Le Porte-Chaîne/Chapitre 25

La bibliothèque libre.
Traduction par Auguste-Jean-Baptiste Defauconpret.
Furne, C. Gosselin (Œuvres, tome 26p. 268--).


CHAPITRE XXV.


Oui, Hastings, ceux qui sont dignes de l’amour du pays, ce sont les cœurs généreux et fidèles qui seuls savent comprendre ce que demande la gloire, ou ce qu’approuve la liberté.
Akenside.


Après ce préambule, il y eut une pause pendant laquelle l’assemblée attendit l’arrivée d’Ursule Malhone et de cette geôlière à demi sauvage qui s’était prise d’une si étonnante affection pour elle qu’elle ne la perdait pas de vue un seul instant. Enfin il se fit un mouvement du côté de la porte, le cercle s’ouvrit, et Ursule s’avança au milieu de la salle, le teint animé, mais la démarche ferme et l’air intrépide. D’abord la grande clarté du foyer l’éblouit, et elle passa la main sur ses yeux. M’étant retourné dans ce moment, je rencontrai son regard, et je fus récompensé de toutes mes angoisses par un de ces coups d’œil auxquels la tendresse sait donner une expression si éloquente. Puis aussitôt elle chercha le porte-chaîne qui s’était levé à son approche, et, dès qu’elle l’aperçut, elle se précipita dans ses bras.

Ce mouvement avait été involontaire ; mais il me procura le bonheur de contempler un des plus beaux spectacles qui se puissent voir : la jeunesse, dans tout l’éclat et toute la grâce de la beauté, s’abandonnant aux plus tendres effusions de la tendresse envers un vieillard dont les traits étaient ridés et flétris par la vie la plus laborieuse. Le contraste entre les longues boucles blondes d’Ursule, et les quelques mèches éparses de son oncle ; entre les joues fraîches et roses de la jeune fille, et les traits labourés et brûlés du soleil du porte-chaîne, avait quelque chose de singulièrement touchant. Il proclamait combien doivent être vives ces sympathies de notre nature qui rapprochaient si étroitement deux êtres dont les tendances étaient si opposées sous tous les rapports.

Ursule ne se laissa entraîner ainsi par son cœur qu’un moment. Tout accoutumée qu’elle était à toutes les péripéties d’une existence passée au milieu des bois, c’était la première fois qu’elle comparaissait en présence d’une assemblée pareille ; et je la vis se replier en quelque sorte sur elle-même avec toute la réserve de son sexe, dès qu’en jetant les yeux autour d’elle elle vit en présence de quels êtres étranges elle se trouvait. Néanmoins je ne l’avais jamais vue si charmante, et elle éclipsait complètement Priscilla Bayard et Catherine, quoique celles-ci n’eussent jamais été exposées aux intempéries de l’air, et qu’elles eussent en outre l’avantage de la toilette. Peut-être, au contraire, la vie même qu’Ursule avait menée avait-elle donné à sa beauté ce complément, ce fini qui manque le plus souvent à la jeune Américaine élevée trop délicatement dans le giron de sa mère.

Mille-Acres épiait tous les mouvements d’Ursule avec un intérêt jaloux, mais il ne dit rien pour arrêter l’élan de sa sensibilité. Dès qu’elle se fut arrachée des bras de son oncle, elle prit le siège grossier que j’avais avancé pour elle à côté du porte-chaîne. Je fus payé de cette légère attention par un doux sourire de la part de celle qui en était l’objet, tandis que le vieux squatter fronçait le sourcil ; et je compris qu’il ne serait pas sans danger de laisser trop voir l’intérêt que je prenais à l’être charmant qui était devant moi. Comme il arrive assez souvent dans les réunions composées d’êtres grossiers et sans expérience, l’arrivée d’Ursule fut suivie d’un long et gauche silence. Enfin Aaron prit la parole.

