Le Piccinino/Chapitre 51

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Le Piccinino
Le PiccininoJ. Hetzel Œuvres illustrées de George Sand, volume 6 (p. 140-142).
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LI.

CATASTROPHE.

La forteresse de Sperlinga, réputée jadis imprenable, n’était plus dès lors qu’une ruine majestueuse, mais hors de défense. La ville, ou plutôt le hameau situé au-dessous, n’était plus habité que par une chétive population rongée par la fièvre et la misère. Tout cela était porté par un rocher de grès blanchâtre, et les ouvrages élevés de la forteresse étaient creusés dans le roc même.

Les assiégeants gravirent le rocher du côté opposé à la ville. Il semblait inaccessible ; mais les bandits étaient trop exercés à ce genre d’assaut pour ne pas arriver rapidement sous les murs du fort. La moitié d’entre eux, commandée par Malacarne, gravit plus haut encore pour se poster dans un bastion abandonné perché à la dernière crête du pic. Ce bastion crénelé offrait une position sûre pour tirer presque perpendiculairement sur le château. Il fut convenu que Fra-Angelo et les siens se placeraient aux abords de la forteresse, qui n’était fermée que par une grande porte vermoulue, disjointe, mais peu nécessaire à enfoncer, cette opération pouvant prendre assez de temps pour donner à la garnison celui d’organiser la résistance. Malacarne devait faire tirer sur le château un certain nombre de coups de carabine, pendant que Fra-Angelo se tiendrait prêt à tomber sur ceux qui sortiraient. Puis il ferait semblant de fuir, et, pendant qu’on le poursuivrait, Malacarne descendrait pour prendre l’ennemi en queue et le placer entre deux feux.

La petite garnison, temporairement installée dans le château, se composait de trente hommes, nombre plus considérable qu’on ne s’y attendait, le renfort de Castro-Giovanni étant arrivé furtivement à l’entrée de la nuit, sans que les bandits, occupés à faire leurs préparatifs, et soigneux de se tenir cachés, les eussent vus monter par le chemin ou plutôt par l’escalier du village. La partie de l’escorte qui avait veillé la nuit précédente dormait enveloppée dans les manteaux, sur le pavé des grandes salles délabrées. Les nouveaux arrivés avaient allumé un énorme feu de branches de sapin dans la cour, et jouaient à la mora pour se tenir éveillés.

Les prisonniers occupaient la grande tour carrée : Verbum-Caro, épuisé et pantelant, étendu sur une botte de joncs ; le Piccinino, triste, mais calme, assis sur un banc de pierre, veillant mieux que ses gardiens. Déjà il avait entendu, dans le ravin, siffler un petit oiseau, et il avait reconnu, dans ce chant, inexact à dessein, le signal de Malacarne. Il travaillait patiemment à user, contre une pierre saillante, la corde qui lui liait les mains.

L’officier des campieri se tenait dans une salle voisine, assis sur l’unique chaise, et les coudes appuyés sur l’unique table qui fussent dans le château, et qu’encore il avait fallu aller chercher dans le village par voie de réquisition. C’était un jeune homme grossier, énergique, habitué à entretenir son humeur irascible par l’excitation du vin et du cigare, et à combattre peut-être en lui-même un reste d’amour pour son pays et de haine contre les Suisses. Il n’avait pas fait une heure de sieste depuis que le Piccinino était confié à sa garde, aussi tombait-il littéralement sous les assauts du sommeil. Son cigare allumé dans sa main lui brûlait de temps en temps le bout des doigts. Il s’éveillait en sursaut, prenait une bouffée de tabac, regardait par une grande crevasse située vis-à-vis de lui si l’horizon commençait à blanchir, et, sentant les atteintes du froid piquant qui régnait sur ce pic isolé, il frissonnait, serrait son manteau autour de lui, envoyant une malédiction au faux Piccinino qui râlait dans la salle voisine, et laissait bientôt retomber sa tête sur la table.

