Le Piccinino/Chapitre 52

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Le Piccinino
Le PiccininoJ. Hetzel Œuvres illustrées de George Sand, volume 6 (p. 143-144).

LII.

CONCLUSION.

Les trois fugitifs mirent pour retourner à Catane le double du temps qui leur avait suffi pour venir à Sperlinga. Le Piccinino ne pouvait marcher longtemps sans tomber accablé par la fièvre sur le cou de son mulet. On faisait halte dans quelque grotte ou dans quelque ruine abandonnée, et le moine était forcé de lui faire boire du vin pour soutenir ses forces, bien qu’il reconnût que cela augmentait la fièvre.

Il fallait suivre des chemins escarpés et pénibles, ou plutôt éviter toute espèce de chemin, pour ne point s’exposer à des rencontres fâcheuses. Fra-Angelo comptait trouver, à mi-chemin de Catane, une famille de pauvres gens sur lesquels il pouvait compter comme sur lui-même, pour recueillir et soigner son malade ; mais il ne trouva qu’une maison déserte et déjà à demi écroulée. La misère avait chassé ces infortunés de leur asile. Ils ne pouvaient payer l’impôt dont cette chaumière était frappé. Peut-être étaient-ils en prison.

C’était un grave désappointement pour le moine et pour son compagnon. Ils s’étaient éloignés à dessein du pays exploité par les bandits, parce que, vers le midi, l’absence de danger rendait la police moins active. Mais en voyant désert le seul asile sur lequel ils avaient pu compter dans cette partie des montagnes, ils furent réellement alarmés. Le Piccinino pressa en vain le moine et Michel de l’abandonner à sa destinée, prétendant que, dès qu’il se verrait seul, la nécessité lui donnerait peut-être des forces surnaturelles ; ils s’y refusèrent, comme on peut croire, et, après avoir examiné tous les moyens, ils s’arrêtèrent au plus prompt et au plus sûr, quoiqu’il parût être le plus audacieux : c’était de conduire Carmelo dans le palais Palmarosa, et de l’y tenir caché jusqu’à ce qu’il fût en état de fuir. La princesse n’avait qu’à faire la moindre démarche de déférence auprès de certaines gens, pour écarter tout soupçon de sa conduite ; et dans une pareille circonstance, lorsque Michel lui-même pouvait être soupçonné d’avoir aidé à la délivrance du Piccinino, elle n’hésiterait point à tromper le parti de la cour sur ses sentiments politiques.

Cette idée du moine eût répugné à Michel quelques jours auparavant : mais chaque événement le rendait plus Sicilien, en lui faisant mieux comprendre la nécessité de la ruse. Il y acquiesça donc, et on n’eut plus à s’occuper que de faire entrer le blessé dans le palais, sans que personne l’aperçût. C’était le seul point important, car la retraite où vivait Agathe, son domestique peu nombreux et aveuglément dévoué, la fidélité et la discrétion de sa camériste Nunziata, qui, seule, pénétrait dans certaines pièces du casino, mille détails de l’existence habituellement mystérieuse de la princesse, rendaient cette retraite aussi sûre que possible. D’ailleurs, on aurait à deux pas le palais de la Serra pour y transporter le blessé, au cas où le palais Palmarosa ne pourrait plus offrir de sécurité. Il fut décidé que Michel prendrait les devants, et s’introduirait, à l’entrée de la nuit, chez sa mère ; qu’il l’avertirait de l’arrivée du blessé, et l’aiderait à disposer tout pour le recevoir et le faire entrer secrètement quelques heures plus tard.

Agathe était dans un état d’anxiété impossible à décrire, lorsque Nunziata l’avertit que quelqu’un l’attendait dans son oratoire. Elle y courut, et, au premier aspect d’une robe de moine, elle faillit s’évanouir, croyant qu’un des frères de Bel-Passo venait lui apporter quelque nouvelle funeste. Mais, quelque bien déguisé que fût Michel, l’œil maternel ne fut pas longtemps incertain, et elle l’étreignit dans ses bras en fondant en larmes.

Michel lui cacha les dangers qu’il avait courus ; elle les pressentirait assez tôt, lorsque la délivrance du Piccinino deviendrait la nouvelle du pays. Il lui dit seulement qu’il avait été chercher son frère dans une retraite sauvage, où il était mourant et privé de secours, qu’il le lui amenait pour le confier à ses soins et qu’il fallait préparer son nouvel asile.

