Le Porte-Chaîne/Chapitre 26

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Traduction par Auguste-Jean-Baptiste Defauconpret.
Furne, C. Gosselin (Œuvres, tome 26p. 279-291).


CHAPITRE XXVI.


Ombres de la nuit, répondez sur toute la nature le silence solennel qui contient à ce moment lugubre ! ne doublez vos terreurs pour honorer la mort qui approche. Inspirez, à travers cette profonde obscurité, la pensée sérieuse, la crainte salutaire, ces deux gardiennes les plus convenables d’un tombeau !
Mallet.


C’est une loi de notre nature que l’excès même de la passion suffise pour la calmer. On s’abandonne à toute sa fureur, jusqu’à ce que quelque acte monstrueux auquel elle a entraîné se dresse tout à coup devant le coupable pour lui montrer son aveuglement et le rendre à son bon sens. Le crime supplée à la raison, arrête la main, calme le ressentiment et éveille la conscience.

Ce fut ce qui arriva aux squatters de Mooseridge. Un silence si profond succéda à la détonation, que j’entendis la respiration étouffée d’Ursule qui, debout près du corps de son oncle, semblait pétrifiée, tant le coup avait été rapide et imprévu. Personne ne parla, personne ne tenta de sortir ; pas un mouvement même ne fut fait. Jamais on ne sut positivement qui avait tiré le coup. Les premiers soupçons étaient tombés sur Tobit, plus à cause de son caractère farouche que d’aucune circonstance particulière. Plus tard, j’inclinai à croire que Mille-Acres était le coupable ; mais c’était une simple conjecture qui ne reposait sur aucune preuve. La famille des squatters ne se trahit pas ; ils semblaient résolus à être sauvés ou à périr tous ensemble.

Mon premier mouvement, dès que je pus rassembler mes esprits, fut de saisir Ursule par le bras et de me frayer avec elle un passage à travers la foule. Si j’avais persévéré dans cette résolution, sans doute nous aurions réussi à nous échapper, tant était profonde l’impression produite, même sur ces cœurs endurcis, par cet acte de violence imprévu. Mais Ursule ne pouvait point penser à elle dans un pareil moment. Un instant sa tête retomba sur mon épaule, et, la serrant contre mon cœur, je lui dis tout bas qu’il fallait se hâter de fuir. Mais, relevant aussitôt la tête, elle se dégagea doucement de mes bras et tomba à genoux à côté de son oncle.

— Il respire ! dit-elle d’une voix entrecoupée ; Dieu soit loué ! il respire encore. La blessure n’aura peut-être pas des suites aussi funestes que nous l’avions craint d’abord. Prodiguons-lui nos secours.

Ce fut alors qu’Ursule Malbone montra toute la décision et toute l’énergie de son caractère. Se levant promptement, elle se tourna vers le groupe de squatters qui l’observaient en silence, et fit un pressant appel aux sentiments d’humanité qui pouvaient encore se trouver dans leurs cœurs. Mille-Acres était au premier rang, jetant un regard sombre sur le corps inanimé devant lequel se tenait Ursule, pâle, défaite, mais toujours calme et maîtresse d’elle-même.

— Est-il quelqu’un parmi vous d’assez dur, d’assez insensible pour ne pas aider une pauvre fille à soigner celui qui lui a toujours tenu lieu de père ? dit-elle avec une chaleur et avec une dignité de maintien qui me remplirent d’admiration, et qui produisirent un effet visible sur ceux qui l’entouraient. Aidez-moi à le soulever et à le porter sur un lit, pour que le major Littlepage puisse examiner sa blessure. Vous ne me refuserez pas cette consolation, Mille-Acres ; car vous ne savez pas si bientôt vous aussi vous n’aurez pas besoin d’appui.

