rarement ridicule… du moins je le crois ; il m’eût été pénible de vous faire penser que je pouvais l’être. Simple nuance !… Maintenant que je l’ai fixée, en souriant, croyez que je me déclare enchanté de vous avoir ce soir à dîner. Vous êtes placé à côté de cette charmante comtesse Stéphanie. La place vous convient-elle ?

LIGNIÈRES.

Je ne laisserai point passer l’occasion que vous me fournissez de m’expliquer. J’accompagnais, le soir dont vous parlez, Mademoiselle de Marliew et je n’avais pas la garde de sa personne. Je ne l’aurais acceptée à aucun titre, ni d’ami, ni de confident. Si j’ai péché par imprudence ou légèreté, admettons, j’ai pu le regretter depuis et souvent, mais de cela j’assume toute la responsabilité. Et, maintenant encore, Monsieur, je suis prêt, si vous le jugez bon, à vous rendre raison.

PHILIPPE.

Il ne s’agit pas de cela, Monsieur. Vous vous égarez ! Comment, je vous le demande, devrait-on qualifier deux hommes qui se permettraient de compromettre aussi étrangement une personne qui a droit à tout notre respect. Et si Thyra n’avait pas cru devoir donner à votre rencontre je ne sais quelle apparence de mystère ou de complicité…

THYRA, (après avoir fait de loin, à Lignières, signe de se taire.)

Oh ! je vous en prie… évitez ces mots-là…

PHILIPPE, (vivement.)

Pardon, ma chère amie. J’insiste… Depuis ce matin, on dirait que vous avez plaisir à nous mettre tous deux, Monsieur et moi, en fâcheuse posture… Vous attisez le feu !… Si c’est un jeu, avouez qu’il n’a pas réussi.

THYRA.

Vous savez fort bien que je n’ai nulle envie de jouer avec ce feu-là !… Ce rendez-vous avait d’autres raisons.

PHILIPPE, (ironique.)

Eh bien, vous l’entendez, Monsieur… Quand bien même ce rendez-vous serait dû à une sympathie, une sympathie naturelle, je ne m’en formaliserais pas… et…

THYRA, (l’interrompant.)

Vous dites ? Répétez cette insinuation ! Répétez ces paroles que vous savez mensongères ! Vous avez osé dire une sympathie…

PHILIPPE.

Tout doux ! du calme, Thyra… pas de scène…

THYRA.

Allons, ne tâchez pas de lui faire croire sournoisement que vous êtes ici par jalousie ! Car cela n’est pas, vous n’êtes pas jaloux du tout, Philippe !

PHILIPPE.

C’est exactement ce que je viens de vous dire.

THYRA.

Et qui n’est que trop vrai ! Vous ne prononcez que des paroles mesurées, dédaigneuses ! Vous tenez à me diminuer ici, devant lui, par orgueil, par respect humain !… Pas un cri de colère ou de ressentiment n’est sorti de vous, Philippe ! Et c’est un indice terrible, voyez-vous !

PHILIPPE.

Faudra-t-il vous rappeler que, tout à l’heure, je vous ai dit vertement, et ici même, que je trouvais l’acceptation de nous faire rencontrer à bord du Cydnus, Monsieur et moi, tout à fait déplacée ?… Ne vous ai-je pas témoigné ma colère ?…

THYRA.

Allons, Philippe, soyez sincère !… Votre amour-propre seul s’est cabré un moment ! Le plaisir de passer quelques jours avec votre charmante cousine, en tête à tête, vous a subitement calmé.

PHILIPPE, (à bout de patience.)

Entendu, ma chère, n’insistez pas. Nous resterons, comme je le souhaitais, chacun chez nous, et à nos bords respectifs… Je joue ici un jeu de dupe… et je vois trop où vous voulez m’entraîner ! Excusez, Monsieur, le ton outré que prenait cette conversation, et, encore une fois, à tout à l’heure !… Smoking… le dîner sur le pont…

(Il va se retirer.)
THYRA.

Non, non, ne pars pas, Philippe ! Maintenant que tu es revenu, ne me fais pas cette insulte !… Prends-moi le bras… Descendons ensemble.

PHILIPPE.

Vous n’y pensez pas !… Comment notre retour serait-il commenté ! Je vous conjure de réfléchir à ce qu’on penserait si j’avais l’air de vous ramener de force et d’être venu vous chercher. Vous créez volontairement une situation équivoque, supportez-la et ne la compliquez pas, jusqu’à nous rendre ridicules.

(Il est sur le point de partir.)
THYRA.

Prends garde ! Ne pars pas sans moi. Je te conseille de mesurer l’insulte que tu me ferais maintenant que tu es revenu, en me laissant ici… J’en rougis de honte !

PHILIPPE.

Pourquoi donc ? Vous donnez un rendez-vous à l’un de vos amis. Agissez comme vous l’auriez fait si je n’étais pas remonté. Nous nous retrouverons en bas pour le dîner. Je n’ai que le temps d’aller rejoindre nos amis et d’aller passer mon smoking…

(Tout cela a été dit précipitamment, presque à voix basse.)
LIGNIÈRES, (rompant les chiens.)

Mais qu’à cela ne tienne, Thyra !… Il est tard, la nuit tombe ! Permettez-moi de vous reconduire jusqu’à la passerelle de l’Atalante.

(Il va à elle et lui offre cavalièrement le bras.)
THYRA.

Un moment, Lignières… S’il te reste, Philippe, un atome d’amour… s’il…

PHILIPPE.

Non ! Je ne répondrai pas devant Monsieur, je vous en avertis !

THYRA, (lui barrant la route.)

Et pourquoi donc ?… Au contraire !… C’est le seul témoin devant qui nous puissions parler, le seul au monde qui puisse comprendre le sens de nos paroles.

PHILIPPE, (les bras croisés.)

Non, je ne répondrai pas.

THYRA.

Il connaît la raison, lui, qui fait que notre amour était empoisonné à sa source d’une impossible rancune !…

PHILIPPE.

Quel passé tenez-vous à réveiller ?…

THYRA.

Je vous l’avais dit, je vous l’avais prophétisé, jamais vous n’avez oublié cette chose ! Dés le soir où tu m’as prise, Philippe, tu t’es vengé de l’amour par l’amour ; comme on assouvit une vengeance… Après, tu as cru effacer, mais nous avons eu beau nous jeter dans la volupté, nous griser de nous-mêmes et de sensations, j’avais le pressentiment de notre folie, je savais que je ne ferais qu’attiser ta désillusion et que nous épuiserions le désir, sans jamais retrouver l’amour… Aujourd’hui, nous en sommes là ! Il y a en toi de la fatigue et de l’indifférence… Tu es las de ta maîtresse, Philippe !… Nous ne pouvons plus mordre à des fruits qui nous ont donné tout leur suc ! À deux, nous sommes arrivés à je ne sais quelle basse satiété ! Et tout doit être écrasé en moi, l’orgueil et l’amour !

LIGNIÈRES.

Thyra, je vous en supplie !…

PHILIPPE.

Calmez, calmez votre esprit exalté et ne donnez pas à celui qui nous juge ici, et bien malgré moi, l’impression que vous êtes restée l’excessive enfant qu’il a connue… et qui jouait dangereusement avec la vie.

THYRA.

Ah ! je tremble !… Je tremble de vos mots, Philippe… Excessive, exaltée !… Ah ! vous me reprochez mon exaltation !… Dans ce cas, tant pis, qu’il le sache ! Voulez-vous que je vous dise alors la raison atroce de votre froideur à vous, de la reprise que vous faites de vous-même, jour à jour ?

PHILIPPE.

C’est-à-dire ?… Osez toute votre pensée…

THYRA.

Oh ! Oh ! Philippe, ne me forcez pas à la dire !…

PHILIPPE.

Maintenant je vous l’ordonne !…

THYRA.

Oh !… Philippe !… Oh ! Philippe !… J’ai vu petit à petit, à mesure que le mal monte en moi, votre bouche se détourner de moi. Et c’est bien la pire des épouvantes que de voir naître cette peur sur les lèvres de l’aimé !…

PHILIPPE.

Mais vous êtes simplement monstrueuse, savez-vous bien !

LIGNIÈRES.

J’ai peur de comprendre à mon tour… À quel mal obscur fait-elle allusion ?

PHILIPPE.

Ne l’écoutez pas !… Elle divague !…

THYRA.

Eh bien, oui, Lignières, oui, je suis perdue !… Ce n’est plus qu’une affaire de temps !

LIGNIÈRES.

Thyra !… Que dites-vous là ?

THYRA.

Et, à mesure que ce temps approche, sa crainte augmente !

PHILIPPE.

Ah !… Je m’insurge, cette fois ! Vous n’êtes plus maîtresse d’un cerveau fiévreux…

THYRA.

Non, Philippe, il ne ment pas, ce mouvement de la bouche qui glisse, qui cherche à mettre l’espace entre les lèvres… Tout cela n’échappe pas à mon désespoir ! Et tu m’aimes peut-être encore pourtant, c’est vrai, et je te fais pitié, c’est vrai… Un soir, j’ai trouvé dans votre buvard une lettre commencée, une lettre à un vieux parent, inquiète, agitée ; vous lui demandiez, à lui qui avait connu vos antécédents, s’il n’y avait pas trace de phtisique dans votre famille…

LIGNIÈRES.

Phtisique !

PHILIPPE.

Elle ne sait plus que délirer, vous voyez bien.

THYRA.

Allons, Philippe ne proteste pas ! Tu fais tous tes loyaux efforts pour te surmonter… Mais je suis celle qui contamine ! Nous y voilà donc, Philippe… Je l’ai enfin votre détestable pitié… Demain, quand les heures terribles viendront, j’aurai peut-être votre dégoût, je verrai votre envie saine de respirer ailleurs, de fuir…

LIGNIÈRES.