Une sentinelle veillait à chaque extrémité du château ; mais, soit la fatigue, soit l’incurie qui s’empare de l’esprit le plus inquiet lorsque le danger touche à sa fin, l’approche silencieuse et agile des bandits n’avait pas été signalée. Une troisième sentinelle veillait sur le bastion isolé dont Malacarne allait s’emparer, et cette circonstance faillit faire manquer tout le plan d’attaque.

En enjambant une brèche, Malacarne vit cet homme assis sous ses pieds, presque entre ses jambes. Il n’avait pas prévu cet obstacle ; il n’avait pas son poignard, mais son pistolet dans la main. Un coup de stylet donné à propos tranche la vie de l’homme sans lui donner le temps de crier. Le coup de pistolet est moins sûr, et, d’ailleurs, Malacarne ne voulait pas tirer avant que tous ses compagnons fussent postés de manière à engager un feu meurtrier sur le fort. Cependant, la sentinelle allait donner l’alarme, lors même que le bandit ferait un mouvement en arrière, car ses pieds étaient mal assurés, et, les pierres, dépourvues de ciment, commençaient à crouler autour de lui. Le campiere ne dormait pas. Il était transi de froid et avait abrité sa tête sous son manteau pour se préserver du vent aigu qui l’engourdissait.

Mais si cette précaution atténuait le bruit de la rafale et l’aidait à mieux saisir les bruits éloignés, elle l’empêchait d’entendre ceux qui se faisaient à ses côtés, et le capuchon rabattu sur ses yeux le rendait aveugle depuis un quart d’heure. C’était pourtant un bon soldat, incapable de s’endormir à son poste. Mais il n’est rien de si difficile que de savoir bien veiller. Il faut pour cela une intelligence active, et celle du campiere était vide de toute pensée. Il croyait observer parce qu’il ne ronflait pas. Cependant il ne fallait qu’un grain de sable roulant à ses pieds pour qu’il tirât son fusil. Il avait la main sur la détente.

Par une inspiration désespérée, Malacarne jeta ses deux mains de fer autour de la gorge du malheureux gardien, roula avec lui dans l’intérieur du bastion et le tint ainsi étouffé jusqu’à ce qu’un de ses compagnons vint le poignarder entre ses bras.

Aussitôt après, ils se postèrent derrière les créneaux, de manière à ne pas craindre la riposte du fort ; le feu qui brillait dans la cour leur permit de voir les campieri occupés à jouer sans méfiance, et ils prirent tout le temps de viser. Les armes furent rechargées précipitamment pendant que les assiégeants cherchaient les leurs ; mais, avant qu’ils eussent songé à s’en servir, avant qu’ils eussent compris de quel côté ils étaient attaqués, une seconde décharge tomba sur eux d’aplomb et en blessa grièvement plusieurs. Deux ne se relevèrent point, un troisième tomba la figure en avant dans le feu, et y périt faute d’aide pour s’en retirer.

L’officier avait vu, de la tour, d’où partait cette attaque. Il accourait, rugissant, exaspéré. Il n’arriva pas à temps pour empêcher ses hommes d’envoyer aux murailles une décharge inutile. « Ânes stupides, s’écria-t-il, vous usez vos munitions à tirer au hasard ! Vous perdez la tête ! Sortez, sortez ! c’est dehors qu’il faut se battre ! »

Mais il s’aperçut que lui-même avait perdu la tête, car il avait laissé son sabre sur la table où il s’était endormi. Six marches seulement le séparaient de cette salle. Il les franchit d’un seul bond car il savait bien qu’au bout d’un instant il lui faudrait combattre à l’arme blanche.