Zéphane, qui certes n’avait trempé en rien dans le meurtre du porte-chaîne, s’avança alors ; et avec son aide et celui de Laviny et d’Ursule, je plaçai le corps inanimé sur le lit de Prudence, qui était dans la pièce principale. Les squatters parurent tenir conseil entre eux pendant ce temps ; puis ils disparurent l’un après l’autre, et il ne resta dans la maison que Mille-Acres, sa femme et Laviny. Celle-ci cherchait à seconder Ursule de tout son pouvoir et montrait l’empressement le plus dévoué. Le père, dans un morne silence, s’assit à un coin du feu, tandis que Prudence se mettait de l’autre. Le squatter semblait peser toutes les conséquences de sa conduite ; sa figure était sombre ; il nourrissait son ressentiment de tous les prétendus griefs qu’il prétendait avoir à faire valoir, et il méditait ses projets pour l’avenir. Rien, du reste, ne manifestait en lui une émotion extraordinaire ; il se possédait complètement. Prudence, au contraire, était dans une agitation excessive ; elle ne disait rien, mais on voyait qu’elle était saisie d’un tremblement nerveux ; et parfois un gémissement mal contenu s’échappait de sa poitrine oppressée.

J’avais souvent vu des blessures produites par des balles de fusil, et j’avais une expérience suffisante pour juger si elles devaient être mortelles. Dès que j’eus jeté un coup d’œil sur celle du porte-chaîne, je ne pus conserver de doute. La balle avait traversé deux côtes, de haut en bas, et les organes de la vie avaient évidemment été attaqués. Le premier effet de la blessure avait été d’ôter la connaissance à notre ami ; cependant, des que nous l’eûmes placé sur le lit et que nous lui eûmes humecté les lèvres, il revint à lui, et il ne tarda pas à pouvoir parler, mais la mort n’en tenait pas moins sa proie, et il était évident pour moi que ses heures étaient comptées.

— Merci, Mordaunt, merci de tous vos bons soins, mon ami, me dit-il. Ces squatters m’ont tué, mais je leur pardonne. Ce sont des êtres ignorants, égoïstes, grossiers, et je les ai piqués trop au vif. Comment aussi supporter de sang-froid qu’on veuille faire entrer Ursule dans une semblable famille ?

Comme Zéphane était dans la salle, bien que dans ce moment il ne fût pas auprès du lit, il me tardait de changer le cours des idées du vieillard, et je l’interrogeai sur la nature de sa blessure, sachant bien qu’il avait vu trop de soldats dans une position analogue pour ne pas savoir à quoi s’en tenir sur son état.

— Je suis tué, Mordaunt, répondit-il d’une voix plus ferme ; c’est un point hors de doute. La balle m’a traversé les côtes ; la vie a été attaquée dans son principe ; c’est une affaire faite. Mais peu importe ; j’ai fait mon temps, puisque j’ai mes soixante-dix ans. Quoiqu’on dise que les vieillards tiennent quelquefois plus encore à la vie que les jeunes gens, ce n’est pas moi, mon garçon ; et je suis tout prêt à me mettre en marche, dès que le grand mot du commandement me sera donné. Ce que je regrette, mon garçon, c’est que l’arpentage de la concession ne soit pas entièrement terminé. Du moins je n’ai été payé d’aucun travail qui ne soit pas fait, et c’est une grande consolation pour moi de penser que je ne mourrai pas votre débiteur, — je parle seulement en fait d’argent ; car je vous dois beaucoup à vous, et à mon bon ami le général, pour toutes les marques de bonté que vous m’avez toujours prodiguées.

— Ne parlons point de cela, mon bon André. Je sais que mon père donnerait de grand cœur la meilleure de ses propriétés, pour que vous fussiez sur pied, robuste et bien portant, comme vous étiez il n’y a que vingt minutes.

— Eh bien ! je le crois, mon garçon ; car j’ai toujours trouvé le général plein de soins et d’attentions pour moi. Il faut, Mordaunt, que je vous apprenne un secret que je n’ai encore révélé à âme qui vive, mais qu’il est inutile de garder plus longtemps, et que j’aurais été disposé à vous apprendre bien plus tôt, si le général ne s’y était pas opposé.

— Vous vous fatiguez, mon ami, remettez cette confidence à un autre moment. Tâchez de dormir ; un peu de repos vous ferait grand bien.

