Le Poète assassiné/Le Poète assassiné

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Le Poète assassinéL’Édition, Bibliothèque des Curieux (p. Ill.-141).


LE SOUS-LIEUTENANT GUILLAUME APOLLINAIRE

À René Dalize
Le Poète assassiné

Le Poète assassiné

I

Renommée

La gloire de Croniamantal est aujourd’hui universelle. Cent vingt-trois villes dans sept pays sur quatre continents se disputent l’honneur d’avoir vu naître ce héros insigne. J’essayerai plus loin d’élucider cette importante question.

Tous ces peuples ont plus ou moins modifié le nom sonore de Croniamantal. Les Arabes, les Turcs et autres peuples qui lisent de droite à gauche n’ont pas manqué de le prononcer Latnamaïnorc, mais les Turcs l’appellent bizarrement Pata, ce qui signifie oie ou organe viril, à volonté. Les Russes le surnomment Viperdoc, c’est-à-dire né d’un pet ; on verra plus loin la raison de ce sobriquet. Les Scandinaves, ou du moins les Dalécarliens, l’appellent volontiers quoniam, en latin, qui signifie parce que, mais désigne souvent les parties nobles dans les récits populaires du moyen âge. On voit que les Saxons et les Turcs manifestent à l’égard de Croniamantal le même sentiment en lui appliquant des surnoms identiques, mais dont l’origine est encore mal expliquée. On suppose que c’est une allusion euphémique à ce qui se trouvait dans le rapport médical du médecin marseillais Ratiboul sur la mort de Croniamantal. D’après cette pièce officielle, tous les organes de Croniamantal étaient sains et le médecin légiste ajoutait en latin, comme fit l’aide-major Henry pour Napoléon : partes viriles exiguitatis insignis, sicut pueri.

Au demeurant, il est des pays où la notion de la virilité croniamantalesque a complètement disparu. C’est ainsi qu’en Moriane les nègres le nomment Tsatsa où Dzadza ou Rsoussour, noms féminins, car ils ont féminisé Croniamantal comme les Byzantins ont féminisé le vendredi saint en en faisant sainte Parascève.

II

Procréation

À deux lieues de Spa, sur la route bordée d’arbres tordus et de buissons, Viersélin Tigoboth, musicien ambulant qui arrivait à pied de Liége, battait le briquet pour allumer sa pipe. Une voix de femme cria :

« Eh ! monsieur ! »

Il leva la tête et un rire éperdu éclata :

« Hahaha ! Hohoho ! Hihihi ! tes paupières ont la couleur des lentilles d’Égypte ! Je m’appelle Macarée. Je veux un matou. »

Viersélin Tigoboth aperçut sur le bord de la route une jeune femme brune, formée de jolis globes. Qu’elle était gracieuse en jupe courte de cycliste ! Et tenant d’une main son vélo, tandis qu’elle cueillait de l’autre les prunelles âpres, elle fixait ardemment ses grands yeux d’or sur le musicien wallon.

— Vs’estez one belle bâcelle, dit Viersélin Tigoboth en faisant claquer sa langue. Mais, nom di Dio, si vous mangez des prunelles vous aurez la colique, ce soir, paraît.

— Je veux un matou, répéta Macarée, et dégrafant sa chemisette, elle montra à Viersélin Tigoboth ses seins, pareils aux fesses des anges et dont l’aréole était de couleur tendre comme les nuages roses du couchant.

— Oh ! oh ! dit Viersélin Tigoboth, c’est beau comme les perles de l’Amblêve, donnez-les-moi. J’irai cueillir pour vous un grand bouquet de feuilles de fougère et d’iris couleur de lune.

Viersélin Tigoboth s’avança pour saisir cette chair miraculeuse qu’on lui offrait pour rien, comme à la messe le pain bénit ; mais il se retint.

— V’estez one belle crapeaute di nom di Dio, vs’estez belle comme l’fôre à Lige. Vs’estez one plus belle jône feie qu’Donnaye, qu’Tatenne, qu’Victoere, dont j’ons été l’galant et que les mamzelles du mon Rénier qui sont todis à vinde. Mins, si vous voulez esse m’binaméïe, nom di Dio, v’arez les morpions.

macarée

Ils sont couleur de lune
Et ronds comme la roue de la Fortune.

viersélin tigoboth

Si vous n’craignez pas d’attraper des poux,
Je veux bien être aujourd’hui votre époux.

Et Viersélin Tigoboth s’avança des baisers pleins les lèvres :

« J’ v’ainme ! I fait pahûle ! Ô binaméïe ! »

Bientôt il n’y eut plus que des soupirs, des chants d’oiseaux et des lièvres roux et cornus ainsi que des diablotins passaient, vites comme les bottes de sept lieues, près de Viersélin Tigoboth et de Macarée, sous le pouvoir de l’amour, derrière les prunelliers.

Puis, la bécane emporta Macarée.

Et triste jusqu’à la mort, Viersélin Tigoboth maudit l’instrument de la vitesse qui roulait et s’engloutit derrière la rotondité terraquée, au moment où le musicien se mettait à pisser en fredonnant une pasquéïe…


III

Gestation

Macarée s’aperçut bientôt qu’elle avait conçu de Viersélin Tigoboth.

« C’est ennuyeux, pensa-t-elle d’abord, mais la médecine a fait beaucoup de progrès. Je me débarrasserai quand je voudrai. Ah ! ce Wallon ! Il aura travaillé en vain. Macarée peut-elle élever le fils d’un chemineau ? Non, non, je condamne à mort cet embryon. Je ne veux même pas conserver dans l’esprit de vin ce fœtus de mauvaise famille. Et toi, mon ventre, si tu savais comme je t’aime depuis que je connais ta bonté. Quoi ? tu acceptes de porter les fardeaux que tu trouves sur ta route ? ventre trop innocent, tu es indigne de mon âme égoïste.

« Que dis-je, ô mon ventre ? tu es cruel, tu sépares les enfants de leurs pères. Non ! je ne t’aime plus. Tu n’es qu’un sac plein, à cette heure, ô mon ventre souriant du nombril, ô mon ventre élastique, barbu, lisse, bombé, douloureux, rond, soyeux, qui anoblis. Car tu anoblis, je l’oubliais, ô mon ventre plus beau que le soleil. Tu anoblirais aussi l’enfant du chemineau wallon et tu vaux bien la cuisse de Jupiter. Quel malheur ! un peu plus, j’aurais détruit un enfant de race noble, mon enfant qui déjà vit dans mon ventre bien-aimé. »

Elle ouvrit brusquement la porte et cria :

« Madame Dehan ! Mademoiselle Baba ! »

Il y eut un fracas de portes, de serrures, et les propriétaires de Macarée arrivèrent en courant.

« Je suis enceinte, cria Macarée, je suis enceinte ! »

Elle était assise sur son lit, les jambes écartées, sa chair était douillette. Macarée était étroite de ceinture et large de côté.

— Pauvre petite, dit Mme Dehan, qui était borgne, moustachue, déhanchée et boiteuse, pauvre petite, vous ne savez pas ce qui vous attend. Après l’accouchement, les femmes sont comme les dépouilles des hannetons qui craquent sous les pieds des passants. Après l’accouchement, les femmes ne sont plus que boîtes à maladies (regardez-moi !), coquilles d’œufs emplies de sorts, d’incantations et autres féeries. Ah ! Ah ! vous avez bien travaillé.

— Sottises ! dit Macarée. Le devoir des femmes est d’avoir des enfants et je sais bien que généralement cela influe très heureusement sur leur santé autant physique que morale.

— De quel côté êtes-vous malade ? demanda Mlle Baba.

— Taisez-vous, paraît ! dit Mme Dehan. Allez plutôt chercher mon flacon d’élixir de Spa et apportez aussi des petits verres.

Mlle Baba apporta l’élixir. On en but.

« Ça va mieux, dit Mme Dehan ; après une telle émotion, j’avais besoin de me remettre. »

Elle se reversa un petit verre d’élixir, le but et en recueillit avec la langue les dernières gouttelettes.

— Figurez-vous, dit-elle ensuite, figurez-vous, madame Macarée… Je le jure sur ce que j’ai de plus sacré au monde, Mlle Baba en peut témoigner comme moi-même, c’est la première fois qu’il arrive pareille chose à une de mes locataires. Et il y en a eu, paraît ! Louise Bernier qu’on appelait la Plie, parce qu’elle était plate ; Marcelle la Carabinière (dont l’insolence était épatante !) ; Josuette, qui est morte d’une insolation à Christiania, le soleil voulant ainsi se venger de Josué ; Lili de Mercœur, un grand nom, paraît-il (pas le sien naturellement), et puis assez vilain pour une femme chic, ça s’écrit Mercœur : « Il faut prononcer Mercure », disait-elle la bouche en cul de poule. Et vous savez, elle a fini par là, on l’a remplie de mercure comme un thermomètre. Elle me demandait le matin : « Quel temps fera-t-il aujourd’hui ? » Mais je lui répondais toujours : « Vous devez le savoir mieux que moi… » Jamais, au grand jamais, elles n’ont été enceintes chez moi.

— Voyons, c’est pas tout ça, dit Macarée. Je ne l’ai jamais été non plus. Donnez-moi des conseils, mais qu’ils soient courts.

À ce moment, elle se leva.

« Oh ! s’écria Mme Dehan, que vous avez le derrière bien formé ! Quel éclat ! quelle blancheur ! quel embonpoint ! Mademoiselle Baba, Mme Macarée va mettre une robe de chambre. Servez le café et vous apporterez aussi la tarte aux myrtilles. »

Macarée mit une chemise et enfila une robe de chambre dont la ceinture était formée d’une écharpe écossaise.

Mlle Baba revint ; elle apportait sur un grand plateau les tasses, la cafetière, le pot au lait, le pot à miel, les tartines beurrées et la tarte aux myrtilles.

— Vous voulez un bon conseil, dit Mme Dehan en essuyant du revers de sa main le café au lait qui coulait sur son menton. Vous ferez baptiser votre enfant.

— Je n’y manquerai pas, dit Macarée.

— Je pense même, dit Mlle Baba, qu’il serait bon de l’ondoyer le jour de sa naissance.

— En effet, marmotta Mme Dehan la bouche pleine, on ne sait jamais ce qui peut arriver. Puis vous le nourrirez vous-même, et si j’étais de vous, si j’avais de l’argent comme vous, je tâcherais d’aller à Rome avant d’accoucher et de me faire bénir par le pape. Il ne connaîtra jamais les caresses, ni les corrections paternelles, votre enfant ; il ne prononcera jamais le doux nom de papa. Au moins que la bénédiction du pape le suive toute sa vie.

Et Mme Dehan se mit à sangloter comme un pot au feu qui déborde, Macarée versa des larmes aussi abondantes que celles d’une baleine qui souffle. Mais que dire de Mlle Baba ? Les lèvres bleues de myrtilles, elle pleura tant et tant que, de la gorge, les sanglots se propagèrent jusqu’à son pucelage qui manqua s’étrangler.


IV

Noblesse

Après avoir gagné beaucoup d’argent au baccarat, et déjà riche grâce à l’Amour, Macarée, dont rien ne décelait la grossesse, vint à Paris où, avant tout, elle courut les couturiers à la mode,

Qu’elle était chic, qu’elle était chic !

Un soir qu’elle s’était rendue au Théâtre-Français, on jouait une pièce morale. Au premier acte, une jeune femme que la chirurgie avait rendue stérile soignait la grossesse de son mari hydropique et fort jaloux. Le médecin s’en allait en disant :

« Un grand miracle et un grand dévouement pourront seuls le sauver. »

Au deuxième acte, la jeune femme disait au jeune médecin :

— Je me dévoue pour mon mari. Je veux devenir hydropique à sa place.

— Aimons-nous, Madame. Si vous n’êtes pas impropre à la maternité, votre souhait sera rempli. Et quelle douce gloire j’en tirerai !

— Hélas ! murmurait la dame, je n’ai plus d’ovaires.

— L’amour, s’écriait alors le docteur, l’amour, madame, est capable de faire bien des miracles.

Au troisième acte, le mari mince comme un I et la dame enceinte de huit mois se félicitaient de l’échange qu’ils avaient fait. Le médecin communiquait à l’Académie de médecine le résultat de ses travaux sur la fécondation des femmes devenues stériles à la suite d’opérations chirurgicales.

Vers la fin du troisième acte, quelqu’un cria : « Au feu ! » dans la salle. Les spectateurs épouvantés se sauvèrent en hurlant. En fuyant, Macarée s’accrocha au bras du premier homme qu’elle rencontra. Il était bien vêtu et beau de figure, et comme Macarée était charmante, il parut flatté de ce qu’elle l’eût choisi comme défenseur. Ils lièrent ensuite connaissance au café et de là allèrent souper à Montmartre. Mais il se trouva que François des Ygrées avait par négligence oublié sa bourse. Macarée paya volontiers l’addition. Et François des Ygrées poussa la galanterie jusqu’à ne pas vouloir laisser dormir seule Macarée, que l’incident de l’incendie avait rendue nerveuse.

François, baron des Ygrées (baronnie postiche, au demeurant), se disait le dernier rejeton d’une noble maison de Provence et professait le blason au sixième étage d’un immeuble de la rue Charles-V.

« Mais, disait-il, les révolutions et les démagogues ont tant fait que le blason n’est plus étudié que par des archéologues roturiers, tandis que les nobles ne sont plus endoctrinés dans cet art. »

Le baron des Igrées, dont l’écu était d’azur à trois pairles d’argent posés en pal, sut inspirer assez de sympathie à Macarée pour qu’en reconnaissance de la nuit du Théâtre-Français, elle voulût prendre des leçons de blason.

Macarée se montra, il est vrai, peu encline à retenir les termes du blason, et l’on peut affirmer qu’elle ne s’intéressa sérieusement qu’aux armes des Pignatelli, qui ont fourni des papes à l’Église et dont l’écu est meublé de marmites.

Néanmoins, ces leçons ne furent une perte de temps ni pour Macarée ni pour François des Ygrées, car ils finirent par s’épouser. Macarée apporta en dot son argent, sa beauté et sa grossesse. François des Ygrées offrit à Macarée un grand nom et sa noble prestance.

Ils n’avaient à se plaindre du marché ni l’un ni l’autre et se trouvèrent heureux.

« Macarée, ma chère épouse, dit François des Ygrées peu de jours après son mariage, pourquoi donc avez-vous commandé tant de toilettes ? Il me semble qu’il ne se passe point de jour sans que les couturiers n’en apportent de nouvelles. Elles font, il est vrai, honneur à votre bon goût et à leur habileté. »

Macarée hésita un instant, puis répondit :

— C’est en vue de notre voyage de noces, François !

— Notre voyage de noces, j’y avais songé. Mais où comptez-vous aller ?

— À Rome, dit Macarée.

— À Rome, comme les cloches de Pâques ?

— Je veux voir le pape, dit Macarée.

— Fort bien, mais dans quel but ?

— Afin qu’il bénisse l’enfant qui tressaille dans mon ventre, dit Macarée.

— Tubleu ! Morbleu !

— Ce sera votre fils, dit Macarée.

— Vous avez raison, Macarée. Nous irons à Rome, comme les cloches de Pâques. Vous commanderez une nouvelle robe de velours noir ; et que devant, au bas de la jupe, le couturier ne néglige pas de faire broder nos armes parlantes : d’azur à trois pairles d’argent posés en pal.


V

Papauté

« Per caritá, madame la baronesse (on vous dirait volontiers mademoiselle !) Ah ! Ah ! Ah ! Mais le monsieur le baron votre mari, il protesterait, ah ! ah ! ah ! c’est que c’est vrai, vous avez un petit ventre qui commence à devenir arrogant. On travaille bien, je vois, en France. Ah ! si ce beau pays voulait redevenir religieux, aussitôt la population décimée par l’anticléricalisme, (oui, baronesse, c’est prouvé), la population croîtrait considérablement. Ah ! Jésus saint ! comme elle écoute bien, l’arrogantine, quand on parle sérieusement, oui, baronesse, vous avez l’air d’une arrogantine. Ah ! ah ! ah ! alors, on veut voir le pape. Ah ! ah ! la bénédiction d’un simple cardinal comme moi ne suffit pas. Ah ! ah ! taisez-vous, je comprends bien. Ah ! ah ! je tâcherai d’obtenir l’audience. Oh ! ne me remerciez pas, laissez donc ma main tranquille. Comme elle embrasse bien, l’arrogantine, hein ! oui ! Venez encore ici, je veux que vous emportiez un souvenir de moi.

« Là ! une chaîne, avec la médaille de la sainte maison de Lorette. Allons, que je vous la passe autour du cou, je veux dire… Ah ! c’est du français, nous pouvons pas le prononcer. Vous ne savez pas l’italien. Nous disons toujours ou, en français vous dites u, c’est très fatigant… Maintenant que vous avez la médaille, vous allez me promettre de ne jamais la quitter. Bien, bien, bien ! Venez que je vous baise au front. Là ! allons ! est-ce qu’elle a peur de moi l’arrogantine ? C’est fait ! Dites-moi ce qui vous fait rire ?… Rien ! Et alors ! Un conseil ! Quand vous irez au Vatican, je vous recommande de ne pas mettre tant de puanteur, je veux dire tant d’odeur sur vous. Au revoir, arrogantine. Revenez me voir. Mes compliments au monsieur baron. »

C’est ainsi que, grâce au cardinal Ricottino qui avait été nonce à Paris, Macarée obtint une audience du pape.

Elle se rendit au Vatican, vêtue de sa belle robe armoriée. Le baron des Ygrées, en redingote, l’accompagnait. Il admira beaucoup la tenue des gardes-nobles, et les Suisses mercenaires, enclins aux soûleries et aux mutineries, lui parurent de beaux diables. Il trouva l’occasion de parler à l’oreille de sa femme d’un de ses aïeux cardinal sous Louis XIII

Les deux époux rentrèrent à l’hôtel fort émus et comme confits par la bénédiction papale. Ils se déshabillèrent chastement, et dans le lit, ils parlèrent longtemps du pontife, tête blanchie de la vieille Église, neige que les catholiques pensent éternelle, lys en serre.