Assez, par grâce, mon amie… ne vous animez pas ainsi à plaisir ! Épargnez-vous tous deux.

THYRA.

Oh ! maintenant, qu’est-ce que je risque ? Je te le crie, Philippe : une affection passerait dans ma vie, je ne vais pas jusqu’à croire que tu en serais heureux, mais tu fermerais les yeux inconsciemment, dans l’espoir que quelque chose de plus fort que ta volonté me prît à toi. Je le sais, tu formes des projets qui dépassent le terme de mon existence.

PHILIPPE.

Ah ! l’abomination de ce que j’entends !… Quelle injuste clameur sort de vous tout à coup ! Vous vous trompez ! Je suis prêt à continuer, Thyra ! Je vous aime toujours. N’ai-je pas suivi à la lettre notre pacte et notre programme ? Rappelez-vous vos propres mots : « Un suicide à deux, un suicide de joie et d’amour !… » Eh bien, allons plus avant encore !… je suis prêt !…

THYRA.

Peine perdue ! Le suicide pour un seul, oui !… Alors que je me consume, la vie entre en vous à pleins flots… Vous n’avez rien à redouter de moi, allez ! je réponds de vous ! Il se passe ceci que je suscite la joie, le plaisir, la volupté, toutes les richesses de la vie, je les ai appelées… nous nous les sommes payées… et c’est vous seul qui en profitez !

LIGNIÈRES.

Ne départagez pas votre bonheur !

PHILIPPE.

L’heure des comptes serait-elle venue !

THYRA.

Sache-le, Philippe, le plaisir, la joie, la volupté n’ont pas le même sens pour ceux qui vont mourir ou pour ceux qui restent !… Sache que ç’a été chez moi sans cesse une volupté triste, toujours terrifiée. Pour toi l’heure de vivre commence. Chaque volupté, chaque plaisir, t’ont fait plus conscient, plus dispos, plus apte à la vie. Moi, ils me laissent plus morte, plus désespérée !

PHILIPPE.

Nous y voilà !…

THYRA.

De ce suicide-là, vous sortez vainqueur. Ah ! l’atroce course à deux que la nôtre !… Atalante, Atalante, comme dit l’inscription de votre bateau. Oui, Atalante éperdue, et qui vous a laissé tous les fruits d’or qu’elle n’a pas ramassés pour elle !…

PHILIPPE.

Oh ! Thyra ! Quelle tristesse ! Voilà que, comme les malades aigris, vous jalousez la vie de ceux qui vous entourent et vous chérissent !… Un jour, vous nous reprocherez à tous l’air que nous respirons.

THYRA.

Non… vous savez bien que vous mentez, que ce que vous dites est faux !

PHILIPPE.

Je suis effondré devant une pareille accusatrice. Voilà à quelle scène elle voulait vous faire assister, Monsieur !… Elle l’a obtenue, et se venge !

LIGNIÈRES.

Ne craignez rien ! Je ne suis plus un témoin ; je me sens, tout à coup, votre ami à tous deux, un ami désolé, qui voudrait vous venir en aide…

PHILIPPE.

À ce soir, Thyra !

THYRA, (scandalisée.)

Philippe, ne pars pas ! Je te le défends !…

PHILIPPE.

J’en ai trop entendu !

LIGNIÈRES, (la retenant par le bras.)

Thyra, je vous en supplie, calmez-vous…

(On entend des appels à nouveau, au bas de la colline.)
PHILIPPE.

Écoutez, nos amis m’appellent. Écoutez, leurs cris et leurs voix se rapprochent ; ils montent à ma recherche… un moment encore et ils seront ici…

LIGNIÈRES, (à Thyra.)

En effet, Thyra. Il a raison ! Il faut qu’il parte !…

THYRA.

Moi aussi, je t’appelle, Philippe ! Phihppe ! (Philippe disparaît en courant pendant que Lignières s’adresse à lui et lui dit de loin : « Je la ramène… Ne craignez rien. » Thyra en profite pour s’élancer à travers les rochers et, comme on entend en bas : « Eh ! Hop ! Eh ! Hop ! », elle crie à son tour, du haut d’un rocher.) Philippe ! Reviens, Philippe… ne me défie pas…

(Elle reste penchée en avant, presque suspendue au-dessus de l’abîme. À cet instant, Madame de Marliew surgit derrière les amandiers.)


Scène VIII


THYRA, LIGNIÈRES, MADAME DE MARLIEW

MADAME DE MARLIEW, (à Lignières.)

Monsieur, Monsieur, je vous en prie… je ne sais pas ce qu’elle est capable de faire ! Thyra, regarde-moi ! (Lignières s’est élancé.) je t’en supplie… je suis restée… j’avais peur… Écoute, tu n’es pas raisonnable, vraiment… Ne me fais pas de chagrin… Il ne faut pas me faire de chagrin, ni jouer à m’effrayer… je suis si vieille maintenant. Ne te penche pas ainsi !… Mon Dieu, je ne sais plus ce que je dis !… (À ce moment, Lignières a tiré brusquement Thyra en arrière, il la maintient dans ses bras, presque en la portant, et la ramène au premier plan. Madame de Marliew saisit les mains de Thyra et l’embrasse. Thyra est immobile, raidie. Quand Lignières desserre son étreinte, elle s’appuie à la vieille ruine tombale, où elle avait voulu faire s’allonger le chien. Madame de Marliew, bas, à Lignières.) Merci, Monsieur. Laissez-nous seules, je la reconduirai.

LIGNIÈRES, (bas.)

Mais comment ferez-vous ? Sera-t-elle en état ?

MADAME DE MARLIEW.

La voiture a l’ordre de revenir me prendre ; dans un quart d’heure, elle sera ici ; ne vous inquiétez pas ; prévenez qu’on se mette à table.

(Elles restent seules.)


Scène IX


THYRA, MADAME DE MARLIEW

MADAME DE MARLIEW.

Thyra, n’entends-tu pas, ma chérie ?

THYRA, (un peu égarée, comme si elle voulait reprendre pied.)

Comment se fait-il que tu sois là ? Tu n’es donc pas descendue avec elles ?

MADAME DE MARLIEW.

J’ai bien senti qu’il allait se passer quelque chose de grave… Je ne voulais pas m’éloigner de toi… J’ai guetté… mais la voiture va venir nous reprendre. Tu vois, j’ai même un manteau pour toi.

THYRA.

Mais alors, tu as entendu ?… là… tu viens d’entendre ?

MADAME DE MARLIEW.

Tout.

THYRA, (avec effroi.)

Tu as entendu ce que j’ai dit de moi ?

MADAME DE MARLIEW, (grave et simple.)

Oui, Thyra.

THYRA.

De ma santé, de…

(Elle s’arrête.)
MADAME DE MARLIEW.

Oui, mon enfant.

THYRA, (la regarde fixement, puis, tout à coup, elle pousse un gémissement.)

Ah ! tu savais, tu le savais !

MADAME DE MARLIEW.

J’ai toujours su !…

THYRA.

Et tu n’osais pas me le dire, et tu me le cachais ?

MADAME DE MARLIEW.

Et toi aussi, ma chérie, tu te cachais de moi… Philippe nous avait bien gardé le secret !

THYRA.

Et nous vivions dans ce mensonge !… Quelles folles nous étions de nous imaginer que l’autre ne savait pas !… Comme si c’était possible !… Mamita !…

MADAME DE MARLIEW, (la serrant tendrement dans ses bras.)

Mais ce n’est rien ! Je viens de t’entendre… Tu t’exagères aussi !… Ce n’est rien ! Tu dois guérir… Je le sais… on me l’a dit dernièrement encore… Oh ! vois-tu, c’est un bienfait que cet affreux silence qui était entre nous n’existe plus !

THYRA, (câlinement pressée contre elle.)

Ah ! que c’est bon de te retrouver tout à coup… (Puis elle gémit.) Mère, mère, pourquoi m’avoir donné la vie, si tu devais me donner la mort !

MADAME DE MARLIEW.

Oh ! quel trop juste reproche !… Je n’en sais rien, moi… Que veux-tu ? c’est la fatalité !… Ton père était bien portant… Ah ! si je t’avais soignée aussi, au lieu de te laisser vivre à ta guise… Enfin, je te reprends, maintenant, moi ! Je serai là, toujours… Que tu le veuilles ou non, je ne te quitte plus…

THYRA.

Oui, reprends la petite fille dans tes bras… Redonne-moi ma première place dans tes coudes ; la place qui m’a bercée et qui me bercera encore au dernier moment… Mère chérie, toi, d’où tout vient et où tout retourne !… Ah ! je ne me rappelais pas que c’était si bon ! Maman ! Mamita ! Mamita ! Calme-toi, j’ai tant de chagrin ! Ah ! si tu savais ce que j’ai pu avoir de chagrin !… Je te raconterai tout… comment j’ai découvert… Mon Dieu ! qu’il est doux d’avoir encore sa mère quand l’ombre monte !… Non, non, ne pleure pas ainsi, ne te désole pas et serre-moi fort.

MADAME DE MARLIEW.

Si fort que maintenant plus rien ne pourra t’arracher de moi.

THYRA, (comme une enfant modèle maintenant.)

