Le Porte-Chaîne/Chapitre 27

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Traduction par Auguste-Jean-Baptiste Defauconpret.
Furne, C. Gosselin (Œuvres, tome 26p. 291-305).


CHAPITRE XXVII.


Sa douleur s’exhalait en sons lents et plaintifs ; c’était un chant étrange, lugubre, solennel ; tantôt les accents étaient saccadés, tantôt ils avaient quelque chose de sauvage.
Collins.


Mille-Acres avait été atteint sur sa chaise par un des premiers coups de fusil qui avaient été tirés : il était le seul qui eût été blessé, du moins à notre connaissance, bien que le bruit courût que Tobit avait eu une jambe cassée, et qu’il était estropié pour le reste de sa vie. Je suis porté à croire que le bruit n’était pas sans fondement ; car Jaap me dit, après que tout fut fini, qu’il avait vu s’enfuir un homme qui avait tiré sur lui, que cet homme était tombé, qu’il l’avait vu faire de vains efforts pour se relever, et qu’il avait été emporté ensuite par deux de ses compagnons.

Il est probable que cet accident arrivé à Tobit, et le sort de son père, furent cause que nous ne fûmes plus inquiétés par les squatters. Ils avaient disparu si complètement de la clairière, tous, jusqu’aux plus petits enfants, qu’aucune trace de leur passage ou de leur retraite ne put même être découverte le lendemain matin. Cependant Laviny n’avait pas accompagné sa famille, mais elle était restée près d’Ursule, pour remplir de tristes et derniers devoirs envers son père. Je dirai sur-le-champ qu’on ne sut jamais d’une manière positive de quelle manière Mille-Acres avait reçu le coup mortel. Il avait été frappé, sans aucun doute, à travers la porte ouverte, dans le premier moment du tumulte. J’ai toujours pensé que Susquesus avait immolé le squatter aux mânes de son ami le porte-chaîne ; administrant la justice à l’indienne, sans hésitation et sans remords. Cependant je n’en acquis jamais une certitude complète, et l’Onondago eut assez de prudence et de philosophie pour garder son secret. Une ou deux remarques qui lui échappèrent dans le premier moment étaient de nature à confirmer mes soupçons ; mais, à tout prendre, il montra une réserve remarquable, moins par un sentiment de crainte que par une sorte de fierté et d’amour-propre. Il y avait en effet peu d’inquiétudes à concevoir : le meurtre du porte-chaîne, les actes de violence auxquels s’étaient portés les squatters autorisaient l’attaque directe et soudaine de la force armée.

Au moment où Malbone et moi nous avions découvert le triste sort de Mille-Acres, le détachement amené par l’écuyer Newcome commençait à se rassembler autour de la maison, qui servait alors d’hôpital. Comme 11 était nombreux, et par conséquent, assez tumultueux, j’engageai Frank à conduire du côté des autres habitations les hommes qui le composaient, dès qu’un lit eut été préparé pour le squatter dans la même chambre que le porte-chaîne. Il n’y avait pas plus d’espoir pour l’un que pour l’autre, bien qu’on eût envoyé chercher à Ravensnest le personnage qui se donnait le titre de docteur, et qui commençait en effet à acquérir quelques connaissances de son art, à force de le pratiquer. On dit qu’une once d’expérience vaut une livre de théorie, et ce disciple d’Esculape justifiait pleinement le proverbe ; car, s’il tuait souvent ses malades, il faut convenir que depuis quelque temps il les guérissait quelquefois.

Dès que les dispositions nécessaires eurent été prises dans notre hôpital, je dis à Ursule que nous allions la laisser avec Laviny auprès des blessés, qui tous deux semblaient disposés à s’assoupir, tandis que tous les autres se retireraient et iraient se loger dans les autres bâtiments. Malbone devait rester en sentinelle à peu de distance de la porte, et je promis devenir le rejoindre dans une heure.

— Laviny pourvoira aux besoins de son père, tandis que vous, ma chère Ursule, je sais que vous aurez les soins les plus tendres de votre oncle. Une goutte à boire de temps en temps est tout ce qui peut alléger leurs souffrances.