— Ma femme, dit pour finir François des Ygrées, je vous estime en vous adorant et j’aimerai de tout mon cœur l’enfant que le pape a béni. Qu’il vienne donc l’enfant bénit, mais je désire qu’il naisse en France.

— François, dit Macarée, je ne connais pas encore Monté-Carle, allons-y ! Il ne faut pas que je perde la boule. Nous ne sommes pas millionnaires. Je suis certaine que j’aurai du succès à Monte-Carlo.

— Tubleu ! Morbleu ! Têtebleu ! sacra François, Macarée vous me faites voir rouge.

— Aïe, cria Macarée, tu m’as donné un coup de pied, maq…

— Je vois avec plaisir Macarée, dit spirituellement François des Ygrées, qui se ressaisissait vite, que vous n’oubliez pas que je suis votre mari.

— Allons, mon petit Zozo, on part pour Monaco.

— Oui, mais tu accoucheras en France, car Monaco est un état indépendant.

— C’est entendu, dit Macarée.

Le lendemain le baron des Ygrées et la baronne, tout bouffis de piqûres de moustiques, prirent à la gare des billets pour Monaco. Dans le wagon ils faisaient des projets charmants.


VI

Gambrinus

Le baron et la baronne des Ygrées, en prenant des billets pour Monaco, pensaient arriver à cette station qui est la cinquième quand on va d’Italie en France et la seconde de la petite principauté monégasque.

Le nom de Monaco est proprement le nom italien de cette Principauté, bien qu’on l’emploie aujourd’hui en français, les désignations françaises, Mourgues et Monéghe, étant tombées en désuétude.

Or, la langue italienne appelle Monaco, non seulement la principauté de ce nom, mais encore la capitale de la Bavière que les Français nomment Munich. L’employé avait délivré au baron des billets pour Monaco-Munich au lieu de ceux pour Monaco-Principauté. Lorsque le baron et la baronne s’aperçurent de l’erreur, ils étaient à la frontière de la Suisse et après s’être remis de leur étonnement, ils décidèrent d’achever le voyage de Munich afin de voir de près tout ce que l’esprit anti-artistique de l’Allemagne moderne a pu concevoir de laid en fait d’architecture, de statuaire, de peinture et d’art décoratif…

Un froid mois de mars laissa grelotter le couple dans l’Athènes de carton pierre…

« La bière, avait dit le baron des Ygrées, est excellente pour les femmes enceintes. »

Il emmena sa femme à la brasserie royale du Pschorr, à l’Augustinerbraü, au Munchnerkindl et dans d’autres brasseries.

Ils gravirent le Nockerberg où est situé un grand jardin. On y boit, tant qu’elle dure, la bière de mars la plus fameuse, la Salvator, et elle ne dure pas longtemps, car les Munichois sont des ivrognes.

Lorsque le baron entra dans le jardin avec sa femme, ils le trouvèrent envahi par la foule des buveurs déjà saouls qui chantaient à tue-tête, dansaient en branle et brisaient les chopes vides.

Des marchands vendaient les volailles rôties, les harengs grillés, les bretzels, les petits pains, la charcuterie, les sucreries, les bibelots-souvenirs, les cartes postales. Il y avait aussi Hannès Irlbeck, le roi des buveurs. Depuis Perkeo, le nain ivrogne du grand tonneau d’Heidelberg, on n’avait vu pareil boit-sans-soif. Au temps de la bière de mars, puis en mai, au moment du Bock, Hannès Irlbeck buvait ses quarante litres de bière. En temps ordinaire, il lui arrivait de n’en boire que vingt-cinq.

Au moment où le gracieux couple des Ygrées arriva près de lui, Hannès posa ses fesses kolossales sur un banc qui, supportant déjà une vingtaine d’hommes et de femmes énormes, craqua incontinent. Les buveurs tombèrent les jambes en l’air. On aperçut quelques cuisses nues, car les bas des Munichoises ne montent pas plus haut que le genou. Les rires éclatèrent partout. Hannès Irlbeck qui s’était écroulé aussi, mais sans lâcher sa chope, en versa le contenu sur le ventre d’une fille qui avait roulé près de lui, et la bière moussant sous elle ressemblait à ce qu’elle fit sitôt debout, en avalant un litre d’un seul trait afin de se remettre de son émotion.

Mais le gérant du jardin criait :

« Donnerkeil ! sacrés cochons… un banc de cassé. »

Et il se précipita sa serviette sous le bras en appelant les garçons :

— Franz ! Jacob ! Ludwig ! Martin ! pendant que les consommateurs appelaient le gérant :

— Ober ! Ober !

Cependant, l’Oberkellner et les garçons ne revenaient pas. Les buveurs se pressaient aux comptoirs où l’on prend sa chope soi-même, mais les tonneaux ne se vidaient plus, on n’entendait plus de minute en minute les coups sonores annonçant la mise en perce d’un nouveau fût. Les chants s’étaient arrêtés, des buveurs en colère proféraient des injures contre les brasseurs et contre la bière de mars même. D’autres profitaient de l’entr’acte et vomissaient avec de violents efforts, les yeux hors de la tête ; leurs voisins les encourageaient avec un sérieux imperturbable. Hannès Irlbeck qui s’était relevé non sans peine, renifla en murmurant :

« Il n’y a plus de bière à Munich ! »

Et il répéta, avec l’accent de sa ville natale :

« Minchen ! Minchen ! Minchen ! »

Après avoir levé les yeux au ciel, il se précipita vers un marchand de volailles et lui ayant commandé de rôtir une oie, se mit à formuler des souhaits :

« Plus de bière à Munich… s’il y avait seulement des radis blancs ! »

Et il répéta longtemps le terme munichois :

« Raadi, raadi, raadi… »

Tout à coup, il s’interrompit. La foule des buveurs altérés poussa un cri de satisfaction. Les quatre garçons venaient d’apparaître à la porte de la brasserie. Ils portaient dignement une sorte de baldaquin sous lequel l’Oberkellner marchait raide et fier comme un roi nègre détrôné. Ils précédaient de nouveaux tonneaux de bière qui furent mis en perce au son de la cloche, et tandis qu’éclataient les rires, les cris et les chansons sur cette butte grouillante, dure et agitée comme la pomme d’Adam de Gambrinus même, quand burlesquement vêtu en moine, le radis blanc d’une main, il vide de l’autre la cruche qui lui réjouit le gosier.

Et l’enfant à venir se trouva fort secoué par les rires de Macarée qui s’amusait au spectacle de cette énorme godaillerie et qui ne laissa point de boire jusqu’à plus soif en compagnie de son mari.

Or l’allégresse de la mère eut une heureuse influence sur le caractère du rejeton qui en acquit beaucoup de bon sens, dès avant sa naissance, et du véritable bon sens, s’entend, celui des grands poètes.


VII

Accouchement

Le baron François des Ygrées quitta Munich au moment où la baronne Macarée connut que s’avançait l’heure de la délivrance. M. des Ygrées ne voulait pas d’un enfant né en Bavière ; il assurait que ce pays prédispose à la syphilis.

Ils arrivèrent, avec le printemps, au petit port de la Napoule, que dans un calembour lyrique du plus bel effet, le baron baptisa pour l’éternité :

La Napoule aux cieux d’or.

C’est là que s’accomplit la délivrance de Macarée.

« Ah ! Ah ! Aïe ! Aïe ! Aïe ! Ouil ! Ouil ! Ouilles ! »

Les trois sages-femmes du pays se mirent à deviser agréablement :

première sage-femme

Je songe à la guerre.

Ô mes amies, les étoiles, les belles étoiles, les avez-vous comptées ?

Ô mes amies, vous souvenez-vous seulement des titres de tous les livres que vous avez lus et du nom des auteurs ?

Ô mes amies, avez-vous songé aux pauvres hommes qui firent les grandes routes ?

Les pâtres de l’âge d’or laissaient paître leurs troupeaux sans craindre l’abigeat, ils ne redoutaient que les fauves.

Ô mes amies, que pensez-vous de tous ces canons ?

deuxième sage-femme

Ce que je pense de ces canons ? Ce sont de vigoureux priapes.

Ô mes belles nuits ! Je suis heureuse d’une corneille sinistre qui m’enchanta hier soir, c’est de bon augure. Mes cheveux sont parfumés à l’abelmosch.

Ô ! les beaux et raides priapes que sont ces canons. Si les femmes avaient dû faire le service militaire, elles auraient servi dans l’artillerie. La vue des canons doit être étrange pendant la bataille.

Les lumières naissent sur la mer au loin.

Réponds, ô Zélotide, réponds de ta voix douce.

troisième sage-femme

J’aime ses yeux dans la nuit, il connaît bien mes cheveux et leur odeur. Dans les rues de Marseille un officier m’a longtemps suivie. Il était bien vêtu et de belles couleurs, il y avait de l’or sur ses habits et sa bouche me tentait, mais j’ai fui ses baisers en me réfugiant dans mon ou ma bed-room du ou de la family-house où j’étais descendue.

première sage-femme

Ô Zélotide, épargne les tristes hommes comme tu épargnas ce mirliflor. Zélotide, que penses-tu des canons ?

deuxième sage-femme

Hélas ! Hélas ! je voudrais être aimée.

troisième sage-femme

Ils sont les instruments de l’ignoble amour des peuples. Ô Sodome ! Sodome ! Ô le stérile amour !

première sage-femme

Mais nous sommes femmes, et que dis-tu de Sodome ?

troisième sage-femme

Le feu du ciel l’a dévorée.

l’accouchée

Quand vous aurez fini vos simagrées, si cela vous agrée, n’oubliez pas de vous occuper de la baronne des Ygrées.

Le baron dormait dans un coin de la chambre, sur quelques couvertures de voyage. Il fit un pet qui fit rire aux larmes sa moitié. Macarée pleurait, criait, riait, et quelques instants après mettait au monde un enfant bien constitué du sexe masculin. Alors, épuisée par tous ces efforts, elle rendit l’âme, en poussant un hurlement semblable à cet ululement que pousse l’éternelle première femme d’Adam, lorsqu’elle traverse la mer Rouge.

En rapportant ce qui précède, je crois avoir élucidé l’importante question du lieu natal de Croniamantal. Laissons les 123 villes[1] dans 7 pays sur 4 continents se disputer l’honneur de lui avoir donné naissance.

Nous savons maintenant, et les registres de l’état civil sont là pour un coup, qu’il est né du pet paternel, à La Napoule aux cieux d’or, le 25 août 1889, mais fut déclaré à la mairie seulement le lendemain matin.

C’était l’année de l’Exposition Universelle, et la tour Eiffel, qui venait de naître, saluait d’une belle érection la naissance héroïque de Croniamantal.

Le baron des Ygrées refit un pet qui le réveilla auprès du lit macabre où se carrait le machabée de Macarée. L’enfant criait, les sages-femmes gloussaient, le père sanglotait, en criant :

« Ah ! la Napoule aux cieux d’or, j’ai tué ma poule aux yeux d’or ! »

Puis il ondoya le nouveau-né l’appelant d’un nom qu’il inventa aussitôt et qui n’appartient à aucun saint du Paradis : Croniamantal. Il partit le jour suivant, après avoir réglé les funérailles de son épouse, écrit les lettres nécessaires pour recueillir sa succession et déclaré l’enfant sous les noms de Gaëtan-Francis-Étienne-Jack-Amélie-Alonso Des ygrées. Avec ce nourrisson dont il était le père putatif, il prit le train pour la Principauté de Monaco.


VIII

Mammon

Veuf, François des Ygrées s’établit près de la Principauté ; sur le territoire de Roquebrune, il prit pension dans une famille, dont faisait partie une jolie brune qu’on appelait Mia. Là, il nourrissait lui-même au biberon l’héritier de son nom.

Souvent, il allait dès l’aurore se promener au bord de la mer. La route était bordée d’agaves qu’involontairement, chaque fois qu’il les voyait, il comparait à des paquets de morue sèche. Parfois, à cause du vent contraire, il se tournait pour allumer une cigarette égyptienne dont la fumée s’élevait en spirales semblables aux montagnes bleuâtres qui s’estompaient au loin en Italie.



La famille au sein de laquelle il s’était installé se composait du père, de la mère et de Mia. M. Cecchi, un Corse, était croupier au casino. Il avait été autrefois croupier à Baden-Baden et y avait épousé une Allemande. De cette union était née Mia, dont la carnation et les cheveux noirs attestaient surtout le sang corse. Elle était toujours vêtue de couleurs voyantes. Sa démarche était balancée, sa taille était cambrée ; elle avait moins de poitrine que de croupe, et un peu de strabisme donnait à ses yeux noirs un regard un peu égaré qui ne la rendait que plus désirable.

Son parler était lâche, mou, grasseyant, mais agréable cependant. C’est l’accent des Monégasques, dont Mia suivait la syntaxe. Après avoir quelquefois vu la jeune fille cueillir des roses, François des Ygrées commença à s’occuper d’elle et s’amusa de cette syntaxe dont il lui plut de rechercher quelques règles. Il en remarqua d’abord les italianismes et surtout celui qui consiste à conjuguer le verbe être avec lui-même pour auxiliaire, au lieu d’employer le verbe avoir. Ainsi, Mia disait : « Je suis étée », au lieu de : « J’ai été ». Il nota cette règle bizarre qui consiste à répéter le verbe de la proposition principale après cette proposition : « Je suis été aux Moulins, pendant que vous alliez à Menton, je suis été », ou bien : « Cette année je veux aller à Nice, à la foire aux cogourdes, je veux ».

Une fois, avant le lever du soleil, François des Ygrées descendit au jardin. Il s’y abandonna à une douce rêverie pendant laquelle il s’enrhuma. Tout à coup il se mit à éternuer sans répit une vingtaine de fois, atchi, atchou, atchi.

Ces éternuements le dégourdirent. Il vit que le ciel blanchissait et l’horizon marin s’éclairait le premier à cette aube. Puis un commencement d’aurore enflamma le ciel du côté de l’Italie. En face s’étendait la mer encore triste, et à l’horizon, comme un petit nuage au ras de la mer, se courbaient les sommets de la Corse, qui disparaissent après le lever du soleil. Le baron des Ygrées frissonna, puis il bâilla en s’étirant. Alors il regarda encore la mer à l’orient, où l’on eût dit que flambait une flotte royale en vue d’une ville marine aux maisons blanches, Bordighère, qui fournit les palmes pour les fêtes du Vatican. Il se tourna vers le gardien immobile du jardin : ce grand cyprès enguirlandé d’un rosier fleuri qui lui grimpait jusqu’à la cime. François des Ygrées respira les roses somptueuses aux fragrances nonpareilles et dont les pétales encore serrés étaient de chair.

C’est alors que Mia l’appela pour qu’il prît son déjeuner.

Sa natte dans le dos, elle venait de cueillir des figues et en laissait couler des gouttes laiteuses dans une jatte de lait. Elle sourit à Croniamantal en disant : « Voulez-vous goûter le lait caillé ? » Il dit que non, car il ne l’aimait pas.

— Avez-vous bien reposé ? demanda-t-elle.

— Non, il y a trop de moustiques.

— Vous savez, quand on a été piqué, on n’a qu’à se frotter avec du citron et pour ne pas l’être on se met de la vaseline sur le visage avant de se coucher. Moi, elles ne me piquent pas.

— Ça serait dommage. Car vous êtes très jolie et on a dû vous le dire souvent.

— Il y en a qui le disent et d’autres qui le pensent sans le dire, il y en a. Pour ceux qui me le disent, ça ne me fait ni froid, ni chaud, pour les autres c’est tant pis pour eux, c’est…

Et François des Ygrées imagina aussitôt une fable pour les timides :

Fable de l’huître et du hareng

Une huître vivait belle et sage, sur une roche. Elle ne rêvait pas d’amour, mais pendant les beaux jours bayait au soleil béatement. Un hareng la vit et ce fut le coup de foudre. Il s’en amouracha éperdument sans oser le lui avouer.

Un jour d’été, heureuse et coite, l’huître bâillait. Tapi derrière un rocher, le hareng la contemplait, mais tout à coup le désir de donner un baiser à sa bien aimée devint si fort qu’il ne put le réfréner.

Il se jette alors entre les écailles ouvertes de l’huître et, surprise, elle les referme soudain, décapitant le misérable dont le corps flotte sans tête, à l’aventure, sur l’océan.

— C’était tant pis pour le hareng, dit Mia en riant, il était par trop bête. Moi, je veux bien qu’on me dise que je suis jolie, mais pas pour rire, pour que nous se fiancions…

Et François des Ygrées remarqua pour la noter cette curieuse particularité de syntaxe qui fait conjuguer le pluriel des verbes pronominaux avec le concours unique, à chaque personne, du pronom réfléchi de la troisième personne : nous se fiançons, vous se fiançez… Et il pensait encore :

« Elle ne m’aime pas. Macarée morte. Mia indifférente. Allons, je suis malheureux en amour. »

Un jour, il se trouvait dans le vallon des Gaumates, sur un monticule planté de petits pins maigres. La côte bordée par le blanc-bleu des flots s’allongeait au loin, devant lui. Le Casino émergeait de la forêt des arbres rares de ses jardins. François des Ygrées le regardait. Ce palais ressemblait à un homme accroupi et levant ses bras au ciel. Près de lui François des Ygrées entendit un Mammon invisible :

« Regarde ce palais, François, il est fait à l’image de l’homme. Il est sociable comme lui. Il aime ceux qui le visitent et surtout ceux qui sont malheureux en amour. Vas-y et tu gagneras, car on ne peut pas perdre au jeu lorsqu’ainsi que toi, l’ouest malheureux en amour. »

Comme il était six heures, l’angélus tinta aux différentes églises des alentours. La voix des cloches prévalut contre la voix du Mammon invisible qui se tut, tandis que François des Ygrées le cherchait.

