Le Poète Arvers à propos du Roi s’amuse

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Revue des Deux Mondes tome 55, 1883
H. Blaze de Bury

Le poète Arvers à propos du Roi s’amuse


LE
POETE ARVERS
A PROPOS DU ROI S'AMUSE


I

Il y a trois mois environ qu’une comédienne célèbre étant à Pétersbourg, au milieu d’une de ces réunions cosmopolites si parfaitement renseignées sur les mille raretés de notre poésie moderne, quelqu’un lui demanda de réciter le sonnet d’Arvers. « Le sonnet d’Arvers ! dit-elle, mais je ne le sais pas ; » et chacun alors de s’étonner. C’est qu’en effet ce sonnet-là jouit d’une renommée universelle et sans que la gloire de son auteur en ait profité ; tout le monde sait par cœur le sonnet d’Arvers et personne ne connaît Arvers. D’où vient cela ? Il ne se peut pourtant que l’homme capable d’incruster le diamant de sa pensée dans l’or et la ciselure d’un pareil bijou soit un ouvrier de circonstance ; les Cellini, même quand ils meurent jeunes, ne s’en vont point sans laisser autre chose après eux qu’une agrafe pour épingler leur nom sur le tableau de la postérité. Réfléchissons d’ailleurs qu’il ne s’agit pas ici d’un simple échantillon, et que ce sonnet nous est donné comme l’œuvre d’un maître : or nul n’arrive à la perfection qu’après avoir beaucoup rimé : Ars longa, vita brevis. La vie d’Arvers a pu être courte, son art fut long ; ce sonnet me l’avait déjà dit, lorsque tout récemment le hasard d’une vente fit passer sous, mes yeux un volume in-8o portant ce titre : mes Heures perdues, par Félix Arvers, Paris, 1831. J’arrête le livre en chemin, et, rentré chez moi, je le parcours, non, je l’étudie, car je tenais avant tout à me rendre compte de la valeur de mon pressentiment, et ce que je lus me prouva à l’évidence que j’avais deviné juste. Le sonnet reste plus ou moins ce qu’il était, mais l’ensemble du volume dénonce un artiste, et bien décidément le poète Arvers vaut mieux que le sonnet d’Arvers. Un drame sur la mort de François Ier m’avait d’autant plus attiré que je venais d’assister la veille à la reprise du Roi s’amuse. J’avoue même que je redoutais un peu mon impression ; les rapprochemens de ce genre sont toujours dangereux et le poète qu’on voudrait présenter au public risque d’y succomber du premier coup ; tel ne fut point ici le cas. Arvers savait l’histoire et de plus s’entendait au théâtre. Élève très brillant et très couronné du collège Charlemagne, prix d’honneur du grand concours en 1824, il se destinait à la carrière universitaire, quand les nouveaux courans l’emportèrent au tourbillon qui le prit, le secoua, puis l’engloutit. Sa destinée fut un peu celle de Musset, à qui d’ailleurs il ressemblait par son talent[1] ; leurs instincts de viveurs et d’artistes les rapprochaient ; maintes fois, dans un souper, leurs verres et leurs vers s’entre-choquèrent ; grands amateurs de musique italienne, et grands coureurs de guilledou, ils se côtoyèrent, mais sans se lier. L’ombrageux Musset n’aimait point les gens faits à sa ressemblance. Physionomiste excellent et très scrutateur sous son indifférence affectée, s’il reconnaissait en vous l’étoffe d’un rival, il vous disait très haut : « Touchez là ! » et se disait in petto, les yeux baissés, en continuant à rouler sa cigarette : « Toi, mon garçon, tu n’auras jamais ma sympathie. » Les citations qui vont s’offrir à nous d’elles-mêmes montreront au lecteur les affinités encore plus naturelles qu’électives qui existaient entre les deux poètes, dont un seul aura survécu. La prodigue nature ne s’arrête pas, elle multiplie pour mieux détruire ; celui-ci ou celui-là, que lui importe ? Cinquante d’appelés pour un d’élu ! Il convient aussi de remarquer qu’à cette époque des Contes d’Espagne et des Heures perdues, le futur poète des Nuits était loin d’avoir rempli tout son mérite, et que les tireurs d’horoscope n’auraient eu à se prononcer que d’après des œuvres de jeunesse égales presque de valeur sinon de succès, car, tandis que le jouvenceau tapageur se voyait traîné à la lumière, Arvers, son rival au début, restait dans l’ombre. Ce volume des Heures perdues, aujourd’hui rare et que les bibliophiles paient fort cher, s’en alla finir sur les quais, ignoré du public, et il n’en resta qu’un sonnet dans la mémoire des amateurs de curiosités. Quoi qu’il en soit, Arvers fit les avances à son confrère dans une adresse de joyeux avènement.


Ô chantre vigoureux ! ô nature choisie !
Quel est l’esprit du ciel qui t’emporte où tu veux ?
Quel souffle parfumé de sainte poésie
Soulève incessamment l’or de tes blonds cheveux ?