— Nous sommes assemblés, comme je le disais, pour régler tous nos différends, dit-il avec autant de sang-froid et de gravité que s’il n’eût eu aucun reproche à se faire, et qu’il eût véritablement siégé sur un trône de justice ; et quand des hommes, assemblés pour un semblable motif, sont animés d’un bon esprit, la conclusion ne peut se faire attendre. Ce qui est juste est juste, voilà mon symbole, porte-chaîne.

— Et il est bon, Mille-Acres, et c’est de la vraie religion, répondit froidement André.

— C’est cela, c’est cela même ! et je vois qu’il y aura moyen de s’entendre. Je méprise celui qui est si entêté dans ses opinions qu’il ne veut jamais en démordre d’un pouce. Ne pensez-vous pas comme moi, capitaine André ?

— C’est selon. Il y a des opinions qui ne valent pas le diable, et celles-là, on ne saurait s’en débarrasser trop vite. Il en est d’autres, au contraire, qui sont si excellentes qu’il vaut mille fois mieux perdre la vie que d’y renoncer.

Mille-Actes ouvrit de grands yeux en entendant ces paroles. Il ne concevait pas qu’on pût mourir pour un principe. Il était au contraire pour le système des concessions, ainsi que le pratiquent certains personnages, et même quelquefois des États qui exagèrent souvent leurs prétentions, afin de se faire ensuite un mérite en cédant sur des points qu’ils n’avaient jamais eu sérieusement l’idée de contester. Mais cette disposition du squatter se manifestera suffisamment d’elle-même. Laissons-le s’expliquer.

— Il ne s’agit point de parler de perdre la vie, porte-chaîne, reprit-il, et cette affaire ne saurait avoir des conséquences aussi sanglantes. Que la justice ait ses coudées franches, qu’elle fasse tout ce qu’elle voudra : le squatter en sera toujours quitte pour quelques jours de prison et pour une amende, et il n’y a pas dans cette perspective de quoi tant effrayer un homme qui l’a bravée toute sa vie. Mon principe à moi, c’est de faire ce qui est bien ; peu importe ce qu’en pense la loi ; et c’est sur ce principe que je voudrais asseoir notre transaction.

— Voyons vos conditions, voyons-les ! s’écria le porte-chaîne avec un peu d’impatience. Des paroles ne sont que des paroles ; des actes sont des actes. Si vous avez quelque chose à proposer, parlez ; nous écoutons.

— à la bonne heure, voilà comme j’aime à traiter une affaire, et j’entre sur-le-champ en matière. Il y a des droits de deux sortes sur toutes les terres qui existent dans l’univers : d’abord ce que j’appelle le droit du roi, celui qui résulte d’actes, de contrats et de toutes ces inventions infernales ; et ensuite celui que constitue la possession. Il est évident que le fait vaut mieux que toutes les écritures du monde ; mais enfin je veux bien les mettre tous les deux un moment sur la même ligne, par esprit d’accommodement, car je suis très-accommodant, et je veux éviter tout ce qui pourrait échauffer la bile. Nous ne voulons tous que la paix et l’harmonie, n’est-ce pas, garçons ?

Un murmure d’approbation se fit entendre dans la plus grande partie de l’assemblée, quoique une faible minorité protestât par son silence contre ces dispositions trop pacifiques.

— Oui, voilà mes principes, reprit Mille-Acres en avalant une longue gorgée de cidre, et en passant ensuite poliment la cruche au porte-chaîne. Eh bien ! en partant de là, le général Littlepage et son associé représentent les écrits, et moi et les miens nous représentons le fait. Je ne me prononce ni dans un sens, ni dans l’autre ; j’expose les choses telles qu’elles sont. Maintenant il s’élève des difficultés entre nous ; il faut y mettre un terme. Vous, porte-chaîne, qui êtes l’ami d’un des deux ordres de propriétaires, voyons, que proposez-vous ?

— Je n’ai rien à proposer, puisque je ne suis qu’un porte-chaîne, chargé de mesurer les terres et de les diviser en plusieurs lots. Mais voici le fils unique du général Littlepage ; il a sa procuration…

— Ah ! oui, ce procureur qui n’en est pas un ! interrompit Mille-Acres avec une certaine aigreur qui n’était pas trop d’accord avec son humeur si conciliante ; il l’est où il ne l’est pas. Sachons donc une bonne fois à quoi nous en tenir ; car Mille-Acres aimerait mieux voir sa clairière couverte de serpents à sonnettes que d’y souffrir un seul procureur !