Le lendemain, François prit le chemin du temple de Mammon. C’était le dimanche des Rameaux. Les rues étaient encombrées d’enfants, de jeunes filles, de femmes portant des palmes et des rameaux d’oliviers. Les palmes étaient soit simples, soit tressées selon un art spécial. À chaque coin de rue, des tresseurs de palmes travaillaient assis contre une muraille. Sous leurs doigts experts les fibres des palmes se courbaient, s’enroulaient bizarrement et gracieusement. Des enfants jouaient déjà aux œufs durs. Sur une place, une troupe de gamins rossait un gosse roux que l’on avait surpris se servant d’un œuf de marbre. C’est de cette façon qu’il cassait les œufs et les gagnait. De toutes petites filles allaient à la messe, bien vêtues et portant, comme des cierges, les palmes tressées auxquelles leurs mères avaient suspendu des friandises.

François des Ygrées pensa :

« La vue des palmes porte bonheur et aujourd’hui Pâques fleuries, je veux faire sauter la banque. »

Dans la salle des jeux, il regarda d’abord la foule disparate qui se pressait autour des tables…

François des Ygrées s’approcha d’une table et joua. Il perdit. Le Mammon invisible était revenu et parlait durement chaque fois qu’on ratissait les mises :

« Tu as perdu ! »

Et François ne voyait plus la foule, la tête lui tournait, il plaçait des louis, des liasses de billets en plein, à cheval, en transversale, sur la couleur. Il joua longtemps, perdant tout ce qu’il voulait.

Il se tourna enfin et vit la salle illuminée où les joueurs se pressaient comme auparavant. Avisant un jeune homme dont la figure maussade indiquait assez qu’il n’avait pas eu de veine, François lui sourit et demanda s’il avait perdu.

Le jeune homme dit, l’air furieux :

« Vous aussi ? Un Russe a gagné plus de deux cent mille francs près de moi. Ah ! si j’avais encore cent francs, j’irais me refaire au trente et quarante. Et puis non, au fait, j’ai la guigne, la déveine noire, je suis foutu. Figurez-vous… »

Et, prenant François par le bras, il l’entraînait vers un divan sur lequel ils s’assirent.

« Figurez-vous, reprit-il, que j’ai tout perdu. Je suis presque un voleur. L’argent que j’ai perdu ne m’appartenait pas. Je ne suis pas riche, j’ai une bonne position dans le commerce. Mon patron m’a envoyé recouvrer des traites à Marseille. J’ai touché. J’ai pris le train pour venir tenter la chance. J’ai perdu. Que voulez-vous ? On m’arrêtera. On dira que je suis un malhonnête homme et pourtant je n’ai pas profité de cet argent. J’ai tout perdu. Eussé-je gagné ? personne ne m’aurait rien reproché. Ah ! j’ai la guigne ! Il ne me reste plus qu’à me tuer. »

Et soudain, se dressant, le jeune homme porta un revolver à sa bouche et fit feu. On emporta le cadavre. Quelques joueurs tournèrent un peu la tête, mais aucun ne se dérangea et la plupart ne s’aperçurent même pas de l’incident qui causa une profonde impression sur l’esprit du baron des Ygrées. Il avait perdu tout ce qu’avait laissé Macarée et qui était destiné à son enfant. En s’en allant François sentit l’univers se resserrer autour de lui comme une cellule, puis comme un cercueil. Il regagna la villa où il demeurait. À la porte, il s’arrêta devant Mia qui causait avec un voyageur portant une valise.

« Je suis Hollandais, disait cet homme, mais j’habite la Provence et je voudrais louer une chambre pour quelques jours ; je viens faire ici des observations mathématiques. »

À ce moment le baron des Ygrées envoya de la main gauche un baiser à Mia, tandis que, tenant un revolver de la droite, il se faisait sauter la cervelle et s’abattait dans la poussière.

« Nous ne louons qu’une seule chambre, dit Mia. Mais la voilà libre. »

Et vite elle alla fermer les yeux du baron des Ygrées, poussa des cris de pie, ameuta le quartier. On alla chercher la police qui enleva le corps et nul n’en entendit plus jamais parler.

Quant au jeune enfant, que son père, dans un élan de ce lyrisme qui lui était particulier avait nommé une fois pour toutes Croniamantal, il fut recueilli par le voyageur hollandais qui l’emporta bientôt pour l’élever comme son propre fils.

Le jour où ils partirent, Mia vendit sa virginité à un champion millionnaire du tir aux pigeons, et c’était la trente-cinquième fois qu’elle se livrait à cette petite opération commerciale.


IX

Pédagogie

Le Hollandais qui se nommait Janssen emmena Croniamantal aux environs d’Aix, dans une maison que les gens du voisinage appelaient le Château. Le Château n’avait de seigneurial que le nom et n’était qu’une vaste demeure à laquelle tenaient une laiterie et une écurie.

M. Janssen possédait une modeste aisance et vivait seul dans cette demeure qu’il avait achetée pour y vivre à l’écart, des fiançailles brusquement rompues l’ayant rendu un peu hypocondre. Il la consacrait maintenant à y tenter l’éducation du fils de Macarée et de Viersélin Tigoboth : Croniamantal, héritier du vieux nom des Ygrées.



Le Hollandais Janssen avait beaucoup voyagé.

Il parlait toutes les langues d’Europe, l’Arabe, le Turc sans compter l’Hébreu et les autres langues mortes. Son langage était clair comme ses yeux bleus. Il avait vite eu pour amis quelques humanistes d’Aix qu’il allait visiter parfois et il correspondait avec beaucoup de savants étrangers.

Dès que Croniamantal eut six ans, M. Janssen l’emmena souvent dans la campagne le matin. Croniamantal aimait ces leçons dans les sentiers des collines boisées. M. Janssen s’arrêtait parfois et montrant à Croniamantal des oiseaux voletant l’un près de l’autre ou des papillons se poursuivant et s’ébattant ensemble sur un églantier, il disait que l’amour guide toute la nature. Ils sortaient aussi le soir par le clair de lune et le maître expliquait à l’élève les destins secrets des astres, leur cours régulier et leurs effets sur les hommes.

Croniamantal n’oublia jamais qu’un soir lunaire de mai, son maître l’avait mené dans un champ à la lisière d’une forêt ; l’herbe ruisselait de lumière laiteuse. Autour d’eux les lucioles palpitaient ; leurs lueurs phosphorescentes et vagabondes donnaient au site un aspect étrange. Le maître attira l’attention du disciple sur la douceur de cette nuit de mai :

« Apprenez », disait-il, car il ne le tutoyait plus, parce que l’enfant avait grandi ; « apprenez tout de la nature et aimez-la. Qu’elle soit votre nourrice véritable dont les mamelles insignes sont la lune et la colline. »

Croniamantal avait à cette époque treize ans et son esprit était fort éveillé. Il écoutait attentivement les paroles de M. Janssen.

— J’ai toujours vécu en elle, mais mal vécu en somme, car on ne doit pas vivre sans amour humain, sans compagne. N’oubliez pas que tout est preuve d’amour dans la nature. Moi-même hélas ! je suis maudit pour n’avoir pas suivi cette loi avant laquelle n’existe que sa nécessité qui est le destin.

— Comment, dit Croniamantal, vous mon maître, qui connaissez tant de sciences, n’avez-vous pas distingué cette loi puisque les rustres la connaissent et même les animaux, les végétaux, les matières inertes ?

— Heureux enfant qui peut à treize ans faire de telles questions ! dit M. Janssen. J’ai toujours connu cette loi, à laquelle nul être ne saurait être rebelle. Mais quelques hommes disgraciés ne doivent pas connaître l’amour. Cela arrive surtout parmi les poètes et les savants. Les âmes sont vagabondes, j’ai la conscience des vies précédentes de mon âme. Elle n’a jamais animé que des corps stériles de savants. Il n’y a rien qui doive vous étonner dans mon affirmation. Des peuples entiers respectent les animaux et proclament la métempsychose, croyance honorable, évidente, mais outrée, puisqu’elle ne tient aucun compte des formes perdues et de l’éparpillement inévitable. Leur respect eût dû s’étendre aux végétaux et même aux minéraux. Car la poussière des chemins, qu’est-ce autre chose que la cendre des morts ? Il est vrai que les Anciens ne prêtaient point de vie aux choses inertes. Des rabbins ont cru que la même âme habita les corps d’Adam, de Moïse et de David. En effet, le nom d’Adam se compose en Hébreu d’Aleph, Daleth et Mem, premières lettres des trois noms. La vôtre habita comme la mienne dans d’autres corps humains, dans d’autres animaux ou fut éparpillée et continuera ainsi après votre mort puisque tout doit resservir. Car peut-être il n’y a plus rien de nouveau et la création a cessé peut-être… J’ajoute que je n’ai pas voulu de l’amour, mais je le jure, je ne recommencerais pas une vie semblable. J’ai mortifié ma chair et pratiqué de dures pénitences. Je voudrais que votre vie fût heureuse.

Le maître de Croniamantal lui fit consacrer la majeure partie de son temps aux sciences, il le tenait au courant des inventions nouvelles. Il lui enseignait aussi le latin et le grec. Souvent, ils lisaient les églogues de Virgile ou traduisaient Théocrite dans un site d’oliviers pareil aux sites antiques. Croniamantal avait appris un français très pur, mais c’est en latin que le maître enseignait, il montrait aussi l’italien et de bonne heure il mit entre les mains de Croniamantal les rimes de Pétrarque qui devint un de ses poètes favoris. M. Janssen enseigna encore à Croniamantal l’anglais et le rendit familier avec Shakespeare. Il lui donna surtout le goût des anciens auteurs français. Parmi les poètes français il estimait avant tout Villon, Ronsard et sa pléiade, Racine et La Fontaine. Il lui fit encore lire les traductions de Cervantes et de Gœthe. Sur son conseil, Croniamantal lut des romans de chevalerie dont plusieurs auraient pu faire partie de la bibliothèque de Don Quichotte. Ils développèrent en Croniamantal un goût insurmontable pour les aventures et les amours périlleuses ; il s’appliquait à l’escrime, à l’équitation ; dès l’âge de quinze ans il déclarait à quiconque venait les visiter qu’il était bien décidé à devenir un chevalier fameux sans maître, et déjà il rêvait d’une maîtresse.

Croniamantal était, à cette époque, un bel adolescent mince et droit. Les filles, lorsqu’il les frôlait dans les fêtes villageoises, étouffaient de petits rires et rougissaient en baissant les yeux sous son regard. Son esprit habitué aux formes poétiques, concevait l’amour comme une conquête. Des réminiscences de Boccace, son naturel hardi, son éducation, tout le disposait à oser.

Un jour de mai, il était allé, à cheval, faire une longue promenade. C’était le matin, la nature était encore fraîche. La rosée pendait aux fleurs des buissons et de chaque côté du chemin s’étendaient des champs d’oliviers dont les feuilles grises s’agitaient doucement aux brises maritimes et se mariaient agréablement au bleu céleste. Il arriva à un endroit où l’on travaillait à la route. Les cantonniers, de beaux garçons en bonnet de belles couleurs, travaillaient paresseusement en chantant et s’interrompaient parfois pour boire à leur gourde. Croniamantal pensa que ces beaux gars avaient des calignaires. C’est ainsi qu’en ce pays on nomme les amants. Les garçons disent « ma calignaire », les filles « mon calignaire », et de fait ils sont câlins et elles sont câlines dans cette belle contrée. Le cœur de Croniamantal se serra et tout son être exalté par le printemps et la chevauchée, cria vers l’amour.

À un tournant de route, une apparition augmenta sa peine. Il arriva près d’un petit pont jeté sur une rivière qui coupait le chemin. L’endroit était solitaire et, à travers les buissons et les troncs de peupliers, il vit deux belles filles se baigner toutes nues. L’une était dans l’eau et se retenait à une branche. Il admira ses bras bruns et des appas potelés que l’onde voilait à peine. L’autre, debout sur la rive, s’essuyait après le bain et laissait voir des contours ravissants, des grâces qui enflammèrent Croniamantal ; il résolut d’intervenir auprès de ces filles et de se mêler à leurs ébats. Par malheur, il aperçut dans les branches d’un arbre voisin deux jouvenceaux guettant cette proie. Retenant leur haleine et attentifs aux moindres mouvements des baigneuses, ils ne voyaient pas le cavalier qui, riant de toutes ses forces, lança son cheval au galop et se mit à pousser des cris en traversant le petit pont.

Le soleil était monté et presque au zénith dardait d’insupportables rayons. Aux inquiétudes amoureuses de Croniamantal vint s’ajouter une soif ardente. La vue d’une ferme au bord du chemin lui causa une joie indicible. Il arriva bientôt devant la métairie derrière laquelle était un petit verger que des arbres fleuris rendaient délicieux. C’était un petit bois rose et blanc de cerisiers et de pêchers. Sur la haie, des linges séchaient et il eut le plaisir de voir une ravissante paysanne de près de seize ans, en train de laver des hardes dans une cuve à l’ombre d’un figuier à peine feuillu qui, poussant dans le terrain voisin, se penchait sur le verger. N’ayant pas pris garde à son arrivée, elle continuait d’accomplir sa fonction domestique, qu’il trouva noble ; car plein de souvenirs antiques, il la comparait à Nausicaa. Étant descendu de cheval, il s’approcha de la haie et, ravi, contempla la jolie fille. Il la voyait de dos. Ses cottes troussées découvraient un mollet bien fait dans un bas très blanc. Son corps s’agitait de façon agréablement agaçante à cause de mouvements occasionnés par la lessive. Ses manches étaient relevées et il apercevait de beaux bras bruns et potelés qui l’enchantèrent.

J’ai toujours aimé particulièrement les beaux bras. Il est des gens qui attachent une grande importance à la perfection du pied. J’avoue qu’elle me touche, mais le bras est à mon avis ce que la femme doit avoir de plus parfait. Il agit toujours, on l’a constamment sous les yeux. On pourrait dire qu’il est l’organe des grâces et que, par ses mouvements adroits, il est l’arme véritable de l’Amour, alors que, recourbé, ce bras délicat imite un arc dont, étendu, il figure la flèche.

C’était aussi l’avis de Croniamantal. Il y songeait quand, tout à coup, son cheval qu’il tenait par la bride, connaissant l’heure acoutumée de sa provende, se prit à hennir pour la réclamer. Aussitôt la jeune fille se retourna et parut surprise de voir un étranger la contempler par-dessus la haie. Elle rougit et n’en parut que plus charmante. Sa peau brune attestait le sang sarrazin qui coulait dans ses veines. Croniamantal lui demanda à boire et à manger. Avec beaucoup de bonne grâce, cette belle fille le fit entrer dans la métairie et lui servit un agreste repas. Du laitage, des œufs, du pain noir eurent bientôt contenté sa soif et sa faim. Pendant ce temps, il questionnait sa jeune hôtesse, dans l’espoir de trouver une occasion pour lui dire des galanteries. Il apprit ainsi qu’elle s’appelait Mariette et que ses parents s’étaient rendus à la ville voisine pour vendre des légumes ; son frère travaillait sur la route. Cette famille vivait heureuse des produits du verger et de l’étable.

À ce moment, les parents, de beaux paysans, arrivèrent, et voilà Croniamantal, déjà amoureux de Mariette, tout désappointé. Il profita de leur retour pour demander à la mère de fixer son écot ; puis il sortit après avoir adressé à Mariette un long regard qu’elle ne lui rendit point, mais il eut le plaisir de voir qu’elle rougissait en se détournant.

Il remonta sur son cheval et reprit la route de sa demeure. Étant pour la première fois triste d’amour, il trouva une mélancolie extrême aux paysages parcourus auparavant. Le soleil était descendu sur l’horizon. Les feuilles grises des oliviers lui paraissaient d’une tristesse pareille à la sienne. Des ombres s’étendaient comme une onde. La rivière où il avait vu les baigneuses était abandonnée. Le bruit des petits flots lui fut insupportable comme une moquerie. Il lança son cheval au galop. Alors ce fut le crépuscule, des lumières s’allumaient au loin. Puis, la nuit étant venue, il ralentit son cheval et s’abandonna à une rêverie déréglée. La route en pente était bordée de cyprès, et c’est ainsi qu’assombri par la nuit et par l’amour, Croniamantal suivait le chemin mélancolique.

Son maître remarqua sans peine, les jours suivants, qu’il n’apportait plus aucune attention à des études auxquelles il s’appliquait auparavant. Il devina que ce dégoût venait de l’amour.

Ce qui se mêlait de mépris à son respect avait pour cause que Mariette n’était qu’une simple paysanne.

On était arrivé à la fin de septembre et l’ayant amené avec lui le lendemain sous les oliviers pleins de fruits, M. Janssen blâma la passion de son disciple qui, tout rouge, écoutait ces reproches. Les premiers vents d’automne se plaignaient et Croniamantal, très triste et très honteux, perdit à jamais l’envie de revoir sa jolie Mariette pour ne garder d’elle que le souvenir.

C’est ainsi que Croniamantal atteignit sa majorité.

Une maladie de cœur qu’on lui découvrit le fit réformer par l’autorité militaire. Bientôt après, son maître mourut subitement, lui laissant par testament le peu qu’il possédait. Et après avoir vendu la maison appelée le Château, Croniamantal vint à Paris pour s’y livrer paisiblement à son goût pour la littérature, car depuis quelque temps déjà, et en cachette, il composait des poèmes qu’il accumulait dans une vieille boîte à cigares.