— Laissez-moi entrer ! interrompit une voix rauque à la porte, et une femme se fraya violemment un passage à travers plusieurs hommes qui voulaient la retenir. Je suis l’épouse d’Aaron, et l’on me dit qu’il est blessé. Dieu lui-même a ordonné qu’une femme n’abandonne jamais son mari ; et Mille-Acres est le mien. Qu’il ait été meurtrier, qu’il ait été victime à son tour, il n’en est pas moins le père de mes enfants !

Il y avait quelque chose de si imposant dans l’émotion naturelle de cette femme, que toute résistance cessa aussitôt, et Prudence entra dans la chambre. Ses yeux tombèrent d’abord sur le lit du porte-chaîne ; mais il n’y avait rien là qui pût les arrêter. Ils se portèrent rapidement sur l’autre lit, où était étendu le vaste corps de Mille-Acres, et alors ils y restèrent fixés quelque temps. Elle avait vu trop d’accidents de ce genre dans le cours d’une longue vie, elle s’était assise au chevet de trop de blessés, pour ne pas comprendre l’état désespéré de son mari dès qu’elle eut examiné ses traits livides. Se tournant alors du côté de ceux qui étaient près d’elle, elle sembla chercher sur qui faire tomber sa vengeance. J’avouerai qu’une sorte de frisson parcourut tous mes membres, quand j’entendis cette femme grossière et sans éducation, exaltée par son désespoir, demander d’un ton d’autorité :

— Qui a fait cela ? Qui a tranché les jours de mon homme avant le temps marqué par le Seigneur ? Qui a osé me rendre veuve et rendre mes enfants orphelins, contre toute loi et toute justice ? Je l’avais laissé assis à cette place, tout triste et tout consterné de ce qui était arrivé à un autre, et l’on me dit qu’il a été assassiné sur sa chaise ! Le Seigneur à la fin sera pour nous, et nous verrons alors qui sera favorisé, qui sera condamné par la loi !

Un mouvement et un soupir de Mille-Acres parurent apprendre pour la première fois à Prudence que son mari n’était pas encore mort. Tressaillant à cette découverte, elle cessa toute plainte, toute récrimination ; sa fureur s’apaisa à l’instant ; et, avec l’énergie naturelle à une femme qui avait mené une vie si aventureuse et si pleine de fatigues et de dangers, avec l’expérience d’une mère qui avait élevé une si nombreuse famille, elle se mit à lui prodiguer tous les soins qu’exigeait son état. Elle lui essuya le front, humecta ses lèvres, releva son oreiller, tel quel, plaça ses membres dans la position qui lui parut la plus commode, enfin chercha, dans son désespoir, tous les moyens d’améliorer l’état du blessé. Tout en agissant, elle murmurait des prières et des menaces, singulièrement entremêlées, et qui étaient interrompues par les expressions de tendresse qu’elle prodiguait à son mari, à son cher Aaron, et cela avec une émotion vraie qui prouvait que Mille-Acres possédait toutes ses affections, et que pour elle, du moins, il s’était montré loyal et bon.

Je restai convaincu qu’Ursule n’avait rien à craindre de Prudence, et que je pouvais m’éloigner un moment. En quittant celle qui occupait alors toutes mes pensées, je me hasardai à lui témoigner tout bas l’espoir qu’elle n’oublierait pas la promesse qu’elle m’avait faite dans la forêt, et je la priai de me faire prévenir aussitôt que le porte-chaîne paraîtrait sortir de son assoupissement et qu’il serait en état de parler. Je craignais que les pensées qui l’avaient déjà occupé depuis qu’il avait reçu sa blessure, ne se présentassent de nouveau à son esprit, et qu’il ne cherchât à faire partager à sa nièce les scrupules exagérés qu’il avait conçus. Ursule fut la tendresse même. Il semblait que l’affliction eût donné un nouvel élan à ses sentiments pour moi, et je me convainquis que je n’avais rien à craindre de sa part. Lorsque je passai devant Frank, qui faisait sentinelle à une vingtaine de pas de la maison, il me dit : Que Dieu vous protège, Littlepage ! ne craignez rien ; je suis trop dans la même situation que vous pour ne pas prendre chaudement vos intérêts. Je répondis comme je le devais à des avances qui m’étaient si précieuses, et je le quittai, heureux du moins sous un rapport.