Musset, toujours sur la réserve, ne répondit pas. Était-ce qu’il trouvait la mariée trop belle, et ce spectacle de la Mort de François Ier vu de son fauteuil lui causait-il quelque mauvaise humeur en prévision de l’avenir ? Avec ces organisations hypernerveuses, on ne sait jamais jusqu’où la susceptibilité peut aller. Ce qu’il y a de certain, c’est que les qualités de cette remarquable étude dramatique n’échappèrent point à l’inquiète sagacité de l’auteur des Marrons du feu ; lui-même, dans un poème qu’il n’a pas jugé digne d’être conservé, venait de s’occuper du roi chevalier et de la belle Ferronnière[2], et, connaissant Musset comme je l’ai connu, je me mets pas en doute ici la question de l’effet produit. Une chose surtout dut le frapper ; le sens historique, phénomène qui ne se rencontrait guère dans le cénacle, exclusivement appliqué aux discussions de forme et n’exigeant rien davantage pourvu qu’on lui donnât des vers ciselés comme une coupe, coloriés comme un vitrail et dont les rimes tintaient comme les notes d’un carillon de Bruges. Arvers avait fait d’excellentes classes ; ce drame de la Mort de François Ier nous ouvre sur l’histoire des perspectives qui ne sont pas dans le Roi s’amuse, car Hugo, d’un si merveilleux lyrisme au théâtre, ignore l’art de totaliser ses personnages ; il ne prend jamais ses caractères que d’un côté, ses héros sortent d’une situation et s’y spécialisent. Parti d’une anecdote, il s’en servira comme d’un thème à varier sans fin ; de là, cette plus-value qui échoit à ses pièces lorsqu’on les transforme en opéras. Ses monologues sont des airs de bravoure, ses dialogues des duos et des quatuors : le quatuor de Rigoletto par exemple. Il arrive même souvent à ses personnages d’être en contradiction avec leur propre caractère. Ils ne chantent pas dans le ton. Ainsi, quand Triboulet soupire ces quatre vers :


Garde de toute haleine impure, même en rêve,
Pour qu’un malheureux père, à ses heures de trêve,
En puisse respirer le parfum abrité,
Cette rose de grâce et de virginité,


il y a là une véritable confusion de personne et de langage, et ce Triboulet idéal doit être envoyé à l’école de Richard Wagner pour se voir mettre d’accord avec le cynique Triboulet qu’on nous a présenté tout à l’heure ; tant de pathétique et de poésie ne se peut dégager de l’organisme du bonhomme, et nous sommes une fois de plus en présence d’une antithèse par application. Je ne prétends pas poursuivre un parallèle entre le Roi s’amuse et la Mort de François Ier, ce qui serait un manque de proportion : il me suffit d’indiquer simplement que de ces deux variations dramatiques sur le thème François Ier, celle d’Arvers serait encore la plus heureuse au point de vue de l’histoire. Napoléon appelait François Ier un roi de théâtre ; Victor Hugo en a fait un roi d’opéra, tout exprès, dirait-on, pour la plus grande gloire de Verdi, qui l’a mis dans un cadre d’où maintenant il ne descendra plus.

Le drame d’Arvers raconte au vif et sans périphrases la vengeance de Ferron. Il existe sur ce fait deux versions, l’une tragique, celle qui va nous occuper, l’autre drolatique, qui a fourni à Marguerite de Navarre le sujet d’une de ses nouvelles : la Femme de l’avocat, et la donnée tragique est elle-même controversée, les uns voulant que la belle Ferronnière soit une artisane, les autres lui supposant pour mari un riche et célèbre basochien. Commençons d’abord par la comédie de la reine de Navarre. Marguerite et le prieur du cloître voisin ont renseigné le roi sur les mérites de la dame. Un matin qu’il cherche à s’introduire, il rencontre le mari devant la porte ; l’avocat s’étonne d’abord, mais bientôt son orgueil le ramène à l’idée que c’est à lui et non pas à sa femme qu’on en veut, et professionnellement il offre une consultation : « Comme cela se trouve ! répond le roi ; je désirais tout juste avoir votre opinion sur le duel, mais je suis pressé, rentrez vite chez vous me rédiger votre document, je repasserai dans une heure. » Il pousse l’avocat dans son cabinet et, la porte du mari bien close, il ouvre la garde-robe de la femme et s’y enferme joyeusement, puis revient une heure après payer à l’avocat sa consultation sur le duel. — Voilà pour le François Ier Pantagruel, pour l’imprudent et trop gaillard coureur de galanteries suspectes. Sa mère, dans son journal, nous le montre d’un tempérament facile aux impressions contagieuses, et Dieu sait ce qui régnait alors en Europe de variétés en matière de pestilence. J’ai lu quelque part que les cours d’amour et leurs aspirations mystiques eurent cet avantage de soustraire une fraction du genre humain aux risques d’un mal terrible, partout répandu, et que certains chroniqueurs ont nommé « le mal des croisades, » quoiqu’il soit réputé nous être venu d’Amérique. François Ier croyait-il à cette conjecture ? Je le pense ; car, durant toute sa maladie, il eut les yeux tournés vers l’Orient et ne voulait que des médecins arabes. Il est vrai que l’Orient, pays des mystères et des sortilèges, avait aussi bien des raisons d’attirer et de séduire l’imagination d’un homme qui se sentait atteint dans les moelles et désespérait de la science. « Je ne me suis pas assez défié de la payse ! » dit une estampe de Charlet qui nous représente un pauvre diable de conscrit à l’hôpital et philosophant d’un air piteux vis-à-vis d’un pot de tisane. Lui non plus, ce roi de France, ne s’était pas assez défié. Incontinent et brutal dans ses appétits, en chasse, s’il avait soif, il s’abreuvait à l’eau des mares et n’était en amour ni plus difficile ni plus regardant. « Le plus pauvre des gentilshommes, disait-il, peut toujours héberger un grand prince, pourvu qu’il ait à lui offrir une jolie femme, un bon cheval et un bon chien. » Chez le bourgeois et le vilain il se contentait de la femme, et quand on ne l’offrait pas il la prenait, d’où lui en advint mal de mort.