X

Poésie

Dans les premiers jours de l’année 1911, un jeune homme mal habillé montait la rue Houdon en courant. Son visage extrêmement mobile paraissait tour à tour plein de joie ou d’inquiétude. Ses yeux dévoraient tout ce qu’ils regardaient et quand ses paupières se rapprochaient rapidement comme des mâchoires, elles engloutissaient l’univers qui se renouvelait sans cesse par l’opération de celui qui courait en imaginant les moindres détails des mondes énormes dont il se repaissait. Les clameurs et les tonnerres de Paris éclataient au loin et autour du jeune homme qui s’arrêta tout essoufflé, tel un cambrioleur trop longtemps poursuivi et prêt à se rendre. Ces clameurs, ce bruit, indiquaient bien que des ennemis étaient sur le point de le traquer, comme un voleur. Sa bouche et son regard exprimèrent la ruse et marchant maintenant avec lenteur, il se réfugia dans sa mémoire, et allait de l’avant, tandis que toutes les forces de sa destinée et de sa conscience écartaient le temps pour qu’apparût la vérité de ce qui est, de ce qui fut et de ce qui sera.

Le jeune homme entra dans une maison sans étage. Sur la porte ouverte, une pancarte portait :

Entrée des Ateliers

Il suivit un couloir où il faisait si sombre et si froid qu’il eut l’impression de mourir et de toute sa volonté, serrant les dents et les poings, il mit l’éternité en miettes. Puis soudain il eut de nouveau la notion du temps dont les secondes martelées par une horloge qu’il entendit alors tombaient comme des morceaux de verre et la vie le reprit tandis que de nouveau le temps passait. Mais au moment où il se disposait à toquer contre une porte, son cœur battit plus fort, crainte de ne trouver personne.

Il toquait à la porte et criait :

« C’est moi, Croniamantal. »

Et derrière la porte les pas lourds d’un homme fatigué, ou qui porte un faix très pesant, vinrent avec lenteur et quand la porte s’ouvrit ce fut dans la brusque lumière la création de deux êtres et leur mariage immédiat.

Dans l’atelier, semblable à une étable, un innombrable troupeau gisait éparpillé, c’étaient les tableaux endormis et le pâtre qui les gardait souriait à son ami.

Sur une étagère, des livres jaunes empilés simulaient des mottes de beurre. Et repoussant la porte mal jointe, le vent amenait là des êtres inconnus qui se plaignaient à tout petits cris, au nom de toutes les douleurs. Toutes les louves de la détresse hurlaient alors derrière la porte, prêtes à dévorer le troupeau, le pâtre et son ami, pour préparer à la même place la fondation de la Ville nouvelle. Mais dans l’atelier il y avait des joies de toutes les couleurs. Une grande fenêtre tenait tout le côté du nord et l’on ne voyait que le bleu du ciel pareil à un chant de femme. Croniamantal ôta son pardessus qui tomba par terre comme le cadavre d’un noyé et s’asseyant sur un divan, il regarda longtemps sans rien dire la nouvelle toile posée sur le chevalet. Vêtu de toile bleue et les pieds nus, le peintre regardait aussi le tableau où dans la brume glaciale deux femmes se souvenaient.

Il y avait encore dans l’atelier une chose fatale, ce grand morceau de miroir brisé, retenu au mur par des clous à crochet. C’était une insondable mer morte, verticale et au fond de laquelle une fausse vie animait ce qui n’existe pas. Ainsi, en face de l’Art, il y a son apparence, dont les hommes ne se défient point et qui les abaisse lorsque l’Art les avait élevés. Croniamantal se courba en restant assis et appuyant les avant-bras sur les genoux, il détourna les yeux de la peinture pour les porter sur une pancarte jetée à terre et sur laquelle était tracé au pinceau l’avertissement suivant :

je suis chez le bistrot
L’oiseau du Bénin

Il lut et relut cette phrase tandis que l’oiseau du Bénin regardait son tableau en remuant la tête, en se reculant, en se rapprochant. Ensuite il se tourna vers Croniamantal et lui dit :

— J’ai vu ta femme hier soir.

— Qui est-ce ? demanda Croniamantal.

— Je ne sais pas, je l’ai vue mais je ne la connais pas, c’est une vraie jeune fille, comme tu les aimes. Elle a le visage sombre et enfantin de celles qui sont destinées à faire souffrir. Et parmi sa grâce aux mains qui se redressent pour repousser, elle manque de cette noblesse que les poètes ne pourraient pas aimer car elle les empêcherait de pâtir. J’ai vu ta femme, te dis-je. Elle est la laideur et la beauté ; elle est comme tout ce que nous aimons aujourd’hui. Et elle doit avoir la saveur de la feuille du laurier.

Mais Croniamantal qui ne l’écoutait point, l’interrompit pour dire :

« J’ai fait hier mon dernier poème en vers réguliers :

Luth
Zut !

et mon dernier poème en vers irréguliers.

(Prends garde que dans la deuxième strophe le mot fille est pris en mauvaise part :)

PROSPECTUS POUR UN NOUVEAU MÉDICAMENT

Pourquoi revint-il Hjalmar
Les hanaps d’argent coupelle restèrent vides
Les étoiles du soir
Devinrent les étoiles du matin
Et réciproquement
La sorcière de la forêt de Hrûlœ
Prépara son repas
Elle était hippophage
Mais lui ne l’était pas
Maï Maï ramaho nia nia

Puis les étoiles du matin
Redevinrent les étoiles du soir

Et réciproquement
Il s’écria — Au nom de Marœ
Et de son gypaète préféré
Fille d’Arnammœr
Prépare la boisson des héros
— Parfaitement noble guerrier
Maï Maï ramaho nia nia

Elle prit le soleil
Et le plongea dans la mer
Ainsi les ménagères
Font tremper un jambon dans la saumure
Mais malheur ! les saumons voraces
Ont dévoré le soleil noyé
Et se sont fait des perruques
Avec les rayons
Maï Maï ramaho nia nia

Elle prit la lune et l’entoura de bandelettes
Comme on fait aux mortes illustres
Et aux petits enfants
Et puis à la clarté des seules étoiles
Les éternelles
Elle fit une décoction de selage
D’euphorbe de goudron de Norvège
Et de morve des Alfes
Pour donner à boire au héros
Maï Maï ramaho nia nia

Il mourut comme le soleil
Et la sorcière grimpée au haut d’un sapin
Écouta jusqu’au soir
La rumeur des grands vents engouffrés dans la fiole
Et les scaldes menteurs en donnent leur parole
Maï Maï ramaho nia nia

Croniamantal se tut un instant puis il ajouta :

— Je n’écrirai plus qu’une poésie libre de toute entrave serait-ce celle du langage :

Écoute, mon vieux !

MAHÉVIDANOMI RENANOCALIPNODITOC
EXTARTINAP + v. s.
A. Z.
Tel. : 33-122Pan : Pan
OeaoiiiioKTin
iiiiiiiiiiii


— Ton dernier vers, mon pauvre Croniamantal, dit l’oiseau du Bénin, est un simple plagiat de Fr.nc.s J.mm.s.

— Ce n’est pas vrai, dit Croniamantal. Mais je ne composerai plus de poésie pure. Voilà où j’en suis par ta faute. Je veux faire du théâtre.

— Tu ferais mieux d’aller voir la jeune fille dont je t’ai parlé. Elle te connaît et semble folle de toi. Tu la trouveras au bois de Meudon jeudi prochain à l’endroit que je te dirai. Tu la reconnaîtras à la corde à jouer qu’elle tiendra à la main, elle se nomme Tristouse Ballerinette.

— Bien, dit Croniamantal, j’irai voir Ballerinette et coucherai avec elle, mais avant tout je veux aller chez les Théâtres pour y porter ma pièce Iéximal Jélimite que j’ai écrite dans ton atelier l’an dernier en mangeant des citrons.

— Fais ce que tu veux, mon ami, dit l’oiseau du Bénin, mais n’oublie pas Tristouse Ballerinette, ta femme à venir.

— Bien parlé, dit Croniamantal, mais je veux rugir une fois encore le sujet d’Iéximal Jélimite. Écoute :

Un homme achète un journal au bord de la mer. D’une maison située côté jardin sort un soldat dont les mains sont des ampoules électriques. D’un arbre descend un géant ayant trois mètres de haut. Il secoue la marchande de journaux qui est de plâtre et qui en tombant se brise. À ce moment survient un juge. À coups de rasoir il tue tout le monde, tandis qu’une jambe qui passe en sautillant assomme le juge d’un coup de pied sous le nez, et chante une jolie chansonnette.

— Quelle merveille ! dit l’oiseau du Bénin, je brosserai les décors, tu me l’as promis.

— Cela va sans dire, répondit Croniamantal.

XI

Dramaturgie

Le lendemain Croniamantal alla chez les Théâtres, ils étaient réunis chez M. Pingu, le financier. Croniamantal parvint à se faire introduire en graissant la patte au padalobre et au pompier de service. Il entra sans timidité dans la salle où les Théâtres, leurs acolytes, leurs sicaires et leurs suppôts s’étaient réunis.

croniamantal

Messieurs les Théâtres, je suis venu pour vous lire ma pièce Iéximal Jélimite.

les théâtres

De grâce, attendez un peu, monsieur, que l’on vous ait mis au courant de nos usages. Vous voici parmi nous, parmi nos acteurs, nos auteurs, nos critiques et nos spectateurs. Écoutez attentivement et ne parlez presque pas.

croniamantal

Messieurs, je vous remercie de l’accueil cordial que vous me faites et je profiterai, j’en suis certain, de tout ce que j’entendrai.

l’acteur

Mes rôles ont duré ce que durent les roses
Mais ma mère j’aime mes métempsychoses
Ô phoques de Protée et ses métamorphoses

un vieux régisseur

Vous en souvenez-vous, madame ! Un soir de neige en 1832, un inconnu égaré frappa à la porte d’une villa située sur la route qui mène de Chanteboun à Sorrente…

le critique

Aujourd’hui, pour qu’une pièce réussisse, il est important qu’elle ne soit pas signée par son auteur.

le meneur à son ours

Roule-toi dans les petits pois
Fais le mort… Donne à téter…
Danse la polka… la masourke maintenant…

chœur des buveurs

Jus de la treille
Liqueur vermeille
Buvons buvons
Si nous pouvons

chœur des mangeurs

Tas de goulus
Il n’y a plus
Une miette
Dans l’assiette

buveurs

Trognes vermeilles
Buvons buvons
Le jus des treilles

r.d..rd k.pl.ng, l’acteur, l’actrice, les auteurs
Aux spectateurs

Paye ! Paye ! Paye ! Paye ! Paye ! Paye ! Paye !

le prédicateur

Le Théâtre, mes chers frères, est une école de scandale, c’est un lieu de perdition pour les âmes et pour les corps. Au témoignage des machinistes tout est truqué dans un théâtre. Des sorcières plus vieilles que Morgane y arrivent à se faire passer pour des fillettes de quinze ans.

Que de sang versé dans un mélodrame ! Je le dis en vérité, bien qu’il soit postiche, ce sang retombera par tiers sur la tête des enfants des auteurs, des acteurs, des directeurs, des spectateurs, jusqu’à la septième génération. Ne mater suam, disaient autrefois les jeunes filles à leurs mères. Aujourd’hui elles demandent : « Irons-nous au théâtre ce soir ? »

Je vous le dis en vérité, mes frères. Peu de spectacles ne mettent pas les âmes en danger. Outre le spectacle de la nature, je ne sache que la baraque du pétomane où l’on puisse aller sans crainte. Ce dernier spectacle, mes chers frères, est gaulois et sain. Le bruit dilate la rate, il chasse Satan des lombes où il gîte et c’est ainsi que les Pères du désert arrivaient à s’exorciser en eux-mêmes.

une mère d’actrice

Tu p…, Charlotte ?

l’actrice

Non, maman, je rote.

m. maurice boissard

Les voilà bien aujourd’hui les entrailles d’une mère !

un auteur qui a une pièce reçue
à la comédie-française

Mon ami, vous n’avez pas l’air très dégourdi. Je vais vous enseigner le sens de quelques mots du vocabulaire théâtral. Écoutez-les attentivement et retenez-les si vous pouvez.

Achéron (ch dur ou chuintant ad libitum). — Fleuve des Enfers et non de l’enfer.

Artistes (deux genres). — Ne s’emploie qu’en parlant d’un comédien ou d’une comédienne.

Frère. — Éviter de joindre à ce substantif le qualificatif « petit ». L’adjectif « jeune » convient mieux.

Nota Bene. — Cette remarque ne s’applique pas à l’opérette.

High-life. — Cette expression bien française se traduit en anglais par fashionable people.

Liaisons. — Elles sont toujours dangereuses au théâtre.

Papa. — Deux négations valent une affirmation.

Pommes cuites (ne s’emploie pas au singulier). — Crudité préjudiciable à l’estomac.

Zut. — Ce mot déjà vieilli remplaçait avantageusement, il y a vingt ans, le mot de Cambronne.

Voulez-vous aussi quelques titres ? Ils sont importants quand on veut réussir. En voici d’infaillibles :

Le Contour ; Le Pourtour ; La Tour ; Autour avec Alentour ; Les Vautours ; Louison, ta chemise n’est pas propre ; Hâte-toi lentement ; Le Bar tentaculaire ; Cintième à gauche ; La Magicienne ; La Guelfe ; J’te vas tuer ; Mon Prince ; L’Artichaut ; L’École des Notaires ; La Torchère.

Au revoir, monsieur, ne me remerciez pas.

un grand critique

Messieurs, je viens vous soumettre le compte rendu du triomphe d’hier soir. Y êtes-vous ? Je commence :

LA POIGNE ET LE POIGNON

Pièce en trois actes, par MM. Julien Tandis, Jean de la Fente, Prosper Mordus et Mmes Nathalie de l’Angoumois, Jane Fontaine et la comtesse M. des Étangs. Décors de MM. Alfred Mone, Léon Minie, Al. de Lemère. Costumes de chez Jeannette, chapeaux de chez Wilhelmine, mobilier de la maison Mac Tead, phonographes de la maison Hernstein, serviettes hygiéniques de la maison Van Feuler et Cie.

On se souvient du captif qui osa p… devant Sésostris. Je ne connaissais pas de situation plus poignante avant d’avoir vu la pièce de MM. etc. et Mmes etc. Je veux parler de la scène qui fit tant d’effet à la première représentation et dans laquelle le financier Prominoff rouspète devant le juge d’instruction.

La pièce, qui est bonne, n’a pas, d’ailleurs, donné tout ce qu’on attendait. L’épouse courtisane qui fait ses choux gras de la verte vieillesse d’un bouilleur de cru, reste pourtant une figure inoubliable qui laisse loin derrière elle Cléopâtre et Mme de Pompadour. M. Layol est un bon comique, il s’est affirmé père de famille dans toute l’acception de l’expression. Mlle Jeannine Letrou, une jeune étoile de demain, a de bien jolies jambes. Mais la révélation fut Mme Perdreau dont nous savions le cœur sensible. Elle a mimé avec le naturel le plus émouvant la scène de la réconciliation. Une belle soirée en somme et un dîner de centième en perspective.

les théâtres

Jeune homme, nous allons vous dire quelques sujets de pièces. S’ils étaient signés de noms connus, nous les jouerions, mais ce sont là des chefs-d’œuvre d’inconnus qui nous ont été confiés et dont, sur votre bonne mine, nous vous faisons largesse.

Pièce à thèse. — Le prince de San Meco trouve un pou sur la tête de sa femme, il lui fait une scène. La princesse n’a couché depuis six mois qu’avec le vicomte de Dendelope. Les époux font une scène au vicomte qui, n’ayant couché qu’avec la princesse et Mme Lafoulue, femme d’un secrétaire d’État, fait tomber le ministère et accable Mme Lafoulue de son mépris.

Mme Lafoulue fait une scène à son mari. Tout s’explique lorsque arrive M. Bibier, député. Il se gratte la tête. On le dépouille. Il accuse ses électeurs d’être des pouilleux. Finalement tout rentre dans l’ordre. Titre : Le Parlementarisme.

Comédie de caractère. — Isabelle Lefaucheux promet à son mari de lui être fidèle. Elle se souvient alors d’avoir promis la même chose à Jules, garçon de la boutique. Elle souffre de ne pouvoir accorder sa foi et son amour.

Cependant, Lefaucheux met Jules à la porte. Cet événement détermine le triomphe de l’amour et nous retrouvons Isabelle caissière dans un grand magasin où Jules est commis. Titre : Isabelle Lefaucheux.

Pièce historique. — Le fameux romancier Stendhal est l’âme d’un complot bonapartiste qui se termine par la mort héroïque d’une jeune cantatrice pendant une représentation de Don Juan à la Scala de Milan. Comme Stendhal s’est dissimulé sous un pseudonyme, il s’en tire admirablement. Grands défilés, personnages historiques.

Opéra. — L’âne de Buridan hésite à satisfaire sa soif et sa faim. L’ânesse de Balaam prophétise que l’âne mourra. L’âne d’or vient, mange et boit. Peau-d’Âne montre sa nudité à ce troupeau asinin. En passant par là, l’âne de Sancho pensa qu’il prouverait sa robustesse en enlevant l’infante, mais le traître Mélo avertit le génie de la Fontaine. Il proclame sa jalousie et bâte l’âne d’or. Métamorphoses. Le Prince et l’infante font leur entrée à cheval. Le roi abdique en leur faveur.

Pièce patriotique. — Le gouvernement suédois intente à la France un procès en contrefaçon des allumettes suédoises. Au dernier acte, on exhume les restes d’un alchimiste du xive siècle qui inventa ces allumettes à La Ferté-Gaucher.

Comédie-Vaudeville. —

Le bel automédon
Criait à sa voisine :
Si tu me fais voir ton salon,
Je te ferai voir ma cuisine.

Voilà de quoi alimenter toute une vie de dramaturge, monsieur.

m. lacouff, érudit

Jeune homme, il importe aussi de connaître des anecdotes théâtrales, elles alimentent agréablement la conversation d’un jeune auteur dramatique ; en voici quelques-unes :

Le grand Frédéric avait l’habitude de faire fouetter les actrices. Il pensait que la flagellation communique à leur peau une teinte rose qui n’est pas sans agrément.