— Non, non, mon garçon, le sommeil et moi nous n’aurons plus rien à démêler ensemble, avant que je fasse mon grand somme ! Je sens trop bien que ma blessure est mortelle, et que mon heure viendra bientôt. Néanmoins, je n’ai aucune peine à parler, et de vrais amis ne doivent pas se quitter pour si longtemps sans se dire un mot d’adieux. C’est d’ailleurs de votre père que j’ai à vous parler, et j’ai besoin de me décharger un peu le cœur, voyez-vous ; cela me fera du bien. Vous savez que je n’ai jamais entendu grand’chose à l’arithmétique, et je ne sais vraiment pas pourquoi ; car mon grand-père était un calculateur des plus distingués ; mais, quoi qu’il en soit, je n’ai jamais pu me débrouiller avec les chiffres ni avec les figures ; et le secret que je dois enfin vous apprendre, Mordaunt, c’est que, sans votre père, je n’aurais pu conserver six semaines mon brevet de capitaine. Voyant qu’il m’était impossible de sortir de mes comptes, il m’offrit de tenir pour moi les écritures de la compagnie, et, pendant sept longues années et plus que nous fûmes ensemble, il n’y manqua pas un seul jour. Et c’est que ces écritures-là faisaient l’admiration de tous ceux qui les voyaient ; on ne pouvait concevoir qu’un vieux singe de Hollandais comme moi en pût faire autant ! Je ne reverrai jamais le général, mais je vous prie de lui dire que jusqu’au dernier moment j’ai conservé le souvenir de ses bontés.

— Je ferai ce que vous voudrez, André ; mais il est impossible que cela ne vous fatigue pas de parler ainsi.

— Du tout, mon garçon, du tout. Cela fait du bien au corps. de décharger l’âme de ses obligations. Cependant comme je vois qu’Ursule se tourmente, je vais fermer les yeux, et jeter un peu un coup d’œi1 dans mon intérieur ; car il se peut que j’aie encore quelques heures à vivre.

Il était affreux d’entendre un homme que j’aimais tant parler avec une telle assurance de sa fin prochaine. Ursule, malgré les vives angoisses que ne pouvait manquer de lui causer un pareil langage, conservait à l’extérieur un calme qui eût trompé quelqu’un qui l’aurait moins connue. Elle me fit signe de m’éloigner du chevet du lit, dans l’espoir que son oncle pourrait s’endormir, et elle s’assit elle-même en silence sur un siège, à portée de lui donner ses soins. Quant à moi, je me décidai à aller examiner l’aspect des choses au dehors, afin de mieux juger de la ligne de conduite que je devais tenir, dans les nouvelles et si graves circonstances où je me trouvais placé.

Il y avait près d’une heure que le crime avait été commis, et Mille-Acres et sa femme étaient toujours assis aux deux coins de la cheminée, dans la même position : le vieux squatter, l’air sombre et lugubre, ce qui pouvait être regardé comme de mauvais augure chez un homme d’un caractère aussi altier et de principes aussi relâchés ; Prudence, toujours agitée du même tremblement nerveux, ce qui semblait du moins annoncer qu’elle éprouvait quelque repentir de ce qui s’était passé. À la porte même, je ne trouvai personne ; seulement, à peu de distance, deux ou trois jeunes gens parlaient entre eux à voix basse. Évidemment ils avaient l’œil sur ce qui se passait dans l’intérieur du bâtiment. Cependant aucun d’eux ne m’adressa la parole, et je commençai à croire que le crime qui avait été commis avait eu du moins ce résultat qu’on ne songeait plus à se porter envers nous à d’autres actes de violence, et que j’étais libre d’agir comme il me plairait. Tout à coup je me sentis tiré par la manche, et je vis Laviny qui, cachée dans l’ombre de la maison, cherchait à attirer mon attention. Elle était sortie depuis quelque temps, sans doute pour écouter ce qui se disait.

— Ne songez pas à vous aventurer loin de la maison, murmura-t-elle à mon oreille. Le malin esprit a pris possession de Tobit, et il vient de jurer que le même tombeau vous renfermerait, vous, le porte-chaîne et Ursule. — « La tombe ne parle point, » dit-il. Je ne lui ai jamais vu l’air aussi farouche qu’aujourd’hui, quoiqu’il ne soit rien moins qu’endurant, une fois qu’il est en colère.