Plusieurs fois dans ses équestres déambulations à travers Paris, il avait remarqué la Ferronnière sur la porte de sa boutique. C’était une jeune et sévère beauté. Regard étrange, en retraite à l’intérieur sous de longs cils, bouche petite et froide, des formes qui se dessinent en hauteur plutôt qu’en rondeur, tout cela devait composer un ensemble à maintenir les galans à distance. À ce compte même et s’il fallait dire le fond de ma pensée, l’admirable portrait peint par Vinci ne m’inspirerait que des doutes sur l’authenticité de l’anecdote ; des amours dont un roi faisait ainsi consacrer le souvenir par le plus illustre des artistes de son temps n’ont pu être ni aussi passagères ni aussi pernicieuses qu’on le raconte. Cependant la chronique existe ; elle existe sous les deux espèces, farce et tragédie, et nous y lisons à livre ouvert le sensualisme de François Ier dans ses conséquences horribles pour sa victime comme pour lui-même. Belle, mais honnête, la Ferronnière résista, et ses refus désespéraient le roi. Si les sultans d’Asie se plaisent aux femmes grasses, les libertins de nos climats préfèrent la vigueur des formes, et la Ferronnière était, paraît-il, au moral comme au physique, une beauté de marbre. Un grand monarque violemment épris d’une femme n’a pas besoin d’être aimé pour la posséder : ainsi parlèrent au roi les courtisans, et, d’autre part, ils tentèrent de débaucher la prude bourgeoise, qui en conçut une indignation telle qu’une mignonne veine bleue qu’elle avait au front se rompit ; cruel dommage réparé dès le lendemain grâce à l’invention de ce gentil bandeau à « la Ferronnière » dont la mode s’est perpétuée ! N’importe, sous le feu de sa colère, elle alla droit à son mari : « Sauve-moi ! » lui dit-elle. Tous les deux se préparaient à quitter la France, quand une nuit, que Ferron était absent, la jeune femme fut enlevée par force du lit conjugal. Elle y revint à la vérité, la nuit suivante, mais en l’état où le François Ier du Roi s’amuse rend à Triboulet sa fille Blanche. Outragée, folle de honte, elle aimait mieux mourir, ne voulait plus, et ce fut alors le mari qui voulut. Jacques Bonhomme couvait sa vengeance ; comment il frapperait celui que son bras ne pouvait atteindre, il le savait, il savait comment il se ferait justice et vaincrait l’ennemi de son foyer domestique en se servant de ses propres armes ; infernal dessein qui devait toujours réussir par un maléfice, car si l’époux de la belle Ferronnière ne donna point son âme au diable, on peut dire qu’il lui donna son corps, et le diable le pilota si bien dans les divers carrefours et clapiers du vieux Paris que le rôdeur fatal en rapporta ce qu’il cherchait. François Ier' ressentit à Compiègne l’invasion du mal qui, pendant huit ans, avant de l’emporter, allait servir de complément à ses désastres, la belle Ferronnière mourut la première, et le seul des trois qui guérit fut le mari.


II

Dans la symphonie romantique de 1832, le Roi s’amuse n’est donc pas une note originale au point qu’on pourrait croire ; tout le monde se disputait alors François Ier, ses maîtresses et ses artistes, et tandis que Diane de Poitiers, Léonard de Vinci, Titien, Boniface et Marot défrayaient les volumes de nouvelles, on ne voyait aux expositions de peinture que fous de cour lutinant des lévriers et des perroquets dans un pêle-mêle tapageur de brocarts et de vaisselles d’or. Une rapsodie enfantine de Musset : Derniers Instans de François Ier, avait déjà pris les devans.

LE ROI.
C’est toi, mon pauvre fol, tu ris ? Ah ! mon mignon,
Je meurs !
LE FOL.
Je meurs aussi ; suis-je ton compagnon ?
Vite, dis-nous ton mal, maître, afin que j’en meurs.
Notre aïeul Charlemagne est-il à sa demeure ?
Nous allons y frapper et souper avec lui ! —
Là, de quoi mourons-nous, de plaisir ou d’ennui ?
La première heure est triste, égayons la dernière.
LE ROI.
Bien dit ! — Mon page, amène ici la Ferronnière…
……..
Et du page qui court une torche à la main,
Le mantel d’or pourtant flotte sur le chemin,
Car il sait avertir la belle Ferronnière. —
Mais dans sa chambre où dort la lampe funéraire,
L’avocat à l’œil dur est en habits de deuil ;
Il se penche pour voir sa femme en son cercueil,
Et dit : Le duc d’Étampe eut pour lui la Bretagne,
Bien ! au lieu du remords le mépris l’accompagne ;
Châteaubriant eut peur, et n’ouvrit qu’un tombeau,
Sa vengeance boiteuse oublia le plus beau.
Mais certes qui verrait cette femme en sa couche,
Avec ce maigre corps, ces longs bras, cette bouche
Convulsive, où la mort ressemble à la douleur,
Qui n’a plus rien d’humain, pas même la pâleur ;
Qui verrait ce cadavre et se souvient de l’ange,
Celui-là frémirait, sachant comme on se venge.