À la cour du grand Turc, on représente le Bourgeois gentilhomme, mais accommodé au goût de l’endroit et le mamamouchi y devient un chevalier de l’ordre de la Jarretière.

Cécile Vestris, un jour qu’elle se rendait à Mayence, vit sa voiture arrêtée par le fameux brigand rhénan Schinderhannes. Elle fit contre mauvaise fortune bon cœur et dansa pour Schinderhannes dans une salle d’auberge.

Ibsen couchait une fois avec une jeune Espagnole qui s’écriait au bon moment :

« Tiens !… tiens !… Auteur dramatique ! »

Un acteur érudit m’a affirmé qu’il ne goûtait qu’une seule statue : le scribe accroupi, sculpté par un Égyptien, bien avant Jésus-Christ et qui se trouve au Louvre… Mais on commence à parler un peu moins de M. Scribe. Et cependant il règne encore sur le théâtre.

les théâtres

N’oubliez pas la scène à faire, ni le mot de la fin, ni que plus on a de fours plus on brille, ni qu’un nombre cité doit se terminer par un 7 ou un 3 pour être vraisemblable, ni de ne pas prêter d’argent à qui dit : « J’ai cinq actes à l’Odéon », ou « J’ai trois actes à la Comédie-Française », ni de dire négligemment : « Si vous voulez des billets de faveur. J’en ai tellement que je suis obligé d’en donner à ma concierge », cela n’engage à rien.

Un jeune homme ne manqua point à ce moment de venir chanter avec des gestes équivoques des chansons singulières sur des airs lascifs, bébêtes et entraînants.

m. pingu

Quel jus, monsieur, quel jus !

m. lacouff

Du jus de chapeau ?

m. pingu

Nenni ! je me trompe, quel fluide !

Il se trémousse comme la panse d’un archevêque.

m. lacouff

Employez le mot propre, il ne s’agit pas de la panse.

m. pingu

Quel jeu, monsieur, quel jeu ! il attendrirait un crocodile et a de quoi plaire à un érudit aussi bien qu’à un financier.

croniamantal

Au revoir, messieurs, je suis votre serviteur. Et si vous le permettez, je reviendrai dans quelques jours. J’ai idée que ma pièce n’est pas encore au point.


XII

Amour

Ce matin de printemps, Croniamantal, suivant les instructions de l’oiseau du Bénin, arriva dans le bois de Meudon et s’étendit à l’ombre d’un arbre aux branches très basses.

croniamantal

Dieu ! je suis las, non de marcher, mais d’être seul. J’ai soif non de vin, d’hydromel ou de cervoise, mais d’eau, d’eau fraîche dans ce joli bois où l’herbe et les arbres ont la rosée à chaque aube, mais où nulle source n’arrête le voyageur altéré. La promenade m’a creusé, j’ai faim non de chair, ni de fruits, mais de pain, de bon pain pétri et gonflé comme les mamelles, le pain rond comme la lune et doré comme elle.

Il se leva alors. Puis il s’enfonça dans le bois et arriva dans la clairière, où il devait rencontrer Tristouse Ballerinette. La donzelle n’était pas encore arrivée et Croniamantal ayant souhaité une source, sa volonté ou plutôt un talent de sourcier qu’il ne se connaissait point, fit jaillir une eau limpide qui s’écoula parmi les herbes.

Croniamantal se jeta à genoux et but avidement tandis qu’une voix de femme chantait au loin :

Dondidondaine
C’est la bergère aimée du roi
Qui est allée à la fontaine
Dondidondaine
Par les près mouillés qui verdoient

À la fontaine
Viendra-t-il ne viendra-t-il pas
Voici venir Croquemitaine
À la fontaine
Et tioupdistouc n’avancez pas

croniamantal

Penses-tu déjà à celle qui chante ? Tu ris médiocrement de cette clairière. Crois-tu qu’elle ait été arrondie comme une table ronde pour l’égalité des hommes et des semaines ? Non ! Croniamantal. Tu le sais, les jours ne se ressemblent pas.

Autour de la table ronde, les braves ne sont pas égaux, l’un a le soleil en face qui l’éblouit et qui le quitte bientôt pour éblouir son voisin, un autre a son ombre devant soi. Tous sont braves et brave tu l’es toi-même, ils ne sont pas plus égaux que le jour et la nuit.

la voix

Croquemitaine
Porte la rose et le lilas
Le roi s’en vient — Bonjour Germaine
— Croquemitaine
Tu reviendras une autre fois

croniamantal

Les voix de femmes sont toujours ironiques. Est-ce que le temps est toujours aussi beau ? Quelqu’un est déjà damné à ma place. Il fait beau dans le bois profond. N’écoute pas la voix de femme. Demande ! Demande !

la voix

— Bonjour Germaine
Je viens aimer entre tes bras
— Ah ! Sire notre vache est pleine
— Vraiment Germaine
— Votre servante aussi je crois

croniamantal

Celle qui chante pour m’attirer sera ignorante comme moi-même et dansante avec des lassitudes.

la voix

La vache est pleine
Quand vint l’automne elle vêla
Adieu mon roi Dondidondaine
La vache est pleine
Et mon cœur est vide sans toi

Croniamantal se dressa sur la pointe des pieds pour voir s’il n’apercevrait pas entre les branches la tant désirée qui venait.

la voix

Dondidondaine
À la fontaine il fait bien froid
Mais quand viendra Croquemitaine
Dondidondaine
Après l’hiver j’aurai moins froid.

Dans la clairière parut une jeune fille, svelte et brune. Son visage était sombre et s’étoilait d’yeux remueurs comme des oiseaux au plumage brillant. Les cheveux épars, mais courts, lui laissaient le cou nu, ils étaient touffus et noirs comme une forêt nocturne et à la corde à jouer qu’elle tenait, Croniamantal reconnut Tristouse Ballerinette.

croniamantal

Pas plus loin, fillette aux bras nus ! J’irai moi-même vers vous. Quelqu’un se tait sous l’aubépine et pourrait nous entendre.

tristouse

Celui qui est issu de l’œuf comme un Tyndaride. Je me souviens, ma mère, qui est simple, m’en parle quelquefois par les longues soirées. Le chercheur d’œufs de serpentes, fils de serpent lui-même. J’ai peur de ces vieux souvenirs.

croniamantal

N’aie aucune crainte, fillette aux bras nus.

Reste avec moi. J’ai des baisers plein les lèvres. Les voici, les voici. J’en dépose sur ton front, sur tes cheveux. Je mords tes cheveux au parfum antique. Je mords tes cheveux qui se lovent comme les vers sur le corps de la mort. Ô mort, ô mort poilue de vers. J’ai des baisers sur les lèvres. Les voici, les voici, sur tes mains, sur ton cou, sur tes yeux, sur tes yeux, sur tes yeux. J’ai des baisers plein les lèvres, les voici, les voici, brûlants comme la fièvre, appuyés pour t’ensorceler, des baisers, des baisers affolés, sur l’oreille, sur la tempe, sur la joue. Sens mes étreintes, plie sous l’effort de mon bras, sois lasse, sois lasse, sois lasse. J’ai des baisers sur les lèvres, les voici, les voici, affolés, sur ton cou, sur tes cheveux, sur ton front, sur tes yeux, sur ta bouche. Je voudrais tant t’aimer, ce jour de printemps où il n’y a plus de fleurs aux feuillards qui se préparent à fructifier.

tristouse

Laissez-moi, allez-vous-en, ceux qui s’entr’aiment sont heureux, mais je ne vous aime pas. Vous m’effrayez. Pourtant ne désespère pas, ô poète. Écoute, c’est mon meilleur proverbe : Va-t’en !

croniamantal

Hélas ! hélas ! Encore partir, aller jusqu’à l’arrêt océanique à travers les bruyères, les sapinières, dans les tourbes, les boues, les poussières, à travers les forêts, les prairies, les vergers, les jardins bienheureux.

tristouse

Va-t’en. Va-t’en, loin de l’odeur antique de mes cheveux, ô toi qui m’appartiens.

Et Croniamantal s’en alla sans détourner la tête ; on l’aperçut encore longtemps entre les branches, puis, lorsqu’il eut disparu, on entendit longtemps encore sa voix qui allait s’affaiblissant.

croniamantal

Voyageur sans bâton, pèlerin sans bourdon et poète sans écritoire, je suis moins puissant que tout autre homme, je n’ai plus rien et je ne sais rien…

Et sa voix n’arriva plus jusqu’à Tristouse Ballerinette, qui se mirait dans la source.

Dans d’autres temps, des moines défrichaient la forêt de Malverne.

moines

Le soleil décline lentement, et en te bénissant, Seigneur, nous allons dormir au monastère, afin que l’aube nous retrouve dans la forêt.

la forêt de malverne

Chaque jour, chaque jour, des envols éperdus d’oiseaux angoissés voient leurs nids s’écraser et leurs œufs se briser quand les arbres s’abattent en secouant leurs branches.

les oiseaux

C’est l’instant joyeux du crépuscule où viennent baller sur l’herbe filles et garçons. Et tous ont des baisers qui veulent tomber comme des fruits trop mûrs ou comme l’œuf quand il va être pondu. Les voyez-vous, les voyez-vous danser, muser, hanter, chanter de la brune à l’aube, sa sœur blanche.

un moine roux, au milieu du Cortège.

J’ai peur de vivre et je voudrais mourir. Déchirements de la terre ! Travail, ô temps perdu…

les oiseaux

Gai ! Gai ! les œufs brisés.
L’omelette toute faite a cuit sur un feu follet.
Ici, ici !
Prends à droite.
Tourne à gauche.
Devant toi.
Derrière ce chêne abattu.
Là et là.

croniamantal, en d’autres temps et près de la forêt
de Malverne, peu avant le passage des Moines.

Les vents s’écartent devant moi, les forêts s’abattent pour devenir une voie large, avec des charognes de-ci de-là. Les voyageurs rencontrent trop de charognes depuis quelque temps, des charognes bavardes.

le moine roux

Je ne veux plus travailler, je veux rêver et prier.

Il se coucha, la face tournée vers le ciel, dans le chemin bordé de saules couleur de brume.

La nuit était venue avec le clair de lune. Croniamantal vit les moines penchés sur le corps nonchalant de leur frère. Il entendit alors un petit gémissement, un faible cri qui mourut en un dernier soupir. Et lentement ils passèrent à la queue leu leu devant Croniamantal, caché derrière un bouquet de saules.

la forêt gloride

J’aimerais égarer cet homme parmi les spectres qui flottent entre les bouleaux. Mais il fuit vers le temps qui vient et où le voilà revenu.

Un fracas de portes lointaines se changea en un bruit de train en marche. Une voie large, herbue, barrée de troncs, bordée d’énormes pierres fittes. La Vie se suicide. Un sentier que des gens parcourent. Ils ne se sont jamais lassés. Des souterrains où l’air est empuanti. Des cadavres. Des voix appellent Croniamantal, Il court, il court, il descend.

Dans le joli bois, Tristouse se promenait en méditant.

tristouse

Mon cœur est triste sans toi, Croniamantal. Je t’aimais sans le savoir. Tout est vert. Tout est vert au-dessus de ma tête et sous mes pieds. J’ai perdu celui que j’aimais. Il me faudra chercher de-ci delà, ici et là-bas. Et parmi tous et tous il se trouvera bien quelqu’un qui me plaira.

Revenu des autres temps, Croniamantal s’écria avant d’apercevoir Tristouse et en revoyant la source :

croniamantal

Divinité ! quelle es-tu ? Où est ta forme éternelle ?

tristouse

Le voilà plus beau qu’auparavant et que tous… Écoute, ô poète, je t’appartiens désormais.

Sans regarder Tristouse, Croniamantal se pencha vers la source.

croniamantal

J’aime les sources, elles sont un beau symbole d’immortalité quand elles ne tarissent point. Celle-ci n’a jamais tari. Et je cherche une divinité, mais je veux qu’elle me paraisse éternelle. Et ma source n’a jamais tari.

Il se mit à genoux et pria devant la source, tandis que Tristouse, éplorée, se lamentait.

tristouse

Ô poète, adores-tu la source ? Ô mon Dieu, rendez-moi mon amant ! Viens ! je sais de si belles chansons.

croniamantal

La source a son murmure.

tristouse

Eh bien ! couche avec ton amante froide, qu’elle te noie ! Mais si tu vis, tu m’appartiens et tu m’obéiras.

Elle s’en alla, et à travers la forêt aux oiseaux gazouilleurs, la source coulait et murmurait, tandis que s’élevait la voix de Croniamantal qui pleurait et dont les larmes se mêlaient à l’onde adorée.

croniamantal

Ô source ! Toi qui jaillis comme un sang intarissable. Toi qui es froide comme le marbre, mais vivante, transparente et fluide. Toi, toujours nouvelle et toujours pareille. Toi qui vivifies tes rives qui verdoient, je t’adore. Tu es ma divinité non-pareille. Tu me désaltéreras. Tu me purifieras. Tu me murmureras ton éternelle chanson et tu m’endormiras le soir.

la source

Au fond de mon petit lit plein d’un orient de gemmes, je t’entends avec agrément, ô poète ! que j’ai enchanté. Je me souviens d’un Avallon où nous aurions pu vivre, toi comme le roi Pêcheur et moi t’attendant sous les pommiers. Ô îles aux pommiers ! Mais je suis heureuse dans mon petit lit précieux. Ces améthystes sont douces à mon regard. Ce lapis-lazuli est plus bleu qu’un beau ciel. Cette malachite me figure une prairie. Sardoine, onyx, agate, cristal de roche, vous scintillerez ce soir. Car je veux donner une fête en l’honneur de mon amant. J’y viendrai seule, comme il convient à une vierge. De mon amant le poète la puissance s’est déjà manifestée et ses présents sont doux à mon cœur. Il m’a donné ses yeux tout en larmes, deux sources adorables et tributaires de mon ruisseau.

croniamantal

Ô source fécondante, tes eaux semblent ta chevelure. Les fleurs naissent autour de toi et nous nous aimerons toujours.

On n’entendait que le chant des oiseaux et le bruissement des feuilles, et parfois les clapotements d’un oiseau jouant dans l’eau.

Un fopoîte parut dans le petit bois : c’était Paponat l’Algérien. Il s’approcha de la source en dansant.

croniamantal

Je te connais. Tu es Paponat, qui étudias en Orient.

paponat

Lui-même. Ô poète d’Occident, je viens te visiter. J’ai appris ta conversion, mais j’entends qu’il y a encore moyen de converser avec toi. Quelle humidité ! Rien d’étonnant si ta voix est rauque, et tu aurais besoin d’une calcophane pour la clarifier. Je me suis approché de toi en dansant. N’y aurait-il pas moyen de te tirer de la situation où tu t’es mis ?

croniamantal

Pouah ! Mais dis-moi qui t’a appris à danser.

paponat

Les anges eux-mêmes furent mes maîtres de danse.

croniamantal

Les bons anges ou les mauvais ? Mais n’importe, n’insiste pas. J’en ai assez de toutes les danses, sauf d’une que je voudrais pouvoir danser encore, celle que les Grecs appelaient kordax.

paponat

Tu es gai, Croniamantal, nous allons donc pouvoir nous amuser. Je suis heureux d’être venu ici. J’aime la gaîté. Je suis heureux !

Et Paponat, aux yeux brillants, profonds et tournoyants, se frotta les mains en riant.

croniamantal

Tu me ressembles !

paponat

Pas beaucoup. Je suis heureux de vivre, et toi tu te meurs auprès de la source.

croniamantal

Mais le bonheur que tu proclames, l’oublies-tu ? et oublies-tu le mien ? Tu me ressembles ! L’homme heureux se frotte les mains, tu l’as fait. Sens-les. Quelle odeur ont-elles ?

paponat

Une odeur de mort.

croniamantal

Ha ! ha ! ha ! L’homme heureux a la même odeur que le mort. Frotte tes mains. Quelle différence de l’homme heureux au cadavre ! Je suis heureux aussi, quoique je ne veuille pas frotter mes mains. Sois heureux, frotte tes mains ! Sois heureux ! plus encore. La connais-tu maintenant, l’odeur du bonheur ?

paponat

Adieu ; si tu ne fais plus cas des vivants, il n’y a plus moyen de parler avec toi.

Et tandis que Paponat s’éloignait dans la nuit où brillent les innombrables yeux des bêtes célestes à la chair impalpable, Croniamantal se leva tout à coup en pensant :

« En voilà assez de la nature et des souvenirs qu’elle évoque. J’en sais assez maintenant sur la vie, retournons à Paris et tâchons d’y retrouver cette exquise Tristouse Ballerinette qui m’aime à la folie. »


XIII

Mode

Le fopoîte Paponat, qui revenait, la nuit, du bois de Meudon, où il avait été chercher aventure, arriva juste à temps pour prendre le dernier bateau. Il eut la bonne fortune d’y rencontrer Tristouse Ballerinette.

— Comment allez-vous, mademoiselle ? lui dit-il. J’ai rencontré dans le bois de Meudon votre amant, M. Croniamantal, qui est en train de devenir fou.

— Mon amant ? dit Tristouse. Il n’est pas mon amant.

— On le dit cependant depuis hier dans nos milieux littéraires et artistiques.

— On peut dire ce qu’on veut, dit fermement Tristouse. D’ailleurs je n’aurais point à rougir d’un tel amant. N’est-il pas beau et n’a-t-il pas un grand talent ?

— Vous avez raison. Mais que vous avez donc un joli chapeau, une jolie robe ! Je m’intéresse beaucoup à la mode.

— Vous êtes toujours très élégant, monsieur Paponat. Donnez-moi donc l’adresse de votre tailleur, je l’indiquerai à Croniamantal.