Je suis petite, hein ?… Regarde ce que c’est que le hasard ?… Nous sommes toutes deux seules dans une prairie et tu me berces sur une tombe… Tu te souviens, quand j’étais toute petite et que je voulais être bercée près de la grande albia qui sentait le sapin frais… Tu avais peur pour moi de la neige… déjà !… et Vladu passait avec ses brebis, les bufles et le chien Hotzu, si maigre, qui me mettait la buée de son museau près de la joue… C’est loin… Tu vois, ce sera pareil… tu seras là, plus tard pour m’empêcher de pleurer ?… Va ! mère, imprime à la tombe le rythme des berceaux… Plus que nous deux, comme autrefois !… Je ne veux plus que cette douceur que je retrouve… Chante, comme autrefois, mama doïca… en berçant… j’aimerai me souvenir de ta voix d’alors… quand tu chantais…

MADAME DE MARLIEW.

Ma chérie, ma chérie, que me demandes-tu là !…

THYRA.

Fais l’effort, calme-moi, comme autrefois lorsque j’avais du mal… dans le jardin… Nani-Nani, Mama… Dieu qu’il était maigre, le chien Hotzu !… Tu te souviens ? Chante !…

MADAME DE MARLIEW.

Mes vieilles lèvres ne savent plus ta chanson, mon enfant…

THYRA.

Force-toi ! Pour me faire souvenir, doïca… Rapprends… Comment était-ce donc ? Rapprends…

MADAME DE MARLIEW, (brisée.)

Je ne peux pas. !…

THYRA, (les yeux clos, et donnant aux bras de sa mère le mouvement des berceuses.)

Mais si, mais si, essaie… Berce… avant qu’il neige dans le jardin… berce toujours…

MADAME DE MARLIEW, (avec une vieille grosse voix qui pleure.)

Nani, nani… puiu mami !

(Elle chantonne ainsi les premiers mots de ces chansons qui, dans tous les pays du monde, veulent dire : « Dodo, l’enfant do… » pendant qu’on entend les grelots de la voiture qui remonte et que, de loin, un voiturier crie à travers les branches.)
LE VOITURIER.

Il est tard… On fait dire à ces dames… qu’il est temps de rentrer…


RIDEAU

ACTE QUATRIÈME

À Paris. La scène représente la salle à manger des Marliew. Un grand dallage blanc, colonnes bleues, donnant sur une galerie. La salle à manger n’est séparée de cette galerie que par une large tapisserie noir et or qui glisse à l’antique, entre les colonnes. Quand la tapisserie est tirée on voit la galerie jaune safran, avec sa fontaine et des orangers en caisses. À gauche, une grande grille vénitienne, comme une grille de chapelle, sépare la salle à manger d’une sorte d’oratoire assez sombre où brûlent deux lampes de mosquée de couleur pourpre. De l’autre côté, à droite, une vasque, surmontant avec des dalles plates. Au milieu de la scène, la grande table de salle à manger, disposée comme celle de la Cène de Léonard de Vinci : les convives sont vus face au public et de profil. L’espace libre compris entre les deux côtés de la table est rempli par une sorte de divan bas tout d’argent, sur lequel Thyra a l’habitude de s’étendre après dîner. La table est recouverte d’une nappe, violet et or, sur laquelle sont jetées des guipures. Vaisselle d’argent, hanaps. Tout cela au goût du jour, ultra-moderne, avec en plus un relent gréco-byzantin qui sent nettement la métèque. Les convives sont Thyra, Allégra, Lepage, Artacheff, Osterwood, le poète Corneau et un jeune Danois d’une vingtaine d’années, Monsieur Austersen. Ils sont assis sur des sièges de forme curule. Au centre est une cathèdre vide dominant tous les autres sièges. Cette cathèdre, inoccupée, est toute parée de fleurs. Des roses éparses sont jetées sur le dallage ; des coussins de pieds et des peaux de panthère. À gauche de la table, un grand trépied brûle-parfum. Au fond, dans un coin, une biche en bronze pompéien. Au lever du rideau, les deux domestiques nègres, costumés, et un boy indien, tout de blanc vêtu, deux modèles aussi travestis en esclaves grecs et couronnés de cytises, se mêlent à des maîtres d’hôtel corrects et en habit. Sur les dalles, à droite, au pied de la vasque, les musiciens tchèques font entendre leurs musiques. Près de la grande grille, deux grands flambeaux de cire jaune allumés. Allégra porte une dalmatique. Thyra une tunique turquoise et corail. Les hommes en habit.



Scène PREMIÈRE


THYRA, ALLÉGRA, LEPAGE, OSTERWOOD, ARTACHEFF, CORNEAU, AUSTERSEN.

(Au lever du rideau, pendant qu’on sert les derniers plats du dîner, Allégra achève une danse.)
LEPAGE, (s’adressant au serviteur habillé à la grecque.)

Qu’est-ce que je bois, bougre d’asticot !… C’est très beau d’être servi dans du venise mais je voudrais savoir si c’est du bourgogne ou du bordeaux !…

(Allégra a terminé sa danse. On l’applaudit discrètement.)
ARTACHEFF.

Elle est admirable !

OSTERWOOD.

Elle est au moins intéressante !

LEPAGE, (maugréant.)

C’est l’abbaye de Thélème, en un peu mieux !

ARTACHEFF.

Quelle horreur !… Saignez-le !…

CORNEAU.

Donnez-moi une orange que je lapide ce sculpteur !…

LEPAGE.

Eh bien, mettons que c’est de l’Alma Tadema et n’en parlons plus…

OSTERWOOD, (à Allégra.)

Vous dansez comme les glycines savent danser, dans le crépuscule !

(Allégra dit quelques mots en anglais à l’orchestre qui se retire dans la galerie.)
THYRA.

Tout à l’heure, vous aurez quelque chose de mieux encore que des danses…

OSTERWOOD.

Quoi donc ?… Pour achever le banquet platonicien… Du sang sur ces dalles de marbre ?

THYRA.

Vous verrez… une entrée amusante de masques blancs, à minuit juste.

CORNEAU.

En tout cas, les danses naissent d’elles-mêmes de ces pavés roses et blancs. Le tout a le ton des mosaïques d’Herculanum bleu lapis, jaune de crocus…

ARTACHEFF.

Et il y a bien cinquante louis de roses par terre !

OSTERWOOD.

Les roses de Paestum !

THYRA.

De Lachaume, simplement !

CORNEAU.

Vous n’êtes plus en Sicile, mais on dirait un peu les Thesmophories, un soir où, dehors, la lune serait de miel… et nous sommes boulevard Berthier, la lune luit sur les fortifs, les bastions…

LEPAGE.

Les écailles d’huîtres, les vieux journaux… les poubelles municipales…

ARTACHEFF.

Vous avez rénové l’art du décor… pour la femme… Il ne manque ici qu’Isadora, pieds nus…

LEPAGE.

C’est ça ! c’est ça !… il y est… Ç’a l’air d’un rêve après ballet russe, un rêve qui serait passé par Munich pour finir chez une grande dame sud-américaine… C’est une salle à manger pour riche professor allemand, ivre de modernisme, et dont la femme, israélite wurtembergeoise…

CORNEAU.

Assez !… assez !… Il est saoul !… qu’on le lapide !

OSTERWOOD.

Ou qu’on le mette en croix. Il ferait bien avec les basques flottantes de son trop large habit.

ALLÉGRA.

Il blague… mais il est si gentil tout de même, ce cher Lepage…

THYRA.

Et puis il a raison, c’est si difficile pour une étrangère de ne pas être trop poétique… Il y a toujours eu trop d’Orient dans notre affaire.

CORNEAU.

Jamais trop d’Orient ! N’est-ce pas, Monsieur du Nord, monsieur… (Il désigne le Danois.) Comment s’appelle-t-il ?

THYRA.

Austersen… Il comprend, mais ne sait dire que quelques mots de français.

AUSTERSEN.

Orient… plus beau.

OSTERWOOD.

Cette soirée me rappelle surtout les soirées de l’Atalante.

ARTACHEFF.

Ah ! c’est vrai, vous avez vu le yacht, vous !…

ALLÉGRA.

Et Monsieur Austersen aussi, que nous avons rencontré en Égypte… Quant à Monsieur Osterwood, nous l’avons connu en Sicile, avec la princesse Éléonore…

THYRA.

Et puis, six mois après encore, sur une plage de l’Adriatique, mais alors il était tout seul.

LEPAGE.

Qu’est devenue au juste cette reine neurasthénique et fantomale ?

THYRA.

Ne lui en parlez pas… Il en souffre encore.

OSTERWOOD.

La grande âme a fini comme elle devait finir… au monastère… Elle vit au milieu de religieuses dans un couvent italien !

THYRA.

Oh ! comme je pense souvent à elle !

OSTERWOOD.

Et moi je peux dire que mon âme est veuve depuis qu’elle a pris cette décision. De temps en temps elle me donne des nouvelles… L’autre jour, elle m’a écrit qu’en pensant à notre voyage elle a mis un pot de basilic à la fenêtre de sa cellule.

ARTACHEFF.

Et votre yacht l’Atalante ?

THYRA, (froidement.)

Mais il est toujours la propriété du prince de Thyeste… je pense, du moins !

(On fait signe à Artacheff de se taire. Un froid. Un silence.)
CORNEAU.

Alors, vraiment, Thyra, vous nous quittez ?… c’est affreux !

ARTACHEFF.

Espérons encore, je ne veux pas croire à ce départ !

THYRA.

Si, si, mes amis, c’est le dîner d’adieu !…

CORNEAU.

Mais enfin vous allez bien nous rester encore huit ou dix jours ? Voyons !… Il y a le bal de Monsieur Smiths, la première de Parsifal

THYRA.

Du tout, mes amis. Tout est organisé, je vous quitte demain. Et si je n’étais pas partie demain, j’aurais reculé ce dîner jusqu’au jour même de mon départ… La clôture, si vous voulez, de ma vie de garçon !…

LEPAGE.

Je n’ai plus faim !

CORNEAU.

Attendez quelques jours au moins… Ce départ si subit, pas annoncé, imprévu !…

THYRA.

