Le Porte-Chaîne/Chapitre 28

La bibliothèque libre.
Traduction par Auguste-Jean-Baptiste Defauconpret.
Furne, C. Gosselin (Œuvres, tome 26p. 305-317).


CHAPITRE XXVIII.


Nous voici arrives au ténébreux royaume de Pluton. Ce ne sont que déserts arides et que plaines sauvages ; ce ne sont que cris, que lamentations, que soupirs. L’air et la terre se les répètent tour à tour.
Sackville.


Ainsi se passa cette nuit mémorable. Les deux blessés sommeillèrent la plupart du temps ; et il n’y avait autre chose à faire pour les soulager que d’humecter de temps en temps leurs lèvres. Je parvins à obtenir d’Ursule qu’elle se jetât sur le lit de Laviny ; et j’eus le plaisir de lui entendre dire qu’elle avait reposé un peu vers le matin. Pour Prudence, elle passa toute la nuit à la même place, l’œil sec, l’air sombre, mais atterrée, au fond du cœur, du coup subit qui venait de frapper sa race, et ne perdant pas un seul des mouvements de son mari. Son attachement ne se démentit pas une seule minute ; et si elle avait en jamais à se plaindre de la brutalité de Mille-Acres, ces torts étaient complètement oubliés.

Enfin le jour revint, après des heures de ténèbres qui me semblaient ne devoir jamais finir. L’écuyer Newcome était parti pendant la nuit, fort inquiet sans doute, et toujours dans la même incertitude sur ce que je pouvais savoir de ses rapports avec les squatters. Il fallait, disait-il, qu’il allât réunir un jury. Car, je l’ai déjà dit, M. Jason Newcome cumulait en sa personne toutes les fonctions possibles : juge de paix, coroner, avocat, marchand de bois, aubergiste, et, par-dessus tout, patriote par métier, et défenseur intrépide des droits du peuple.

Il est une vérité que je regarde comme incontestable, et plus j’ai vécu, plus je me suis convaincu que je ne me trompais pas : c’est que l’homme qui se proclame le plus haut l’ami du peuple, qui se dit toujours prêt à le servir, n’a jamais d’autre but que de le tromper à son profit. Mais il est temps de quitter Jason Newcome pour assister à la scène intéressante qui nous attendait dans la demeure de Mille-Acres, lorsque Jaap vint nous chercher.

À mesure que la journée avançait, le porte-chaîne et le squatter semblaient sortir de cet état de torpeur dans lequel ils étaient restés plongés depuis leurs blessures, et ils commençaient à prendre intérêt à ce qui se passait autour d’eux. Quoique la vie parût bien près de s’éteindre en eux, leurs pensées se reportèrent alors sur le monde qu’ils allaient quitter, comme s’ils voulaient jeter un regard sur le théâtre où ils avaient joué un rôle pendant tant d’années.

— Mon oncle a repris tous ses sens, dit Ursule en venant au-devant de nous à la porte, et il vous demande l’un et l’autre, et surtout vous, Mordaunt, dont il a prononcé le nom à trois reprises différentes depuis cinq minutes. Il veut, dit-il, vous parler avant de vous quitter. Je crains qu’il n’ait quelque pressentiment intérieur de sa fin prochaine.

— C’est possible, chère Ursule ; car il est rare que la mort ne fasse pas sentir son approche. Je vais m’approcher de son lit, afin qu’il sache que je suis là. Il vaut mieux qu’il juge lui-même s’il est en état de parler.

Le son de la voix du porte-chaîne, qui parlait bas mais distinctement, frappa alors nos oreilles, et nous nous arrêtâmes tous pour écouter.

— Mille-Acres ! disait André en élevant la voix, dites-moi si vous m’entendez et si vous êtes en état de répondre ? Vous et moi, nous allons partir pour un très-long voyage, et il serait déraisonnable de nous mettre en route, le cœur chargé de mauvaises pensées et de sentiments pervers. Si vous aviez une nièce comme Ursule, pour vous tenir ce langage, mon vieux, votre âme s’en trouverait mieux, à son passage dans le monde où nous allons entrer tous les deux.

— Il le sait, — je suis sûr qu’il le sait, et il le sent aussi, murmura Prudence, le corps toujours aussi raide qu’auparavant. Il a eu de pieux ancêtres, et la grâce ne l’a pas tellement abandonné qu’il ne sache ce que c’est que la mort et l’éternité.