— Calmez-vous ; il ne l’est pas dans le sens que vous supposez : c’est un brave jeune homme qui a servi comme moi, vieux squatter, et qui s’est battu courageusement pour la liberté.

— Eh bien ! s’il aime tant la liberté, qu’il laisse donc aussi les autres libres. La liberté, suivant moi, c’est le droit d’avoir autant de terres qu’on en a besoin. Si son père et lui sont de véritables amis de la liberté, qu’ils le prouvent en abandonnant toutes prétentions sur des terres qui ne leur sont pas nécessaires. Voilà ma liberté à moi, et en même temps ma religion !

— Pourquoi être si modéré, Mille-Acres ? Pourquoi ne pas dire tout de suite que tout homme a droit à tout ce qui lui manque ? Il ne faut pas faire les choses à demi, et il vaut mieux faire la mesure bonne pendant que vous avez la boussole et la chaîne à la main. Si la liberté est de prendre les terres d’un autre, ce doit être aussi de lui prendre sa bourse.

— Vous allez trop loin, porte-chaîne, dit Mille-Acres avec un degré de modération de nature à confondre les ennemis de ses principes. L’argent est ce qu’un homme gagne par lui-même, et il est en droit de le conserver, sans qu’on ait rien à dire. Mais la terre est nécessaire ; chaque homme a droit d’en avoir juste ce qu’il lui faut. Jamais, par exemple, je ne lui en donnerais un pouce de plus.

— Mais avec de l’argent on achète des terres, et prendre de l’argent c’est se procurer les moyens d’avoir la terre dont on a besoin. Il en faut si peu pour cela dans ce pays ou la terre est si abondante ! Non, Mille-Acres, non ; vous avez tort. Vous devriez commencer par prendre votre bonne part des dollars ; c’est beaucoup plus simple. Les dollars sont dans la poche ; ils en sortent à tous moments ; au lieu que la terre n’est pas quelque chose qui puisse se transporter ; elle reste là où elle est, et il y a des individus qui aiment leurs rochers, leurs arbres, leurs champs, surtout lorsque ces biens sont depuis longtemps dans la famille.

— Qui veut rester ami avec moi ne doit rien dire contre les squatters ! dit Mille-Acres dont le front s’était contracté, et qui commençait à perdre patience. Tout ceci n’est que du verbiage, et je veux en venir au fait. Vous voyez bien cette clairière et les bois qui sont préparés pour la vente. Que j’aie le temps de m’en défaire ; que je puisse disposer des arbres qui sont abattus ; je promets de ne pas en abattre de nouveau, et l’on me reprendra à un prix raisonnable les constructions que j’ai pu faire.

— Mordaunt, c’est vous que cette proposition regarde. Moi, je n’ai qu’à mesurer la clairière, et je le ferai dès que je serai arrivé à cette partie de la concession, quoi qu’il doive m’arriver.

— Mesurer cette clairière s’écria Tobit de sa voix gutturale et d’un air menaçant. Non, non, porte-chaîne ; il n’y a point d’homme dans la forêt qui puisse jamais se vanter d’avoir étendu sa chaîne ici.

— Vous vous trompez, mon garçon ; cet homme existe, et il s’appelle André Coejemans, ou, si vous aimez mieux, le porte-chaîne ; et rien ne l’empêchera jamais de faire son devoir, répondit mon vieil ami avec calme.

La figure de Mille-Acres s’était encore rembrunie. Cependant il se ravisa, et, se tournant vers Tobit :

— Laissez-nous, mon fils, lui dit-il, régler cette affaire entre nous. Les années refroidissent le sang, et laissent à la raison le temps de mûrir. Je conçois, porte-chaîne, que, si l’on vous portait le défi de mesurer cette clairière, vous voudriez alors l’entreprendre, en dépit de tous les obstacles. Mais personne n’a l’intention de vous molester à cet égard. Mesurez tant que vous voudrez ; c’est une besogne qui pourra nous servir à nous-mêmes pour nos arrangements ultérieurs. Mais j’ai fait une proposition, et l’on n’y a pas répondu.