Ma mère a fermé les malles aujourd’hui, tous les paquets sont faits. La pauvre femme est éreintée… c’est pour cela que vous ne la voyez pas ce soir avec nous ; elle dort là-haut. Je vous demanderai même la permission d’aller l’embrasser tout à l’heure.

ARTACHEFF.

Mais alors, que va devenir ce magnifique hôtel ?

THYRA.

J’ai idée que, dans quelque temps, il sera en location… Hôtel à louer !

CORNEAU.

Lugubre !

THYRA.

On devrait mettre le feu derrière soi en s’en allant…

OSTERWOOD.

Je suis capable de le faire, et en jouant du théorbe !

ARTACHEFF.

Et que va devenir Paris sans vous ! Ça va être du propre !

CORNEAU.

Zut !… je vais m’enterrer à Versailles !…

(Il prend son assiette et va s’asseoir sur les marches.)
THYRA.

Ne boudez pas, Corneau !… Il est bien resté près de trois ans, Paris, sans que j’y fusse mêlée… et il ne s’en porte pas plus mal !

CORNEAU.

Mais, depuis six mois, vous vous étiez rattrapée, on suivait le sillon de votre astre partout ! Et où allez-vous, en somme ?

THYRA.

Je vous l’ai dit… à Marosvar…

ARTACHEFF.

Le monastère de Tolstoï !

OSTERWOOD.

Chut ! Pas ce nom ici… chez des païens !…

CORNEAU.

Vous nous reviendrez.

THYRA.

Je ne crois pas !…

ARTACHEFF.

Dans quelque temps, Paris vous manquera… Vous vous souviendrez des amis et de ce que vous avez laissé…

LEPAGE, (frappant sur la table.)

Et moi je vous dis qu’elle a raison !… Et pour que je le dise, moi qui l’ai faite, cette petite, moi qui ai eu le cœur navré de la voir mourir à la sculpture, il faut que ce soit vrai !… Ah ! qu’elle s’enferme là-bas, sans tout ce luxe néfaste, avec quatre sous de glaise par jour, pendant quelques années de travail acharné, il va sortir de ses mains, et de son cœur ce que j’en attendais, quelque chose d’épatant, d’humain, de saignant… Et quand vous nous rapporterez un chef-d’œuvre, je ne demande qu’à être encore là, pour vous embrasser sur les deux joues, nom de Dieu !…

THYRA.

Faites-le toujours maintenant, Lepage.

LEPAGE.

Bien volontiers.

(Avec une émotion visible il lui plaque deux gros baisers.)
OSTERWOOD.

Brisons nos coupes !…

CORNEAU.

Je lève la mienne en votre honneur !

THYRA.

Merci, mes amis !

CORNEAU.

Voilà qu’il se fait tard, et l’invité mystérieux, il n’arrive pas ?… Vous nous aviez promis l’invité.

OSTERWOOD.

Il est onze heures du soir et la cathèdre est toujours vide. Elle a invité un fantôme. Déjà ce jeune, beau et muet Danois n’est pas sans énigme…

LEPAGE.

Vous nous aviez annoncé qu’il arriverait avant le dessert.

THYRA.

Il viendra ! Il viendra !

CORNEAU.

Qui ça peut-il être ?

THYRA.

Vous allez voir.

ARTACHEFF.

Vous avez invité des gens après dîner, n’est-ce pas ?

THYRA.

Certainement. Vous avez déjà vu Lignières tout à l’heure.

CORNEAU.

Est-ce qu’il va revenir ?

THYRA.

Mais, je crois bien. Il a assuré, en s’en allant, qu’il avait deux ou trois rendez-vous importants, ce soir, mais vous allez le revoir.

CORNEAU.

On demande le nom de l’hôte mystérieux !… Est-ce un homme ou une femme ?

ARTACHEFF.

Ce ne peut être qu’une femme pour qu’on ait paré ainsi la cathèdre.

THYRA.

C’est peut-être parce qu’elle n’est pas encore assez parée que l’invité n’arrive pas !… Allégra, aide-moi à préparer mieux que cela la chaise de mon voisin.

CORNEAU, (voyant la draperie du fond écartée par les domestiques.)

Et, juste, en effet, le voilà !

(On se retourne.)
PLUSIEURS PERSONNES, (à la fois.)

Enfin !… Voyons !…

CORNEAU.

Non ! ce n’est que Lignières !

(Entre Lignières.)
LIGNIÈRES, (entrant.)

Ce n’est que moi !

(À sa vue, Thyra, qui était distraite, absente, se ranime et se précipite vers lui.)


Scène II


Les Mêmes, LIGNIÈRES

CORNEAU.

Mais vous avez peut-être droit à la cathèdre ?… Sait-on jamais !

LIGNIÈRES.

Je me contenterai d’un tabouret !

ALLÉGRA.

Voulez-vous prendre quelque chose ?

LIGNIÈRES.

Tout à l’heure… ne vous dérangez pas pour moi.

THYRA, (bas à Lignières.)

Eh bien ?

LIGNIÈRES.

Voulez-vous que nous passions à côté, je vous donnerai la réponse ?

THYRA.

Inutile ! (Elle s’adresse à tout le monde.) Comme j’ai l’intention de renvoyer dans quelques instants cet orchestre tchèque dont vous devez avoir assez, pour le remplacer par des musiciens ordinaires, voulez-vous qu’Allégra vous danse une dernière fois une danse exotique ?

TOUT LE MONDE, (dit.)

Mais très volontiers !… Avec plaisir !…

THYRA, (aux domestiques.)

Écartez la draperie du fond. (Allégra va à la galerie, les hommes se retournent et la suivent. Pendant qu’elle danse dans la galerie, Thyra amène Lignières au premier plan, près du divan.) Eh bien ? Vite ! vite !

LIGNIÈRES.

Je l’ai vu, mais il a refusé de venir.

THYRA.

Il a refusé !

LIGNIÈRES.

Il m’a d’ailleurs reçu très correctement, au milieu des malles et de paquets préparés…

THYRA.

Alors, il part bien ce soir, c’était vrai ?

LIGNIÈRES.

Dans une heure, à la gare de Lyon… Il a été très poli, correct, il m’a dit : « J’ai reçu les lettres de Thyra… »

THYRA.

Ah ! il avoue les avoir lues !…

LIGNIÈRES.

Maintenant que le plus dur est fait, a-t-il ajouté, depuis six mois nos cœurs ont pris l’habitude d’être séparés, pourquoi ce nouvel adieu inutile ?… Plus tard nous nous retrouverons…

THYRA.

Etc., etc… Et vous lui avez tout dit ?

LIGNIÈRES.

Tout ! que vous partiez demain matin à votre tour et pour toujours, que vous réintégriez votre pays… Je lui ai dit que vous aviez attendu son départ à lui, que vous teniez à faire coïncider cette disparition…

THYRA.

Il n’a pas trahi d’émotion ?

LIGNIÈRES.

Il paraissait être au courant de vos projets… Il a ajouté : « Faites comprendre à ma pauvre Thyra le sentiment de réserve qui m’empêche d’accepter son étrange invitation… »

THYRA.

Vous avez bien dit que j’y tenais par-dessus toute chose ?

LIGNIÈRES.

Il ne faut plus penser à cela, Thyra ! S’il vous aimait encore, si peu que ce fût, après les paroles que je viens de prononcer, il serait là… Vous-même, pourquoi ce caprice ?

THYRA.

À la veille de l’éternité, car il va se marier et moi je disparais, j’aurais voulu le revoir, lui parler… une dernière fois !… Caprice, vous avez raison ! Maintenant que les deux trains s’en vont chacun de leur côté, alors le cœur chavire… Ah ! la mémoire du cœur !

LIGNIÈRES.

Cependant vous avez pu vivre six mois sans lui…

THYRA.

Parce que je me reposais de la fatigue de notre amour, je me délassais dans l’indifférence des autres avec une stupeur étourdie, mais si vous aviez vu le fond…

LIGNIÈRES.

Je l’ai vu… là-bas…

THYRA.

C’est depuis lors, tenez, que le désaccord n’a fait que s’agrandir. Une fureur insensée s’est emparée de nous, nous étions acharnés à nous détruire comme deux ennemis… Nous nous attaquions sans cesse même en nous aimant… Je l’ai laissé partir… Mais maintenant, je veux le revoir, m’emplir une dernière fois les yeux de son visage !… Et il viendra ! il viendra ce soir. Vous entendez, il va venir… De cela, je suis sûre.

(Ses yeux étincellent.)
LIGNIÈRES.

Ah ! éternelle chimérique !

THYRA.

Non, car je vais lui écrire les trois lignes désespérées, la lettre à laquelle on ne résiste pas… Vous allez la lui porter, vous me rendrez encore ce dernier service, mon petit Lignières, pauvre compagnon de voyage… et il viendra !

LIGNIÈRES.

Thyra !… Vous vous acharnez sur l’amour, comme vous vous acharniez sur vos sculptures… Et vous êtes ce soir si pâle, et vous toussez affreusement…

THYRA.

Venez vite dans ma chambre.

(Ils se glissent, par une petite porte dans le fond.)


Scène III


OSTERWOOD, CORNEAU, LEPAGE, ARTACHEFF, AUSTERSEN

OSTERWOOD, (se retournant au bruit.)

Notre hôtesse nous quitte.

CORNEAU.

Avec Lignières.

LEPAGE, (redescendant.)

Hum !… Elle a l’air bien inquiet, vous ne trouvez pas ?… Ce va-et-vient de Lignières !… J’ai idée que ce doit être à cause de l’invité mystérieux…

OSTERWOOD.

Le spectre qui va venir… avec un masque de bronze ou de verre !