Je cite ces vers comme signe des temps et non « à aultre fin, » car ils sont faibles, mais il me fallait montrer l’humus poétique retourné, labouré dans tous les sens et d’où la riche moisson devait sortir. Le drame de Victor Hugo et le drame de Félix Arvers sont deux produits d’une même venue ; seulement l’un a survécu, il règne, on le discute, on l’applaudit chaque soir au soleil du lustre, et de l’autre il n’est plus question. Cherchons un peu si cet oubli est mérité et si au fond de cette espèce de maculature ignorée ou dédaignée de ceux-là même qui professent tant d’enthousiasme pour « l’immortel sonnet, » il n’y aurait pas tels vers ou telle situation dignes de notre estime. Ferron a surpris François Ier aux genoux de sa femme et l’apostrophe en ces termes :


C’est un étrange abus de ce que la naissance
A mis en votre main de droits et de puissance !
Que vous avais-je fait, et quelle trahison
À cette préférence a marqué ma maison ?
Ai-je forfait aux lois ? suis-je un sujet rebelle
Ou tardif à payer la taille et la gabelle ?
Ou bien suis-je entaché d’hérésie, et dit-on
Que ma voix ait prêché Luther et Mélanchton ?
J’étais calme et joyeux ; le travail et l’étude
Suffisaient au bonheur de cette solitude ;
J’étais heureux, j’avais une femme et jamais
Vous ne pourrez savoir à quel point je l’aimais !
Elle m’aimait aussi, j’en suis sûr, et ma vie
Aux puissans de la terre aurait pu faire envie !
Quel infernal génie a donc guidé vos pas
Chez un pauvre bourgeois qui ne vous cherchait pas ? N’est-ce point là de l’éloquence dramatique, et Saint-Vallier s’exprime-t-il d’un air plus pathétique dans sa paraphrase ? Il est moins simple, voilà tout, et tue l’émotion sous l’abondance des images et des mots :
O monseigneur le roi, puisqu’ainsi l’on vous nomme,
Croyez-vous qu’un chrétien, un comte, un gentilhomme,
Soit moins décapité, — répondez, monseigneur, —
Quand au lieu de la tête il lui manque l’honneur ?


Sur ce chapitre des rapprochemens on n’en finirait pas. Ainsi, parlant des faveurs empressées des dames de la cour et des honnêtes profits de leurs maris, Arvers dira :

La honte est un métier pour elles, leurs maris
Viennent là, sachant tout, en recevoir le prix.
Alors on les fait ducs et leurs femmes duchesses,
Pour eux sont les honneurs, pour eux sont les richesses,
On leur donne en retour l’ordre de la Toison,
Ou le droit de porter des lis dans leur blason,
Mais à nous qui tenons ces honneurs pour infâmes,
Qui n’avons au logis que l’amour de nos femmes.
Simples et pauvres gens, pourquoi nous le voler ?


Et Victor Hugo, remaniant le motif, s’écriera par la voix de Triboulet en vers frappés de sa vraie marque :

Une femme est un champ qui rapporte, une ferme
Dont le royal loyer se paie à chaque terme,
Ce sont mille faveurs pleuvant on ne sait d’où,
C’est un gouvernement, un collier sur le cou,
Un tas d’accroissemens que sans cesse on augmente !
En est-il parmi vous un seul qui me démente ?
N’est-ce pas que c’est vrai, messeigneurs ? En effet,
Vous lui vendriez tous, si ce n’est déjà fait,
Pour un nom, pour un titre ou toute autre chimère,
Toi, ta femme, Brion ! — toi, ta sœur ! — toi, ta mère !


Mais voici que je m’égare aux citations au lieu d’aborder la pièce, qui vaut pourtant la peine d’être analysée.

La scène s’ouvre chez la belle Ferronnière, au plein de ses amours avec le roi, lui, galant, triomphant, heureux de vivre ; elle, pensive et déjà regrettant sa faute :

Je vais toujours pleurant et m’accusant moi-même
De trahir mes devoirs et cet époux que j’aime. D’un moment à l’autre son mari peut rentrer ; elle supplie le roi de s’éloigner ; il obéira, mais à condition de revenir dans la journée lorsque Ferron sera sorti : « Comment le saurai-je ? dit François Ier. — Il n’est que ce moyen, lui répond sa maîtresse en le menant vers la fenêtre ; le logis en face
Est à l’un de vos gens, allez-y ; j’agirai
Si bien avec Ferron que je l’éloignerai,
Dès qu’il n’y sera plus, j’ouvrirai la fenêtre
Que voilà, c’est le signe où vous pourrez connaître
Que je suis seule. Allez ; mais pas avant, mon Dieu !


Le roi s’esquive par la porte dérobée et presque aussitôt l’avocat se montre. Il arrive tout courant du petit Châtelet : « Femme, viens m’embrasser ! Si tu savais quel succès ! » Et là-dessus il se met à lui débiter sa plaidoirie avec une telle ardeur qu’il ne remarque rien, ni l’attitude rêveuse et distraite de sa femme au début, ni son trouble qui s’accentue de plus en plus à partir d’un certain endroit du récit, car il s’agit d’une affaire criminelle et de sauver la tête d’un honnête bourgeois qui a tué sa femme pour l’avoir surprise aux bras d’un gentilhomme. La belle, maintenant, prête l’oreille, elle écoute, palpitante d’émotion, cette histoire dont chaque mot lui semble une allusion à son propre adultère. Tout à coup, l’avocat s’interrompt : « Eh ! mais que vois-je donc là-bas ? » Il vient d’apercevoir un coffret oublié sur un escabeau :

Cela ? C’est ma marraine,
Comme dame d’honneur attachée à la reine,
Dont c’est demain la fête, et qui m’a fait cadeau
De la robe fourrée ainsi que du bandeau.