Mais, pendant la fusillade, le Piccinino avait réussi à défaire ses liens, et il avait profité du bruit pour enfoncer la porte mal assujettie de sa prison. Il avait sauté sur le sabre du lieutenant et renversé la torche de résine qui était fichée dans sa table. Lorsque l’officier rentra et chercha son arme à tâtons, il reçut en travers du visage une horrible blessure et tomba à la renverse. Carmelo s’élança sur lui et l’acheva. Puis il alla couper les liens de Verbum-Caro et lui mit dans les mains la gourde du lieutenant, en lui disant : « Fais ce que tu peux ! »

Le faux Piccinino oublia en un clin d’œil ses souffrances et son état de faiblesse. Il se traîna sur ses genoux jusqu’à la porte, et là il réussit à se lever et à se tenir debout. Mais le vrai Piccinino, voyant qu’il ne pouvait marcher qu’en se tenant aux murs, lui jeta sur le corps le manteau de l’officier, le coiffa du chapeau d’uniforme, et lui dit de sortir sans se presser. Quant à lui, il descendit dans la cour abandonnée, arracha le manteau d’un des campieri qui venait d’être tué, se déguisa comme il put, et, fidèle à son compagnon, il vint le prendre par le bras pour l’emmener vers la porte du fort.

Tout le monde était sorti, sauf deux hommes qui devaient empêcher les prisonniers de profiter de la confusion pour s’évader, et qui revenaient prendre la garde de la tour. Le feu s’éteignait dans le préau et ne jetait plus qu’une lueur livide. « Le lieutenant blessé ! » cria l’un d’eux en voyant Verbum-Caro soutenu par Carmelo, travesti lui-même. Verbum-Caro ne répondit point ; mais, d’un geste, il leur enjoignit d’aller garder la tour. Puis il sortit le plus vite qu’il put avec son chef, qu’il suppliait de fuir sans lui, mais qui ne voulait à aucun prix l’abandonner.

Si c’était générosité chez le Piccinino, c’était sagesse aussi ; car, en donnant de telles preuves d’affection à ses hommes, il s’assurait à jamais leur fidélité. Le faux Piccinino pouvait être repris dans un instant, mais s’il l’eût été, aucune torture ne lui eût fait avouer que son compagnon était le vrai Piccinino.

Déjà l’on se battait sur l’étroite plate-forme qui s’avançait devant le château, et les bandits commandés par Fra-Angelo feignaient de lâcher pied. Mais les campieri, privés de leur chef, agissaient sans ensemble et sans ordre. Lorsque la bande de Malacarne, descendant du bastion comme la foudre, vint s’emparer de la porte et leur montrer la retraite impossible, ils se sentirent perdus et s’arrêtèrent comme frappés de stupeur. En ce moment, Fra-Angelo, Michel, Magnani et leurs hommes, se retournèrent et les serrèrent de si près que leur position parut désespérée. Alors, les campieri, sachant que les brigands ne faisaient point de quartier, se battirent avec rage. Resserrés entre deux pans de muraille, ils avaient l’avantage de la position sur les bandits, qui étaient forcés d’éviter le précipice découvert. D’ailleurs, la bande de Malacarne venait d’être frappée de consternation.

À la vue des deux Piccinino, qui franchissaient la herse, et trompés par leur déguisement, les bandits avaient tiré sur eux. Verbum-Caro n’avait pas été touché ; mais Carmelo, atteint par une balle à l’épaule, venait de tomber.

Malacarne s’était élancé sur lui pour l’achever, mais en reconnaissant son chef, il avait rugi de douleur, et ses hommes rassemblés autour de lui ne songeaient plus à se battre.

Pendant quelques instants, Fra-Angelo et Michel, qui combattaient au premier rang, faisant tête aux campieri, furent gravement exposés. Magnani s’avançait plus qu’eux encore ; il voulait parer tous les coups qui cherchaient la poitrine de Michel, car on n’avait plus le temps de recharger les armes, on se battait au sabre et au couteau, et le généreux Magnani voulait faire un rempart de son corps au fils d’Agathe.