Les hommes amenés par le magistrat s’étaient mis en possession des différentes habitations de la famille de Mille-Acres. Comme la nuit était froide, des feux brillaient dans tous les foyers, ce qui donnait à la clairière un air de gaieté que probablement elle n’avait jamais en auparavant. On avait eu soin de laisser une hutte libre pour le magistrat, pour Frank Malbone et pour moi, quand nous jugerions à propos de nous y retirer. Lorsque j’arrivai, mes libérateurs venaient de souper, s’étant servis à discrétion du lait, du pain et des autres provisions des squatters, et ils se couchaient sur les lits ou sur les planches pour prendre un peu de repos après leur longue et rapide marche. Dans la hutte de ce que j’appellerai les autorités, je trouvai l’écuyer Newcome seul ; car je ne compterai pas l’Onondago, qui, silencieux et immobile, était assis dans un coin de la cheminée. Jaap, qui m’attendait, rôdait près de la porte, et, quand j’entrai, il me suivit pour être prêt à recevoir mes ordres.

Moi qui connaissais les relations de Newcome avec les squatters, je n’eus pas de peine à m’apercevoir du trouble qu’il éprouva des que ses regards rencontrèrent les miens. Il ne savait pas positivement si j’étais instruit de la visite qu’il avait rendue antérieurement au moulin, et il était naturel qu’il lui tardât de savoir à quoi s’en tenir. Cette circonstance était pour lui d’un grand intérêt ; et j’eus bientôt un échantillon de son adresse à tourner autour d’une question pour arriver à ce qu’il voulait apprendre.

— Qui se serait attendu à trouver le major Littlepage entre les mains des Philistins dans un endroit pareil ! s’écria-t-il après le premier échange des politesses d’usage. J’avais entendu dire qu’il y avait des squatters quelque part de ce côté ; mais ce sont de ces choses si communes que, la dernière fois que j’ai vu le major, je n’ai pas songé à lui en parler.

Rien ne pouvait égaler l’humble déférence du personnage à l’égard de ceux qu’il croyait avoir intérêt à ménager ; et lorsqu’il s’adressait à un supérieur, il avait l’habitude d’employer la troisième personne ; usage qui est à peu près tombé en désuétude en Angleterre, et qui ne s’est conservé en Amérique que dans cette classe d’individus qui vous font la courbette quand vous êtes là, et qui vous déchirent à belles dents dès que vous avez le dos tourné. Je n’étais pas d’humeur à plaisanter avec un pareil homme ; mais il pouvait n’être pas prudent de lui faire connaître que je l’avais vu et entendu quand il était venu la première fois, et que, par conséquent, j’étais au fait de toutes ses menées. Il n’était pas facile cependant de résister à la tentation de picoter un peu sa conscience, lorsque ses remarques mêmes m’en fournissaient une si bonne occasion.

— J’avais supposé, monsieur Newcome, qu’une des conditions qui vous étaient imposées comme agent du domaine de Ravensnest, c’était d’avoir soin des terres de Mooseridge ?

— Il est certain, monsieur, que le colonel, — je dois dire, je crois, à présent, le général, — m’avait chargé de surveiller les deux propriétés. Mais le major sait que les terres de Mooseridge n’ont pas été mises en vente ?

— En effet, monsieur, il paraît qu’elles n’ont été mises qu’au pillage. On aurait pu penser qu’un agent, chargé de surveiller un domaine, et apprenant que des squatters en ont pris possession et abattent les arbres, croirait de son devoir d’apprendre cette circonstance aux propriétaires, afin qu’à son défaut, ils pussent aviser à ce qu’il y aurait à faire ?