(Les hommes se rapprochent peu à peu. Allégra a fini de danser dans la galerie.)
CORNEAU.

Qui ça peut-il être ? À la fin, est-ce une blague ou non ?

LEPAGE.

Je ne sais pas… Je ne vois pas qui dans ses relations…

AUSTERSEN.

C’est peut-être…

LEPAGE.

Qui ?…

AUSTERSEN.

Le pr…

(On lui fait signe de se taire.)
CORNEAU.

D’où revient-il, ce Danois !… Non, Monsieur. Ils sont complètement brouillés… (Aux autres.) D’ailleurs, on m’a dit qu’il était retourné ces jours-ci en Italie. Il épouse une archiduchesse autrichienne ou…

ARTACHEFF.

Vous croyez à une séparation définitive, vous ?

CORNEAU, (badin, potinier, assis familièrement sur la table.)

Absolue !… Quand on a vu ce ménage de près, les derniers temps…

ARTACHEFF.

Et vous. Monsieur Osterwood, vous les avez connus en voyage. Avez-vous pu juger de leur intimité ?

OSTERWOOD.

Il y avait des jours calmes… (Les hommes sourient.) On entendait des éclats de voix dans le yacht. Le personnel était habitué… On se taisait en écoutant, comme on écoute rouler un orage…

ARTACHEFF.

Je le trouvais, d’ailleurs, lui, sec, hautain, insupportable…

CORNEAU.

Oui, c’est un bienfait… mais n’empêche que la voilà qui fiche le camp ! Nous y sommes pour quelque chose, d’ailleurs ! Ah ! le lui avons-nous assez débiné, son prince italien.

ARTACHEFF.

Mais nous n’avons pas eu cette importance, Corneau !…

CORNEAU, (exprès, continuant.)

Ah ! les amis !… C’est à nous toujours que l’on doit la plupart des ruptures, la plupart des solitudes !…

ARTACHEFF.

Il est odieux, ce Corneau !

OSTERWOOD.

Il vous rend peut-être justice !

LEPAGE.

Nous connaissons le couplet ! Rengaine ton paradoxe, petit Corneau !…

OSTERWOOD.

Il n’y a de vrai que ce qui est paradoxal !

CORNEAU.

Ne me conspuez pas ; vous savez que je dis la vérité ! La vue de l’amour triomphant nous agace, nous le préférons instinctivement dans sa chute !

OSTERWOOD.

Pas si bête !… Regardez-vous en habit noir… vous êtes les nécrophores de l’amour ! (Se retournant vers Austersen, qui, indifférent, fume sa cigarette, appuyé à la table.) Sauf cet Eliacin de passage, bien entendu, qui n’a pas l’air de bien savoir pourquoi il a été invité… (Mettant son monocle.) mais qu’on redoute comme un rival mystérieux…



Scène IV


Les Mêmes, THYRA

THYRA, (vivement, écarte la draperie. On se tait.)

Je vous demande pardon, je suis allée déposer un baiser sur le front de ma mère… Me voici toute à vous…

CORNEAU.

Et Lignières ?

THYRA.

Il va revenir ! (À Allégra qui la suivait.) Veux-tu arrêter toute musique, chérie, et qu’on ferme bien la draperie… Que personne n’entre plus ici… (Allégra, sur un signe, disparaît. La draperie se referme sur elle.) Approchez !…

ARTACHEFF ET LEPAGE.

Qu’y a-t-il ?

THYRA, (s’asseyant sur l’angle de la table.)

Vous pensez que je vous ai réunis familièrement, mais un peu au hasard ?… Mes amis, il y a des raisons profondes à cette réunion… J’ai voulu, le soir de mon adieu, avoir devant mes yeux les êtres qui, à un titre quelconque, ont eu une importance… spéciale… dans ma vie…

CORNEAU.

Mais il me semble que…

THYRA, (vivement.)

Oui… Je possède, pensez-vous, des amis plus proches… c’est vrai, vous n’êtes pas les seuls qui devriez vous trouver ici ce soir, il manque à l’appel cinq ou six personnes, il m’a été impossible de les réunir… mais c’est assez que vous soyez là… J’ai fait venir Osterwood de Londres ; Monsieur Austersen était de passage à Paris… Je désire que vous sachiez, chacun, pourquoi vous avez eu, ne fût-ce qu’un moment, cette part de moi-même ; il était plaisant que je vous en fisse l’aveu… Vous vous taisez ?

(Elle sourit.)
CORNEAU.

Nous sommes flattés…

LEPAGE.

Nous sommes touchés…

OSTERWOOD.

Dirai-je même que nous sommes intimidés…

ARTACHEFF.

Un peu confus…

LEPAGE.

Après un pareil préliminaire, il n’y a plus qu’à attendre.

THYRA.

Mais vous ne voudriez tout de même pas m’entendre vanter vos mérites aux uns et aux autres, à voix haute.

CORNEAU.

Nous serions jaloux !

LEPAGE.

Eh bien, à tour de rôle !

THYRA.

Je ne veux pas vous confier cela solennellement… Fumez, parlez, faites comme si je n’étais pas là… Causez surtout…

LEPAGE.

Nous retournons dans la galerie… avec Allégra…

OSTERWOOD.

Est-ce qu’il y a une préséance… des numéros ?

THYRA.

Vous êtes bête !… Non ! au hasard !… Tenez, Corneau, venez par ici… Apportez-moi ma coupe de fruits que je n’ai pas touchée.

CORNEAU, (aux autres.)

Je vais les rendre furieusement jaloux !…

OSTERWOOD, (s’en allant en haussant les épaules.)

Elle commence par ce qu’il y a de plus petit !

(Ils remontent dans le fond. La tapisserie est poussée. Ils s’écartent légèrement, et, pendant l’aparté de Corneau, on les voit converser avec Allégra qui esquisse encore quelques pas exotiques.)
CORNEAU.

Je brûle d’impatience.

THYRA.

Je vous connais depuis trois ans, je crois… Je vous ai trouvé odieux, insupportable, poseur et bébête comme tous les jeunes gens qui se découvrent…

CORNEAU.

On n’est pas plus aimable !… Si c’est pour cela que vous m’avez pris dans un coin, je me console en disant : que vont prendre les autres ?

THYRA.

Vous savez que vous êtes insupportable, je ne vous révèle rien !… Or, vous rappelez-vous que nous avons passé cinq à six jours ensemble au château du Plessis, chez Madame de Caussay, dans l’Oise ?…

CORNEAU.

Oui, certainement !

THYRA.

Vous étiez bruyant, et tout le monde admirait d’ailleurs votre jeune génie.

CORNEAU.

Et même il me semble bien me rappeler, en effet, que je ne vous étais pas très sympathique.

THYRA.

Un soir, vers les six heures, vous étiez probablement fatigué d’avoir trop parlé, de vous être trop produit, d’avoir lancé trop de balles de tennis, trop de mots cruels et, comme un enfant qui s’est enivré, dans un réduit, à droite, près de l’escalier du château, vous vous étiez endormi tout bonnement, tout simplement… Votre visage ne portait plus la trace d’aucun effort, vous aviez retrouvé, dans le sommeil, la grâce de l’enfance, toute la simplicité, la pureté de la jeunesse. Vous aviez l’air d’un page endormi… vous respiriez avec de bons gros soupirs, un livre à la main, la tête sur un coussin rouge. Pour un peu, je vous aurais baisé au front… Vous avez été peut-être mon premier trouble véritable ! Et vous ne vous en étiez jamais aperçu… C’est tout. Ce n’est pas énorme… mais vous verrez, plus tard, quand vous serez vieux, vous raconterez cette anecdote avec un certain plaisir, après boire… (Portant la coupe à sa bouche.) Oh ! comme ces fruits sont glacés ! vous ne vous en faites pas idée !

CORNEAU, (après un silence.)

Thyra, je comprends comme vous voulez que je comprenne. Je ne suis pas plus ému qu’il ne faut… mais je n’ai pas envie non plus de gouailler, de plastronner… J’ai écouté gravement une belle histoire… en effet… Je l’enferme dans mon souvenir… sans contrôler ce que cet aveu renferme au juste d’authentique, de blagueur ou d’illusoire…

THYRA.

Adieu… petit poète ! (Elle appelle.) Lepage !…

(Lepage se retourne, au fond, puis s’approche. Elle congédie du geste Corneau qui, en croisant Lepage, fait tinter quelques pièces qu’il a prises dans la poche de son gilet.)
CORNEAU, (à Lepage.)

On liquide !… On liquide !… Passez à la caisse, mon bon !…

THYRA, (avec une voix tout autre, grave et sonnante.)

Alors, c’est fini ?… Nous nous quittons, mon doux maître…

LEPAGE, (jetant son cigare sur les dalles et l’écrasant du pied.)

Et ce n’est pas gai !

THYRA.

Je vous dois toute la beauté qui m’a enivrée près de cinq années…

LEPAGE.

Bah ! Vous exagérez mon influence.

THYRA.

Comme un sourcier, vous m’avez appris à trouver de la beauté plastique partout… même dans la mort.

LEPAGE.

Je suis un vieux sculpteur qui ne sait pas tant de choses ! Je m’estimerai content si, au soir de ma vie, je puis dire que j’ai bien travaillé avec ces deux grosses pattes que voilà… et que je vous demande la permission de fourrer derrière mon dos de peur peut-être que vous ne les voyiez trembler !

THYRA, (derrière lui, appuyée à la table, à voix basse.)

Lepage, soyez sincère, m’avez-vous aimée ?

LEPAGE, (se retourne.)

Mais…

THYRA.

Osez toute votre pensée, je veux savoir si vous m’avez aimée… d’amour.

(Un silence.)
LEPAGE.

Je ne vous en ai, en tout cas, jamais rien dit !

