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Le Poète assassiné/Le Départ de l’Ombre

La bibliothèque libre.
Le Poète assassinéL’Édition, Bibliothèque des Curieux (p. 207-216).


À Mademoiselle Segré
Le Départ de l’Ombre

LE DÉPART DE L’OMBRE

« C’était il y a plus de dix ans, et tout cela n’est point passé, puisque je revois, quand je le veux, les choses et les gens de ce temps-là, Je sens leur consistance et j’entends les bruits et les voix. Ces souvenirs m’importunent, comme des mouches que l’on chasse et qui, aussitôt, se posent de nouveau sur la face ou sur les mains.

« Quand Louise Ancelette mourut, je ne l’aimais plus. Sa tendresse, depuis un an déjà, glissait sur moi comme l’eau de pluie sur l’imperméable. Mon désamour, que je ne voulais pas montrer, brillait soudain, en éclair labial, devant nos amis, à qui mes inquiétudes mentales donnaient, j’en étais sûr, un sujet de conversation que je devinais sans les entendre, comme, sans le voir, on devine le cadavre d’une jeune fille lorsqu’on passe devant une maison mortuaire à la porte ornée de tentures blanches.

« On me l’a dit depuis. Près d’un mois avant le trépas de Louise, je disais qu’elle allait mourir, qu’elle n’en avait plus que pour trois semaines, pour quinze jours, qu’elle périrait le mercredi prochain, qu’elle mourrait le lendemain. On avait pris cela pour des plaisanteries, car Louise était bien portante, pleine de jeunesse et de gaieté.

« Mais le boucher peut dire le jour où telle génisse sera abattue. Ma haine était savante, je connaissais bien le jour de la mort de Louise et elle mourut à la date que j’avais indiquée.

« Elle mourut brusquement et sa mort ne fut point une énigme pour les médecins. Mais je ne pus empêcher que mes amis me soupçonnassent d’un crime. Leurs questions m’enlaçaient comme des serpents sibilants que je ne savais pas charmer.

« Tourments de jadis, je vous ressens encore…

« Un mois avant la mort de Louise, nous étions sortis ensemble ; c’était un samedi. Silencieux, nous errions dans le Marais, et je m’en souviens, je regardais nos ombres qui nous précédaient en se mêlant.

« Dans la rue des Francs-Bourgeois, nous nous arrêtâmes devant une boutique sur laquelle on pouvait lire : Marchandises provenant du mont-de-piété. À travers les vitres, on voyait, étalés, des objets disparates. Le monde entier et toutes les époques étaient les fournisseurs de cette boutique où bijoux, robes, tableaux, bronzes, bibelots, livres voisinaient comme les morts voisinent au cimetière. Je lisais mélancoliquement le lamentable précis d’histoire civile que formait toute cette brocante, quand Louise me demanda de lui acheter un bijou qui lui plaisait. Nous entrâmes. En ouvrant la porte vitrée je lus le nom qui s’y dessinait en lettres blanches : David Bakar, et je vis que, brusquement séparées, nos ombres n’entrèrent qu’à notre suite.

« David Bakar était assis à son comptoir. Il nous dit de prendre le bijou dans la vitrine et lorsque après avoir marchandé je voulus payer, il me dit qu’il n’avait pas de monnaie à me rendre et d’aller en faire dans le voisinage, Je compris que cet homme ne voulait pas travailler le jour du sabbat, et quand, de retour, j’eus payé ce que je devais, la monnaie resta sur le comptoir.

« — Quelle belle journée, nous dit ensuite Bakar. Il est vrai que c’est aujourd’hui samedi : le soleil brille toujours ce jour-là. Et c’est le jour où l’on peut le mieux examiner une ombre. Chaque samedi me rappelle aussi un des détails les plus émouvants de ma longue vie. Le beau souvenir que d’avoir été le hasard même ! Les chrétiens n’ont point de ces souvenirs d’enfance !

« Je naquis à Rome et ne suis à Paris que depuis l’âge de vingt-cinq ans.

« Vous savez qu’à Rome on tire le lotto chaque samedi, sur la piazza Ripetta, et que le soin de prendre les numéros au hasard est dévolu à un enfant juif qu’on choisit, de préférence, gracieux de visage et à cheveux bouclés.