Tout à coup, Michel, qui le repoussait sans cesse, en le suppliant de ne songer qu’à lui-même, ne le vit plus à ses côtés. Michel attaquait avec fureur. Le premier dégoût du carnage s’étant dissipé, il s’était senti la proie d’une étrange et terrible exaltation nerveuse. Il n’était pas blessé ; Fra-Angelo, qui avait une foi superstitieuse dans la destinée du jeune prince, lui avait prédit qu’il ne le serait pas ; mais il eût pu l’être vingt fois qu’il ne l’eût pas senti, tant sa vie s’était concentrée dans le cerveau. Il était comme enivré par le danger, et comme enthousiasmé par la lutte. C’était une jouissance affreuse, mais violente ; le sang de Castro-Reale s’éveillait et commençait à embraser les veines du lionceau. Quand la victoire se déclara pour les siens, et qu’ils purent rejoindre Malacarne en marchant sur des cadavres, Michel trouva que le combat avait été trop court et trop facile. Et cependant il avait été si sérieux, que presque tous les vainqueurs y avaient reçu quelque blessure. Les campieri avaient vendu chèrement leur vie, et si Malacarne n’eût retrouvé son énergie en voyant que le Piccinino se ranimait et se sentait assez de force pour se battre, la bande de Fra-Angelo eût pu être culbutée dans l’affreux ravin où elle se trouvait engagée.

L’aube grise et terne commençait à blanchir les cimes brumeuses qui fermaient l’horizon, lorsque les assiégeants rentrèrent dans la forteresse conquise. On devait la traverser pour se retirer, à couvert des regards des habitants de la ville, qui étaient sortis de leurs maisons et montaient timidement l’escalier de leur rue pour voir l’issue du combat. C’est à peine si cette population inquiète pouvait distinguer la masse agitée des combattants, éclairée seulement par les rapides éclairs des armes à feu. Quand on se battit corps à corps, les pâles citadins de Sperlinga restèrent glacés de terreur, en entendant les cris et les imprécations de cette lutte incompréhensible. Ils n’avaient aucune envie de secourir la garnison, et la plupart faisaient des vœux pour les bandits. Mais la peur des représailles les empêchait de venir à leur secours. Au lever de l’aube, on les aperçut presque nus, groupés sur des pointes de rocher comme des ombres frissonnantes, et s’agitant faiblement pour venir au secours du vainqueur.

Fra-Angelo et le Piccinino se gardèrent bien de les attendre. Ils entrèrent dans la forteresse précipitamment, chaque bandit y traînant un cadavre pour lui donner le coup de sécurité. Ils relevaient leurs blessés et défiguraient ceux d’entre eux qui étaient morts. Mais cette scène hideuse, pour laquelle Verbum-Caro retrouvait des forces, causa un dégoût mortel au Piccinino. Il donna des ordres à la hâte pour qu’on se dispersât et pour que chacun regagnât ses pénates ou son asile au plus vite. Puis il prit le bras de Fra-Angelo, et, confiant Verbum-Caro aux soins de Malacarne et de sa bande, il voulut entraîner le moine dans sa fuite.

Mais Fra-Angelo, en proie à une anxiété affreuse, cherchait Michel et Magnani, et sans dire leurs noms à personne, il allait demandant les deux jeunes moines qui l’avaient accompagné. Il ne voulait point partir sans les avoir retrouvés, et son obstination désespérée menaçait de lui devenir funeste.

Enfin le Piccinino aperçut deux frocs tout au fond du ravin.