Au milieu de la nuit, le blessé arriva sans encombre ; mais il ne gravit point l’escalier de laves avec la même fierté d’allure que la dernière fois. Ses forces déclinaient de plus en plus. Fra-Angelo fut forcé de le porter jusqu’en haut. Il reconnut à peine Agathe, et pendant quelques jours il fut entre la vie et la mort.

L’inquiétude de Mila fut d’abord calmée lorsqu’elle apprit de Michel que Magnani était allé à Palerme pour lui rendre service. Mais il se passa bien des jours, et Magnani ne revenant pas, la famille s’étonna et s’alarma. Michel prétendait avoir reçu de ses nouvelles. Il était parti pour Rome, toujours pour lui rendre service, et, plus tard, on prétendit que l’affaire importante et secrète dont la famille Palmarosa l’avait chargé le conduisait à Milan, à Venise, à Vienne. Que sais-je ? On le fit voyager pendant des années, et, pour calmer l’inquiétude et la douleur des parents, on leur lut, à eux qui ne savaient pas lire, des fragments de prétendues lettres ; on leur remit beaucoup d’argent qu’il était censé leur faire passer.

La famille Magnani fut riche et émerveillée de la fortune du pauvre Antonio. Elle vécut de mélancolie et d’espérance ; sa vieille mère mourut, s’affligeant de ne l’avoir pas embrassé, mais chargeant Michel de lui envoyer sa bénédiction.

Quant à Mila, elle eût été plus difficile à tromper, si la princesse, résolue à lui épargner une plus grande douleur, ne lui en eût suggéré une dont elle pouvait mieux prendre son parti. Elle lui fit entendre peu à peu, et finit par lui déclarer que Magnani, partagé entre son ancienne passion et son nouvel amour, avait craint de ne pas la rendre heureuse, et qu’il était parti, résolu à attendre, pour reparaître, qu’il fût entièrement guéri du passé.

Mila trouva de la noblesse et de la sincérité dans ce procédé ; mais elle se sentit piquée de n’avoir pas réussi toute seule à effacer le souvenir d’une passion si tenace. Elle travailla à se guérir, car on ne lui donnait pas pour certaine la guérison de son amant, et sa grande fierté vint à son secours. Chaque jour l’absence prolongée de Magnani la rendit plus forte et plus courageuse. Lorsqu’on parla du voyage de Rome, on lui fit entendre que Magnani ne surmontait point l’ancienne affection et renonçait à la nouvelle. Mila ne pleura point, elle pria sans amertume pour le bonheur d’un ingrat et reprit peu à peu la sérénité de son humeur.

Michel souffrit beaucoup, sans doute, de l’entendre accuser parfois cet absent, qui eût mérité un culte dans sa mémoire ; mais il sacrifia tout au repos de sa chère sœur d’adoption. Il alla en secret, avec Fra-Angelo, voir la tombe de son ami. Le paysan qui l’avait enseveli les mena dans le cimetière d’un couvent voisin. De bons moines, patriotes comme ils le sont généralement en Sicile, l’y avaient porté durant la nuit, et avaient inscrit ces mots en latin sur une pierre qui lui servait de monument, parmi les roses blanches et les cytises en fleur :

« Ici repose un martyr inconnu. »

La convalescence du Piccinino fut plus longue qu’on ne s’y était attendu. La blessure guérit assez vite ; mais une fièvre nerveuse d’un caractère assez grave le retint trois mois dans le boudoir d’Agathe, qui lui servait de chambre, et qui fut gardé avec un soin religieux.