— Voyez-vous, Prudence, c’est très-bien d’avoir eu des ancêtres pieux ; mais ce qui importe surtout, c’est que votre homme ait le repentir dans le cœur ; qu’il déplore tous les actes d’illégalité et de violence qu’il s’est permis dans ce monde, et les licences qu’il a prises à l’égard de la propriété d’autrui. C’est d’après nos actions que nous serons jugés, et non d’après celles de nos ancêtres.

— Répondez-lui, Aaron, ajouta Prudence, répondez-lui, afin que nous sachions tous dans quelle disposition d’esprit vous vous séparez de nous. Le porte-chaîne est un brave homme au fond, et il ne nous a point fait de mal volontairement. Pour la première fois depuis qu’il avait reçu sa blessure, j’entendis la voix de Mille-Acres. Jusqu’alors le squatter avait gardé un morne silence, et j’avais supposé qu’il lui était impossible d’ouvrir la bouche. À ma grande surprise, il parla alors avec une fermeté de voix qui m’abusa dans le premier moment, en me donnant lieu de penser qu’il n’était pas aussi mal que je l’avais cru d’abord.

— S’il n’y avait point de porte-chaînes, grommela-t-il, il n’y aurait point de bornes, point de limites ; il n’y aurait pour tout droit que la possession. Sans toutes vos inventions d’actes et de titres écrits, je ne serais pas étendu ici ; prêt à rendre le dernier soupir.

— Oubliez tout cela, mon homme, oubliez tout cela, comme doit le faire un bon chrétien, répondit Prudence à cette apostrophe caractéristique, dans laquelle le squatter fermait si complètement les yeux sur ses propres fautes, disposé qu’il était à rejeter tous les torts sur les autres. C’est la loi de Dieu de pardonner à vos ennemis, Aaron. Allons, il faut pardonner au porte-chaîne, et ne point partir pour le monde des esprits avec du fiel dans le cœur.

— Mille-Acres ferait bien mieux, Prudence, de demander à Dieu de lui pardonner à lui-même, dit André. Ce n’est pas que je dédaigne le pardon de qui que ce soit. Je puis très-bien avoir dit ou fait quelque chose qui ait pu blesser votre mari ; car nous sommes rudes et grossiers, et nous avons notre franc-parler dans les bois. Que Mille-Acres me pardonne, soit ! j’accepte son pardon, je l’accepte avec plaisir, et je lui donne le mien en échange.

Un profond gémissement sortit de la vaste poitrine du squatter. Ce me parut être une sorte d’aveu qu’il était le meurtrier d’André.

— Oui, ajouta le porte-chaîne, grâce à Ursule…

— Me voici, mon oncle ! s’écria Ursule, trop émue pour savoir ce qu’elle disait.

— Oui, oui, chère nièce, c’est votre ouvrage. Dans tous les temps, vous n’avez jamais oublié d’enseigner à un pauvre vieillard son devoir.

— Oh ! mon oncle, ce n’est pas moi, c’est Dieu, dans sa merci, qui a éclairé votre esprit et touché votre cœur.

— Oui, chère enfant, je comprends encore cela : Dieu, dans sa merci, a envoyé un ange sur la terre pour être son ministre auprès d’un pauvre Hollandais bien ignorant qui ne saurait pas le peu qu’il sait sans votre aide, et qui vous doit toutes les consolations qu’il goûte en ce moment. Non, non, Mille-Acres, je ne rejetterai pas votre pardon, quelque peu que vous ayez à pardonner ; car il n’y a rien qui soulage le cœur, quand on sent qu’on va partir, comme de savoir qu’on ne laisse aucun ennemi derrière soi. On dit qu’on ne doit pas faire fi de l’amitié même d’un chien ; à plus forte raison de celle d’un être ayant une âme qui n’a besoin que d’être purifiée pour jouir, pendant toute l’éternité, de la présence du Tout-Puissant !

— J’espère et je crois, murmura de nouveau Mille-Acres, que, dans le monde où nous allons, il n’y aura ni loi ni procureur.

— C’est ce qui vous trompe, Aaron, c’est ce qui vous trompe. Là-bas, c’est toute loi, toute justice, toute équité. Cependant, que Dieu me pardonne si j’outrage quelqu’un, — à vous parler franchement. comme il convient à deux mortels qui sont si près de leur fin, je ne crois pas qu’il y ait là-bas beaucoup de procureurs pour troubler ceux qui seront appelés à comparaître devant la cour céleste. La manière dont ils exercent leur métier sur la terre n’est pas de nature à leur faire espérer de le continuer dans le ciel.