THYRA, (avec une expression fière.)

C’est encore plus beau ! Mon bon maître, vous avez été ma pensée la plus haute, la plus altière et peut-être la plus fervente… (À mi-voix encore.) Qui sait ? Si vous l’aviez voulu fortement, à une époque de ma vie !…

LEPAGE.

Bah ! on croit cela !… On le croit… après… quand ce n’est plus possible !

(Il essaie de sourire.)
THYRA, (s’animant.)

Ah ! si j’avais pu être une artiste ! Au lieu de ce… néant !… Lepage, continuez à travailler, à faire de belles œuvres. C’est vous qui avez la grande part… veinard…

(Elle le dit avec un regret indicible, en tendant le poing.)
LEPAGE, (s’animant à son tour, d’enthousiasme ému.)

Le fait est que je crois que jusqu’au dernier souffle…

THYRA, (se soulève sur la pointe de ses mules.)

Jusqu’au dernier souffle !… Lepage, regardez-moi bien… avec force…

(Ils se regardent avec émotion tous les deux.)
LEPAGE, (se détache brusquement, dans un geste de fureur bougonne et rustaude pour cacher ses larmes.)

Ah ! les départs ! Bon Dieu !…

(Il remonte avec les autres.)
THYRA, (se maîtrise et appelant bruyamment.)

Messieurs ! Il y a de la bonne aventure pour tout le monde !

ARTACHEFF, (de loin, dans la galerie, en montrant Osterwood et Austersen.)

À qui de nous le ticket trois ?…

THYRA, (riant.)

Mais à vous, si vous voulez… comme à la foire, hein ? Et puis, vous êtes très gentils, nous avons l’air de jouer une charade et vous êtes là, tous sages, avec la complicité du silence… Vous êtes tous des amours !

ARTACHEFF.

Alors, ma bonne aventure.

THYRA.

Oh ! vous, Artacheff, ce sera très court ! Mais, descendez, vous aussi, Osterwood… Austersen… C’est la distribution… On liquide !… Tenez, Artacheff, pour vous.

ARTACHEFF.

Qu’est-ce que ces papiers ?

(Elle lui tend une page écrite.)
THYRA.

Vous lirez… Deux pages de mon journal, du journal qui paraîtra après ma mort… Allez lire ça dans un coin… et gardez-le après… Il y a des dates… Du quinze avril au vingt septembre d’il y a deux ans, cette jeune écrivassière eut le mauvais goût de penser tout à coup qu’un certain fils d’ambassadeur de Russie… Les jeunes filles sont des sottes !… Vous, Messieurs, une seconde, je vous prie… Un mot à dire à Allégra.

THYRA, (à Allégra, pendant qu’on fume et bavarde dans la galerie.)

Tu as deviné, n’est-ce pas, que j’avais envoyé Lignières chercher Philippe… J’ai écrit deux pages désespérées, il a porté la lettre et Philippe va venir.

ALLÉGRA.

Qu’en sais-tu ?

THYRA.

Si, si, il va venir !… J’en ai le pressentiment… mes pressentiments ne me trompent pas… J’ai peur de ne pouvoir supporter l’émotion de le voir entrer tout à coup… ici… sans être prévenue.

ALLÉGRA.

Eh bien, veux-tu que je te prévienne dès qu’il arrivera ?

THYRA.

C’est justement ce que j’allais te demander. J’ai tout préparé, son entrée, les paroles que je dirai, les gestes que je ferai…

ALLÉGRA.

Ma pauvre Thyra ! Tu as l’air, ce soir, à bout de souffle et de force.

THYRA.

Non, non, ne me plains pas !… Tu vas guetter à la porte, en bas.

ALLÉGRA.

Mais oui.

THYRA.

Tiens ! un signal… Dès que tu entendras la voiture s’arrêter sous la porte cochère, tourne le bouton qui éteint la galerie… Quand je verrai l’obscurité se faire dans la galerie, je comprendrai qu’il est là… qu’il monte… qu’il…

ALLÉGRA.

Convenu.

THYRA.

Va vite, ma chérie !… Mon espoir n’est plus que là !… Tu ne peux pas savoir ce qui est attaché à cette venue ou à ce refus !… En sortant, veux-tu faire signe à Osterwood d’approcher ? (Allégra rit.) Ne ris pas, c’est si triste tout cela ! (En s’en allant, elle touche Osterwood à l’épaule, qui comprend, se détache du groupe et s’approche de Thyra.) Vous n’êtes pas étonné que je vous aie fait venir de Londres tout exprès pour mes adieux ?

OSTERWOOD.

Je ne vous aurais pas pardonné de l’avoir oublié… Je ne suis nullement étonné… mais troublé… comme les autres.

THYRA.

Non, pas comme les autres, Osterwood… Nous avons voyagé quinze jours, passé quinze nuits presque entières à deviser sur le pont du yacht… vous, poète sanguin, grisé de whisky et de métaphysique… Et moi, qu’étais-je alors ? Une femme… mais quelle femme à ce moment-là… en quête de sensations, cherchant à ressusciter chaque matin le désir.

OSTERWOOD.

Oui, nous avons été loin dans les aveux, et à cause de cela proches l’un de l’autre… J’étais heureux de découvrir cette artiste, à l’heure où je perdais ma grande confidente, qui se retirait déjà du monde et avait organisé en elle son monastère !… J’ai appelé vos confidences !… Vous les avez faites à ce mauvais confesseur que je suis, à ce vieux paradoxe errant et sans emploi…

THYRA.

Pas toutes… Je vous ai avoué, en tout cas, mes langueurs sensuelles, mon ardeur de vivre jusqu’à mourir…

OSTERWOOD.

Oui… Vous m’avez intéressé, passionné… J’ai jalousé beaucoup même ce beau Danois à la nuque de rustre… qui avait eu le bonheur de vous troubler et que je retrouve aujourd’hui… parmi nous… Sait-il maintenant, ce beau rustre, qu’il eut l’honneur d’inspirer votre désir ?…

THYRA.

Il est loin de s’en douter… Mais j’ai voulu qu’il fût ici, à l’heure de la sincérité… Et puis, ai-je désiré quelque chose sur la terre ?… Un amour qui n’est plus… un idéal qui est mort… Le reste, peuh !… Des rêves !… J’ai enfoncé les ongles dans des rêves !…

OSTERWOOD.

Les rêves sont la beauté suprême, lorsqu’ils sont liés entre eux par l’idée et embellis par l’expression… Ceux-là nous les avons atteints, certains soirs, n’est-ce pas ?

THYRA.

Vous avez fait danser les idées et les mots devant moi jusqu’au vertige…

OSTERWOOD.

Certains soirs, je me suis penché sur vous comme le vieux Pan au son de sa flûte…

THYRA, (le regardant du coin de l’œil.)

Un vieux Pan un peu rougeaud et sarcastique… Dites… Osterwood… vous qui avez tant vécu… et qui avez atteint, dit-on, le fond de la volupté, vous en reste-t-il autre chose que de l’amertume ?…

OSTERWOOD.

Oui, ma camarade, autre chose ! Rien ne vaut la volupté lorsque la pensée lui confère son maximum d’expression… Donnez-vous à moi malgré mes tempes blanchies… je vous jure que j’en ferai un moment divin !…

THYRA.

Le désir n’est rien… Osterwood… vieux diable !… Ce qui seul est vrai, c’est l’amour !… Oh ! oui, l’amour triomphant, comme le disait autrefois Philippe, l’amour terrible… vainqueur de la mort !… lui seul… (La galerie s’éteint. Elle pousse un cri.) Et le voici… le voici !… Enfin !… Je l’aurai vu encore une dernière fois !… Messieurs, Messieurs… Tous mes amis… voilà l’hôte de la cathèdre, l’invité mystérieux !… votre maître à tous… le voilà… il arrive !…

CORNEAU, ARTACHEFF ET LES AUTRES.

Ah ! enfin ! nous allons savoir !

THYRA.

Rangez-vous pour le saluer ! Tenez, poussez la cathèdre… Soyez tout à fait naturels… Recevez-le comme vous recevriez mon meilleur ami… mon meilleur, n’est-ce pas ?… J’y tiens… Soyez déférents… soyez…

LEPAGE.

Mais qui est-ce donc ? Qui ça peut-il bien être ?

THYRA, (transfigurée.)

Vous allez le voir ! Il monte ! Il monte !… (Elle prend des fleurs élégamment dans ses bras et en jette par terre. À cet instant, la galerie se rallume.) Que signifie ?… Pourquoi la galerie se rallume-t-elle ?

(À cet instant, entre un domestique portant sur un plateau une lettre qu’il remet à Thyra bouleversée. Nerveusement, elle brise les cachets.)
ALLÉGRA, (arrive en courant et, bas à Thyra.)

J’ai fait éteindre dès que je l’ai vu descendre de voiture, mais il s’est contenté de remettre cette lettre à un domestique et il est reparti…

THYRA, (avec un geste piteux.)

Bah !… La partie est jouée, voilà tout !…

(Elle s’appuie.)
ALLÉGRA.

Prends garde, on dirait que tu vas t’évanouir.

THYRA, (avec effort.)

Oh ! ne crains rien… Je me surveille ! (Elle se ressaisit.) Tiens, mon enfant… prends cette fleur… (Elle lui donne la dernière fleur qu’elle tient à la main.) mets un manteau et fais-toi conduire par l’auto à la gare et tu lui jetteras cette fleur par la portière de son compartiment en lui disant ceci : « De sa part, cardinalino ! »

ALLÉGRA.

Ce sera fait !…

THYRA.