Une révolution morale tendait à s’opérer chez ce jeune homme méfiant et entier. La sollicitude de Michel et de la princesse, la délicatesse de leurs consolations, ces mille douceurs de la bonté qu’il avait perdues avec sa mère et qu’il n’avait jamais espéré retrouver dans d’autres âmes, entamèrent peu à peu la sécheresse et l’orgueil dont il s’était cuirassé. Il avait toujours éprouvé un besoin ardent d’être aimé, bien qu’il ne fût pas capable lui-même de sentir l’affection avec autant de force et de persistance que la haine. Il fut d’abord comme blessé et humilié d’être forcé à la reconnaissance. Mais il arriva qu’un miracle du cœur d’Agathe en produisit un sur Michel, et que ce miracle s’accomplit à son tour sur Carmelo. Agathe, quoique froide en apparence et exclusive dans ses sentiments, avait le cœur si large et si généreux qu’elle arrivait à aimer ceux qu’elle plaignait. Il y eut encore bien des moments où les froides théories du Piccinino lui firent horreur ; mais la pitié fut plus forte lorsqu’elle comprit combien ce parti pris de se raidir contre toutes choses le rendait malheureux. Dans ses souffrances physiques et dans ses exaltations nerveuses, le Piccinino, après avoir vanté et prouvé la sûreté de sa clairvoyance à l’endroit des affections humaines, déplorait cette triste faculté avec une amertume qui frappait Agathe.

Un soir, qu’elle parlait de lui avec Michel, et que celui-ci lui avouait ne ressentir aucune sympathie pour son frère : « Le devoir t’amène, lui dit-elle, à le soigner, à t’exposer pour lui, à le combler de services et d’égards. Eh bien ! il faut aimer son devoir, et ce frère en est un bien terrible. Le devoir serait donc plus doux si tu pouvais l’aimer. Essaie, Michel, peut-être qu’alors ce cœur de marbre changera aussi, car il a des facultés de sibylle. Il sent peut-être que tu ne l’aimes point, et il reste froid. Tu n’auras pas eu plus tôt un élan sincère et tendre vers lui, même sans le lui témoigner, qu’il le devinera et t’aimera peut-être à son tour. Moi, je vais essayer pour te donner l’exemple. Je vais m’efforcer de me persuader qu’il est mon fils, un fils bien différent de toi, Michel, mais que ses défauts ne m’empêchent pas d’aimer. »

Agathe tint parole, et Michel voulut la seconder. Le Piccinino sentit de l’intérêt véritable pour son mal moral au milieu de tous ces soins vertueux prodigués à son mal physique ; il s’attendrit peu à peu, et un jour il porta pour la première fois la main d’Agathe à ses lèvres, en lui disant :

« Vous êtes bonne comme ma mère. Oh ! que ne suis-je votre fils ! j’aimerais alors Michel, parce que les mêmes entrailles nous auraient portés. On n’est vraiment frères que par la femme. Elle seule peut nous faire comprendre ce qu’on appelle la voix du sang, le cri de la nature. »

Puis, un autre jour, il dit à Michel : « Je ne t’aime pas, parce que tu es le fils de mon père. Un homme qui a mêlé la pureté de son sang à celui de tant de femmes si diverses d’origine et de nature devait être une organisation mobile, compliquée, manquant d’unité : aussi ses fils diffèrent-ils entre eux comme le jour de la nuit. Si je venais à t’aimer, toi que j’estime et que j’admire, c’est parce que tu as une mère que j’aime et que je me persuade parfois être la mienne aussi. »

Quand le Piccinino fut en état de reprendre sa vie d’aventures, à laquelle il avait tant aspiré durant les langueurs de sa maladie, il fut tout à coup brisé à l’idée de rompre une vie qu’on lui avait faite si douce. Il voulut prendre un air dégagé, et refusa les offres d’un meilleur sort que lui faisaient Michel et Agathe ; mais il était évident qu’il était dévoré d’effroi et de regrets.