La jeune fille passa rapidement devant moi, dès qu’elle m’eut jeté ces mots à la hâte ; et, l’instant d’après, elle était à côté d’Ursule, prête à l’aider dans les soins que pourrait réclamer le blessé. Je vis qu’on n’avait pas fait attention à son absence, et je me mis alors à examiner ma position avec plus de soin. La nuit était complète, et l’on ne se serait pas reconnu à vingt pas. Je me croyais certain que le groupe de jeunes gens que j’avais vu contenait le formidable Tobit ; mais je ne pouvais m’en assurer sans m’approcher davantage ; ce que je n’étais nullement tenté de faire, attendu que je n’avais nulle envie de parler pour le moment à personne de la famille. Si les squatters avaient pu lire dans mon cœur, ils n’auraient eu aucune inquiétude que je songeasse à m’échapper ; car, sans parler d’Ursule, dont pour rien au monde je ne me serais éloigné, jamais je n’aurais pu abandonner le porte-chaîne à ses derniers moments.

C’était naturellement près de la maison que les ténèbres étaient le plus épaisses ; et je me glissai le long du mur, jusqu’à l’extrémité du bâtiment, persuadé que personne ne m’observait. Mais j’acquis l’assurance que mes mouvements étaient surveillés ; car un des jeunes squatters me cria de ne point m’éloigner hors de vue, sous peine de la vie. C’était assez clair, et il en résulta un court dialogue entre nous, dans lequel je déclarai que j’étais décidé à ne point abandonner mes amis ; que le porte-chaîne ne passerait sans doute pas la nuit ; et que, pour moi, je ne craignais rien ; — j’avais la tête en feu ; je n’étais sorti un moment que pour prendre l’air ; s’ils n’y mettaient point obstacle, je me promènerais en long et en large pendant quelques minutes, m’engageant à ne faire aucune tentative d’évasion. Cette explication sembla satisfaire mon gardien, et on me laissa continuer ma promenade.

J’allais de la maison au groupe des squatters, et, à chaque tour, je regardais, par la porte, Ursule qui était toujours assise, immobile et silencieuse, au chevet du lit de son oncle. Je m’apercevais que les jeunes gens suspendaient leur entretien à mon approche ; et insensiblement j’étendis le cercle de mes excursions, et je m’éloignai jusqu’à cinquante pas, d’abord d’un côté, et ensuite de l’autre, du groupe, qui se trouvait ainsi au centre de ma promenade. Aller plus loin, c’eût été éveiller les soupçons, et donner à croire que je cherchais à manquer à ma parole.

Je pouvais avoir fait ainsi huit à dix tours, quand j’entendis, près de moi, un léger sifflement, à l’extrémité d’une de mes courtes excursions. Il y avait là un tronc d’arbre, et c’est du pied que le son semblait sortir. D’abord, je m’imaginai que j’avais empiété sur le domaine de quelque serpent ; quoique les animaux de ce genre, capables de proférer de pareilles menaces, fussent même alors très-rares parmi nous. Mais mon incertitude fut bientôt dissipée.

— Pourquoi ne pas vous arrêter à cet arbre ? dit Susquesus, assez bas pour qu’on ne pût l’entendre à dix pas de distance. J’ai quelque chose à dire que vous aimerez à entendre.

~ Attendez que j’aie fait encore un ou deux tours ; je reviendrai dans un moment, répondis-je avec précaution.

Je continuai ma marche ; et, arrivé à l’autre extrémité, je restai appuyé contre un arbre pendant une ou deux minutes ; puis je revins sur mes pas en passant encore devant les squatters. Je recommençai trois fois, m’arrêtant à chaque tour, comme pour me reposer ou réfléchir, et ayant toujours soin que la dernière pause fût plus longue que celle qui l’avait précédée. Enfin je m’arrêtai contre le tronc même qui cachait l’Indien.

— Comment vous trouvez-vous ici, Susquesus ? demandai-je ; est-ce que vous êtes armé ?

— Oui, j’ai une bonne carabine ; celle du porte-chaîne. Il n’en a plus besoin, hein ?

— Vous savez donc ce qui est arrivé ? Oui, il est blessé mortellement.

— C’est mal ! il faut une chevelure pour payer cela ! Un vieil ami ! un excellent ami ! Il faut toujours tuer un meurtrier.