Ferron examine et, tout en admirant, prémunit sa femme contre les séductions d’un luxe qui ne peut que nuire à la bonne renommée d’une bourgeoise, et il ajoute qu’elle-même, les méchans propos ne l’ont pas épargnée et qu’on a osé prononcer à son sujet le nom du roi. À ces mots, la Ferronnière, n’y tenant plus, s’évanouit ; elle étouffe : « De l’air ! 1 de l’air ! » s’écrie le mari et, se précipitant vers la croisée, il l’ouvre. C’est le signal que guettait le roi, il entre, les voilà en présence l’un de l’autre. La situation est superbe, et la scène qui suit entre les deux hommes, très haut montée sur le ton dramatique et pathétique.

J’avoue que ce premier acte m’avait saisi et qu’après l’avoir lu je me demandais comment l’idée n’était pas venue au directeur de l’Odéon de profiter du moment pour lancer la pièce dans les courans du Roi s’amuse ? Mais, diable ! je ne connaissais pas le second acte. Les romantiques ont un art très particulier d’en user avec le public ; ils ne reculent devant aucune licence, quittes à s’en excuser, tantôt comme Victor Hugo par je ne sais quels sophismes humanitaires, tantôt comme Arvers ou Musset par une cabriole en manière d’avis au lecteur. Ouvrez la préface du Roi s’amuse, vous y verrez que la cabane de Saltabadil est une hôtellerie, une taverne, « le cabaret de la Pomme-du-Pin, » une maison suspecte, un coupe-gorge, mais point un lupanar. Va pour le coupe-gorge et le cabaret de la Pomme du Pin, puisqu’on y tient, mais un coupe-gorge où se passe la scène entre le roi et Maguelonne, « cette Maguelonne tant calomniée, » perd à l’instant ses droits à l’immunité tragique pour devenir simplement un mauvais lieu où le frère vend sa sœur aux gens qu’il assassine, et votre fille de carrefour n’en sera pas plus présentable parce que vous l’aurez déguisée en bohémienne à l’aide de toute sorte d’euphémismes qui vous égaient quand vous les rencontrez chez les classiques. Arvers, lui, ne prétend pas que son clapier soit autre chose qu’un clapier ; il prend même un narquois plaisir à nous le dénoncer d’avance et nous dit : C’est un mauvais lieu ; n’y entrez pas.

Ici, l’auteur prévient les mères de famille,
Les oncles et tuteurs que cet acte fourmille
De passages scabreux et de vers immoraux…


Tenons-nous pour avertis et passons ; le tableau n’en est pas moins bien réussi et comme mise en scène et comme style : des vers amusans et fringans, la désinvolture des Contes d’Espagne, une réminiscence de la Macette de Mathurin Régnier, bref, tout un chœur de Maguelonnes d’un réalisme trop moderne et presque parisien dans leurs costumes moyen âge. Du reste, on supprimerait cet épisode que le drame n’en souffrirait qu’au point de vue du pittoresque ; il se jouerait alors en deux actes ayant chacun sa maîtresse scène et dont ; à se conformer aux méthodes de cette époque, l’un s’intitulerait : le Crime et l’autre : le Châtiment :

Et si tu veux savoir mon nom également,
Il s’appelle le Crime, et moi le Châtiment.


Triboulet, Ferron c’est la même incarnation de l’idée de vengeance.

Neuf ans se sont écoulés depuis son aventure, et François Ier se meurt à Rambouillet d’un mal inexorable et mystérieux jusque dans ses rémittences qui parfois laissent croire à la guérison. Duchâtel, d’Annebaut, les médecins, le confesseur, sont là, tous accourus à la nouvelle d’une récente crise. Le roi, étendu sur son lit de repos, admoneste le dauphin et lui reproche ses intrigues galantes avec Diane de Poitiers ; une dépêche arrive d’Angleterre annonçant la mort de Henri VIII ; qu’on se représente le livre X des Mémoires de Du Bellay mis en action. Un pèlerin demande à être introduit ; le roi refuse :

J’en ai depuis huit ans,
Assez, pour mon malheur, vu de ces charlatans.


Mais, au dire du jeune Ambroise Paré, celui-ci mérite plus de confiance, il connaît le mal, en décrit un par un tous les symptômes comme s’il les avait éprouvés. Le dauphin supplie, Duchâtel insiste et Guillaume Cop, le médecin ordinaire, appuie en murmurant : « Qui sait ? » Sur un signe de François Ier, tout le monde se retire. On devine la scène qui va suivre, palpitante et d’un effet immanquable bien que cent fois reproduite depuis le tragique tête-à-tête de don Juan avec la statue du Commandeur. Nous parlions tout à l’heure du quatuor de Rigoletto et voilà maintenant le nom de Mozart qui s’impose à nous. Serait-ce donc que la musique est au fond de toutes choses au théâtre et qu’elle en ressort fatalement, tantôt pour illustrer, éterniser une situation existant déjà comme dans le Roi s’amuse, tantôt pour la créer d’autorité comme dans Don Juan, où Molière à peine l’avait entrevue ? Rappelons-nous l’antiquité grecque, Eschyle et ses chefs-d’œuvre, qui furent, au vrai sens du mot, des mélodrames. — Resté seul avec François Ier, le pèlerin commence par l’inquiéter et l’amorcer haineusement. C’est encore, si l’on veut, Triboulet, mais Triboulet tenant en main sa vengeance au lieu de la piétiner dans le vide.

