Le Pilote (Cooper)/3

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Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 3p. 22-30).



CHAPITRE III.


Dans une pareille circonstance, il n’est pas bien que ces légères fautes soient trop rigoureusement commentées.
Shakspeare.


Les rochers projetaient alors leurs ombres noires bien avant sur les eaux, et l’obscurité de la soirée commençait à cacher le mécontentement qui couvrait le front de Barnstable, lorsqu’il sauta du rocher sur sa barque, et qu’il s’y assit à côté du pilote silencieux.

— Poussez au large ! s’écria le lieutenant d’un ton auquel ses matelots savaient qu’il fallait obéir. La malédiction d’un marin sur la folie qui expose de bonnes planches et des vies précieuses à une telle navigation, et tout cela pour brûler quelques vieux bâtiments chargés de bois de Norvége ! — Force de rames, vous dis-je, force de rames !

Malgré la violence du ressac occasionné par les vagues qui se brisaient contre les rochers d’une manière alarmante, les marins réussirent à surmonter cet obstacle, et quelques secondes de travail portèrent la barque au-delà du point où il y avait le plus de danger à craindre. Barnstable avait à peine songé à ce péril, et il regardait avec un air de distraction l’écume produite par chaque vague. Enfin la barque s’élevant régulièrement sur de longues lames d’eau, il jeta un coup d’œil sur la baie, pour chercher à découvrir la chaloupe ; mais il ne la vit pas.

— Oui, murmura-t-il, Griffith s’est lassé d’être bercé sur ses coussins, et il faudra que nous allions jusqu’à la frégate, tandis que nous devrions travailler à tirer le schooner de cet ancrage infernal. C’est un endroit précisément comme le voudrait un amant langoureux : un peu de terre, un peu d’eau et beaucoup de rochers. — Diable ! Tom, savez-vous que je suis presque de votre avis, qu’une petite île par-ci par-là est toute la terre ferme dont un marin a besoin ?

— C’est parler raison, et voilà de la philosophie, capitaine, répondit le grave contre-maître. Et quant au peu de terre dont on a besoin, il faudrait que ce fût toujours un fond de vase, ou de vase et de sable, afin qu’une ancre pût y mordre et qu’il y eût possibilité de sonder avec certitude. Combien de fois ai-je perdu, de grands plombs de sonde, sans compter des douzaines de petits, pour avoir-trouvé un fond rocailleux ! Donnez-moi une rade qui tienne bien l’ancre, et qui lâche la sonde. Mais nous avons là-bas une barque en avant de l’étrave, capitaine ; passerai-je par-dessus, ou lui ferai-je place ?

— C’est, la chaloupe ! s’écria Barnstable ; Griffith ne m’a donc pas abandonné, après tout !

Des acclamations partant de la chaloupe lui apprirent qu’il ne se trompait pas, et en moins d’une minute les deux esquifs flottaient l’un à côté de l’autre. Griffith n’était plus étendu sur ses coussins. Il était debout, plein d’activité, et quand il adressa la parole à Barnstable, ce fut avec vivacité, et l’on pouvait même remarquer dans sa voix un accent de reproche.

— Pourquoi avez-vous perdu tant de moments précieux, quand chaque minute nous menace de nouveaux dangers ? J’obéissais au signal du rappel quand j’ai entendu le bruit de vos rames, et j’ai viré de bord pour prendre le pilote. Avez-vous réussi à le trouver ?

— Le voici, et s’il trouve son chemin à travers tous ces écueils, il aura bon droit à ce nom. Cette nuit menace de ne pas laisser voir la lune au meilleur télescope. Mais quand vous saurez ce que j’ai vu sur ces chiens de rochers, vous serez plus disposé à excuser un moment de délai, monsieur Griffith.

— Vous avez vu l’homme désigné, j’espère ; sans quoi nous aurions couru tous ces dangers sans utilité.

— Oui, oui, j’ai vu celui qui est l’homme véritable, et celui qui ne l’est pas ; mais voilà Merry, Griffith ; vous pourrez lui demander ce que ses yeux ont vu.

— Le dirai-je ? s’écria en riant le jeune midshipman ; j’ai vu un petit brigantin auquel un vaisseau de ligne donnait la chasse, et qui lui a échappé ; j’ai vu un léger corsaire voguant sous fausses couleurs aussi semblable à ma cousine…

— Paix, bavard ! s’écria Barnstable d’une voix de tonnerre ; voulez-vous retarder les barques avec toutes ces sornettes dans un moment comme celui-ci ? Dépêchez-vous de passer à bord de la chaloupe, et si M. Griffith a envie d’apprendre vos sottes conjectures, vous aurez tout le temps de lui en faire part.