— Le major n’a pas bien saisi ma pensée, reprit l’écuyer d’une manière légèrement évasive ; je n’ai pas voulu dire que je savais positivement qu’il y eût des squatters dans ces environs, mais qu’il circulait certains bruits de cette nature. Au surplus les squatters sont chose si commune dans les pays nouveaux, qu’on se retourne à peine pour les regarder !

— C’est du moins une peine que vous n’avez pas daigné prendre, à ce qu’il paraît, monsieur Newcome. On dit pourtant que ce Mille-Acres est très-connu dans le pays, et que depuis sa jeunesse il n’a guère fait autre chose que d’abattre des arbres sur la propriété d’autrui. Je supposais que vous aviez dû le rencontrer depuis vingt-cinq ans que vous résidez dans cette partie du monde ?

— Que Dieu bénisse le major ! Si j’ai rencontré Mille-Acres ? Mais je l’ai rencontré plus de cent fois ! Il n’est personne qui ne connaisse le vieux bonhomme ; et où ne le voit-on pas ? Aux érections, aux assemblées, même au tribunal, quoique la loi ne soit pas son fort ; et pourtant c’est une excellente chose, puisque la société ne serait guère qu’une collection de bêtes sauvages, si la loi n’était pas là pour contenir les malveillants. Je suis sûr que le major est de mon avis ?

— Puisque vous avez vu si souvent Mille-Acres, vous pouvez me dire quelque chose de son caractère. Je n’ai pas eu beaucoup d’occasions d’étudier cet homme, confiné comme je l’étais dans une espèce de grange où il a coutume, je crois, de renfermer son sel, son blé et ses autres provisions.

— Ce n’est pas du vieux magasin que le major veut parler ! s’écria le magistrat d’un air assez inquiet ; car le lecteur n’a peut-être pas oublié que c’était contre ce bâtiment qu’avait eu lieu la conversation confidentielle entre lui et le squatter, de manière à ce que je n’en perdisse pas un mot. — Pourrait-on savoir s’il y a longtemps que le major est dans cette clairière ?

— Pas très-longtemps par le fait, quoiqu’il me semble déjà qu’il y a un siècle.

— C’est sans doute depuis hier matin ?

— Sans doute, monsieur. Mais, monsieur Newcome, en voyant les énormes approvisionnements de bois qui sont accumulés ici, et quand je songe à la distance qui nous sépare d’Albany, je ne conçois pas comment ces squatters ont pu se flatter de les transporter sans être découverts. Il était impossible que leurs mouvements ne fussent pas connus ; et les agents si honnêtes et si fidèles de cette partie du pays, ne pouvaient manquer de saisir leurs trains. Si le vol peut être commis sur une si grande échelle avec une semblable impunité, on conçoit qu’il s’organise systématiquement.

— Oh ! je suppose que le major sait comment les choses vont dans ce monde. On n’aime pas à se mêler des affaires des autres.

— Comment donc ? Mais j’aurais cru tout le contraire ; et on convient assez généralement, ce me semble, que le grand défaut de notre pays, c’est justement cette manie générale de juger et de parler à tort et à travers de tout ce qui se passe à vingt milles à la ronde ; en un mot, de s’immiscer dans tout et partout.

— Oh ! pour les choses légères, peut-être ; mais non pas quand il s’agit d’affaires qui peuvent entraîner des conséquences aussi sérieuses que celle-ci !

— Nous y voilà ! le même homme qui passera des journées entières à discuter la vie privée de son voisin, dont il ne sait absolument rien que ce qu’il a puisé aux sources les plus vulgaires, se croisera tranquillement les bras quand il le verra volé, sous l’influence de cette délicatesse extrême qui ne lui permet pas de se mêler de ce qui ne le concerne pas personnellement !

M. Newcome était trop habile pour se méprendre sur mon caractère, et il chercha à détourner la conversation.

— Ce Mille-Acres était vraiment un homme dangereux, major, me dit-il, et c’est un bonheur que le pays en soit délivré. On dit que le vieux squatter a été tué, et que le reste de la famille a pris la fuite.