« Voici tes compagnons, dit-il au moine, en l’entraînant. Ils ont pris les devants : et je conçois qu’ils aient fui le spectacle affreux de cette victoire : mais leur sensibilité ne les empêche pas d’être deux braves. Quels sont donc ces jeunes gens ? Je les ai vus se battre comme deux lions ; ils ont l’habit de ton ordre. Mais je ne puis concevoir comment ces deux héros ont vécu dans ton cloître sans que je les connusse. »

Fra-Angelo ne répondit point ; ses yeux voilés de sang cherchaient à distinguer les deux moines. Il reconnaissait bien les costumes qu’il avait donnés à Michel et à son ami ; mais il ne comprenait pas leur inaction, et l’indifférence qui semblait les isoler du reste de la scène. L’un lui paraissait assis, l’autre à genoux près de lui. Fra-Angelo descendit le ravin avec tant d’ardeur et de préoccupation qu’il faillit plusieurs fois rouler dans l’abîme.

Le Piccinino, douloureusement blessé, mais plein de volonté et de stoïcisme, le suivit, sans s’occuper de lui-même, et bientôt ils se trouvèrent au fond du précipice, dans un lieu abrité de tous côtés et horriblement désert, avec un torrent sous les pieds. Forcés de tourner plusieurs roches perpendiculaires, ils avaient perdu de vue les deux moines, et l’obscurité qui régnait encore au fond de cette gorge leur permettait à peine de se diriger.

Ils n’osaient appeler ; enfin ils aperçurent ceux qu’ils cherchaient. L’un était assis, en effet, soutenu dans les bras de l’autre. Fra-Angelo s’élança, et abattit le premier capuchon que sa main rencontra. Il vit la belle figure de Magnani, couverte des ombres de la mort ; son sang ruisselait par terre : Michel en était inondé et se sentait défaillir, quoiqu’il n’eût pas d’autre mal qu’une immense et insupportable douleur de ne pouvoir soulager son ami et de le voir expirer dans ses bras.

Fra-Angelo voulut essayer de secourir le noble artisan ; mais Magnani retint doucement la main qu’il voulait porter sur sa blessure. « Laissez-moi mourir en paix, mon père, dit-il d’une voix si faible que le moine était obligé de mettre son oreille contre la bouche du moribond pour l’entendre. Je suis heureux de pouvoir vous dire adieu. Vous direz à la mère et à la sœur de Michel que je suis mort pour le défendre ; mais que Michel ne le sache pas ! Il aura soin de ma famille, et vous la consolerez… Nous avons la victoire n’est-ce pas ? dit-il en s’adressant au Piccinino, qu’il regarda d’un œil éteint sans le reconnaître.

« Ô Mila ! s’écria involontairement le Piccinino, tu aurais été la femme d’un brave !

― Où es-tu, Michel ? je ne te vois plus, dit Magnani en cherchant son ami avec ses mains défaillantes. Nous sommes en sûreté ici, n’est-ce pas ? aux portes de Catane, sans doute ?… Tu vas embrasser ta mère ? Ah ! oui ! J’entends le murmure de la naïade, ce bruit me rafraîchit ; l’eau pénètre dans ma blessure, bien froide… mais bien salutaire.

― Ranime-toi pour voir ma sœur et ma mère ! s’écria Michel. Ah ! tu vivras, nous ne nous quitterons jamais !

― Hélas ! je connais ce sourire, dit le Piccinino à voix basse, en examinant les lèvres bleues de Magnani qui se contractaient ; ne le laissez plus parler.

― Mais je suis bien ! dit Magnani d’une voix forte en étendant les bras. Je ne me sens point malade. Parlons, mes amis ! »

Il se leva par un mouvement convulsif, resta un instant debout et vacillant ; puis il retomba mort sur le sable que mouillait l’écume du ruisseau.

Michel resta atterré. Fra-Angelo ne perdit pas sa présence d’esprit, bien que sa poitrine, oppressée par de rudes sanglots, exhalât des rugissements rauques et déchirants. Il souleva une énorme pierre qui fermait l’entrée d’une des mille grottes creusées jadis dans le grès, pour en tirer les matériaux de la forteresse. Il entoura soigneusement le corps de Magnani des plis du froc qui le couvrait, et, l’ayant ainsi enseveli provisoirement, il referma la grotte avec la pierre.