Merry sauta légèrement dans la chaloupe, où le pilote l’avait déjà précédé, et s’asseyant d’un air un peu mortifié à côté de Griffith, il lui dit à voix basse :

— Et cela ne sera pas long, je crois, si monsieur Griffith a sur les côtes d’Angleterre les mêmes pensées et les mêmes sentiments qu’en Amérique.

Le lieutenant ne lui répondit qu’en lui serrant la main d’une manière expressive ; et faisant ses adieux à Barnstable, il ordonna à ses rameurs de se diriger vers la frégate.

Les deux esquifs se séparèrent, et l’on entendait déjà le bruit des rames de part et d’autre, quand le pilote éleva la voix pour la première fois.

— Sciez[1] ! s’écria-t-il d’un ton d’autorité, sciez, vous dis-je !

Les rameurs obéirent et se tournant vers le schooner il continua sur le même ton.

— Vous mettrez à la voile à l’instant, capitaine Barnstable, et vous gagnerez le large dans le plus court délai possible. Ne passez pas trop près du promontoire du nord en sortant de la baie, et approchez assez de la frégate pour qu’elle puisse vous héler.

— Voilà une carte parfaitement tracée, monsieur le pilote ; mais qui me justifiera auprès du capitaine Munson, si je lève l’ancre sans ordre ? J’en ai reçu un par écrit pour placer l’Ariel sur cette espèce de lit de plume, et il faut que j’en reçoive un autre de vive voix ou par signal, de mes chefs, avant que mon schooner fende une seule vague. La route pour sortir de la baie peut être aussi difficile que je l’ai trouvée pour y entrer, et alors j’avais pour me guider la lumière du jour et vos propres instructions par écrit.

— Vous voulez donc rester sur vos ancres pour périr pendant une pareille nuit ? Dans deux heures des lames d’eau furieuses viendront se briser à l’endroit même où votre schooner est maintenant si tranquille.

— C’est sur quoi nous pensons exactement de même, monsieur le pilote ; mais si je suis noyé sur mes ancres, je serai noyé en suivant les ordres de mon capitaine ; au lieu que si une pointe de rocher brise une planche de ma quille en suivant vos instructions, elle fera un trou qui donnera entrée non seulement à l’eau salée, mais à des reproches d’insubordination.

— C’est de la philosophie, dit le contre-maître du schooner, d’une voix fort intelligible, quoiqu’il n’eût dessein de parler que pour lui seul ; mais ce doit être un poids bien lourd sur la conscience d’un homme de rester à un pareil ancrage.

— Laissez donc votre ancre au fond de la mer, et vous ne tarderez pas à aller l’y rejoindre, dit le pilote avec humeur ; il est plus difficile de lutter contre un fou que contre un ouragan.

— Non, Monsieur, non, dit Griffith, Barnstable ne mérite pas cette épithète, quoique certainement il porte à l’extrême le respect qu’il doit aux ordres qu’il a reçus. Levez l’ancre sur-le-champ, monsieur Barnstable, et sortez de cette baie le plus promptement possible.

— Ah ! monsieur Griffith, vous ne me donnez pas cet ordre avec la moitié du plaisir que j’aurai à l’exécuter. Force de rames, enfants ! l’Ariel ne laissera pas ses os sur un lit si dur, si je puis l’empêcher.

Dès que le commandant du schooner eut prononcé ces mots d’une voix encourageante, ses rameurs y répondirent par de grandes acclamations, et l’Ariel s’éloignant rapidement de la chaloupe, disparut bientôt dans l’ombre épaisse que jetaient les rochers.

Pendant ce temps, les rameurs de la chaloupe ne restaient pas dans l’inaction, et réunissant leurs efforts pour presser leur esquif, moins bon marcheur que le schooner, ils arrivèrent en quelques minutes dans les eaux de la frégate. Pendant cet intervalle, le pilote, d’une voix qui avait perdu ce ton d’autorité et de fierté qui s’était fait remarquer pendant qu’il parlait à Barnstable ; pria Griffith de lui apprendre les noms de tous les officiers qui composaient l’équipage de la frégate.

Le lieutenant le satisfit, et lui dit ensuite : — Ce sont de braves ; gens, monsieur le pilote, des hommes d’honneur ; et quoique l’affaire dans laquelle vous êtes maintenant engagé puisse être un peu hasardeuse pour un Anglais, il n’y a parmi nous personne qui soit capable de vous trahir. Nous avons besoin de vos services, nous comptons sur votre bonne foi, et nous vous en offrons autant en échange.