— C’est moi que ce soin regarde, dis-je alors, jugeant à propos d’intervenir pour donner à Malbone le temps d’arriver ; mais je regrette d’avoir à dire que je ne suis nullement autorisé à faire de pareilles concessions. Et d’ailleurs je les ferais, que, dans l’état de contrainte où je me trouve aujourd’hui, elles seraient nulles, de toute nullité.

— En voilà bien d’une autre ! s’écria le squatter ; et je n’entends plus rien à tous les caprices de votre loi, qui tantôt veut un écrit, tantôt n’en tient aucun compte ! — Tenez, porte-chaîne, ajouta-t-il d’un ton d’impatience, il n’y a pas moyen de parler d’affaires avec ce jeune citadin. Il a toujours vécu dans les plaines, il a les principes, il a le langage des plaines, et moi je n’y entends rien. Vous êtes des bois, vous, lui de la plaine, moi de la clairière ; la clairière et les bois se donnent la main ; nous nous entendrons mieux ensemble. Voyons, André, êtes-vous disposé à entrer en accommodement, oui ou non ?

— Oui, pour tout ce qui est juste et raisonnable, mais pas autrement.

— Voilà ce que j’appelle parler, et nous sommes du même avis. Écoutez-moi donc bien. Vous êtes garçon, porte-chaîne ; mais je ne crois pas que ce soit par aversion pour le mariage. Non, c’est tout simplement parce que vous n’avez pas trouvé de fille qui vous convînt, ou bien à cause de la vie errante qu’il vous faut mener par suite de votre profession, quoique les squatters soient dans le même cas après tout.

Je vis sur-le-champ où il voulait en venir, en virant ainsi de bord, et en mettant sur le tapis une question de mariage. Le porte-chaîne, qui ne soupçonnait rien, ne manifesta que de la surprise. Pour moi, j’éprouvais une véritable angoisse. Ursule écoutait avec intérêt, mais sans soupçonner le moins du monde le coup terrible qui se méditait contre elle. André ne répondant rien, Mille-Acres continua :

— Il est tout naturel de penser au mariage en présence de toute cette jeunesse, n’est-ce pas, porte-chaîne ? dit-il tout joyeux de sa malice. Vous le voyez, il y a ici des tas de garçons et de jeunes filles, et je suis tout aussi disposé à procurer des femmes et des maris à mes voisins qu’à vivre en bonne intelligence avec eux. Tout pour la paix et pour les bonnes relations de voisinage, voilà ma religion.

Le vieil André avait beau se creuser la tête, passer la main sur ses yeux comme pour s’éclaircir le jugement, il n’y était point du tout.

— Je ne vous comprends pas, Mille-Acres, dit-il enfin. Est-ce que votre intention serait de me proposer une de ces belles filles en mariage ?

À cette supposition, le squatter éclata de rire et sa gaieté fut partagée par tous les assistants. À nous voir dans ce moment, on aurait cru que la meilleure harmonie régnait parmi nous.

— De tout mon cœur, porte-chaîne, si vous pouvez en décider une à vouloir de vous ! s’écria Mille-Acres avec un empressement enjoué ; avec un pareil gendre, qui sait si je ne prendrais pas goût à la chaîne, et si je ne ferais pas mesurer ma clairière comme tous les grands fermiers qui aiment à ce que leurs limites soient bien établies ? Tenez, voilà Laviny qui n’est pas encore pourvue. Elle vous conviendrait assez, si tel est son goût.

— Ce n’est pas son goût, et ce ne le sera jamais, répondit la jeune fille avec un petit ton irrité.