— Chassez de pareilles pensées ! Mais comment êtes-vous ici, et armé ?

— Jaap a brisé la porte. Le nègre est fort ; il fait ce qu’il veut. Il m’a apporté une carabine. Que n’est-il venu plus tôt ! le porte-chaîne n’aurait pas été tué. Nous verrons !

Je crus prudent de me remettre en marche dès que ces paroles eurent été prononcées, et je fis un tour ou deux avant de m’arrêter de nouveau. Je comprenais alors ce qui s’était passé. Jaap était sorti de la forêt, il avait enfoncé la porte de la prison de l’Onondago, lui avait donné des armes, et ils s’étaient mis à errer dans les ténèbres, épiant le moment de frapper un coup, ou d’entrer en communication avec moi. J’ignorais comment ils avaient pu apprendre qu’on avait tiré sur le porte-chaîne. Susquesus avait dû entendre la détonation ; et un Indien, par une nuit pareille, sait vite découvrir ce qu’il lui importe de savoir.

J’éprouvai alors une sorte de vertige, tant ces faits s’étaient accumulés rapidement, et je ne savais à quel parti m’arrêter. Pour me donner le temps de la réflexion, je m’arrêtai un moment devant le tronc d’arbre, et je priai, à voix basse, l’onondago de rester où il était jusqu’à nouvel ordre. Un « bon ! » expressif fut sa réponse, et je le vis qui s’accroupissait encore davantage dans sa tanière, comme quelque animal des forêts qui comprime son impatience, afin que, au moment fatal, son élan n’en soit que plus sûr et plus redoutable.

Mon premier soin fut d’observer de nouveau ce qui se passait dans l’intérieur de l’habitation. L’attitude de ceux que j’y avais laissés était toujours la même. Seulement le feu s’était à peu près éteint, personne n’ayant songé à l’alimenter, et Laviny avait allumé une misérable chandelle, qu’elle avait placée de manière à ne point incommoder le blessé, mais dont la clarté rougeâtre jetait un singulier reflet sur la figure sinistre des deux époux. Ursule était restée presque immobile au chevet du lit. Tout à coup je la vis se laisser couler à genoux, cacher sa tête dans la couverture, et rester absorbée dans la prière. À cette vue, Prudence tressaillit, elle se leva comme pour rendre hommage à cette action touchante, montrant ainsi que tout sentiment de religion n’était pas éteint dans son cœur.

Dans ce moment je reconnus la voix de Tobit, qui s’avançait vers le groupe composé de ses frères ; il parlait à sa femme qui l’avait accompagné jusqu’à l’habitation de son père, et qui le quitta alors, sans doute pour retourner dans la sienne. Je ne distinguai pas ce qu’il disait ; mais sa voix était rude et menaçante. Craignant quelque outrage de la part de cet être grossier, si je reprenais ma promenade, comme je l’avais fait auparavant, je crus prudent d’entrer dans la maison ; je désirais en même temps parler à Mille-Acres.

Cette détermination ne fut pas plus tôt prise que je la mis à exécution. Au moment où j’entrai, Ursule était encore à genoux ; Prudence était toujours debout, les yeux attachés sur le foyer. Laviny était près du lit, et je pensai que, comme sa mère, elle prenait, jusqu’à un certain point, part en esprit à la prière.

— Mille-Acres, commençai-je à voix basse, voilà une triste affaire ; mais du moins ne faut-il rien négliger pour réparer le mal. N’enverrez-vous pas un messager jusqu’à Ravensnest pour chercher un médecin ?

— Les médecins ne peuvent rien pour une blessure faite par une carabine tirée de si près, jeune homme. Il ne faut point de médecins ici, qui aillent me dénoncer moi et les miens à la justice.

— Votre messager n’a qu’à dire que j’ai été blessé par accident ; je lui donnerai de l’or, pour décider le docteur à l’accompagner. Il pourra du moins adoucir les souffrances du blessé.

— Il faut que chacun coure sa chance, répliqua froidement cet être endurci. Ceux qui vivent dans les bois ne doivent pas s’attendre à toutes les aises des villes. La conservation de ma famille et de mes bois avant tout ! Aucun médecin ne mettra le pied ici !