— Et comment savez-vous que j’en ai besoin ? demanda le pilote d’un ton qui annonçait beaucoup de froideur et d indifférence sur ce sujet.

— Vraiment, quoique vous parliez assez bon anglais pour un Anglais[2], interrompit Griffith, cependant vous avez une petite prononciation gutturale que nous n’admettrions pas de l’autre côté de l’Atlantique.

— Qu’importe, où un homme soit né, et qu’importe son accent, dit le pilote avec froideur, pourvu qu’il fasse sont devoir bravement et de bonne foi ?

— Oui, oui, comme vous le dites, pourvu qu’il fasse son devoir de bonne foi. Mais, comme le disait Barnstable, il faut que vous connaissiez bien la route à travers ces écueils, par une nuit comme celle-ci. Savez-vous combien nous tirons d’eau ?

— Ce que tire une frégate. Je tâcherai de vous maintenir sur quatre brasses. Une moindre profondeur serait dangereuse.

— C’est une charmante frégate ! elle suit son gouvernail comme un soldat de marine l’œil de son sergent. Mais il lui faut de la place en avant, car elle ne fend pas l’eau, elle vole ; on dirait qu’elle veut devancer le vent.

L’oreille du pilote n’était pas novice, et il écoutait avec attention l’énumération des qualités du bâtiment qu’il allait essayer de tirer d’une situation très-dangereuse. Il n’en perdit pas un seul mot, et quand Griffith eut cessé de parler, il dit avec le sang-froid singulier qui le caractérisait :

— Il y a du bon et du mauvais dans tout cela ; mais, vu l’étroit canal dans lequel nous allons naviguer, je crains que le mauvais ne l’emporte quand nous aurons besoin de faire marcher le navire à la lisière.

— Je présume que nous devrons avancer la sonde à la main.

— Il nous faudra la sonde et les yeux. Je suis entré dans cette baie, et j’en suis sorti pendant des nuits plus noires, que celle-ci, mais jamais sur aucun navire qui tirât plus de deux brasses et demie.

— En ce cas, vous n’êtes pas en état de manœuvrer notre frégate au milieu des rochers et des brisants. Vos bâtiments, qui ne tirent que peu d’eau, ne savent jamais sur combien de brasses ils se trouvent. Il n’y a qu’une quille profonde qui cherche le canal le plus profond. Pilote ! pilote ! prenez garde que votre ignorance ne joue avec nous ! les jeux de hasard sont dangereux entre ennemis.

— Jeune homme, répondit le pilote non sans quelque aigreur, quoiqu’en conservant son sang-froid imperturbable, vous ne savez ni de quoi vous parlez, ni à qui vous vous adressez. Vous oubliez que vous avez ici un supérieur et que je n’en ai pas.

— Ce sera suivant la fidélité avec laquelle vous vous acquitterez de votre devoir, s’écria Griffith ; car si…

— Paix ! dit le pilote, nous voilà près du vaisseau ; montons à bord en bonne intelligence.

Après avoir dit ces mots, il s’étendit sur son coussin, et Griffith, quoiqu’il ne fût pas très-tranquille sur les conséquences de l’ignorance ou de la trahison du pilote, se contraignit assez pour garder le silence, et ils montèrent sur la frégate avec cordialité, au moins à ce qu’il paraissait.

La frégate flottait déjà sur les longues vagues qui arrivaient de l’Océan, et dont la violence augmentait de moment en moment. Cependant ses voiles de grand et petit hunier étaient suspendues à leurs vergues sans mouvement, le vent qui continuait à souffler de terre par intervalles n’ayant pas assez de force pour en dérouler l’épais tissu.

Le seul bruit qu’on entendit tandis que Griffith et le pilote montaient sur l’échelle extérieure pour arriver sur le tillac, était celui des vagues qui se brisaient contre les flancs massifs du vaisseau, et celui du sifflet du contre-maître en second, qui appelait l’équipage pour donner une marque de respect au premier lieutenant, en formant une double haie pour le recevoir.

Mais quoiqu’il régnât un si profond silence parmi cet équipage de plusieurs centaines de marins, la lumière que produisaient une douzaine de grandes lanternes placées sur différentes parties du pont servait à faire voir, quoique imparfaitement, non seulement la physionomie de la plupart de ceux qui formaient ce groupe nombreux, mais encore elle trahissait le sentiment de curiosité mêlée d’inquiétude qui l’agitait.