— Si vous aviez toujours eu des idées aussi raisonnables, porte-chaîne, aucun mal ne vous serait arrivé, et ma vie et la vôtre eussent été épargnées. Mais les meilleurs calculs se trouvent déjoués dans ce monde. Je me croyais bien sûr, il y a trois jours, d’envoyer à Albany tout le bois que nous avions préparé. — Eh bien ! voilà les garçons dispersés, peut-être pour ne revenir jamais en cet endroit ; les filles sont dans la forêt à courir avec les daims ; les planches sont dans les grilles des gens de loi. Et tout cela est arrivé avec l’assistance d’un homme qui, en honneur, était tenu de me protéger, et voilà que, moi, je meurs ici !

— Ne pensez plus aux planches, mon homme, n’y pensez plus, dit gravement Prudence. Les jours sont courts pour tout le monde, courts pour vous surtout, malgré vos soixante-dix ans, tandis que l’éternité n’a pas de fin. Oubliez le bois, oubliez les garçons et les filles, oubliez la terre et tout ce qu’elle contient !

— Vous ne voulez pas que je vous oublie, Prudence, interrompit Mille-Acres, vous, ma femme depuis quarante longues années, vous que j’ai prise jeune et belle, qui m’avez donné tant d’enfants, et qui avez toujours été une femme fidèle et laborieuse ! Vous ne voulez pas que je vous oublie, vous !

Ce singulier appel, venant d’une pareille bouche, presque au moment de l’agonie, avait quelque chose de saisissant et de solennel, au milieu des scènes étranges et à demi sauvages du drame qui se passait sous mes yeux. Ursule en fut surtout vivement émue ; elle quitta le chevet de son oncle, et, avec une expression d’intérêt peinte dans tous les traits, elle s’approcha de ces deux vieux époux, qui allaient être séparés pour peu de temps, et ses yeux restèrent fixés sur l’homme qui, probablement, était le meurtrier de son oncle, comme si elle cherchait quelque moyen d’adoucir ses souffrances morales. Le porte-chaîne, lui-même, essaya de soulever la tête, et regarda l’autre groupe d’un air de sympathie. Personne ne parla : on sentait que les communications qui avaient lieu entre ce mari et cette femme, dans un pareil moment, avaient un caractère trop sacré pour qu’il fût permis de les interrompre.

— Non, sans doute, mon homme, répondit Prudence dont la voix tremblait, malgré elle, d’émotion ; il ne peut y avoir ni loi, ni précepte qui le demande. Nous ne sommes qu’une seule et même chair, et Dieu ne voudra pas séparer ce qu’il a uni lui-même. Je ne resterai pas longtemps après vous, Aaron, et quand je vous rejoindrai, j’espère que ce sera dans un lieu où il n’y aura ni arbres, ni planches, ni acres de terre, qui puissent être un sujet de tourment pour nous.

— J’ai été durement traité pour ce bois, murmura le squatter qui avait alors repris tous ses sens, et qui ne pouvait s’empêcher de reporter ses pensées sur ce qui avait fait la grande occupation de sa vie, même au moment où cette vie lui échappait, — oui, durement traité, Prudence. Car, enfin, qu’est-ce que les Littlepage pouvaient réclamer après tout, en leur supposant tous les droits du monde ? seulement les arbres sur pied, voilà tout ; car ces arbres, ce sont mes garçons et moi, comme vous savez, qui les avons convertis en planches, les plus belles et les plus droites qu’on ait jamais présentées au marché !

— C’est d’un autre genre de conversion que vous avez besoin à présent, Aaron. Il faut que nous nous convertissions tous une fois dans notre vie, nous, du moins, qui sommes les enfants de parents Puritains ; et il faut avouer que, si l’on considère notre âge, et l’importance de l’exemple dans une famille telle que la nôtre, nous n’avons attendu que trop longtemps. Il faut en finir, mon homme ; car aujourd’hui pour vous, le temps et l’éternité c’est à peu près la même chose.

— Je mourrais plus tranquille, Prudence, si le porte-chaîne voulait seulement convenir que l’homme qui abat un arbre, qui le taille, qui le scie, y acquiert une sorte de droit, légal ou naturel.