— Ah ! il paraît alors, porte-chaîne, que nous n’aurons pas de noces cette fois-ci. Il est vrai qu’à soixante-dix ans, il est un peu tard pour se marier pour la première fois, quoique j’aie vu des veufs se remarier lorsqu’ils avaient quatre-vingt-dix ans sonnés. Quand un homme a pris une femme étant jeune, il a le droit d’en prendre une autre dans sa vieillesse.

— Pourquoi pas à cent ans ? s’écria Prudence avec aigreur. Voyez ces hommes ! ils prendront de nouvelles femmes tant qu’il leur restera un souffle pour les demander ! Vous entendez, mes filles ! on ne vous pleurera pas longtemps, une fois que vous serez mortes et enterrées !

Cette brusque repartie n’était sans doute pas quelque chose de très-rare dans la famille, car personne ne parut y faire grande attention. Mille-Acres reprit le cours de ses idées, comme si de rien n’était.

— À vous parler franchement, porte-chaîne, je pensais moins à vous trouver une femme qu’à en procurer une à un de mes fils. Tenez, voilà Zéphane, par exemple ; c’est un honnête garçon, actif, laborieux, infatigable, comme on n’en trouverait pas un autre dans le pays. Il est en âge de se marier, et je lui répète tous les jours qu’il faut y songer sérieusement ; que le mariage est, après tout, l’état par excellence. Vous êtes étonné de m’entendre parler ainsi, parce que vous voyez la vieille Prudence telle qu’elle est aujourd’hui. Et pourtant rien n’est plus vrai, et je parle par expérience. Un petit mariage pourrait nous mettre vite d’accord, porte-chaîne.

— Je ne vois pas ce que vous voulez dire, Mille-Acres ; je ne puis pas épouser votre fils Zéphane, peut-être  ?

— Non, non, je ne vous demande pas cela, mon vieil André. Ce que je vous ai dit, et ce que je vous répéterai encore, c’est que je me sens d’humeur accommodante, et je vais vous en donner une preuve. J’ai mon fils Zéphane, qui cherche une femme ; et mes garçons, c’est comme mes bois qui sont recherchés sur tous les marchés ; on n’en rencontrerait pas de meilleurs. Vous avez, vous, une nièce que voilà, Ursule Malbone, comme je crois qu’on la nomme ; — et on dirait qu’ils sont faits l’un pour l’autre. Ce n’est pas la première fois qu’ils se voient ; ils se connaissent déjà, et cela aplanira bien des choses. Voici maintenant ce que j’offre, ni plus ni moins. J’enverrai chercher un magistrat à mes frais, et dès qu’il sera venu, nous marierons les jeunes gens, et voilà la paix scellée à tout jamais entre nous deux. Il ne sera pas difficile de s’entendre ensuite avec les propriétaires par écrit du sol, puisque vous êtes si bons amis ensemble qu’on pourrait vous croire de la même famille. Si le général Littlepage y tient, je prendrai l’engagement pour moi et pour les miens de ne jamais nous établir sur des terres qu’il pourrait lui prendre fantaisie de réclamer à quelque titre que ce fût.

Je vis clairement que d’abord le porte-chaîne, et même Ursule, quoiqu’elle connût les prétentions extravagantes de Zéphane, n’avaient pas bien compris ce que le squatter avait voulu dire. Mais quand Mille-Acres parla d’envoyer chercher un magistrat, et de marier les jeunes gens à l’instant même, toute équivoque devenait impossible ; et au premier mouvement de surprise succéda bientôt dans l’esprit d’André un sentiment de fierté blessée, tel que je ne lui en avais jamais vu éprouver. Il fut quelque temps avant de pouvoir parler, et quand il le fit, ce fut avec une dignité et une austérité de langage à laquelle je ne me serais pas attendu. La pensée de voir Ursule sacrifiée à un être tel que Zéphane, à une famille comme celle du squatter, révoltait toutes ses idées et brisa un moment son courage. Mille-Acres et les siens, au contraire, ne voyaient rien que de très-naturel dans cette proposition. Les gens de leur espèce ne mesurent guère que par l’argent les distances sociales. Il est rare qu’ils fassent entrer en ligne de compte l’éducation, les principes, les qualités de l’âme et de l’esprit ; aussi n’était-il pas étonnant qu’à leurs yeux le jeune squatter parût un parti sortable pour la nièce d’un porte-chaîne.