Indépendamment du rassemblement principal autour de l’échelle, on pouvait encore distinguer la figure de ceux qui s’étaient réunis autour du grand mât et sur les boute-hors, tandis que d’autres, appuyés sur les vergues inférieures, ou avançant la tête hors des hunes, formaient le fond du tableau dans l’obscurité, et leurs attitudes exprimaient l’intérêt qu’ils prenaient au retour de la chaloupe.

Mais quoique ces différents groupes remplissent tout le reste du tillac, le gaillard d’arrière était exclusivement réservé aux officiers qui y étaient rangés chacun suivant son poste ; et il régnait parmi eux le même silence et la même attention que parmi le reste de l’équipage. En avant, on voyait un petit nombre de jeunes gens, que leur uniforme annonçait comme revêtus du même grade que Griffith, quoiqu’il occupât le premier rang parmi eux. Sur le côté, d’autres officiers, en plus grand nombre, et la plupart encore plus jeunes, étaient les compagnons de M. Merry. Enfin, auprès du cabestan on voyait trois ou quatre hommes debout, dont l’un portait un uniforme bleu à revers et parements écarlates, et dont un autre, d’après son habit noir, paraissait être le chapelain du navire. Derrière eux, et près de l’escalier conduisant à la cabane d’où il venait de monter, était le vieux commandant, dont la taille était aussi droite qu’elle était grande.

Après avoir fait un signe de tête en passant à ses camarades, Griffith, que le pilote suivait à quelques pas, s’avança vers l’endroit où son capitaine l’attendait, et ôtant son chapeau, il le salua avec un air un peu plus cérémonieux qu’il n’avait coutume de faire.

— Nous avons réussi, Monsieur, lui dit-il, quoique avec plus de temps et de difficulté que nous ne nous y étions attendus.

— Mais je ne vois pas le pilote, dit le capitaine, et sans lui toutes les peines que nous avons prises, tous les risques que nous avons courus, ne servent à rien.

— Le voici, répondit Griffith en se retournant et en étendant le bras vers l’homme qui était derrière lui, et dont les traits étaient couverts par le bord rabattu d’un grand chapeau déjà un peu usé.

— Lui ! s’écria le capitaine ; c’est une fatale méprise ! ce n’est pas là l’homme que je désirais voir, et nul autre ne peut le remplacer.

— Je ne sais pas qui vous attendiez, capitaine Munson, dit l’étranger d’une voix basse et tranquille. Mais si vous n’avez pas oublié le jour où un pavillon bien différent de cet emblème de tyrannie qui flotte en ce moment sur le couronnement de votre poupe fut déployé pour la première fois, vous devez vous rappeler la main qui l’arbora.

— Qu’on m’apporte une lumière ! s’écria vivement le commandant.

On lui présenta une lanterne, il l’approcha du visage du pilote, et les traits de celui-ci se trouvant éclairés, le vétéran tressaillit en voyant des yeux bleus qui le regardaient avec calme, et une physionomie pâle, mais tranquille, qu’il ne pouvait méconnaître. Il ôta involontairement le chapeau qui couvrait ses cheveux blancs, et s’écria :

— C’est lui ! quoiqu’il soit si changé…

— Que ses ennemis ne l’ont pas reconnu, dit vivement le pilote ; et prenant le capitaine par le bras pour le tirer à l’écart, il ajouta en baissant la voix : — Et ses amis ne doivent le reconnaître que lorsque le moment opportun en sera arrivé.

Griffith s’était retiré en arrière pour répondre aux questions empressées de ses camarades, et aucun des officiers n’entendit rien de ce court dialogue. Ils virent pourtant bientôt que leur capitaine avait reconnu son erreur, et que le pilote amené à bord était celui qu’il attendait : ces deux derniers restèrent quelques minutes à se promener tête à tête sur le gaillard d’arrière, paraissant occupés d’un entretien sérieux et important.

Comme Griffith n’avait que fort peu de choses à apprendre à ceux qui l’interrogeaient, leur curiosité fut bientôt satisfaite, et tous les yeux se dirigèrent vers le guide mystérieux qui devait les tirer d’une situation déjà dangereuse par elle-même, et qui le devenait davantage de moment en moment.


  1. Mot technique pour ordonner de faire mouvoir les rames en sens inverse, afin d’arrêter la barque.
  2. Il y a dans les provinces éloignées de Londres, et à plus forte raison en Écosse, une prononciation vicieuse sur laquelle les Américains se fondent pour prétendre que l’anglais le plus pur se parle aux États-Unis : proposition qui évidemment fait rire les Anglais aux dépens des Américains.