Qui m’eût dit, là-bas, en Sicile, que ce serait toi, toi, la dernière messagère !… (Allégra se sauve, Thyra, se retournant, souriante, vers les hommes qui, inquiets ou étonnés de ce qui se passe, causent entre eux). L’ignoble invité qui nous fait faux bond à la dernière heure !… Mais qu’avons-nous besoin de lui, après tout ?… Vous êtes là, et c’est vous la vérité !… Osterwood, j’en suis sûre, maintenant… c’est vous la vérité !… (Un domestique introduit Lignières qui entre précipitamment. Thyra l’interpellant en le voyant entrer.) Eh bien Lignières, bon chasseur, nous sommes bredouilles, il paraît !… C’est assez farce ! avouez ! (Aux autres.) Oui, figurez-vous, Lignières avait la bonté de relancer notre invité récalcitrant. Nous en sommes pour nos frais !…



Scène V


Les Mêmes, LIGNIÈRES

LIGNIÈRES, (bas à Thyra, inquiet.)

Je suivais à distance sa voiture… j’ai vu…

THYRA.

Mais c’est bien mieux comme cela ! bien mieux !… Evohé ! (Elle s’approche de la table.) Approchez-vous, mes amis ! Versons-nous à boire ! J’ai une soif terrible !… Tenez, donnez-moi du champagne rosé que j’aime !… Vous êtes tous là… Regardez-moi, que je sente tous vos regards braqués sur moi… Que nous fait cette vague humanité qui manque à notre appel, ce soir !… Au fait, Lignières, j’y songe, ce n’était pas à lui que devait revenir l’honneur de cette place de choix… Il manque quelqu’un à cette soirée… lui seul devait avoir l’honneur de cette place fleurie ! Comme le maître de la maison… le seigneur du banquet…

CORNEAU ET LES AUTRES.

Qui cela ? Nommez-le…

THYRA, (s’appuyant à la cathèdre.)

Vous ne le connaissez pas… C’était un beau voyageur. Je l’ai connu dans une fête… Il était couronné de roses, il avait un lambeau de pourpre sur l’épaule, il était beau, comme un rêve… Il me semble qu’il est là, ce soir… Il me faisait boire… la tête renversée en arrière, ainsi… une coupe de vin comme celle-ci… (Elle prend la coupe et s’adressant à la chaise vide qu’elle caresse du bras.) Je bois à vous, mon maître… À la gloire de Cupidon !…

OSTERWOOD.

Si vous voulez : À la gloire d’un Cupidon, asiatique… loin du brouillard, et dans la dernière maison où l’on puisse encore invoquer de tels dieux… sans rire !

(On porte le toast. Elle rit nerveusement et laisse tomber ses cheveux sur les épaules.)
THYRA.

Ne faites pas attention à ma gaieté, je suis peut-être un peu grise… (Elle est prise d’un accès de toux.) Quelle heure est-il, Lignières ?

LIGNIÈRES.

Onze heures passées, je crois.

THYRA, (la voix un peu éraillée, brisée, et la respiration oppressée.)

Dans quelques instants viendront les masques blancs que je vous ai promis !… En attendant, camarades… vous qui m’avez tous aimée, ou désirée, vos yeux fixés sur moi me sont une chaude et agréable caresse… J’étais jolie, n’est-ce pas ? Mais, à vingt ans, aucun de vous ne m’a connue… J’étais tellement mieux ! Non, non, ne répondez rien… restez ainsi, silencieux, en groupe… (Tout à coup, grave.) Vous qui vous êtes contentés de me rêver, je veux vous laisser de moi une impression plus durable, je veux que votre souvenir me contienne toute… que vous gardiez l’image de ce qui aura été moi, lorsque je passai parmi vous… Êtes-vous dignes de ma pensée ?… Êtes-vous recueillis, graves, et capables de comprendre cette communion spirituelle ? Il le faut !…

LEPAGE.

Mais, Thyra, à vous voir ainsi agitée, et si tendre pour nous, à l’heure presque du départ, je vous assure que l’émotion nous étreint tous…

OSTERWOOD.

C’est elle qui nous rend presque muets…

ARTACHEFF.

Nous écoutons vos paroles la gorge et le cœur serrés…

THYRA.

C’est bien ! Alors… attendez-moi !…

(Elle disparaît, légère, dans la galerie dont elle referme la draperie. Les hommes parlent entre eux et baissent instinctivement le ton.)
CORNEAU.

Que veut-elle dire ?… Que va-t-elle faire ?

LEPAGE.

Je ne sais pas…

LIGNIÈRES.

Comme elle est étrange, ce soir !

OSTERWOOD.

Jamais je ne l’ai vue aussi transparente, aussi fluide !

ARTACHEFF.

Pourquoi nous recommande-t-elle d’être graves ?

(L’obscurité se fait dans la salle à manger. Ils s’étonnent tous de cette obscurité. Dans la pénombre, le boy indien s’avance et va à la grille à gauche, comme s’il avait reçu un ordre.)
LIGNIÈRES.

Regardez ce domestique, que va-t-il faire ?

(Le boy ouvre la grille vénitienne qui grince sur ses gonds et laisse voir le petit oratoire. Puis il se retire. Les hommes regardent du côté de cet oratoire. Tout à coup, l’un d’eux pousse l’autre et dit : « Oh ! regardez ! » Une lueur intense, pourpre, probablement préparée à l’avance, vient d’illuminer ce réduit sombre qui se met à étincelcr. Tous les yeux se fixent là… Ils regardent attentivement, avec un peu de stupeur… Un grand temps se passe. Ils ne disent rien. À la fin, Corneau, à voix basse :)
CORNEAU.

Qu’elle est belle !

OSTERWOOD.

Phryné !

LEPAGE.

Galathée !

LIGNIÈRES.

Quelle audace splendide ! (Ils demeurent ainsi quelques instants dans l’ombre, les yeux fixés sur la vision, puis, brusquement, les torchères du retrait s’éteignent. Les hommes se considèrent alors entre eux, gênés, et, dans cette pénombre, se mettent à parler à voix basse, presque en chuchotant.) C’est bien l’adieu d’une artiste qui a toujours été hantée de plastique !

LEPAGE.

Le sculpteur et la forme !…

OSTERWOOD.

Si elle a déchiré le voile d’Isis en notre faveur, Messieurs, et avec le souci de cette mise en scène étudiée, respectons la nudité incomparable et pure qui a bien voulu se montrer à nous avant de disparaître !… Elle a osé ce geste !…

LEPAGE.

Comme pour apaiser nos regrets.

CORNEAU.

C’est vrai… Satisfaire des pensées déjà anciennes.

LEPAGE.

Montrons-lui que nous l’avons compris, n’est-ce pas ?…

OSTERWOOD.

Et elle vient d’oser cela avec cette espèce d’enfantillage touchant qui fait d’elle une divine barbare… Quand nous la reverrons, pas un mot du rêve que nous venons d’avoir. Évitons de la blesser d’une phrase qui ne traduirait pas le respect que nous éprouvons…

(Murmures : « La voilà ! » Thyra franchit la grille. Elle ne porte plus la même robe de tout à l’heure. Elle est vêtue hâtivement d’une sorte de péplum à peine accroché, les cheveux défaits, la tête rejetée en arrière. Elle avance, sans regarder personne, vers la table, les bras obstinément sur les yeux, pleine de honte maintenant et de gêne, puis elle s’abat sur la table, secouée de sanglots. On s’empresse autour d’elle : « Qu’y a-t-il ?… Qu’avez-vous ?… Thyra, ma petite Thyra ?… »)
THYRA.

Rien ! rien ! laissez-moi… Laissez-moi… Ne me parlez pas, surtout… Vous me feriez mal !… Oh ! ce soir !… je souffre… c’est douloureux !… (Elle se redresse.) Maintenant, de la musique ! de la musique !… et de la lumière ! (Elle appelle.) Yoro !… Pignatelli !… De la musique !… (Lignières soulève la tapisserie, et transmet l’ordre. On redonne toute l’électricité et le nouvel orchestre attaque un air vibrant et fort.) La musique ! Mes amis ! comme je l’ai aimée !… comme nous l’avons aimée, Philippe et moi !… Oh ! même la musique des paroles… m’en serai-je grisée ?… La joie des mots !… J’ai joué avec eux comme avec des pierreries !… Quand je mourrai, je voudrais que mon mausolée fût rempli de belles sculptures… comme celles que je n’ai pas pu réaliser… Je voudrais avoir une chapelle à Paris, entourée de fleurs, dans un endroit très apparent et, à chaque anniversaire, j’aimerais qu’on y fit chanter des messes de Pergolèse ou de Bach… Oh ! mes amis !… mes amis… je voudrais m’en aller dans une vapeur dorée… avec des fleurs, des fleurs entassées qui feraient songer au convoi impossible de quelque jeune dieu !… Je suis folle, n’est-ce pas, mais c’est si beau l’enthousiasme ! C’est si beau la vie !… J’ai soif !… ma gorge a soif !… Donnez-moi encore à boire !… Donnez, Austersen… de votre main… Elle est prise d’une quinte de toux.

LEPAGE.

Ne buvez pas de boisson glacée, mon enfant ! prenez garde, c’est mauvais pour vous !

THYRA, (fiévreusement, les yeux dilatés.)

Mauvais pour moi !… Qu’est-ce qui peut être mauvais pour moi ?… Et puis, je ne sais de quoi vous voulez parler, Lepage… Êtes-vous bête !… Je ne suis pas malade !… (À un domestique.) Faites entrer… miss Salomé !

AUSTERSEN ET LEPAGE.

Salomé !…

LIGNIÈRES, (étonné.)

Qui appelez-vous ainsi ?

THYRA.

Oh !… une femme très quelconque qui va simplement vous apporter des liqueurs… un modèle à qui j’ai fait revêtir, pour ce soir, certain costume de Salomé, que j’ai porté et dont Lignières se souvient fort bien…

LIGNIÈRES, (avec reproche.)