— Cet on dit n’est pas complètement exact. Mille-Acres est blessé, et il est possible que sa blessure soit mortelle ; tous ses fils ont disparu ; mais sa femme est encore ici, avec une de ses filles, à soigner son mari.

— Prudence est ici ! s’écria M. Newcome, oubliant un moment sa réserve ordinaire.

— Oui, sans doute ; mais il paraît que vous connaissez assez bien la famille, tout magistrat que vous êtes, puisque vous savez même le nom de cette femme ?

— Il me semble, en effet, que je l’ai entendu appeler ainsi. Le major a raison : nous autres magistrats, nous nous trouvons connaître tout le voisinage ; il y a tant de citations décernées, tant de sommations, tant de mandats d’arrèt ! — Mais le major allait me dire à quel moment il est tombé entre les mains de ces misérables ?

— Je suis entré, monsieur, dans cette clairière hier matin, peu de temps après le lever du soleil, et depuis lors je n’en suis pas sorti.

Une longue pause suivit cette déclaration. Sans en avoir une certitude complète, l’écuyer ne pouvait s’empêcher de soupçonner à présent que je connaissais ses relations avec les squatters, et il semblait ne savoir quelle conduite tenir. Le voyant occupé à ruminer sans doute quelque histoire pour me donner le change, je me tournai du côté de l’Indien et du Nègre, ces deux natures si honnêtes, afin de leur adresser tour à tour un mot d’amitié.

Susquesus était à l’état de repos. Il venait d’allumer sa pipe qu’il fumait paisiblement. À le voir, on n’aurait jamais cru qu’il venait de prendre une part active à des scènes de violence ; on eût plutôt dit quelque grave philosophe, habitué à consacrer son temps à la réflexion et à l’étude.

Comme ce fut une des occasions où l’Onondago tint le langage qui ressemblait le plus à un aveu pour ce qui concernait la mort du squatter, je transcrirai les quelques mots qui furent échangés entre nous.

— Bonsoir, Sans-Traces, lui dis-je en lui présentant la main qu’il prit gracieusement comme il avait l’habitude de le faire ; je suis bien aise de vous voir en liberté. Vous voilà donc sorti du magasin ?

— Le magasin est une pauvre prison. Jaap a fait sauter la serrure comme un brin de paille. Je m’étonne que Mille-Acres n’ait pas prévu cela.

— Il avait bien d’autres soins à prendre ce soir, pour se rappeler une semblable bagatelle. Maintenant il a à penser à sa fin.

L’Onondago acheva de vider le fourneau de sa pipe avant de répondre :

— Oui, je crois que cette fois il à son affaire.

— Je crains que sa blessure ne soit mortelle, et j’en suis affligé. C’était bien assez que le sang de notre excellent ami, le porte-chaîne, eût coulé dans une si misérable affaire.

— Oui, misérable ; c’est ce que je me disais aussi. Si le squatter a tué l’arpenteur, il devait bien penser que l’ami de l’arpenteur tuerait le squatter.

— C’est peut-être de la justice à l’indienne, Sans-Traces ; mais ce n’est pas la justice telle que l’entendent les Visages Pâles en temps de paix et de tranquillité.

Susquesus continua à fumer, sans rien répondre.

— C’était très-mal sans doute de tirer sur le porte-chaîne ; et Mille-Acres aurait été livré aux magistrats, s’il eût été constant qu’il fût coupable. Mais ce n’était pas une raison pour le tuer comme un chien.

L’Onondago retira sa pipe de sa bouche, tourna la tête du côté de l’écuyer, qui était venu respirer le frais à la porte ; puis, me regardant d’un air significatif :

— À quoi sert un magistrat, hein ? Qu’importe une loi bonne si le magistrat est mauvais ? La loi de la Peau-Rouge est préférable ; le guerrier est son propre magistrat, et il a son gibet à lui.