« Mon cher enfant, lui dit le marquis, vous devez accepter les moyens de rendre plus vaste et plus efficace la mission à laquelle vous vous êtes voué. Nous n’avons jamais eu la pensée de vous faire rentrer d’une manière puérile et poltronne dans cette société que vous dédaignez, et pour laquelle vous n’êtes point fait. Mais, sans subir de contrainte, sans changer rien à vos principes de négation et d’indépendance, vous pouvez faire une alliance véritable, au-dessus des lois établies, avec la véritable humanité. Jusqu’à ce jour, vous vous êtes trompé, en vous efforçant de haïr les hommes. Ce sont leurs méchantes et fausses institutions contre lesquelles vous protestez. Au fond du cœur, vous aimez vos semblables, puisque vous souffrez de leur aversion et de votre isolement. Comprenez donc mieux votre fonction de justicier d’aventure. Jusqu’ici, votre imagination a usurpé ce titre, puisque vous ne l’avez fait servir qu’à des vengeances personnelles et à la satisfaction de vos instincts. Ce qui vous a manqué pour jouer un plus beau rôle et servir plus grandement notre pays, c’est un plus vaste théâtre et des ressources proportionnées à votre ambition. Votre frère vous offre ces ressources ; il est prêt à partager ses revenus avec vous, et ce partage vous rendra puissant dans votre œuvre sans vous lier à la société par aucun point. Vous ne pourriez, en effet, devenir seigneur et propriétaire sans contracter des engagements avec les choses légales ; mais, en puisant en secret dans l’amitié fraternelle la force qui vous est nécessaire, vous resterez étranger au monde où nous vivons, tout en devenant capable de travailler à en changer les vices. Vous pourrez sortir de cette île malheureuse où vos efforts sont trop concentrés pour avoir de l’effet ; vous pourrez chercher ailleurs des compagnons et des adeptes, établir au loin des relations avec les ennemis du mal public, travailler pour la cause de l’esclavage universel, vous instruire des moyens qui peuvent le faire cesser, et revenir chez nous avec des lumières et des secours qui feront plus en un an que vos expéditions contre de malheureux campieri ne feraient dans toute votre vie. Vos facultés vous placent bien au-dessus de ce métier de bandit. Votre pénétration, votre sagacité, votre instruction étendue et variée, tout jusqu’au charme de votre visage et à la séduction de vos paroles, vous destine à être un homme d’action politique aussi prudent que téméraire, aussi habile que brave. Oui, vous êtes né conspirateur. Le hasard de la naissance vous a jeté dans cette voie, et votre organisation vous a rendu propre à y briller d’un grand éclat. Mais il y a de grandes conspirations, qui, lors même qu’elles avortent sur un point du globe, font marcher la cause de la liberté dans l’univers : et il y en a de petites qui finissent au bout d’une potence avec le héros inconnu qui les a ourdies. Que vous tombiez demain dans une embuscade, votre bande est dispersée, et le dernier soupir de l’indépendance nationale s’exhale de votre poitrine. Mais conspirez sous le soleil de l’humanité, au lieu de flibuster dans l’ombre de nos précipices, et un jour vous pourrez être le libérateur de nos frères, au lieu d’être la terreur de nos vieilles femmes. »

Ces paroles étaient à la fois dures et flatteuses pour l’amour-propre chatouilleux du Piccinino. Cette critique de sa vie passée le faisait souffrir ; mais le jugement porté sur sa capacité future le rassurait. Il rougit, pâlit, rêva, comprit. Il était trop intelligent pour se défendre contre la vérité. Agathe et Michel prirent ses mains avec affection, et le supplièrent à genoux d’accepter la moitié d’une fortune qu’ils lui devaient tout entière. Des larmes de fierté, d’espérance, de joie, et peut-être aussi de reconnaissance, s’échappèrent de ses yeux ardents, et il accepta.

Il faut dire aussi qu’un autre miracle s’était fait à l’insu de tous dans le cœur de cet homme étrange. L’amour, le pur amour l’avait vaincu. Mila avait été sa garde-malade, et Mila avait enchaîné le tigre. Elle en était fière avec raison, et puis elle était très-fière naturellement. L’amour du capitaine Piccinino la relevait à ses propres yeux de la tache que Magnani avait faite à sa gloire en l’abandonnant. Elle était brave aussi. Elle se sentait née pour quelque chose de plus difficile et de plus brillant que de filer de la soie. Ses instincts d’héroïsme et de poésie s’arrangeaient fort bien d’une existence périlleuse et pleine d’émotions. Carmelo, qui avait regretté, à leur première entrevue, qu’elle ne fût pas un petit garçon dont, comme Lara, il pourrait faire son page, changea d’avis, en se disant que la beauté d’une femme et le cœur d’une héroïne ajoutaient singulièrement au charme du jeune compagnon qu’il rêvait.

Cependant il n’obtint pas Mila tout de suite. Elle se fit elle-même le gage et la récompense de la docilité avec laquelle il suivrait les conseils de la princesse et du marquis. Je crois que ce jour viendra bientôt, s’il n’est déjà venu… Mais ici finit le roman, qui pourrait encore durer longtemps si l’on voulait, car je persiste à dire qu’aucun roman ne peut finir.