— Inutile, il ne s’en servirait point, dit en riant Paponat. Mais dites-moi donc : que portent les femmes cette année ? J’arrive d’Italie et je ne suis pas au courant. Renseignez-moi, je vous prie.

— Cette année, dit Tristouse, la mode est bizarre et familière, elle est simple et pleine de fantaisie. Toutes les matières des différents règnes de la nature peuvent maintenant entrer dans la composition d’un costume de femme. J’ai vu une robe charmante, faite de bouchons de liège. Elle valait certainement les charmantes toilettes de soirée en toile à laver qui font fureur aux premières. Un grand couturier médite de lancer les costumes tailleur en dos de vieux livres, reliés en veau. C’est charmant. Toutes les femmes de lettres voudront en porter, et l’on pourra s’approcher d’elles et leur parler à l’oreille sous prétexte de lire les titres, Les arêtes de poisson se portent beaucoup sur les chapeaux. On voit souvent de délicieuses jeunes filles habillées en pèlerines de Saint-Jacques de Compostelle ; leur costume, comme il sied, est constellé de coquilles Saint-Jacques. La porcelaine, le grès et la faïence ont brusquement apparu dans l’art vestimentaire. Ces matières se portent en ceintures, sur les épingles à chapeaux, etc. ; et il m’a été donné de voir un réticule adorable composé entièrement de ces œils de verre tels qu’on en voit chez les oculistes. Les plumes décorent maintenant non seulement les chapeaux, mais les souliers, les gants, et l’an prochain on en mettra sur les ombrelles. On fait des souliers en verre de Venise et des chapeaux en cristal de Baccarat. Je ne parle pas des robes peintes à l’huile, des lainages hauts en couleur, des robes bizarrement tachées d’encre. Pour le printemps, on portera beaucoup de vêtements en baudruche gonflée, formes agréables, légèreté et distinction. Nos aviatrices ne porteront pas autre chose. Pour les courses, il y aura le chapeau ballon d’enfant, composé d’une vingtaine de ballons, effet très luxueux et parfois détonations bien divertissantes. La coque de moule ne se porte que sur les bottines. Notez que l’on commence à se vêtir d’animaux vivants. J’ai rencontré une dame sur le chapeau de laquelle vingt oiseaux : serins, chardonnerets, rouges-gorges, retenus par un fil à la patte, chantaient à tue-tête en battant des ailes. La coiffure d’une ambassadrice était, lors de la dernière fête de Neuilly, composée d’une trentaine de couleuvres. « Pour qui sont ces serpents qui sifflent sur ta tête ? » disait avec l’accent dace à la dame un petit attaché roumain qui passe pour avoir du succès auprès des femmes. J’oubliais de vous dire que, mercredi dernier, j’ai vu sur les boulevards une rombière vêtue de petits miroirs appliqués et collés sur un tissu. Au soleil, l’effet était somptueux. On eût dit une mine d’or en promenade. Plus tard, il se mit à pleuvoir, et la dame ressembla à une mine d’argent. Les coquilles de noix font de jolies pampilles, surtout si on les entremêle de noisettes. La robe brodée de grains de café, de clous de girofles, de gousses d’ail, d’oignons et de grappes de raisins secs sera encore bien portée en visite. La mode devient pratique et ne méprise plus rien, elle ennoblit tout. Elle fait pour les matières ce que les romantiques firent pour les mots.

— Merci, dit Paponat, vous m’avez renseigné d’une façon charmante.

— Vous êtes trop aimable, répondit Tristouse.


XIV

Rencontres

Six mois passèrent. Depuis cinq mois, Tristouse Ballerinette était devenue la maîtresse de Croniamantal, qu’elle aima passionnément durant huit jours. En échange de cet amour, le lyrique garçon l’avait rendue glorieuse et immortelle à jamais en la célébrant dans des poèmes merveilleux.

« J’étais inconnue, pensait-elle, et voilà qu’il m’a faite illustre entre toutes les vivantes.

« On me tenait pour laide en général avec ma maigreur, ma bouche trop grande, mes vilaines dents, mon visage asymétrique, mon nez de travers. Me voilà belle à cette heure, et tous les hommes me le disent. On se moquait de ma démarche virile et saccadée, de mes coudes pointus qui remuaient dans la marche comme des pattes de poule. On me trouve maintenant si gracieuse que les autres femmes m’imitent.

« Quels miracles n’enfante pas l’amour d’un poète ! Mais qu’il pèse lourd l’amour des poètes ! Quelles tristesses l’accompagnent, quels silences à subir ! Tandis que maintenant le miracle est fait, je suis belle et glorieuse. Croniamantal est laid, en peu de temps il a mangé son avoir, il est pauvre et sans élégance, il est sans gaîté, le moindre de ses gestes lui vaut cent ennemis.

« Je ne l’aime plus, je ne l’aime plus.

« Je n’ai plus besoin de lui, mes adorateurs me suffisent. Je vais me séparer de lui lentement. Mais ces lenteurs vont m’ennuyer. Il faut que je m’en aille ou qu’il disparaisse, afin qu’il ne me gêne point, qu’il ne me reproche rien. »

Et, au bout de huit jours, Tristouse devint la maîtresse de Paponat, tout en continuant à aller voir Croniamantal, avec lequel elle était de plus en plus froide. Elle l’allait voir de moins en moins et il se désespérait de plus en plus, mais de plus en plus il s’attachait à Tristouse, n’ayant de gaîté que lorsqu’elle était là, et, les jours où elle ne venait pas, passant des heures devant la maison qu’elle habitait dans l’espoir de la voir sortir, et si par hasard elle paraissait, se sauvant comme un voleur de peur qu’elle ne l’accusât de l’épier.

C’est en courant ainsi après Tristouse Ballerinette que Croniamantal continua son éducation littéraire.

Un jour qu’il cheminait à travers Paris, il se trouva soudain au bord de la Seine. Il passa un pont et marcha quelque temps encore quand tout à coup, apercevant devant lui M. François Coppée, Croniamantal regretta que ce passant fût mort. Mais rien ne s’oppose à ce qu’on parle avec un mort, et la rencontre était agréable.

« Allons, se dit Croniamantal, pour un passant c’est un passant, et l’auteur même du Passant. C’est un rimeur habile et spirituel, ayant le sentiment de la réalité. Parlons avec lui de la rime. »

Le poète du Passant fumait une cigarette noire. Il était vêtu de noir, son visage était noir ; il se tenait bizarrement sur une pierre de taille, et Croniamantal vit bien, à son air pensif, qu’il faisait des vers. Il l’aborda, et après l’avoir salué lui dit à brûle-pourpoint :

« Cher maître, comme vous voilà sombre. »

Il répondit courtoisement :

— C’est que ma statue est de bronze. Elle m’expose constamment à des méprises. Ainsi, l’autre jour,

Passant auprès de moi le nègre Sam Mac Vea
Voyant que j’ai plus noir que lui s’affligea

Voyez comme ces vers sont adroits. Je suis en train de perfectionner la rime. Avez-vous remarqué comme le distique que je vous ai déclamé rime bien pour l’œil.

— En effet, dit Croniamantal, car on prononce Sam Mac Vi, comme on dit Shekspire.

— Voici quelque chose qui fera mieux votre affaire, continua la statue :

Passant auprès de moi le nègre Sam Mac Vea
Sur le socle aussitôt ces trois noms écrivit

Il y a là un raffinement qui doit vous séduire, c’est la rime riche pour l’oreille.

— Vous m’éclairez sur la rime, dit Croniamantal. Et je suis bien heureux, cher maître, de vous avoir rencontré en passant.

— C’est mon premier succès, répondit le poète métallique. Toutefois je viens de composer un petit poème portant le même titre : c’est un monsieur qui passe, le Passant, à travers un couloir de wagon de chemin de fer ; il distingue une charmante personne avec laquelle, au lieu d’aller simplement jusqu’à Bruxelles, il s’arrête à la frontière hollandaise.

Ils passèrent au moins huit jours à Rosendael
Il goûtait l’idéal elle aimait le réel
En toutes choses d’elle il était différent
Par conséquent ce fut bien l’amour qu’ils connurent

Je vous signale ces deux derniers vers, bien que rimant richement, ils contiennent une dissonance qui fait contraster délicatement le son plein des rimes masculines avec la morbidesse des féminines.

— Cher maître, repris-je plus haut, parlez-moi du vers libre.

— Vive la liberté ! cria la statue de bronze.

Et après l’avoir saluée, Croniamantal s’en alla plus loin dans l’espoir de rencontrer Tristouse.

Un autre jour, Croniamantal passait sur les boulevards, Tristouse n’était pas venue à un rendez-vous, et il espérait la rencontrer dans un thé à la mode où elle allait parfois avec des amis. Il tournait au coin de la rue Le Péletier, lorsqu’un monsieur, coiffé d’une cape gris perle, l’aborda en disant :

« Monsieur, je vais réformer les lettres. J’ai trouvé un sujet sublime : il s’agit des sensations éprouvées par un jeune bachelier bien élevé qui a laissé échapper un bruit inqualifiable dans une assemblée de dames et de jeunes personnes de qualité. »

Croniamantal, se récriant sur la nouveauté du sujet, comprit aussitôt combien il prêtait à mettre en valeur la sensibilité de l’auteur.

Croniamantal s’en fut… Une dame lui marcha sur les pieds. Elle était auteur et ne manqua point d’affirmer que cette rencontre ou collision lui fournirait un sujet de nouvelle délicate.

Croniamantal prit ses jambes à son cou et arriva auprès du pont des Saints-Pères où trois personnes qui discutaient un sujet de roman le prièrent de juger leur cas ; il s’agissait d’écrire l’histoire d’un officier.

— Beau sujet, s’écria Croniamantal.

— Attendez, dit le voisin, un homme barbu, je prétends que le sujet est encore trop neuf et trop rare pour le public actuel.

Et le troisième expliqua qu’il s’agissait d’un officier de restaurant, l’homme de l’office, celui qui essuie la vaisselle…

Mais Croniamantal ne leur répondit pas et s’en fut visiter une ancienne cuisinière qui faisait des vers, chez laquelle il espérait rencontrer Tristouse, à l’heure du thé. Tristouse n’était pas là, mais Croniamantal s’entretint avec la maîtresse de maison qui lui déclama quelques poèmes.

C’était une poésie pleine de profondeur où tous les mots avaient un sens nouveau. C’est ainsi qu’archipel n’était employé par elle que dans le sens de papier buvard.

À peu de temps de là, le riche Paponat, fier de pouvoir se dire l’amant de la célèbre Tristouse, et qui était désireux de ne point la perdre car elle lui faisait honneur, décida d’emmener sa maîtresse en voyage à travers l’Europe centrale.

— C’est entendu, dit Tristouse, mais nous ne voyagerons pas comme des amants, car si vous m’êtes agréable, je ne vous aime point encore ou du moins je m’efforce de ne point vous aimer. Nous voyagerons donc en camarades et je m’habillerai en garçon, mes cheveux ne sont pas longs et l’on m’a souvent dit que j’avais l’air d’un beau jeune homme.

— C’est ça, dit Paponat, et comme vous avez besoin de repos et que de mon côté je suis assez fatigué, nous irons faire une retraite en Moravie dans un couvent de Brünn où mon oncle, le prieur du Crépontois, s’est retiré après l’expulsion des congrégations. C’est un des couvents les plus riches et les plus agréables du monde. Je vous présenterai comme un de mes amis et, n’ayez crainte, nous passerons pour amants tout de même.

— J’en serai contente, dit Tristouse, car j’adore passer pour ce que je ne suis pas. Nous partirons demain.


XV

Voyage

Croniamantal devint comme fou d’avoir perdu Tristouse. Mais il commença dès cette heure à devenir célèbre, et tandis que sa réputation de poète grandissait, se déclarait aussi sa vogue de dramaturge.

Les Théâtres jouaient ses pièces et la foule applaudissait son nom, mais en même temps les ennemis des poètes et de la poésie grandissaient en nombre et croissaient en haine audacieuse.

Lui, s’attristait de plus en plus, son âme se raréfiait en son corps sans forces.

Quand il connut le départ de Tristouse il ne protesta pas, mais demanda à la concierge si elle connaissait le but de ce voyage.

— Je l’ignore, dit cette femme ; tout ce que je sais, c’est qu’elle est allée dans l’Europe centrale.

— C’est bien, dit Croniamantal.

Et revenu chez lui, il réunit les quelques milliers de francs dont il disposait et prit à la gare du Nord le train pour l’Allemagne.

Et le lendemain, veille de la Noël, à l’heure de l’horaire, Je train s’engouffra dans l’énorme gare de Cologne. Croniamantal, une petite valise à la main, descendit le dernier de son wagon de troisième. Sur le quai de la voie parallèle à celle qu’occupait son train, une casquette rouge de chef de gare, des casques à boules d’agents de police et des hauts de forme de notables, démontraient qu’on attendait par le train suivant un personnage d’importance. Et de fait, Croniamantal entendit d’un petit vieillard aux gestes secs dont la femme grasse et étonnée bayait à la casquette rouge, les casques à boule et les hauts de forme ;

« Krupp… Essen… Pas de commandes… Italie. »

Croniamantal suivit la foule des voyageurs amenés par son train. Il marchait derrière deux filles qui devaient être pédauques, tant leur démarche ressemblait à celle des oies. Elles cachaient leurs mains sous des pèlerines courtes ; la tête de la première s’ornait d’un chapeau minuscule et noir sur lequel étaient piqués des bouquets de roses bleues, tandis que des plumes noires, droites, à tige mince épluchée sauf à la pointe, tremblaient au-dessus comme de froid. Le chapeau de la seconde était de feutre lisse, presque brillant, un nœud énorme de satinette violette l’ombrageait de ridicule. C’étaient probablement deux bonnes sans place, car elles furent happées au passage, pour ainsi dire, par un groupe de dames chamarrées et laides qui portaient des rubans de la Société catholique pour la protection des jeunes filles. Les dames de la Société protestante ayant le même but se tenaient plus loin. Croniamantal, placé maintenant derrière un gros homme à la barbe dure, courte et roussâtre, habillé de vert, descendit l’escalier qui mène au vestibule de la gare.

Dehors il salua le Dôme solitaire au milieu de la place irrégulière qu’il emplit de sa masse. La gare tassait sa masse moderne près de la cathédrale énorme. Des hôtels étalaient des enseignes en langue hybride et proches du colosse gothique, semblaient cependant se tenir à une distance respectueuse. Croniamantal renifla longtemps l’odeur de la ville devant la cathédrale. Il semblait désappointé.

« Elle n’est point ici, se dit-il, mon nez la sentirait, mes nerfs vibreraient, mes yeux la verraient. »

Il traversa la ville, passa les fortifications à pied comme poussé par une force inconnue le long de la grand’route, en aval, sur la rive droite du Rhin. Et de fait, Tristouse et Paponat, arrivés l’avant-veille à Cologne, avaient acheté une automobile et continuaient leur voyage ; ils avaient pris la rive droite du Rhin dans la direction de Coblence, et Croniamantal les suivait à la piste.

La nuit de Noël arriva. Un vieux rabbin prophétique de Dollendorf, au moment où il s’engageait sur le pont qui relie Bonn à Beul, fut repoussé par un violent coup de vent. La rafale de neige faisait rage. Le bruit de l’ouragan couvrait les chants de Noël, mais les mille lumières des arbres étincelaient dans chaque maison.

Le vieux juif sacra :

« Kreuzdonnerwetter… je n’arriverai jamais au Haenchen… Hiver, mon vieil ami, tu ne peux rien sur ma vieille et joyeuse carcasse, laisse-moi traverser sans encombre ce vieux Rhin qui est ivre comme trente-six ivrognes. Moi-même je ne me dirige vers la noble taverne fréquentée par les Borusses qu’afin de m’y soûler en compagnie de ces bonnets blancs et à leurs dépens comme un bon chrétien, bien que je sois juif. »

Le bruit de l’ouragan redoubla, des voix étranges se firent entendre. Le vieux rabbin tressaillit et leva la tête en s’écriant :

« Donnerkeil ! Ui jeh ! ch, ch, ch. Eh ! dites donc, là-haut, vous feriez bien de retourner à vos affaires au lieu d’embêter les joyeux bougres que leur sort force à marcher par de pareilles nuits… Eh ! les mères, n’êtes-vous plus sous la domination de Salomon ?… Ohé ! ohé ! Tseilom Kop ! Meicabl ! Farwaschen Ponim ! Beheime ! Vous voulez m’empêcher de boire d’excellents vins de Moselle avec MM. les étudiants de la Borussia qui sont trop heureux de trinquer avec moi à cause de ma science bien connue et de mon lyrisme inimitable, sans compter tous mes dons de sorcellerie et de prophétie.

« Esprits maudits ! sachez que j’aurais bu aussi des vins du Rhin, sans compter les vins de France. Je n’aurais pas négligé de sabler le champagne en votre honneur, mes vieilles amies !… À minuit, à l’heure où l’on fait Christkindchen, j’aurais roulé sous la table et aurais dormi du moins pendant la soûlerie… Mais vous déchaînez les vents, vous faites un vacarme infernal pendant cette nuit angélique qui devrait être paisible. Vous ne l’ignorez pas, nous sommes dans la période des jours alcyoniens… et, en fait de calme, vous semblez vous crêper le chignon là-haut, belles dames… Pour amuser Salomon, sans doute… Herrgottsocra,… qu’entends-je ?… Lilith ! Naama ! Aguereth ! Mahalal… Ah ! Salomon, pour ton plaisir, elles vont tuer tous les poètes sur cette terre.

« Ah ! Salomon ! Salomon ! roi jovial dont les amuseuses sont ces quatre spectres nocturnes qui se dirigent de l’Orient vers le Nord, tu veux ma mort, car je suis aussi poète comme tous les prophètes juifs et prophète comme tous les poètes.