FRANCOIS Ier.
Quel homme êtes-vous donc qui me parlez ainsi ?
FERRON.
O roi ! ton œil s’est-il à ce point obscurci,
Qu’il mette si longtemps à reconnaître un homme ?
Çà, regarde-moi bien, faut-il que je me nomme ?
Je suis Ferron[3].
FRANCOIS Ier.
Ferron !
FERRON.
Tu dois te souvenir…
Comme j’ai tout appris, j’ai voulu tout punir.
Il me vint dans l’idée à moi que ta complice
Elle-même servit d’instrument au supplice ;
Alors je suis allé dans le lieu que j’ai pu
Trouver le plus infect et le plus corrompu.
Entends-tu bien cela ? — Là j’ai risqué ma vie
Grâce à l’enfer, ma haine à souhait fut servie.
………
Sais-tu qu’après cela ma femme, que j’aimais,
Voulait à ton amour renoncer à jamais,
Et qu’il me fallut, moi, — comprends-tu la torture ?
Pousser jusqu’à ton lit la pauvre créature !
— Elle est morte ; — c’est bien ! — moi, je me suis guéri ;
Mais de corps seulement, car j’ai le cœur flétri !
Misérable et souffrant et las de l’existence,
J’ai blanchi dans le jeûne et dans la pénitence.
Hélas ! j’ai cru gagner en changeant de tourment,
Et que c’est souffrir moins que souffrir autrement.
J’ai fui ; mais la douleur, effroyable compagne,
Parcourut avec moi l’Italie et l’Espagne ;
Quoiqu’elle m’ait fait chauve et caduc en huit ans,
J’ai su que tu mourais ; j’accours : — il était temps !
………
FRANÇOIS IER, faisant un dernier effort.
Cet homme m’a tué, qu’on mande le dauphin.
Allez vite, je sens que je me meurs !
FERRON.
Enfin !


Et tel que le Yakoub du Charles VII de Dumas, le sombre justicier s’éloigne en passant au milieu des personnages terrifiés, dont les rangs s’écartent comme devant un être surnaturel.

Il est certain que toutes ces pièces ont un air de famille et que même alors que le sujet diffère, elles se ressemblent par maints détails caractéristiques. Je viens de citer Charles VII, mais les rapports avec l’épilogue de Christine vous sautent aux yeux bien davantage. Abondance, outrance, impertinence ! chez les grands comme chez les moindres, effort constant vers le trivial et l’obscène qu’ils vous donnent sous couleur locale comme les naturalistes d’aujourd’hui colportent leurs marchandises sous le manteau du document humain. Et, jugez de l’inconséquence, ces hommes qui se font un plaisir, sinon un devoir, de promener leur muse dans les mauvais lieux sont les mêmes qui remueront tout le paradis dantesque avant d’avoir trouvé l’ange assez archange et le séraphin assez séraphique pour symboliser l’art romantique ! Il est au moins curieux de voir, dans un dessin de Louis Boulanger, quels attributs on donnait alors à la poésie : virginité, chasteté, éclat stellaire, aspiration indéfinie vers la pureté céleste, et pour justifier l’allégorie, un art qui produisait Mardoche, Namouna, le quatrième acte du Roi s’amuse, et le tableau du second acte dans le drame d’Arvers ! On m’objectera peut-être le mysticisme d’Éloa, mais c’était l’exception, tandis que ce qui prédominait partout, c’était le charivari fantastique : luxures royales, orgies macabres dans la nuit et le sang.

De quelque côté que vos yeux se tournent, vous n’échapperez pas non plus à la Saint-Barthélémy. Les livres de Mérimée, de Dumas, de Michelet, de Vitet, en sont pleins ; elle est dans l’air, et comme il faut toujours que ce qui est dans l’air soit résumé par un chef-d’œuvre, ce cosmopolite de génie qu’on appelle Meyerbeer n’aura qu’à se laisser faire pour écrire l’opéra du siècle. Tous les étalages foisonnaient alors de vers et d’estampes sur le sujet ; Vigny rimait en strophes savantes sa Madame de Soubise ; Boulanger, d’un crayon furieux et grinçant, lithographiait la nuit du massacre et c’est encore son Charles IX cabalistique que nous retrouvons l’arquebuse au poing chez Arvers. Rien ne manque au portrait qui vous signalera au besoin dans le tueur d’hommes opérant au balcon du Louvre le Charles IX auteur du Traité de la chasse royale :

Je sais comment la meute en plaine est gouvernée ;
Comment il faut chasser, en quel temps de l’année,
Aux perdrix, aux faisans, aux geais, aux étourneaux ;
Comment on doit forcer la fauve en son repaire ;
Mais je n’ai point songé, par l’âme de mon père !
A mettre en mon Traité la chasse aux huguenots.

Tout cela, je le répète, simultané, mais nullement convenu, sans aucune ombre d’imitation ; quelque chose comme une éclosion spontanée sur les divers points du sol parnassien volcanisé. Il en allait de même de tel autre motif également inévitable, où chacun s’appliquait d’instinct ; le thème don Juan, cent fois repris et retourné et dont une pièce des Heures perdues, ayant pour titre : la Ressemblance, nous offre une variation :

Ne t’enorgueillis point, courtisane rieuse,
Si, pour toutes tes sœurs, ma bouche sérieuse
Te sourit aussi doucement ;
Si, pour toi seule ici, moins glacée et moins lente,
Ma main sur ton sein nu s’égare si brûlante
Qu’on me prendrait pour un amant.
Non, ces rires, ces pleurs, ces baisers, ces morsures,
Ce cou, ces bras meurtris d’amoureuses blessures,
Ces transports, cet œil enflammé.
Ce n’est point un aveu, ce n’est point un hommage
Au moins : C’est que tes traits me rappellent l’image
D’une autre femme que j’aimai !