Pourquoi cette fantaisie sacrilège ?…

THYRA.

Mais, mon cher… pour voir mon double évoluer… pour me voir de ces coussins où je vais m’étendre pour me reposer, car j’ai très mal à la tête… pour me voir comme j’étais autrefois, probablement… regarder mon image voleter dans la salle au milieu de vous… comme un papillon noir… Vous savez bien que j’ai tous les caprices… Un mauvais souvenir, hein, mon vieux Lignières, ce costume-là !… Bigre !…

(Entre la femme revêtue exactement du costume du deuxième acte.)
LIGNIÈRES, (bas à Thyra, en souriant.)

Vous étiez mieux tout de même !

THYRA.

Ce n’est pas sûr !… Ah ! la pauvre fille que voici… Si elle se doutait de ce qu’elle nous évoque… de si fou… et de si triste…

(La femme, au fond, sur un grand plateau passe les liqueurs.)
CORNEAU.

Elle n’est pas mal ! C’est un modèle ?

THYRA.

Fi ! c’est mon corps astral !… Mes amis, causez avec elle… causez de tout : d’art, de littérature… de tout ce que vous voudrez… Moi, je suis anéantie, j’ai un mal de tête affreux !…

LEPAGE.

C’est vrai ? Il faut aller vous reposer, petite.

THYRA.

Oh ! mais je vais y remédier tout de suite, pendant que vous causerez avec mon double… Je vais m’allonger sur ce divan cinq minutes.

LIGNIÈRES.

Voulez-vous un cachet ?

THYRA.

Non ! non, j’ai mieux… une once de morphine…

LEPAGE, (avec un tendre reproche.)

Ah ! ah ! vous vous livrez à ce petit jeu ?

THYRA.

Quelquefois… des migraines… ne me regardez pas… c’est l’affaire de quelques secondes… Causez, surtout !… Faites du bruit plus loin… Laissez-moi.

(Elle s’étend, nonchalante, sur le divan, entre les deux côtés de la table. Les hommes remontent en entraînant miss Salomé.)
LIGNIÈRES.

Mademoiselle, voulez-vous me donner un verre de cherry-brandy ?

ARTACHEFF.

Dansez-vous aussi, Mademoiselle ?

CORNEAU.

Salomé doit toujours danser, même sans aucun des sept voiles !

SALOMÉ.

Non, Monsieur, je ne sais pas danser !

CORNEAU.

Elle est drôle !

OSTERWOOD.

Passez-moi du feu, alors, dear princesse !… Du feu, Salomé !

LIGNIÈRES, (parlant de loin à Thyra, sans se retourner.)

Vous n’êtes pas plus souffrante ?… Cela va-t-il ?

THYRA.

Pas mal… Bonsoir, bonnes gens !

(Elle prend la seringue qu’elle avait préparée, et on la voit faire lentement la piqûre au bras.)
LIGNIÈRES.

Corneau, mon petit Corneau, vous allez nous dire les vers que vous écrivîtes sur Madame Hamerstein dans Salomé.

CORNEAU.

Ah ! non ! jamais de la vie, par exemple !

OSTERWOOD.

Oui, un vers, chacun, sur Salomé.

LIGNIÈRES.

C’est ça. Dans un idiome différent.

LEPAGE.

On a toujours écrit un vers sur Salomé.

CORNEAU.


Hérodiade est toute en pourpre sombre et brune,
Salomé transparente est en nacre de lune !…

LEPAGE.

Vous êtes odieux avec vos Salomé de pacotille !… Eh ! corps astral, passe-moi du feu !…

ARTACHEFF.

Avez-vous vu les pauvretés persanes chez la comtesse de Chatriaud ?

CORNEAU.

Ne dites pas cela, le costume de Madame Swidson était charmant…

ARTACHEFF.

Et les perles, oh ! les perles roses de la Zirtolaki ?

(Thyra a deux ou trois mouvements convulsifs. Elle roule du divan à terre et sa tête heurte le dallage. Au bruit, les hommes se précipitent.)
LIGNIÈRES.

Thyra !…

ARTACHEFF.

Un spasme… un évanouissement…

LEPAGE.

Ce visage… ces yeux révulsés ? Elle a perdu connaissance…

CORNEAU.

Les mains… vite…

LIGNIÈRES.

Oh !… mais…

(On l’entoure. On lui soulève la tête. Lignières ramasse la seringue par terre et pousse une exclamation.)
ARTACHEFF.

Quoi ?

LIGNIÈRES, (passe la seringue aux autres.)

Regardez, je n’ai pas confiance… (Il trouve dans la main crispée de Thyra un papier. Il l’arrache.) Qu’est-ce ? Une lettre ? (Il l’ouvre et pousse un cri.) « Je devance le terme. »

(On pousse des exclamations de terreur.)
TOUS, (parlant à la fois, en tumulte.)

Quelle horreur !… Thyra !… Thyra !…

LEPAGE.

Mais on ne se tue pas avec de la morphine ?

OSTERWOOD.

Allez chercher un médecin !

LIGNIÈRES.

Une piqûre de cyanure… Tenez, elle nous l’a écrit… C’est foudroyant !… Et sans remède…

(On se précipite dans l’affolement, un peu au hasard.)
OSTERWOOD.

Le pouls…

LIGNIÈRES.

Elle ne respire plus… Le cœur ne bat plus !…

CORNEAU.

Que faire ?… Ne perdons pas la tête, surtout !…

ARTACHEFF.

C’est terrifiant !…

OSTERWOOD.

Elle a tout calculé pour ne pas se manquer… Oh ! cette bouche tordue !… cette pâleur !

LEPAGE, (sanglotant de toutes ses forces.)

Mon enfant !… Est-ce possible ! Toi ! tu as fait cela !… Et tu es partie sans rien dire à ton vieux maître !… Thyra !…

(Ils sont là, prostrés, éperdus, à genoux… Corneau, plus effrayé que les autres, parce qu’il est plus jeune, reste agrippé à la table dans une expression d’horreur.)
LIGNIÈRES, (il lit.)

Mes amis, il est cinq heures quand j’écris. J’ai préparé cette lettre. Vous la lirez ce soir, car je sais que Philippe ne reviendra pas, j’en ai la certitude… D’ailleurs, la vie et l’espoir ne m’étaient plus permis… Mes amis, maintenant, il est minuit quand vous lirez ceci… Mon vœu est celui-ci… exécutez-le à la lettre… Mon âme sera partie doucement au moment où vous causez, dans le bruit de vos voix aimées, dans la fumée de vos cigarettes… Ayez soin de ce corps, mes amis, que je vous aurai montré vivant quelques instants avant que, mort, je vous le confie… Conservez-en l’image dans vos yeux. Mon vœu est que vous le veilliez, jusqu’à demain matin…Mais ne me veillez pas à la façon ordinaire… Puisque je suis partie de la belle vie dans la musique, le bruit des voix et la chaleur des mots… réchauffez-moi encore de votre présence… Je m’en suis allée sans bruit, je voudrais que vous continuiez vos causeries près de moi jusqu’à l’aurore… comme si je dormais… comme vous le devez à votre petite camarade… je voudrais qu’il y eût vos fumées et le murmure de vos voix… Adieu… J’ai écrit mes dernières dispositions là-haut… Je désirerais qu’on brûlât mon corps qui s’est consumé déjà à toutes les lumières de la vie. Je ne connais pas les lois françaises… mais, si l’on pouvait disperser ensuite mes cendres sur ce beau rocher de Sicile… Ce sont, malheureusement des gestes qu’on ne fait plus aujourd’hui… Maintenant, mes amis, causez, parlez… il me semble que je vous entendrai encore… N’avertissez pas les domestiques, personne… Si vous en donnez l’ordre, on ne vous dérangera pas… Ne réveillez pas ma mère jusqu’à demain matin… Alors frappez à sa porte… La mère douloureuse comprendra, et pardonnera à celle qui lui avait promis de mourir dans ses bras… Je vous la confie, n’est-ce pas ? Je l’aimais beaucoup… Elle sera si seule… Et puis, c’est tout… Prenez, maintenant ces roses que j’avais placées moi-même sur la table et mettez-les-moi sous la nuque… Coupez ma chevelure, que vous vous partagerez…

(Ils pleurent.)
LEPAGE.

Ah ! elle est là tout entière !… Elle avait tout préparé… jusqu’à sa dernière heure… Je la savais perdue, moi… Nous ferons ce qu’elle a dit, n’est-ce pas ?… Nous allons la veiller… intimement… tous…

(Au moment où ils vont soulever le corps, on entend dans la maison une musique endiablée de tambourins, des rires.)
CORNEAU.

Qu’est-ce que c’est ?

ARTACHEFF, (à la galerie, entrouvre le rideau.)

L’entrée des masques dont elle nous avait parlé !

(Un moment d’effroi. Tous parlent à la fois.)
TOUS, (éperdus.)

Empêchez, empêchez d’entrer !… C’est abominable !… Donnez l’ordre, vite… Éteignez… Éteignez l’électricité, pour l’amour de Dieu !… Mais comment ? Ici, tenez… Là, je crois.

(On éteint.)
ARTACHEFF.

Restez tous ici… je vous certifie que personne n’entrera.

(Il disparaît derrière la draperie. Obscurité complète. La musique cesse brusquement. Silence. Il ne reste que les deux candélabres à cire jaune qui éclairent de loin le corps de Thyra, à travers les nuages alourdis des fumées de cigarette. En sanglotant, Lignières, Corneau et Lepage s’approchent de la table, prennent les roses et les dispersent autour de l’enfant endormie et calmée.)

FIN

  1. M. Adolphe Brisson