— Je suis fâché, Mille-Acres, de ne pouvoir vous donner cette satisfaction, dit André ; mais si j’en convenais, je ne mériterais plus l’estime des honnêtes gens. Écoutez plutôt votre femme, et les consolations ne vous manqueront pas. Seulement il n’y a pas de temps à perdre. Nous n’avons l’un et l’autre que peu d’heures à vivre. Je suis un vieux soldat, camarade, et j’ai vu plus de trois mille hommes tués à côté de moi, sans parler de ceux qui sont tombés dans les rangs ennemis. J’ai donc acquis assez d’expérience pour juger des blessures, et des suites qu’elles peuvent avoir. Je m’y connais : nous ne passerons pas la nuit. Réglons donc nos comptes le mieux et le plus vite possible. Un squatter doit hésiter moins que personne. Voyez-vous, ce qui fait le mérite de tel ou tel état, de telle ou telle profession, c’est la manière dont on s’y conduit. On ne demande pas à un pauvre porte-chaîne d’être savant, d’avoir de belles manières ; mais de mesurer la terre avec fidélité, et de s’acquitter, de son mieux, des travaux qui lui sont confiés. Ainsi, prenez courage, camarade. Si la vieille Prudence ne connaît pas assez la religion et sa Bible pour prier convenablement pour votre âme, adressez-vous à ma nièce que voici. Ursule s’entend à prier, tout aussi bien et mieux qu’un ministre. Essayez ; vous verrez que, à mesure que vos forces s’affaibliront, vous sentirez croître votre courage et vos espérances.

Mille-Acres tourna la tête du côté d’Ursule, et attacha sur elle un long regard. Je vis la lutte qui se passait dans son âme ; et voulant laisser à la chère enfant toute liberté d’agir comme son bon cœur le lui dicterait, sans être gênée par des témoins, je fis un signe à Frank Malbone, et nous sortîmes ensemble en fermant la porte après nous.

Les deux heures qui suivirent, et qui me parurent d’une longueur mortelle, furent employées par nous à parcourir la clairière, et à remercier les hommes qui étaient venus nous prêter main-forte. Ils l’avaient fait avec empressement, à la première réquisition du magistrat ; car le respect pour la loi est un des traits caractéristiques des Américains, et notamment des habitants de la Nouvelle-Angleterre, et la plupart étaient originaires de ce pays. Quelques observateurs prétendent que ce respect s’affaiblit graduellement, et que l’influence des hommes tend à se substituer à celle des principes. Ceux-ci sont éternels et immuables ; ils viennent de Dieu, et les hommes n’ont pas plus le droit de chercher à les altérer, que de blasphémer son saint nom. Le résultat le plus beau, le plus généreux que puisse se promettre la liberté politique, c’est d’appliquer ces principes au bonheur de la race humaine ; mais vouloir substituer à ces règles justes et invariables du droit, des lois dictées par l’égoïsme et votées à coups de majorités, c’est faire revivre la tyrannie sous une forme populaire, et ouvrir le champ à des abus aussi criants que tous ceux qu’on a reprochés aux gouvernements monarchiques ou aristocratiques. C’est une erreur déplorable de penser que la liberté est conquise, du moment que le peuple a acquis le droit de gouverner. Ce droit n’est autre chose que la faculté de faire prévaloir en sa faveur les grands principes de justice, de la possession desquels il avait été exclu jusqu’alors. Il ne confère en aucune manière le pouvoir de faire ce qui est mal en soi, quelque prétexte qu’on puisse invoquer, et l’Amérique n’aurait rien gagné, si en secouant un joug qui la forçait d’user toutes ses ressources et toute son énergie à augmenter les richesses et l’influence d’une nation lointaine, elle s’était mise à fabriquer un nouveau système dans lequel les abus de tout genre n’auraient fait que changer de nom.

J’appris dans cette tournée que Susquesus et Jaap étaient partis ensemble pour pousser une reconnaissance et voir ce que les squatters étaient devenus. Ils se proposaient de suivre leurs traces pendant plusieurs milles, afin de bien s’assurer que Tobit et ses frères ne rôdaient pas dans les environs, prêts à tomber sur nous au moment où nous ne serions pas sur nos gardes.

Quand nous repassâmes devant l’habitation de Mille-Acres, Laviny venait nous prévenir qu’on nous demandait, et je vis à la porte, Ursule, pâle et triste, mais ayant néanmoins dans toute sa personne ce calme religieux qui annonçait le pieux devoir qu’elle venait d’accomplir. Elle vint à moi, me prit la main et me dit tout bas : — Mon oncle veut nous parler ; je n’ai pas besoin de vous dire à quelle occasion.