Vous reconnaissez là, comme dans Rolla et Nammina, un des caractères imperturbables de cette poésie : l’amour physique considéré comme unique facteur de la passion, l’idéal incapable de jamais se suffire, et se prostituant à tout venant sous prétexte de se compléter.

Un pastiche de la comédie italienne : Plus de peur que de mal, ingénieuse et brillante imitation des farces de Molière, termine ce spectacle dans un fauteuil qui pourrait, grâce à la bonne volonté d’un directeur, devenir tantôt un vrai spectacle. On aurait ainsi le drame et la petite pièce, Pandolphe, Léandre, Isabelle, Colombine, types éternels où se laissera prendre quiconque aura un grain de poésie dans l’âme. Eh ! oui, ce sont des masques et toujours les mêmes, mais les plus illustres ne sauraient s’en passer. C’est avec ce théâtre mi-parti espagnol et italien, avec ces types agrandis, étendus, sublimés, de la comédie de cape et d’épée que sont faits les drames en vers de Victor Hugo. Serrons de près ce répertoire, ne soyons dupes ni du costume historique, ni du décor, que voyons-nous ? Des masques également toujours les mêmes ; le père noble, — Ruy Gomez, Saint-Vallier, Nangis, — le diplomate, — Charles-Quint, don Salluste, — le cavalier, celui-là par exemple, au premier rang, occupant la place du ténor et sous des noms et des habits variés, vulgarisant les rêveries philosophiques à la mode de 1824 : Hernani-René, Didier-Werther, Ruy-Blas-Figaro. Victor Hugo relève de Calderon bien autrement que de Shakspeare, qu’il s’imagine avoir été son précurseur, et tout le monde, — sauf le vieux Dumas, — relève de lui par cette raison que tout le monde, à cette époque, écrit ou prétend écrire en vers.


III

Il va sans dire que ni la Mort de François Ier, ni ce délicieux trumeau : Plus de peur que de mal, ne furent représentés ; c’est le destin, mais en revanche on joua d’Arvers beaucoup de vaudevilles : les Deux Maîtresses, 1836 ; En attendant, Rose et Blanche, 1837 ; les Parens de la fille, 1839 ; la Course au clocher, Delphine, 1840 ; les Dames patronnesses, en collaboration avec Scribe, au Gymnase, 1840 ; une Femme de marbre, aux Folies-Dramatiques, les Deux Césars, 1845 ; au Gymnase : Lord Spleen, les Vieilles Amours, 1850 ; aux Variétés, les Anglais en voyage, etc. il y en a ainsi tout un catalogue fastidieux à dépouiller ; que serait-ce à lire ?

On m’avait parlé d’une comédie en vers donnée au Théâtre-Français (avril 1841), le Second Mari, c’est affligeant : du Mazères versifié par Casimir Bonjour ! Le bon Courville, « riche armateur, » après avoir eu pour maîtresse la femme de son ancien patron, l’a épousée et souffre maintenant mal de mort à se croire à son tour trompé, tandis que son honnête commis, qu’il soupçonne, recherche au contraire une jeune orpheline recueillie dans la maison. La broderie vaut le canevas, et quant à ceux qui aiment à voir des noms propres fleurir à la rime, je leur promets aussi de bien douces consolations.

— Pardon, je vous dérange,
Mon cher associé ? — Non, mon cher de Varange !


style banal et plat où rien ne subsiste du mouvement, de l’explosion et du pittoresque d’autrefois. Ce sont là jeux de la vie et de la fortune auxquels l’esprit d’un homme ne se soustrait pas plus que son corps. Il avait vingt ans quand vous l’avez perdu de vue, il en a quarante aujourd’hui ; quel changement ! pour un peu, vous mettriez en doute son identité. Eh ! quoi ! lui si raffiné jadis, si damoiseau, si svelte, si friand de toutes les délicatesses de la forme, lui, transformé, alourdi, embourgeoisé à ce point ! Nous l’avons connu don Juan et Lovelace, et c’est à présent M. Prudhomme… On n’ose y croire, et chacun de commenter la métamorphose ; les uns, incriminant les directeurs de théâtre, s’écrient : « C’est leur faute ; que n’ont-ils représenté la Mort de François Ier ! » d’autres, comme cet étourneau de Jules Janin, ignorant ou feignant d’ignorer toute une longue période de défaillance, rééditent à propos d’Arvers la vieille complainte du poète mort à vingt ans : « au moment où il allait prendre sa place au soleil. »

Je me croyais poète et me voici notaire.
Et tous ces contes bleus ne sont plus de saison.


La vérité est qu’il mourut à cinquante ans, revenu de tout et particulièrement de la poésie. Quoique la vie de bohème ait eu souvent ce résultat final de provoquer des réactions enragées en sens inverse et que l’on ait grande chance en semant des rapins de récolter plus tard de bons bourgeois, j’aime à penser pourtant que l’auteur des Heures perdues se moque un peu de nous lorsque avec tant de complaisance, il se délecte à nous initier aux béatitudes de cette espèce de vita nuova médiocrement dantesque :

Me voici marié ; ma femme est fille unique,
Son père est épicier-droguiste retiré,
Et riche, qui plus est ; je le trouve à mon gré.
Il n’est correspondant d’aucune académie,
C’est vrai, mais il est rond et plein de bonhomie.
Et puis, j’aime ma femme, et je crois en effet,
En demandant sa main avoir sagement fait.
Est-il un sort plus doux et plus digne d’envie ?
On passe au coin du feu tranquillement sa vie,
On boit, on mange, on dort…