« Une fois c’est moi qui tirai le lotto. Ma mère, qui était très belle, me conduisit. Alors, au centre de la place, je devins le hasard. Et depuis, je n’ai jamais vu tant de regards me considérer anxieusement. À la fin, il y avait de ces yeux qui flamboyaient de colère et d’autres de joie. Des hommes me montraient le poing en m’insultant tandis que quelques-uns jubilaient en m’appelant Jésus, agneau pascal, sauveur, ou me donnaient d’autres noms chrétiennement flatteurs.

« Et je me souviens très nettement d’un homme en redingote et sans chapeau qui se tenait au premier rang de la foule. Il paraissait triste et accablé et tandis qu’elle s’écoulait, je vis, qu’au soleil, cet homme n’avait point d’ombre. Vite et discrètement, il sortit un revolver de sa poche et se tira une balle dans la bouche.

« Épouvanté, je regardai un moment les gens emporter le cadavre ; ensuite je cherchai ma mère, mais je ne la retrouvai pas et je retournai seul au logis où elle ne rentra pas cette nuit-là.

« Le lendemain, quand ma mère fut de retour, mon père lui fit des reproches que nous trouvâmes très mérités mes sœurs et moi. Mais il se tut bientôt lorsqu’elle eut prononcé durement quelques paroles que je ne compris pas.

« Mon oncle Penso, le rabbin, vint le soir, il était irrité contre mes parents qui m’avaient laissé tenir le lotto. — J’ai vu David, disait-il, il était pareil au veau d’or que nos maîtres adorèrent en l’absence de Moïse. J’attendais l’instant où les gagnants organiseraient des danses autour de David. — Et ces objurgations étaient mêlées de citations de Maïmonide et du Talmud. »

« J’offris à Bakar un cigare qu’il refusa en prétextant le sabbat.

« — Oï, dit Bakar, je ne me sens pas très bien. Avant de vous en aller, prêtez-moi vos ombres… Je voudrais savoir si j’ai longtemps à vivre. Je connais un peu la sciomancie ou devination par les ombres. Je tiens les principes de cette science de ce même oncle qui n’aimait pas qu’on adorât le veau d’or, mais qui, fort riche et fort avare, ne voyageait qu’en troisième classe. Un de ses amis lui demandait un jour la raison de cette lésinerie. — Parce qu’il n’y a pas de quatrième, répondit mon oncle. Dans la suite, il émigra en Allemagne, où les trains ont des wagons de quatrième classe.

« Sortons de la boutique et au soleil du sabbat soyons sciomanciens.

« Avez-vous tous votre ombre, au moins ?

« Car ne l’ignorez pas, d’après nos croyances certaines, l’ombre quitte le corps trente jours avant qu’il ne meure. »

« Hors de la boutique, nous vîmes avec bonheur que nous possédions encore notre ombre. Bakar nous plaça de façon à ce que les ombres se mêlassent à la sienne, puis il examina cette tache trembleuse. Il disait :

« — Oï, le signe du feu ! Oï, le feu, asch ! Oï, Adonaï ! Asch qui est le feu en hébreu donne Aschen en allemand. Ce sont les cendres, les cendres des morts. Oï, et haschisch est de là vraisemblablement. Ce sera le bon sommeil. Oï ! le signe du feu. Asch, Aschen, haschich et assassin que j’oubliais vient de là aussi. Oï, oï ! Asch, aschen, haschich, assassin, oï, Adonaï, Adonaï ! »

« Et comme il était sorti sans chapeau et peut-être en confirmation d’un présage mortel figuré par asch, le signe du feu, Bakar éternua bruyamment :

« — Atchi ! Atchi ! »

« Fort ému, je lui dis :

« — Dieu vous bénisse !

« Mais Bakar rentra dans sa boutique en disant :

« — J’ai encore longtemps à vivre. »

« Puis, voyant que le soleil allait disparaître, il nous dit :

« — À une autre fois. »

« Car c’était l’heure de la prière, et en nous en allant, nous pûmes le voir, tandis que, couvert d’un vieux chapeau haut de forme, il lisait, debout sur le seuil de sa boutique, un livre hébreu qu’il commença régulièrement par la fin.

« Nous marchions sans parler, et lorsque au bout d’un moment je voulus revoir nos ombres, je vis avec un plaisir singulièrement atroce que celle de Louise l’avait quittée. »