La pipe fut remise à sa place ; et Sans-Traces parut coutent de lui ; car il baissa de nouveau la tête, et sembla reprendre le cours de ses réflexions.

Après tout, ce barbare, avec son intelligence grossière, avait pénétré le secret d’une des grandes plaies de notre état social. De bonnes lois mal appliquées sont pires que l’absence de toute législation, puisque les artisans du mal se trouvent protégés par la puissance conférée à des agents pervers. Ceux qui ont étudié les défauts du système américain reconnaissent que le grand vice provient de ce qu’il n’y a pas un pouvoir supérieur qui donne l’impulsion à la justice. En théorie, c’est la morale publique qui doit constituer ce pouvoir ; mais la morale publique est loin d’avoir la même énergie que le vice individuel. La seule répression efficace du crime est dans la force, et la force ne peut appartenir qu’à la société tout entière. L’individu outragé, qui seul exerce les poursuites, ne peut rien ; il est débordé par les partis qui se forment dans la localité. On ne peut plus compter sur les jurés ; les magistrats perdent graduellement de leur influence. Il viendra un jour où les verdicts seront rendus en opposition directe avec l’évidence et avec le texte de la loi, où les jurés se croiront autant de législateurs ; et alors le bon patriote pourra se voiler le visage. Ce sera le commencement du paradis du fripon. Rien n’est plus facile, j’en conviens volontiers, que l’abus et l’excès du pouvoir ; mais je ne sais si, politiquement parlant, lorsque les hommes sont trop peu gouvernés, il n’y a pas à craindre des résultats presque aussi déplorables.

Jaap attendait humblement mon bon plaisir. Malgré la confiance qui régnait entre nous, il était certaines limites que son respect ne se serait jamais permis de franchir. Ainsi jamais il n’aurait osé me parler le premier, mais du moment que je lui eus adressé la parole, il me répondit avec autant de liberté que de franchise.

— Eh bien ! Jaap, il paraît que votre conduite a été pleine de résolution et d’adresse. Je vous en fais mon compliment. On ne pouvait mieux s’y prendre pour délivrer l’Indien, et pour guider la force armée.

— En effet, maître, j’ai assez bien réussi. Je savais bien ce que je faisais en donnant la volée à Susquesus ; car ce gaillard-là ne manque jamais son coup avec sa carabine. Nous aurions pu faire mieux encore, maître ; mais l’écuyer ne voulait jamais nous laisser tirer. S’il avait voulu seulement commander feu ! quand je le lui disais, il ne s’en serait pas échappé la moitié d’un.

— Il vaut mieux que les choses se soient passées autrement, Jaap. Nous sommes en paix, dans l’intérieur des terres, il faut éviter toute effusion de sang.

— Oui, mais alors, pourquoi celui du porte-chaîne a-t-il coulé ?

— Il y a un sentiment de justice dans ce que vous dites, Jaap ; mais il faut laisser agir la loi. Notre devoir était de faire ces squatters prisonniers, et de les livrer à la justice.

— C’est vrai ; personne ne le contestera, maître. Mais ils n’ont été ni pris ni tués, après tout, et c’est cependant ce qu’ils méritaient. C’est égal ; il y en a un parmi eux qu’ils appellent Tobit, qui se souviendra toute sa vie de Jaap Satanstoe. C’est bon, n’est ce pas ?

— Très-bon ! s’écria l’Onondago avec énergie.

Je vis que pour le moment il était inutile de vouloir discuter des principes abstraits avec des hommes aussi purement pratiques que mes deux compagnons, et je continuai ma reconnaissance, avant de rentrer dans notre hôpital pour le reste de la nuit. Le nègre me suivit, et je l’interrogeai sur le chemin que les squatters avaient pris en se retirant, pour juger s’il y avait quelque inquiétude concevoir. Les hommes étaient descendus dans l’enfoncement formé par la rivière, afin de pouvoir en suivre les bords sans être aperçus. Les femmes et les enfants s’étaient enfuis dans les bois sur un autre point, et il est probable que toute la tribu devait se réunir à un lieu de rendez-vous convenu d’avance en cas d’alerte ; car, dans la vie nomade qu’ils menaient, exposés à des attaques continuelles, c’était une précaution que les squatters manquaient rarement de prendre. Jaap était certain que nous ne les reverrions plus, et il avait raison. Seulement le bruit courut plus tard qu’ils avaient paru dans des comtés plus septentrionaux, où ils avaient recommencé leur train de vie ordinaire.