Ensuite il prit le bras de Michel et l’emmena avec le Piccinino à quelque cent pas de là, dans une grotte plus vaste qui servait d’habitation à une misérable famille. Michel eût pu reconnaître, dans l’homme qui vint les rejoindre peu d’instants après, un des paysans alliés de la bande ; mais Michel ne comprenait rien et ne reconnaissait personne.

Le paysan aida le moine à panser la blessure du Piccinino, qui était profonde et qui commençait à le faire souffrir, au point qu’il avait besoin de toute sa volonté pour cacher ses angoisses.

Fra-Angelo était meilleur chirurgien que la plupart de ceux de son pays qui en portaient le diplôme. Il fit subir au Piccinino une cruelle mais rapide opération, pour extraire la balle. Le patient ne proféra pas une plainte, et Michel ne retrouva la notion de la réalité qu’en le voyant pâlir et grincer les dents :

« Mon frère, dit-il en prenant sa main crispée, allez vous donc mourir aussi ?

― Plût au ciel que je fusse mort à la place de ton ami ! répondit Carmelo avec une sort de cruauté envers lui-même. Je ne souffrirais plus, et je serais pleuré. Au lieu que je souffrirai toute ma vie, et ne serai regretté de personne !

― Ami, dit le moine en jetant la balle par terre, est-ce ainsi que tu reconnais le dévouement de ton frère ?

― Mon frère, répéta le Piccinino en portant la main de Michel à ses lèvres, tu ne l’as pas fait par affection pour moi, je le sais ; tu l’as fait pour ton honneur. Eh bien ! tu es vengé de ma haine ; car tu conserves la tienne, et moi, je suis condamné à t’aimer ! »

Deux larmes coulèrent sur la joue livide du bandit. Était-ce un mouvement de sensibilité véritable, ou la réaction nerveuse qui succède à la tension violente de la douleur physique ? Il y avait sans doute de l’un et de l’autre.

Le paysan proposa un remède étrange que Fra-Angelo accepta avec un grand empressement. C’était une vase bitumineuse que l’on trouvait au fond d’une source voisine, sous une eau saumâtre chargée de soufre. Les gens du pays la recueillent et la conservent dans des pots de grès pour en faire des emplâtres, c’est leur panacée. Fra-Angelo en fit un appareil qu’il posa sur la blessure du bandit. Puis, l’ayant lavé et couvert de quelques hardes qu’on acheta sur l’heure au paysan, ayant aussi lavé Michel et lui-même du sang dont ils avaient été couverts dans le combat, il fit avaler quelques gorgées de vin à ses compagnons, plaça Carmelo sur le mulet de leur hôte, donna à ce dernier une bonne somme en or, pour lui montrer qu’il y avait de l’avantage à servir la bonne cause, et le quitta en lui faisant jurer qu’il irait chercher, la nuit suivante, le corps de Magnani pour lui donner la sépulture avec autant de respect que s’il eût été son propre fils !

« Mon propre fils ! dit le paysan d’une voix sourde : celui que les Suisses m’ont tué l’année dernière ? »

Cette parole donna à Michel plus de confiance en cet homme que tout ce qu’il eût pu promettre et jurer. Il le regarda pour la première fois, et remarqua une singulière énergie et une exaltation fanatique sur cette figure terne et creuse. C’était plus qu’un bandit, c’était un loup cervier, un vautour, toujours prêt à tomber sur une proie ensanglantée pour la déchirer et assouvir sa rage dans ses entrailles. On voyait qu’il n’aurait pas assez de toute sa vie pour venger la mort de son fils. Il ne proposa point à ses hôtes de les guider dans leur fuite. Il lui tardait d’avoir rempli ses devoirs envers eux, afin d’aller voir dans le château si quelque campiere respirait encore, et d’insulter à son agonie.