Que faire avec un pareil être ? Tout principe, tout sentiment du droit était éteint en lui. Un moment, j’avais espéré que le repentir s’était fait jour dans son cœur, et que je pourrais obtenir quelque chose à l’aide de ce médiateur puissant ; mais l’intérêt étouffait toute autre voix ; et l’égoïsme était le pivot sur lequel tournaient toutes ses actions.

Révolté de ce nouveau trait du caractère du squatter, je m’éloignais de lui, quand des cris énergiques retentirent autour de l’habitation, et plusieurs décharges d’armes à feu se succédèrent rapidement. Me précipitent à la porte, j’arrivai à temps pour entendre le bruit des pas d’hommes qui semblaient courir dans toutes les directions, et, de temps en temps, on entendait un coup de fusil. Des voix s’appelaient avec énergie, dans la chaleur d’une poursuite et d’une lutte ; mais j’en étais réduit aux conjectures ; car l’obscurité était telle qu’il était impossible de distinguer aucun objet.

Je restai dans cet état d’anxiété pénible pendant cinq ou six minutes, le bruit s’éloignant de plus en plus, quand tout à coup un homme accourut à moi ; il saisit ma main, et je reconnus que c’était Frank Malbone. Des protecteurs nous étaient donc arrivés, et je n’étais plus captif !

— Dieu soit loué ! vous, du moins, vous êtes sain et sauf ! s’écria Malbone. Mais ma pauvre sœur ?

— Elle est auprès de son oncle mourant. y a-t-il quelqu’un de blessé dehors ?

— C’est plus que je ne puis vous dire. Votre nègre nous a servi de guide, et il nous a conduits avec tant d’adresse que nous aurions pu cerner les squatters et les faire tous prisonniers sans brûler une amorce. Mais un coup de carabine partit de derrière un tronc d’arbre ; nos ennemis répondirent par une décharge qui fut suivie de quelques coups de feu de la part des nôtres. Alors les squatters ont pris la fuite

— Tant mieux, puisqu’ainsi nous pourrons peut-être éviter toute effusion de sang. Avez-vous une force suffisante pour les tenir en respect ?

— Assurément, j’amène trente hommes conduits par un sous-shérif. Il ne nous manquait que de mieux connaître la direction pour arriver quelques heures plus tôt.

Hélas ! ces quelques heures auraient suffi pour sauver la vie du pauvre porte-chaîne ! mais le mal était sans remède, et il fallait encore nous réjouir de l’arrivée d’un secours qui mettait fin à nos angoisses. J’éprouvai une des plus douces jouissances de ma vie en voyant Ursule se précipiter dans les bras de son frère et fondre en larmes. J’étais sur le seuil de la porte, et, après cette première effusion, elle me tendit affectueusement la main. Frank parut un peu surpris de cette familiarité ; mais il lui tardait trop de voir le porte-chaîne pour s’arrêter à demander des explications, et il entra dans la salle et s’approcha du lit. André avait entendu les cris et les coups de fusil, et il était impatient de savoir ce que ce pouvait être, lorsque la vue de Malbone lui révéla ce qui avait dû se passer. Une vive anxiété se peignit dans tous ses traits.

— Qu’y a-t-il, Mordaunt ? me demanda-t-il avec une force que lui donnait sans doute l’intérêt qu’il prenait à la question ; qu’y a-t-il, mon garçon ? J’espère qu’on n’a pas été se battre inutilement pour une vieille carcasse comme la mienne, qui a fait son temps, et qui n’a rien de mieux à faire que de rendre à son créateur la vie qui lui a été accordée il y a quelque soixante-dix ans. Personne n’a été blessé ?

— Personne, que je sache, d’autre que vous, André. Les décharges que vous avez entendues proviennent d’un détachement amené par Frank Malbone que voici.

— Dieu soit loué ! je suis bien aise de voir Frank avant de mourir, d’abord pour lui dire un dernier adieu, et ensuite pour confier sa sœur à ses soins. Croiriez-vous bien, Frank, que ces squatters voulaient la faire épouser à un des leurs, comme moyen de cimenter la paix entre des coquins et des honnêtes gens ! Ursule est trop bien née, trop bien élevée pour devenir jamais la femme d’un de ces êtres ignorants et grossiers.