Je retournai alors près de Frank Malbone qui était toujours à son poste à peu de distance de la porte, à travers laquelle nous pouvions distinguer la forme et les traits de sa sœur chérie. Ursule était assise auprès du lit de son oncle, et Prudence s’était placée à côté de celui de son mari. C’était un spectacle étrange et solennel que celui que présentait cette salle. Deux vieillards, au déclin de la vie, à peu près du même âge, voyaient leur existence tranchée encore avant le temps, victimes tous deux d’un meurtre ; car si la mort de Mille-Acres était enveloppée d’un certain mystère, et pouvait passer pour méritée, elle était évidemment la conséquence du meurtre du porte-chaîne. C’est ainsi que le mal s’étend et se perpétue ; et c’est ce qui prouve la nécessité de l’arrêter à sa naissance par des moyens énergiques, au lieu de se contenter de palliatifs insuffisants.

Là gisaient deux victimes de ces principes erronés que la configuration du pays, et la facilité avec laquelle on tolère les empiétements sur le droit, ont laissé graduellement s’infiltrer parmi nous. L’insuffisance de la population et l’abondance des terres ont accru l’audace des squatters, qu’elles rendaient moins excusable encore au point de vue moral. Ce qui est déplorable, ce n’est pas seulement que la loi soit violée, c’est qu’il se forme des opinions qui en sont le renversement complet. C’est là ce qui constitue le grand danger de notre système social : de fausses idées de philanthropie à l’égard des châtiments, la substitution du nombre aux principes, voilà ce qui peut amener la révolution la plus importante qui ait encore été opérée sur le continent américain. Dans de semblables circonstances, l’ami sincère de la liberté ne doit jamais oublier que la route qui conduit au despotisme touche de bien près aux confins de la licence.

Dès que nous pûmes détourner nos regards de ce triste spectacle, Malbone me raconta en détail tout ce qu’il avait fait. Le lecteur n’a peut-être pas oublié que ce fut à la suite de la rencontre que l’Indien fit du nègre dans la forêt que mes amis eurent la première nouvelle de mon arrestation et des dangers que je pouvais courir. Aussitôt le porte-chaîne, Ursule et Jaap s’étaient dirigés vers la clairière de Mille-Acres, tandis que Frank se rendait en toute hâte à Ravensnest pour requérir l’assistance de la force armée. En méditant toutes les circonstances de l’affaire, et en s’exagérant sans doute encore la malice et la cruauté de Mille-Acres, mon jeune ami, À son arrivée à Ravensnest, était dans un état d’agitation difficile à décrire. Son premier mouvement fut d’écrire à mon père ce qui se passait, et de lui envoyer un messager qui avait ordre d’aller jusqu’à Fishkill, où toute la famille devait se trouver réunie chez mistress Kettletas, ma sœur aînée, ainsi que me l’avaient appris les dernières lettres que j’avais reçues. Je tressaillis en apprenant cette nouvelle, car je ne doutais pas que le général ne se mît en route sur le-champ ; et qui sait si ma mère, si Catherine, si par conséquent Tom Bayard ne l’accompagneraient pas ?

Le messager était parti la veille à l’entrée de la nuit ; la distance, qui était d’environ cent quarante milles, pouvait être franchie en grande partie par eau ; et à l’aide de la brise qui soufflait alors, il était possible qu’il arrivât à Fishkill à l’instant même où j’écoutais l’histoire de ce message. Je connaissais trop bien l’affection de mon père pour penser qu’il différât d’un seul, jour son départ. Ainsi donc je calculai que presque toute la famille arriverait à Ravensnest en même temps que moi, quoique je ne pusse préciser encore l’époque de mon retour, puisqu’il dépendait de la position du porte-chaîne.