N’y aurait-il pas aussi quelque persiflage de soi-même dans cette apologie où je crois surprendre, sous le rire du viveur invétéré, ce relent d’amertume qui s’exhale de toutes les apostasies, grandes et petites ? Un vrai poète reste à son poste ; il y meurt et ne se rend pas. Mettons qu’Alfred de Musset n’eût jamais rencontré sur son chemin Mme Allan-Despréaux, l’intelligente et vaillante femme qui de Russie nous imposa son répertoire, le poète en aurait-il été moins fier ? eût-il renié son art, sauté le fossé, déserté à l’ennemi et, pour vivre mieux, composé des pièces comme le Duc Job, ou tel fameux vaudeville à deux cents représentations que tantôt recouvrira le même oubli ? Non pas certes. Arvers a lâché pied, c’est ce qui le juge. De ces deux vocations, que rapprochaient d’intéressantes affinités naturelles, une seule aura persisté ; l’autre s’en est allée en morceaux, dont quelques-uns excellons et qu’il ne fallait pas laisser périr.

A propos, et le sonnet ? « Le sonnet d’Arvers ? »

Mais à quoi bon transcrire ce que tout le monde sait par cœur ? N’importe, s’il existe quelque part sur la terre une belle âme qui l’ignore, envoyons-le lui, le voici :

Mon âme a son secret, ma vie a son mystère,
Un amour éternel en un moment conçu ;
Le mal est sans espoir, aussi j’ai dû le taire,
Et celle qui l’a fait n’en a jamais rien su.
Hélas ! j’aurai passé près d’elle inaperçu,
Toujours à ses côtés et pourtant solitaire,
Et j’aurai jusqu’au bout fait mon temps sur la terre,
N’osant rien demander et n’ayant rien reçu.
Pour elle, quoique Dieu l’ait faite douce et tendre,
Elle ira son chemin, distraite, et sans entendre
Ce murmure d’amour élevé sur ses pas,
A l’austère devoir pieusement fidèle.
Elle dira, lisant ces vers tout remplis d’elle :
« Quelle est donc cette femme ? » et ne comprendra pas.


Le sentiment est délicat, l’émotion douce, et les deux derniers vers ont de la tournure. La chute certes en est heureuse, mais le reste laisse à désirer ; ce verbe faire, par exemple, répété négligemment trois fois, me gâte les deux quatrains et le premier tercet. A cela près, « le sonnet d’Arvers » serait sans défaut, mais la faute existe ; il y a une paille dans le diamant. On s’est beaucoup demandé quelle était la femme. On a même prononcé deux noms : celui d’une brillante jeune fille mariée depuis et dont l’album eut l’étrenne du morceau ; le second, d’une matrone illustre, dont les deux rimes féminines du tercet final évoquent le petit nom par assonnance ; il n’y manque, en effet, pour le compléter qu’une seule lettre, l’initiale ; je suppose qu’il n’y a rien là qu’un pur hasard, mais « d’un objet aimé tout est cher, » comme dit Figaro, parlant de l’épingle du billet, et dans ces jeux d’esprit et de galanterie, il faut tout ramasser, même la première lettre d’un nom intentionnellement omise. Jeune fille ou matrone, le nom ne fait rien à l’affaire. Est-ce bien sûr d’ailleurs que « la femme » ait jamais existé en dehors de l’imagination du poète, et que nous ne devions point voir en elle un de ces types de fantaisie dont il allait ensuite chercher « la ressemblance » dans ses courses nocturnes à travers le réel ? « Nous passons notre vie, disait Musset, à aimer des femmes que nous n’avons pas et à en posséder d’autres que nous méprisons. » Le sonnet d’Arvers, isolé dans son œuvre, ne vise pas telle ou telle personne de la société ; il vise la femme, être essentiellement réfractaire aux choses de la poésie quand son amour-propre n’y est pas intéressé, et qui ne comprend vos vers et vos hommages que le jour où votre gloire les lui renvoie et que vous avez fait d’elle une Elvire.


H. BLAZE DE BURY.


  1. Il a du vers de Musset l’ironie douloureuse, la compassion navrée :
    Et le seul avenir est-il pour notre vie
    De haïr qui nous aime et d’aimer qui nous hait ?

    Il en a aussi l’essor libertin, le risqué, l’impossible, comme dans Ce qui peut arriver à tout le monde, un conte d’Espagne qui vaut Don Paez :

    Et soudain Paquita s’écria : Honte et rage !
    Sainte Mère de Dieu, c’est ainsi qu’on m’outrage !
    Quoi ! ces yeux, cette bouche et cette gorge là,
    N’ont de ce beau seigneur obtenu, que cela.
  2. La pièce a pour titre : Derniers Instans de François Ier, et ne se trouve que dans un keepsake de 1831. (Paris, Giraldin, Bovinet et Cie, galerie Vivienne.) C’est un dialogue entre le roi et Triboulet, que naturellement Musset appelle « le Fol, » selon le langage d’alors, qui faisait dire à Michelet que, dans la famille de Charles-Quint, « il y avait beaucoup de fols. »
  3. Cherchez à l’acte V du Roi s’amuse, scène III.
    TRIBOULET.

    Je te tiens ! m’entends-tu ? C’est moi, roi gentilhomme ;
    Moi ce fou, ce bouffon, moi cette moitié d’homme,
    Cet animal douteux à qui tu disais : Chien !
    M’entends-tu ? Je t’abhorre !


    Le diable est que François Ier n’entend pas et que Triboulet sue là sang et eau à dauber sur un sac. Ferron, lui, du moins, ne se venge pas en effigie et quand il frappe à coup redoublés, c’est sur le vif.