Un frisson involontaire parcourut ses membres ; mais elle fit un effort sur elle-même, sourit tristement, et ajouta : — Écoutez-le avec patience, Mordaunt ; songez qu’il me tient lieu de père, et qu’il a droit à mon obéissance comme à mon plus tendre attachement.

Dès que j’entrai, je reconnus l’influence des prières qu’Ursule avait sans doute récitées. Prudence paraissait consolée, et Mille-Acres lui-même avait une expression singulière, comme si des doutes commençaient à l’assaillir. Son regard inquiet ne quittait pas Ursule, et il était évident qu’il la considérait comme le bon ange qui avait éveillé dans son âme le sentiment de son état critique. Mais mon attention fut bientôt appelée sur l’autre lit.

— Venez ici, Mordaunt, mon garçon ; et vous aussi, Ursule, ma bien chère enfant. J’ai quelques paroles essentielles à vous adresser avant de partir, et si je ne les disais pas tout de suite, je pourrais bien ne vous les dire jamais. Ce n’est pas lorsqu’on a déjà, je ne dirai pas un pied, mais bien les deux pieds et plus de la moitié du corps dans la tombe, qu’il faut remettre au lendemain. Écoutez donc les derniers avis d’un vieillard, et ne l’interrompez pas qu’il n’ait achevé ce qu’il a à vous dire ; car je m’affaiblis, et je pourrais ensuite n’avoir pas la force d’achever. — Mordaunt m’a fait entendre, clairement et sans détour, qu’il aime, qu’il adore mon enfant, et que son vœu le plus cher est de l’épouser. De son côté Ursule convient qu’elle a pour Mordaunt autant d’estime que d’attachement, et qu’elle est prête à devenir sa femme. Tout cela est naturel, et il y a eu un temps où j’aurais eu du bonheur pour toute ma vie à vous entendre parler ainsi. Vous savez, mes enfants, que je vous confonds également dans mon amour, et certes à tous égards, sauf la fortune, il n’y a point dans toute l’Amérique de couple qui me parût mieux assorti. Mais, quand le devoir parle, il n’est pas permis de faire la sourde oreille. Le général Littlepage a été mon colonel ; brave et honnête homme lui-même, il a droit d’attendre de ses anciens capitaines les procédés qu’il a toujours eus pour eux. Eh bien ! si le ciel est le ciel, le monde, lui, est le monde, et les règles qui le gouvernent doivent être observées. Je sais que les Malbone sont une ancienne et respectable famille ; et quoique le père d’Ursule ait été un fou, un extravagant…

— Ah ! mon oncle !

— Bien, ma fille, bien ! c’était votre père, et un enfant doit respecter ses parents. D’ailleurs, si Malbone avait des défauts, il avait aussi ses avantages. C’était le plus bel homme qu’on pût voir, et ma pauvre sœur ne s’en était que trop aperçue ; il était brave comme un lion, plein de générosité et de franchise. Toutes ces qualités prévenaient d’avance en sa faveur. Je vous disais en même temps qu’il était d’une excellente famille ; et Frank, le frère d’Ursule, ne dément pas ses ancêtres. C’est par la famille de ma mère qu’Ursule est ma nièce, et c’est encore une famille distinguée, plus distinguée même que les Coejemans. Aussi Ursule ne laisse-t-elle rien à désirer du côté de la naissance. Mais la naissance n’est pas tout. Viennent des enfants qu’il faut nourrir, qu’il faut habiller, et pour cela il faut de l’argent. Je connais madame Littlepage. Elle est fille du vieil Herman Mordaunt, qui était un des grands propriétaires fonciers du pays, et qui menait un grand train dans la province. Madame Littlepage, née et élevée au milieu du grand monde, pourrait ne pas aimer à avoir pour bru la nièce d’un porte-chaîne, qui elle-même a porté la chaîne, comme vous savez, Mordaunt, ce qui ne la rend que plus chère encore et plus estimable à mes yeux, mon garçon ; mais le monde égoïste la méprisera…

— Ma mère, au cœur si noble, au jugement si droit, aux sentiments si généreux ! Ah ! jamais, jamais ! m’écriai-je dans un élan de sensibilité qu’il me fut impossible de réprimer.