— Un pareil malheur n’est plus à craindre, cher porte-chaîne répondit Frank. Au surplus, je ne crois pas qu’il eût été facile d’intimider Ursule au point de lui arracher son consentement. Ma sœur n’est point de ces femmes qui cèdent à la menace.

— Il vaut encore mieux que les choses soient comme elles sont ; oui, Frank, cela vaut mieux ; car ces squatters sont des misérables qui ne respecteraient rien. Mais, puisque j’en suis sur ce sujet, que je vous dise encore un mot de votre sœur. Je vois qu’elle est sortie de la salle pour pleurer plus à son aise, et elle n’entendra pas ce que j’ai à vous dire. Voici Mordaunt Littlepage, qui proteste qu’il aime Ursule plus qu’il n’a jamais aimé aucune femme au monde — Frank tressaillit et sa figure se rembrunit sensiblement — et, ce qui est assez naturel quand on est bien épris, il désire vivement de l’épouser. — Le front de Frank s’éclaircit aussitôt, et voyant que ma main allait au-devant de la sienne, il la serra cordialement : — Sans doute, Mordaunt serait un excellent parti pour Ursule, car il est jeune, bien, de bonne mine ; il a de l’esprit, il a de la fortune ; toutes choses qui ne gâtent rien ; mais il a des parents qui sans doute voudraient lui voir faire un brillant mariage, et qui ne seraient pas flattés de lui voir épouser une jeune fille qui n’a pour tout avoir qu’une chaîne, une boussole, et quelques vétilles que je pourrai lui laisser. Non, non, il faut que l’honneur des Coejemans et des Malbone reste intact ; et nous ne devons pas laisser notre enfant bien-aimée entrer dans une famille qui ne se soucierait pas d’elle.

Ces réflexions ne parurent pas faire beaucoup d’impression sur Frank : il était assez généreux pour juger de moi d’après lui, et il ne pensait pas que je pusse me laisser guider par des considérations d’intérêt ; mais le porte-chaîne était entêté dans ses opinions, et je craignais qu’Ursule n’héritât des mêmes sentiments. Elle avait été la première à les exprimer à son oncle, et ils pouvaient se réveiller dans son âme, si elle venait à réfléchir au véritable état des choses, et qu’en même temps ils fussent conformes au dernier vœu d’un mourant. Il est vrai que, dans notre première entrevue, quand j’avais obtenu d’Ursule le précieux aveu de son amour, aucun obstacle de ce genre n’avait paru exister, et nous semblions regarder l’un et l’autre notre union future comme un fait certain ; mais alors Ursule, entraînée par mes protestations d’attachement, cédant aussi peut-être à la force de ses sentiments, n’avait pas eu le temps de réfléchir. Nous étions dans le délire de ravissement produit par une affection mutuelle, quand Mille-Acres était venu nous tirer violemment de ces rêves si doux pour nous jeter au milieu des scènes de violence qui nous entouraient encore. Des émotions si vives avaient pu causer une sorte d’étourdissement qui se dissiperait dans une situation plus tranquille. Il était donc d’une grande importance pour moi de mettre le porte-chaîne dans mes intérêts, de le gagner à mon opinion, et d’obtenir, sinon son concours actif, du moins sa neutralité. Je réunissais les arguments les plus capables de le convaincre, quand un sourd gémissement, qui semblait partir du fond même de la poitrine du vieux squatter, nous fit tous tressaillir.

Frank et moi nous tournâmes en même temps la tête du côté de la cheminée. La chaise de Prudence était vide ; cette femme était sortie au premier bruit, sans doute pour aller veiller sur ses plus jeunes enfants. Mais Mille-Acres était toujours assis à la même place où je le voyais depuis près de deux heures. Je remarquai néanmoins qu’il ne se tenait pas aussi droit qu’à l’ordinaire. Il s’était affaissé sur lui-même ; et son menton retombait sur sa poitrine. En n’avançant, j’aperçus des traces de sang sur le sol près de lui, et nous découvrîmes qu’une balle lui avait traversé le corps, trois lignes seulement au-dessus des hanches !