« Adieu la soûlerie de ce soir… Vieux Rhin, il faut que je te tourne le dos. Je m’en vais me préparer à mourir en dictant mes plus lyriques et dernières prophéties… »

Un fracas inouï, pareil à un coup de tonnerre éclata. Le vieux prophète serra les lèvres en hochant la tête et regarda par terre, puis il se courba et tendit l’oreille, assez près du sol. Lorsqu’il se redressa, il murmura :

« La Terre même ne veut plus du contact insupportable des poètes. »

Alors, à travers les rues de Beuel, il se mit en route, tournant le dos au Rhin.

Lorsque le rabbin eut traversé la voie du chemin de fer, il se trouva devant deux chemins et tandis qu’il hésitait, ne sachant quel était le bon, leva de nouveau la tête par hasard. Il vit devant lui un jeune homme tenant une valise à la main et qui venait de Bonn ; le vieux rabbin ne reconnut pas ce personnage et il lui cria :

— Êtes-vous fou de voyager par un temps pareil, monsieur ?

— J’ai hâte de rejoindre quelqu’un que j’ai perdu et dont je suis la trace, répondit l’inconnu.

— Quelle est votre profession ? cria le juif.

— Je suis un poète.

Le prophète tapa du pied et tandis que le jeune homme s’éloignait il l’injuria ignoblement à cause de la pitié qui lui venait, puis il baissa la tête et sans plus s’occuper du poète alla regarder les poteaux pour se renseigner au sujet des routes. Il prit tout droit devant lui en bougonnant.

« Heureusement que le vent est tombé… au moins on peut marcher… J’avais cru d’abord qu’il arrivait pour me tuer. Mais non, il mourra peut-être avant moi ce poète qui n’est même pas juif.

Enfin, marchons vite et joyeusement pour nous préparer une mort glorieuse. »

Le vieux rabbin marcha plus vite ; avec sa longue houppelande, il faisait l’effet d’un revenant, et des enfants qui, après l’arbre de Noël, revenaient de Pützchen, passèrent près de lui en criant d’épouvante, et longtemps ils jetèrent des pierres dans la direction où il avait disparu,

Croniamantal parcourut ainsi une partie de l’Allemagne et de l’empire autrichien ; la force qui le poussait l’entraîna à travers la Thuringe, la Saxe, la Bohême, la Moravie, jusqu’à Brünn, où il dut s’arrêter.

Le soir même de son arrivée, il parcourut la ville. Dans les rues bordées de vieux palais, des Suisses énormes, en culotte et bicorne, se tenaient debout devant les portes. Ils s’appuyaient sur de longues cannes à pommeau de cristal. Leurs boutons d’or luisaient comme des yeux de chat.

Croniamantal ne trouvait plus son chemin ; il erra pendant quelque temps et longeait des maisons pauvres où des ombres passaient vivement derrière les fenêtres éclairées. Des officiers en long manteau bleu passèrent. Croniamantal se tourna pour les suivre du regard, puis il sortit de la ville et alla, dans la nuit, contempler la masse sombre du Spielberg. Tandis qu’il examinait la vieille prison d’État, il y eut près de Croniamantal un bruit de pas, puis il vit trois moines le dépasser en gesticulant et parlant haut. Croniamantal courut après eux et leur demanda son chemin.

« Vous êtes Français, lui dirent-ils ; venez avec nous. »

Croniamantal les examina et vit qu’ils portaient sur leurs frocs de petits manteaux beige fort élégants. Chacun d’eux tenait une badine et était coiffé d’un chapeau melon. En route, un des moines dit à Croniamantal :

« Vous vous êtes fort éloigné de votre hôtel, nous vous indiquerons le chemin si vous voulez. Mais, si cela vous convient, vous pouvez fort bien venir au couvent : on vous recevra convenablement, puisque vous êtes étranger, et vous pourrez y passer la nuit. »

Croniamantal accepta joyeusement en disant :

« Je le veux bien, car n’êtes-vous pas mes frères, à moi qui suis poète ? »

Ils se mirent à rire. Le plus vieux, qui avait des lorgnons cerclés d’or et dont le ventre saillait hors du pet-en-l’air à la mode, leva les bras en s’écriant :

« Poète ! Est-ce possible ? »

Et les deux autres, plus maigres, s’esclaffèrent en se baissant et en se tenant le ventre comme s’ils avaient eu la colique.

« Soyons sérieux, dit le moine à lorgnon, nous allons traverser une rue habitée par des juifs. »

Dans les rues, à chaque pas de porte, de vieilles femmes, debout comme des sapins dans une forêt, appelaient, faisaient des signes.

— Fuyons cette puterie, dit le gros moine, qui était tchèque de nation, que ses compagnons appelaient le père Karel.

Croniamantal et les moines finirent par s’arrêter devant un grand couvent. Au son de la cloche, le portier vint ouvrir. Les deux moines maigres dirent au revoir à Croniamantal, qui resta seul avec le père Karel dans un parloir richement meublé.

« Mon enfant, dit le père Karel, vous vous trouvez dans un couvent unique. Les moines qui l’habitent sont tous des gens comme il faut. Nous avons d’anciens archiducs et même d’anciens architectes, des soldats, des savants, des poètes, des inventeurs, quelques moines venus de France après l’expulsion des congrégations et quelques hôtes laïcs de bonnes manières. Tous sont des saints. Moi-même, tel que vous me voyez, avec mes lorgnons et mon gros ventre, je suis un saint. Je vais vous indiquer votre chambre, vous y resterez jusqu’à neuf heures ; alors vous entendrez la cloche du repas sonner et je viendrai vous chercher. »

Le père Karel guida Croniamantal à travers de longs corridors. Puis ils montèrent un escalier de marbre blanc et, au deuxième étage, le père Karel ouvrit une porte en disant :

« Votre chambre. »

Il lui montra le bouton de l’électricité et sortit.

La chambre était ronde, le lit et les meubles étaient ronds ; sur la cheminée, une tête de mort ressemblait à un vieux fromage.

Croniamantal se mit à la fenêtre, sous laquelle s’étendait l’obscurité touffue d’un grand jardin monacal d’où semblaient monter des rires, des soupirs, des cris de joie, comme si mille couples s’y étreignaient. Alors une voix de femme, dans le jardin, chanta une chanson que Croniamantal avait entendue autrefois :

Croquemitaine
Porte la rose et le lilas
Le roi s’en vient
— Bonjour Germaine
— Croquemitaine
Tu reviendras une autre fois

Et Croniamantal se mit à chanter la suite :

— Bonjour Germaine
Je viens aimer entre tes bras

Puis il attendit que la voix de Tristouse continuât le couplet.

Et des voix d’hommes de-ci de-là chantaient sur des airs graves des chansons inconnues, tandis qu’une voix cassée de vieillard chevrotait :

Vexilla regis prodeunt…

À ce moment, le père Karel entra dans la chambre, tandis qu’une cloche sonnait à toute volée.

« Eh bien ! mon garçon, on écoutait les rumeurs de notre beau jardin ? Il est plein de souvenirs, ce paradis terrestre. Tychobrahé y fit l’amour autrefois avec une jolie juive qui lui disait tout le temps : — Chazer, — ce qui signifie cochon en jargon. Moi, j’y ai vu l’archiduc un tel s’y amuser avec un joli garçon qui avait le derrière fait en forme de cœur. Allons dîner, allons dîner.

Ils arrivèrent dans un vaste réfectoire encore vide, et le poète put examiner à son aise les fresques qui couvraient les murailles.

C’était Noé ivre-mort et couché. Son fils Cham découvrait la nudité de son père, c’est-à-dire un cep de vigne joliment et naïvement peint dont les branches servaient d’arbre généalogique ou à peu près, car c’étaient les noms des abbés du couvent que l’on avait peints en lettres rouges dans les folioles.

Les noces de Cana montraient un Mannekenpis pissant du vin dans les barriques, tandis que la mariée, enceinte d’au moins huit mois, présentait son ventre pareil à un baril à quelqu’un qui écrivait dessus, au charbon : Tokaï.

C’étaient encore les soldats de Gédéon se soulageant de l’affreuse colique causée par l’eau qu’ils avaient bue.

La longue table qui tenait le milieu de la salle, en longueur, était mise avec une rare somptuosité. Les verres et les carafes étaient de cristal taillé de Bohême, du cristal rouge le plus fin, dans lequel n’entrent que de la fougère, de l’or et des grenats. Des pièces d’argenterie superbes brillaient sur la blancheur de la nappe semée de violettes.

Les moines arrivèrent deux par deux, capuchon sur la tête, bras croisés sur la poitrine. En entrant, ils saluèrent Croniamantal et se placèrent selon leur habitude. À mesure qu’ils arrivaient, le père Karel disait à Croniamantal leur nom et leur pays d’origine. La tablée fut bientôt complète et les convives étaient au nombre de cinquante-six, Croniamantal compris. L’abbé, un Italien aux yeux bridés, dit le bénédicité, et le repas commença, mais Croniamantal attendait avec anxiété l’arrivée de Tristouse.

On servit d’abord un potage au bouillon dans lequel nageaient de petites cervelles d’oiseaux et des petits pois…

« Nos deux hôtes français viennent de partir, dit un moine français qui avait été le prieur du Crépontois. Je n’ai pu les retenir : le compagnon de mon neveu chantait tout à l’heure au jardin, de sa jolie voix de soprano. Il a manqué s’évanouir en entendant quelqu’un chanter, dans ce couvent, la suite de la chanson. C’est en vain que mon neveu supplia son gracieux camarade de rester ici ; ils sont partis à cette heure et ont pris le train, car leur automobile n’était pas prête. Nous la leur enverrons par chemin de fer. Ils ne m’ont pas confié le but de leur voyage, mais je pense que ces pieux enfants ont affaire à Marseille. Je crois, au demeurant, les avoir entendus parler de cette ville. »

Croniamantal, pâle comme un linge, se leva alors :

« Excusez-moi, mes pères, leur dit-il, mais j’ai eu tort d’accepter votre hospitalité. Il faut que je m’en aille, ne m’en demandez pas la raison. Mais je garderai toujours un bon souvenir de la simplicité, de la gaîté, de la liberté qui règnent ici. Tout cela m’est cher au plus haut degré, pourquoi, pourquoi, hélas, n’en puis-je profiter ? »


XVI

Persécution

En ce temps-là, on distribuait chaque jour des prix de poésie. Des milliers de sociétés s’étaient fondées dans ce but et leurs membres vivaient grassement en faisant, à date fixe, des largesses aux poètes. Mais le 26 janvier était le jour où les plus grandes sociétés, compagnies, conseils d’administration, académies, comités, jurys, etc., etc., du monde entier décernaient celui qu’elles avaient fondé. On attribuait ce jour-là 8,019 prix de poésie dont le montant faisait une somme de 50 millions 3,225 fr. 75. D’autre part, le goût de la poésie ne s’étant répandu dans aucune classe de la population d’aucun pays, l’opinion publique était très montée contre les poètes que l’on appelait paresseux, inutiles, etc. Le 26 janvier de cette année-là se passa sans incidents, mais le lendemain, le grand journal La Voix, publié à Adélaïde (Australie), en langue française, contenait un article du savant chimiste-agronome Horace Tograth (un Allemand, né à Leipzig), dont les découvertes et les inventions avaient paru souvent tenir du miracle. L’article intitulé Le Laurier contenait une sorte d’historique de la culture du laurier en Judée, en Grèce, en Italie, en Afrique et en Provence. L’auteur donnait des conseils à ceux qui avaient des lauriers dans leurs jardins, il indiquait les usages multiples du laurier, dans l’alimentation, dans l’art, dans la poésie et son rôle comme symbole de la gloire poétique. Il en venait à parler mythologie, faisant des allusions à Apollon et à la fable de Daphné. À la fin, Horace Tograth changeait brusquement de ton et terminait ainsi son article : « Et puis, je le dis en vérité, cet arbre inutile est encore trop commun, et nous avons des symboles moins glorieux auxquels les peuples attribuent la saveur fameuse du laurier. Les lauriers tiennent trop de place sur notre terre trop habitée, les lauriers sont indignes de vivre. Chacun d’eux prend la place de deux hommes au soleil. Qu’on abatte les lauriers et qu’on craigne leurs feuilles comme un poison. Naguère encore symbole de poésie et de science littéraire, elles ne sont aujourd’hui que le symbole de cette morte-gloire qui est à la gloire ce que la mort est à la vie, ce que la main de gloire est à la clef.

« La vraie gloire a abandonné la poésie pour la science, la philosophie, l’acrobatie, la philanthropie, la sociologie, etc… Les poètes ne sont plus bons aujourd’hui qu’à toucher de l’argent qu’ils ne gagnent point puisqu’ils ne travaillent guère et que la plupart d’entre eux (sauf les chansonniers et quelques autres) n’ont aucun talent et par conséquent aucune excuse. Pour ceux qui ont quelque don, ils sont encore plus nuisibles, car s’ils ne touchent rien, ni à rien, ils font chacun plus de bruit qu’un régiment et nous rabattent les oreilles de ce qu’ils sont maudits. Tous ces gens-là n’ont plus de raison d’être. Les prix qu’on leur décerne sont volés aux travailleurs, aux inventeurs, aux savants, aux philosophes, aux acrobates, aux philanthropes, aux sociologues, etc. Il faut que les poètes disparaissent. Lycurgue les avait bannis de la République, il faut les bannir de la terre. Sans quoi les poètes, paresseux fieffés, seront nos princes et, sans rien faire, vivront de notre travail, nous opprimeront, se moqueront de nous. En un mot, il faut se débarrasser au plus vite de la tyrannie poétique.

« Si les républiques et les rois, si les nations n’y prennent garde, la race des poètes, trop privilégiée, croîtra dans de telles proportions et si rapidement qu’avant peu de temps personne ne voudra plus travailler, inventer, apprendre, raisonner, faire des choses dangereuses, remédier aux malheurs des hommes et améliorer leur sort.

« Sans tarder, donc, il faut aviser et nous guérir de cette plaie poétique qui ronge l’humanité. »

Un bruit énorme accueillit cet article. Il fut télégraphié ou téléphoné partout, tous les journaux le reproduisirent. Quelques journaux littéraires firent suivre la citation de l’article de Tograth de réflexions moqueuses à l’égard du savant, on avait des doutes sur l’état de sa mentalité. On riait de cette terreur qu’il manifestait à l’égard du laurier lyrique. Les journaux d’informations et d’affaires, au contraire, faisaient grand cas de l’avertissement. On y disait que l’article de La Voix était génial.

L’article du savant Horace Tograth avait été un prétexte unique, admirable pour affirmer la haine de la poésie. Et le prétexte était poétique. L’article du savant d’Adélaïde faisait appel au merveilleux de l’antiquité dont le souvenir gît dans tout homme bien né et à l’instinct de conservation que connaissent tous les êtres. C’est pourquoi presque tous les lecteurs de Tograth furent émerveillés, effrayés et ne voulurent pas manquer l’occasion de faire du tort aux poètes qui, à cause du grand nombre de prix dont ils bénéficiaient, étaient jalousés par toutes les classes de la population. La plupart des journaux concluaient en demandant que les gouvernements prissent des mesures pour qu’au moins les prix de poésie fussent supprimés.

Le soir, dans une autre édition de La Voix, le chimiste-agronome Horace Tograth, publiait un nouvel article qui, de même que le premier, télégraphié ou téléphoné partout, porta l’émotion à son comble dans la presse, parmi le public et chez les gouvernants. Le savant terminait ainsi :

« Monde, choisis entre ta vie et la poésie ; si l’on ne prend pas de mesures sérieuses contre elle, c’est fait de la civilisation. Tu n’hésiteras point. Dès demain commencera l’ère nouvelle. La poésie n’existera plus, on brisera les lyres trop lourdes pour les vieilles inspirations. On massacrera les poètes. »

Pendant la nuit la vie fut pareille dans toutes les villes du globe. L’article télégraphié partout avait été reproduit dans des éditions spéciales des journaux locaux qu’on s’arrachait. Le peuple était partout de l’avis de Tograth. Les tribuns descendirent dans la rue et se mêlant à la foule l’excitèrent. La plupart des gouvernements prirent d’ailleurs cette nuit même des décisions dont le texte affiché au fur et à mesure provoquait dans les rues un enthousiasme indescriptible. La France, l’Italie, l’Espagne et le Portugal décrétèrent les premières que les poètes établis sur leur territoire seraient emprisonnés au plus tôt, en attendant qu’on décidât de leur sort. Les poètes étrangers ou absents qui tenteraient de pénétrer dans ces pays risqueraient d’être condamnés à mort. On télégraphia que les États-Unis d’Amérique avaient décidé d’électrocuter tout homme dont la profession de poète serait notoire. On télégraphia aussi qu’en Allemagne il avait été décrété que les poètes en vers ou en prose établis sur le territoire de l’empire resteraient enfermés jusqu’à nouvel ordre dans leurs demeures. À la vérité, durant cette nuit et la journée qui suivit tous les États du globe, même ceux qui ne possédaient que de mauvais petits bardes sans lyrisme, prirent des mesures contre le nom même de poète. Seuls, deux pays firent exception, c’étaient l’Angleterre et la Russie. Ces lois improvisées furent mises aussitôt à exécution. Tous les poètes qui se trouvaient sur les territoires français, italien, espagnol et portugais furent emprisonnés le lendemain, tandis que quelques journaux littéraires paraissaient encadrés de noir et se lamentaient sur la nouvelle terreur. Des dépêches arrivées à midi annoncèrent qu’Aristénète Sud-Ouest, le grand poète nègre d’Haïti, avait été coupé en morceaux le matin même et dévoré par une populace de noirs et de mulâtres ivres de soleil et de carnage. À Cologne, la Kayserglocke avait tonné toute la nuit, et le matin, le professeur docteur Stimmung, auteur d’une épopée médiévale en quarante-huit chants, étant sorti pour prendre le train, car il se rendait à Hanovre, avait été poursuivi par une troupe de fanatiques qui lui donnait des coups de bâton et criait : « À mort le poète ! »

Il s’était réfugié dans la cathédrale et y demeura enfermé avec quelques bedeaux par la population déchaînée des Drikkes, des Hannes et des Marizibill. Ces dernières surtout se montraient acharnées, invoquaient la Vierge, sainte Ursule et les trois rois Mages en plat allemand, sans négliger de donner des coups de poing, afin de se frayer un passage dans la foule. Leurs patenôtres et adjurations pieuses étaient entrelardées d’insultes admirablement ignobles à l’égard du professeur-poète, qui devait surtout sa réputation à l’unisexualité de ses mœurs. Le front contre terre, il se mourait de peur sous le grand saint Christophe de bois. Il entendit les bruits des maçons qui muraient toutes les issues de la cathédrale et se prépara à mourir de faim.