— Je commence à vous comprendre, Mille-Acres, dit André en se levant de son siège, et en se portant machinalement du côté de sa nièce comme pour la protéger ; — oui, quoique tant d’audace ait lieu d’étonner, vous voulez qu’Ursule Malbone épouse Zéphane, Mille-Acres, afin de plâtrer ainsi un raccommodement avec le général Littlepage et le colonel Follock, et d’obtenir une amnistie pour tous les brigandages que vous avez commis…

— Prenez garde, vieillard ! mesurez mieux vos termes.

— Je n’ai rien à mesurer, et écoutez-moi avant de répondre. Sans avoir été marié moi-même, je sais quelles sont les formes qu’on doit observer, et je vous remercie du désir que vous exprimez de contracter alliance avec nous. Ce devoir rempli, je vous déclare que jamais ma nièce n’épousera votre fils.

— Que ne laissez-vous la jeune fille répondre elle-même ? cria Mille-Acres d’une voix retentissante ; car il commençait à être agité d’une fureur qui avait besoin de s’exhaler. Zéphane n’est pas un garçon qui soit à dédaigner, et elle pourrait aller loin sans trouver qui le vaille. C’est moi qui vous le dis, quoique je sois son père ; mais, dans mon amour de la paix, je passe sur beaucoup de considérations.

— Zéphane est le meilleur des fils, ajouta Prudence avec un sentiment d’orgueil tout maternel, la nature exerçant sur elle tous ses droits aussi bien que sur la femme du monde la plus cultivée ; — et qu’on vive dans les bois, ou même dans la plaine, je ne sache aucune fille qui ne doive être fière de lui donner sa main.

— Vantez votre marchandise, faites valoir votre garçon, si cela peut vous faire plaisir, répondit le porte-chaîne avec un calme que je savais être le précurseur de quelque résolution désespérée ; — vous êtes dans votre droit ; mais cette enfant m’a été laissée par une sœur unique à son lit de mort, et, Dieu aidant, je ne trahirai point mon devoir. Jamais elle n’épousera un fils de Mille-Acres, un squatter, — jamais elle n’épousera qu’un homme dont le genre de vie, les sentiments et les principes soient en harmonie avec les siens !

Des clameurs confuses, excitées par un sentiment d’orgueil blessé, s’élevèrent au milieu de cette réunion grossière ; mais la voix retentissante de Mille-Acres domina le tumulte.

— Prenez garde, porte-chaîne, ne nous poussez pas à bout ! La patience a un terme !

— Je n’ai besoin ni de vous, ni des vôtres, Mille-Acres, répondit paisiblement le vieillard en passant un bras autour de la taille d’Ursule qui se serrait contre lui, les joues en feu, et le regard brillant d’une ardeur qui indiquait qu’elle était toute prête à seconder les efforts de son oncle. — Vous ne m’êtes rien, et je vous laisse ici à vos méchantes actions, et à vos mauvaises pensées. Arrière, je vous l’ordonne ! n’entreprenez pas d’arrêter un frère qui veut sauver la fille de sa sœur. Arrière, vous dis-je ; car je ne veux pas rester ici plus longtemps. Dans une heure ou deux, misérable, vous comprendrez toute la folie de votre conduite, et vous en serez au regret de n’avoir pas vécu en honnête homme.

Dans ce moment le tumulte devint tel qu’il était impossible de distinguer aucune parole. Mille-Acres beuglait comme un taureau enragé, et bientôt sa voix devint rauque à force de proférer des menaces et des malédictions. Tous les jeunes squatters semblaient violemment agités, et ils se portèrent du côté de la porte ; tandis que le porte-chaîne, tenant Ursule étroitement embrassée, s’avançait lentement du même côté, faisant signe à la foule de lui ouvrir un passage, avec un air d’autorité dont je commençai à bien augurer. Au milieu de cette scène de confusion, un coup de feu partit, et je vis tomber le vieil André Coejemans.