C’était un nouveau champ ouvert à mes réflexions. Je ne pouvais blâmer Frank de ce qu’il avait fait ; sa conduite était simple et naturelle.

Néanmoins c’était précipiter les choses un peu plus que je ne l’aurais voulu par rapport à mes relations avec Ursule. J’aurais voulu avoir le temps de sonder ma famille sur le sujet important de mon mariage. J’avais écrit trois ou quatre lettres dans lesquelles je parlais d’elle avec une intention marquée, et j’aurais désiré leur laisser produire leur effet. Je comptais sur l’appui que je trouverais dans l’amitié de miss Bayard. Je ne pouvais me dissimuler que toute ma famille verrait avec une vive affliction s’évanouir les beaux rêves qu’elle avait formés au sujet de Priscilla, et il eût été de mon intérêt de laisser cette impression s’amortir un peu, avant de présenter Ursule. Mais il fallait actuellement que les choses eussent leur cours, et je résolus d’en agir avec mes parents avec une entière franchise. Je connaissais leur profond attachement pour moi, et c’était là ce qui devait me rassurer.

Frank ayant pris la place de sa sœur auprès du lit du blessé, je me promenai une demi-heure avec Ursule devant l’habitation, et je pus causer un instant avec elle. Ce fut alors que je lui parlai de nouveau de mes espérances. Je lui appris que ma famille allait probablement venir à Ravensnest ; et, à cette nouvelle, je sentis trembler le bras qui était appuyé sur le mien.

— Voilà qui est bien soudain et bien inattendu, Mordaunt, dit-elle après s’être un peu remise de son émotion. J’ai tant sujet de craindre le jugement de vos respectables parents, celui de votre charmante sœur dont Priscilla Bayard m’a parlé si souvent, de tous ceux, en un mot, qui ont vécu, comme eux, au milieu des raffinements de la société, moi nièce d’un porte-chaîne, et porte-chaîne moi-même !

— Allons, méchante, vous n’avez jamais porté de chaîne aussi solide que celle que vous avez su river autour de mon cœur ; et, le monde dira ce qu’il voudra, celle-là je la porterai jusqu’à mon dernier jour. Mais vous n’avez rien à craindre de personne, et notamment de ma famille. Mon père a les sentiments les plus libéraux ; et, quant à ma mère chérie, je n’ai qu’une crainte, c’est que, lorsqu’elle vous connaîtra, elle ne vous aime bien plus que son fils.

— Voilà un portrait tracé par votre aveugle partialité, Mordaunt, répondit la jeune fille, dont le contentement se montrait, malgré elle, sur son visage, et il ne faut pas trop s’y fier. Mais c’est trop nous occuper de nous, quand le bonheur ou le malheur éternel de ces deux vieillards n’est suspendu, pour ainsi dire, qu’à un fil. Je viens de réciter pour mon oncle les prières d’usage ; et cette femme étrange, qui joint certains élans de sensibilité à la férocité d’une tigresse, a balbutié quelques paroles pour exprimer l’espoir que son « pauvre homme » ne serait pas oublié. Je l’ai promis, et il est temps de commencer.

Quelle scène se passa alors ! Ursule posa la lumière sur une caisse près du lit de Mille-Acres, et, son livre de prières à la main, elle s’agenouilla à côté. Prudence se plaça de manière à cacher sa tête dans les plis d’une jupe suspendue à la muraille, et elle resta immobile pendant qu’Ursule récitait, de la voix la plus touchante, l’office des morts. Prudence et Laviny restèrent droites, fidèles aux préjugés de leurs ancêtres, qui regardaient comme une abjection de s’agenouiller ; mais elles n’en priaient pas moins avec ferveur au fond du cœur. Frank et moi, nous tombâmes à genoux dans le passage ; et je puis affirmer que jamais prières ne résonnèrent si doucement à mes oreilles, que celles qui sortirent alors des lèvres d’Ursule Malbone.