Vers deux heures, on télégraphia qu’un sacristain-poète de Naples avait vu bouillonner le sang de saint Janvier dans l’ampoule. Le sacristain était sorti en proclamant le miracle et s’était empressé d’aller au port jouer à la mourre. Il avait gagné à ce jeu tout ce qu’il avait voulu et un coup de couteau à la poitrine.

Les télégrammes annonçant les arrestations de poètes se succédèrent toute la journée. L’électrocution des poètes américains fut connue vers quatre heures.

À Paris, quelques jeunes poètes de la rive gauche épargnés à cause de leur manque de notoriété organisèrent une manifestation qui partit de la Closerie des Lilas vers la Conciergerie, où était enfermé le prince des poètes.

La troupe arriva pour disperser les manifestants. La cavalerie chargea. Les poètes sortirent des armes et se défendirent, mais le peuple à cette vue se mêla à la bagarre. On étrangla les poètes et quiconque se proclamait leur défenseur.

Ainsi commença la persécution qui s’étendit rapidement dans le monde entier. En Amérique, après l’électrocution des poètes célèbres, on lyncha tous les chansonniers nègres et même beaucoup qui de leur vie n’avaient fait de chansons ; ensuite on tomba sur les blancs de la bohème littéraire. On apprit aussi que Tograth, après avoir dirigé lui-même la persécution en Australie, s’était embarqué à Melbourne.


XVII

Assassinat

Comme Orphée, tous les poètes étaient près d’une malemort. Partout les éditeurs avaient été pillés et les recueils de vers brûlés. Dans chaque ville, des massacres avaient eu lieu. L’admiration universelle allait pour le moment à cet Horace Tograth qui d’Adélaïde (Australie) avait déchaîné la tempête et semblait avoir à jamais détruit la poésie. La science de cet homme, racontait-on, tenait du miracle. Il dissipait les nuages ou amenait un orage au lieu qu’il voulait. Les femmes, dès qu’elles le voyaient, étaient prêtes à faire sa volonté. Au demeurant, il ne dédaignait pas les virginités ou féminines ou masculines. Dès que Tograth avait su quel enthousiasme il avait éveillé dans tout l’univers, il avait annoncé qu’il irait dans les principales villes du globe après que l’Australie aurait été débarrassée de ses poètes érotiques ou élégiaques. En effet, on apprit à quelque temps de là le délire des populations de Tokio, de Pékin, de Yakoutsk, de Calcutta, du Caire, de Buenos-Ayres, de San Francisco, de Chicago, à l’occasion de la visite de l’infâme Allemand Tograth. Il laissa partout une impression surnaturelle à cause de ses miracles qu’il disait scientifiques, de ses guérisons extraordinaires qui portèrent au sublime sa réputation de savant et même de thaumaturge.

Le 30 mai, Tograth débarqua à Marseille. La population était massée sur les quais, Tograth arriva du paquebot dans une chaloupe. Dès qu’on l’aperçut, les cris, les vivats, les braillements poussés par des gosiers innombrables se mêlèrent au bruit du vent, des vagues et des sirènes sur les vaisseaux. Tograth était debout dans la chaloupe, grand et maigre. À mesure que la chaloupe approchait, on distinguait mieux les traits du héros. Son visage était glabre et bleuissait à l’endroit des poils, sa bouche presque sans lèvres blessait d’une large estafilade le visage sans menton, ce qui faisait qu’on eût dit d’un requin. Au-dessus, le nez se retroussait et laissait béantes les narines. Le front montait perpendiculaire, très haut et très large. Le costume de Tograth était blanc, très collant, ses souliers également blancs avaient des talons hauts. Il ne portait pas de chapeau. Lorsqu’il posa le pied sur le sol de Marseille, l’enthousiasme fut tel qu’après que les quais se furent vidés, trois cents personnes furent trouvées mortes étouffées, foulées aux pieds, écrasées. Quelques hommes saisirent le héros et le portèrent ainsi, tandis que l’on chantait, criait et que des femmes lui jetaient des fleurs jusqu’à l’hôtel où des appartements lui avaient été préparés, et à la porte s’étaient placés les directeurs, les interprètes, les pisteurs.

Le même matin, Croniamantal, venant de Brünn, était arrivé à Marseille pour y chercher Tristouse qui s’y trouvait depuis la veille au soir avec Paponat. Tous trois s’étaient mêlés à la foule qui acclamait Tograth devant l’hôtel où il devait descendre.

— Heureuse fureur, dit Tristouse. Vous n’êtes pas poète, Paponat, vous avez appris des choses qui valent infiniment mieux que la poésie. N’est-ce pas, Paponat, que vous n’êtes nullement poète ?

— En effet, ma chère, répondit Paponat, j’ai versifié pour m’amuser, mais je ne suis pas poète, je suis un homme d’affaires excellent et nul ne s’y entend mieux que moi pour gérer une fortune.

— Ce soir, vous mettrez à la poste une lettre pour La Voix d’Adelaïde, vous direz tout cela et ainsi vous serez à l’abri.

— Je n’y manquerai pas, dit Paponat. A-t-on jamais vu ça, poète ! c’est bon pour Croniamantal.

— J’espère bien, dit Tristouse, qu’on va le massacrer à Brünn, où il pensait nous trouver.

— Mais justement le voilà, dit doucement Paponat. Il est dans la foule. Il se cache, il ne nous a pas vus.

— Je voudrais qu’on le massacrât sans tarder, dit Tristouse avec un soupir. J’ai idée que cela ne tardera pas.

— Regardez, dit Paponat, voici venir le héros.

Le cortège qui amenait Tograth étant arrivé devant l’hôtel, on déposa l’agronome sur le sol. Tograth se tourna vers la foule et lui parla :

« Marseillais, je pourrais, pour vous remercier, employer des paroles plus grosses que votre célèbre sardine. Je pourrais faire un long discours. Mais ces paroles ne seraient jamais proportionnées à la magnificence de la réception que vous m’aviez réservée. Je sais qu’il y a parmi vous des maux que je puis soulager grâce à la science, non pas seulement la mienne, mais celle que les savants ont accumulée depuis des millénaires. Qu’on amène les malades, je veux les guérir. »

Un homme dont le crâne était chauve comme celui d’un habitant de Mycone cria :

« Tograth ! divinité humaine, savantissime tout-puissant, donne-moi une chevelure luxuriante. »

Tograth sourit et dit qu’on laissât cet homme s’approcher, ensuite il toucha le crâne dénudé en disant :

« Ton caillou stérile se recouvrira d’une abondante végétation, mais souviens-toi de ce bienfait en haïssant à jamais le laurier. »

En même temps que le chauve, une fille s’était approchée. Elle implora Tograth :

« Bel homme, bel homme, regarde ma bouche, mon amant, à coups de poing, m’a cassé quelques dents, rends-les-moi. »

Le savant sourit et lui mit un doigt dans la bouche en disant :

« Tu peux mordre maintenant, tu as des dents superbes, Mais, en reconnaissance, montre ce que tu as dans ton sac. »

La fille rit en ouvrant la bouche où brillèrent de nouvelles dents, puis elle ouvrit son sac en s’excusant :

« C’est une drôle d’idée, devant tout le monde. Voilà mes clefs, voici la photographie sur émail de mon amant ; il est mieux que ça. »

Mais les yeux de Tograth avaient brillé ; il avait avisé, pliées, quelques chansons parisiennes rimées sur des airs viennois, Il prit ces papiers et après les avoir regardés :

— Ce ne sont que des chansons, dit-il, n’as-tu pas de poésies ?

— J’en ai une bien jolie, dit la fille, c’est le pisteur de l’hôtel Victoria qui me l’a faite avant de partir pour la Suisse. Mais je ne l’ai pas montrée à Sossi.

Et elle tendit à Tograth un petit papier rose sur lequel se trouvait ce lamentable acrostiche :

M on aimée adorée avant que je m’en aille,
A vant que notre amour, Maria, ne déraille,
R âle et meure, m’amie, une fois, une fois,
Il faut nous promener tous deux seuls dans les bois,
A lors je m’en irai plein de bonheur je crois.

« Ce n’est pas seulement de la poésie, dit Tograth, elle est, en outre, idiote. »

Il déchira le papier et le jeta dans le ruisseau, tandis que la fille claquait des dents et assurait d’un air effrayé :

« Bel homme, bel homme, je ne savais pas que ce fût mal. »

À ce moment, Croniamantal s’avança auprès de Tograth et apostropha la foule :

« Canailles, assassins ! »

Des rires éclatèrent. On cria :

« À l’eau, le couillon ! »

Et Tograth, regardant Croniamantal, lui dit :

« Mon ami, que cette affluence ne vous offusque point. Moi, j’aime la populace, bien que je descende dans des hôtels où elle ne fréquente point. »

Le poète laissa parler Tograth, puis il reprit, s’adressant à la foule :

« Canaille, ris de moi, tes joies sont comptées, on te les arrachera une à une. Et sais-tu, populace, quel est ton héros ? »

Tograth souriait et la foule était devenue attentive. Le poète poursuivit :

« Ton héros, populace, c’est l’Ennui apportant le Malheur. »

Un cri d’étonnement sortit de toutes les poitrines. Des femmes firent le signe de la croix. Tograth voulut parler, mais Croniamantal le saisit brusquement par le cou, le jeta sur le sol et l’y maintint en posant un pied sur sa poitrine. En même temps il parla :

« C’est l’Ennui et le Malheur, le monstre ennemi de l’homme, le Léviathan gluant et immonde, le Béhémoth souillé de stupres, de viols et par le sang des merveilleux poètes. Il est le vomissement des Antipodes, ses miracles ne trompent pas plus les clairvoyants que les miracles de Simon le magicien n’en imposaient aux Apôtres. Marseillais, Marseillais, pourquoi vous dont les ancêtres s’en sont venus du pays le plus purement lyrique, vous êtes-vous solidarisés avec les ennemis des poètes, avec les barbares de toutes les nations ? Le plus étrange miracle de l’Allemand revenu d’Australie, le connaissez-vous ? C’est d’en avoir imposé au monde et d’avoir été un instant plus fort que la création même, que la poésie éternelle. »

Mais Tograth, qui avait pu se dégager, se dressa, sali de poussière et ivre de rage, il demanda :

« Qui es-tu ? »

Et la foule cria :

« Qui es-tu, qui es-tu ? »

Le poète se tourna vers l’orient et parla d’une voix exaltée :

« Je suis Croniamantal, le plus grand des poètes vivants. J’ai souvent vu Dieu face à face. J’ai supporté l’éclat divin que mes yeux humains tempéraient. J’ai vécu l’éternité. Mais les temps étant venus, je suis venu me dresser devant toi. »

Tograth accueillit d’un éclat de rire terrible ces dernières paroles. Les premiers rangs de la foule ayant vu rire Tograth rirent aussi, et le rire en éclats, en roulades, en trilles se communiqua bientôt à la populace tout entière, à Paponat et à Tristouse Ballerinette. Toutes les bouches ouvertes faisaient face à Croniamantal qui perdait contenance. On cria parmi les rires :

« À l’eau, le poète !… Au feu, Croniamantal !… Aux chiens, l’amant du laurier ! »

Un homme qui était au premier rang et avait un gros gourdin en appliqua un coup à Croniamantal, dont la grimace douloureuse fit redoubler les rires de la foule. Une pierre habilement lancée vint frapper le nez du poète, dont le sang jaillit. Une marchande de poisson fendit la foule, puis, se plaçant devant Croniamantal, lui dit :

« Hou ! le corbeau. Je te reconnais, Peuchaire ! tu es un policier qui s’est fait poète ; tiens, vache, tiens, conteur de bourdes. »

Et elle lui asséna une gifle formidable en lui crachant au visage. L’homme que Tograth avait guéri de la calvitie s’approcha en disant :

« Regarde mes cheveux, est-ce un faux miracle, ça ? »

Et levant sa canne, il la poussa si adroitement qu’elle creva l’œil droit. Croniamantal tomba à la renverse, des femmes se précipitèrent sur lui et le frappèrent. Tristouse trépignait de joie, tandis que Paponat essayait de la calmer. Mais du bout de son parapluie, elle alla crever l’autre œil de Croniamantal, qui la vit en cet instant et s’écria :

« Je confesse mon amour pour Tristouse Ballerinette, la poésie divine qui console mon âme. »

Alors de la foule des hommes crièrent :

« Tais-toi, charogne ! attention les madames. »

Les femmes s’écartèrent vite, et un homme qui balançait un grand couteau posé sur sa main ouverte le lança de telle façon qu’il vint se planter dans la bouche ouverte de Croniamantal. D’autres hommes firent de même. Les couteaux se fichèrent dans le ventre, la poitrine, et bientôt il n’y eut plus sur le sol qu’un cadavre hérissé comme une bogue de châtaigne marine.


XVIII

Apothéose

Croniamantal mort, Paponat avait ramené à l’hôtel Tristouse Ballerinette qui, aussitôt qu’elle y fut, se livra à une crise de nerfs dans les règles. On était dans un vieil immeuble et, par hasard, dans un placard, Paponat découvrit une bouteille d’eau de la reine de Hongrie qui remontait au xviie siècle. Ce remède agit rapidement. Tristouse reprit ses sens et alla sans plus tarder à l’hôpital réclamer le corps de Croniamantal, qu’on lui remit sans difficulté.

Elle lui fit des funérailles décentes et plaça sur sa tombe une pierre sur laquelle on grava, comme épitaphe :

Marchez sur la pointe des pieds
Pour ne pas troubler le bon sommeil

Ensuite elle revint à Paris avec Paponat qui l’abandonna quelques jours après pour un mannequin des Champs-Élysées.

Tristouse ne le regretta pas longtemps. Elle prit le deuil de Croniamantal et monta à Montmartre, chez l’oiseau du Bénin, qui commença par lui faire la cour, et après qu’il en eût eu ce qu’il voulait, ils se mirent à parler de Croniamantal.

— Il faut que je lui fasse une statue, dit l’oiseau du Bénin. Car je ne suis pas seulement peintre, mais aussi sculpteur.

— C’est ça, dit Tristouse, il faut lui élever une statue.

— Où ça ? demanda l’oiseau du Bénin ; le gouvernement ne nous accordera pas d’emplacement. Les temps sont mauvais pour les poètes.

— On le dit, répliqua Tristouse, mais ce n’est peut-être pas vrai. Que pensez-vous du bois de Meudon, monsieur l’oiseau du Bénin ?

— J’y avais bien pensé, mais je n’osais le dire. Va pour le bois de Meudon.

— Une statue en quoi ? demanda Tristouse. En marbre ? En bronze ?

— Non, c’est trop vieux, répondit l’oiseau du Bénin, il faut que je lui sculpte une profonde statue en rien, comme la poésie et comme la gloire.

— Bravo ! Bravo ! dit Tristouse en battant des mains, une statue en rien, en vide, c’est magnifique, et quand la sculpterez-vous ?

— Demain, si vous voulez ; nous allons dîner, nous passerons la nuit ensemble, et dès le matin nous irons au bois de Meudon, où je sculpterai cette profonde statue.

Aussitôt dit, aussitôt fait. Ils allèrent dîner avec l’élite montmartroise, rentrèrent se coucher vers minuit et le lendemain matin, à neuf heures, après s’être munis d’une pioche, d’une bêche, d’une pelle et d’ébauchoirs, ils prirent le chemin du joli bois de Meudon, où ils rencontrèrent, en compagnie de sa mie, le prince des poètes, tout heureux des bonnes journées qu’il avait passées à la Conciergerie.

Dans la clairière, l’oiseau du Bénin se mit à l’ouvrage. En quelques heures, il creusa un trou ayant environ un demi-mètre de largeur et deux mètres de profondeur.

Ensuite, on déjeuna sur l’herbe.

L’après-midi fut consacré par l’oiseau du Bénin à sculpter l’intérieur du monument à la semblance de Croniamantal.

Le lendemain, le sculpteur revint avec des ouvriers qui habillèrent le puits d’un mur en ciment armé large de huit centimètres, sauf le fond qui eut trente-huit centimètres, si bien que le vide avait la forme de Croniamantal, que le trou était plein de son fantôme.

Le surlendemain, l’oiseau du Bénin, Tristouse, le prince des poètes et sa mie revinrent au monument qui fut comblé avec la terre qu’on en avait tirée et là, la nuit tombée, on planta un beau laurier des poètes, tandis que Tristouse Ballerinette dansait en chantant :

Toutes ne t’aiment pas tu mens
Palantila mila miman
Quand il fut l’amant de la reine
Il est le roi puisqu’elle est reine
C’est vrai c’est vrai je l’aime
Croniamantal au fond du puits
Est-ce lui

Cueillons la marjolaine
La nuit


  1. Parmi ces villes, citons Naples, Andrinople, Constantinople, Néauphle-le-Château, Grenoble, Pultava, Pouilly-en-Auxois, Pouilly-les-Feurs, Nauplie, Séoul, Melbourne, Oran, Nazareth, Ermenonville, Nogent-sur-Marne, etc.