Ces paroles et plus encore la manière dont elles furent prononcées firent une impression profonde sur mes auditeurs. Un éclair de joie brilla sur la figure d’Ursule, aussi prompt, aussi fugitif que le passage de l’étincelle électrique. Le porte-chaîne me regarda fixement, et il était facile de lire dans ses traits l’intérêt qu’il prenait à mes paroles, et l’importance qu’il y attachait. Quant à Frank, il détourna la tête pour cacher les larmes qui s’échappaient de ses yeux.

— Si je pouvais le croire, si je pouvais l’espérer, Mordaunt, reprit le porte-chaîne, ce serait une grande consolation pour moi au moment du départ ; car je connais assez le général Littlepage pour être sûr que tôt ou tard il envisagerait la chose sous son vrai jour, en bon et loyal homme qu’il est. Je craignais qu’il n’en fût pas tout à fait de même de madame Littlepage ; j’avais toujours entendu dire que les Mordaunt frayaient avec le grand monde, et qu’ils en avaient tous les sentiments. Cela change un peu mes idées et mes projets. Cependant, mes jeunes amis, j’ai une promesse à vous demander, à l’un et à l’autre, promesse solennelle, faite à un mourant ; c’est de…

— Entendez-moi, André, m’écriai-je en l’interrompant, entendez-moi avant d’arracher à Ursule une promesse imprudente, et j’oserai dire cruelle, qui pourrait faire à jamais notre malheur à tous deux. C’est vous, vous le premier, qui m’avez excité, qui m’avez encouragé à l’aimer ; et maintenant que j’ai suivi vos conseils, et que j’ai su apprécier tout ce qu’elle vaut, vous voulez éteindre ma flamme, et me commander un sacrifice auquel il ne m’est plus possible de me résigner !

— J’en conviens, j’en conviens, mon ami, et j’espère que le Seigneur, dans sa grande miséricorde, me pardonnera cette grande erreur. Nous en avons déjà parlé, Mordaunt, et j’ai dû vous dire que c’est Ursule qui la première m’a fait sentir l’inconvenance de ma conduite, en me démontrant clair comme le jour que, loin de vous encourager, je devais éviter avec soin de vous suggérer des idées semblables. Comment se fait-il, ma chère enfant, que vous ayez oublié tout cela, et que vous paraissiez aujourd’hui m’engager à faire ce que vous condamniez si vivement alors ?

Ursule devint pâle comme la mort ; puis l’instant d’après ses joues se couvrirent d’une vive rougeur. Elle se laissa tomber à genoux, et cachant sa figure dans la couverture grossière du lit, elle répondit avec la plus touchante naïveté :

— C’est qu’alors, mon bon oncle, je n’avais jamais vu Mordaunt !

Je m’agenouillai à côté d’Ursule, je la pressai contre mon cœur, et je cherchai à lui témoigner par les plus tendres caresses tout le plaisir que me causait un si doux aveu. Mais Ursule se dégagea doucement de mes bras ; elle se releva, et nous attendîmes en silence l’effet de ce que le porte-chaîne venait de voir et d’entendre.

— Je vois que la nature est plus forte que la raison, l’opinion, l’usage, répondit le vieillard après avoir réfléchi ; j’ai peu de temps à consacrer à cette affaire, mes enfants, et il faut en finir. Promettez-moi du moins tous deux de ne jamais vous marier que du libre consentement du général et des deux dames Littlepage, la vieille et la jeune ?

— Je vous le promets, mon oncle, dit Ursule avec un empressement que j’étais tenté de déplorer ; je vous le promets, au nom de l’amour que je vous porte, et comme j’espère en mon Sauveur. Je serais trop malheureuse d’entrer dans une famille qui ne me recevrait pas avec plaisir.

— Ursule, très-chère Ursule, réfléchissez ! Ne suis-je donc rien à vos yeux ?

— Je serais bien malheureuse aussi de vivre sans vous, Mordaunt ; mais, d’un côté, je serais soutenue par le sentiment d’avoir fait mon devoir ; tandis que, de l’autre, les malheurs qui m’arriveraient me paraîtraient la juste punition de mon imprudence.

Pour moi, je ne voulus rien promettre ; car, à dire vrai, si j’étais sûr de mon père et de ma mère, je n’étais pas aussi tranquille à l’égard de ma vénérable aïeule. Je savais que non-seulement elle s’était mis dans la tête de me marier à Priscilla Bayard, mais qu’elle avait la fureur de faire elle-même les mariages ; et je craignais que, comme la plupart des vieillards, elle ne tînt fortement à ses idées. Ursule chercha à me faire céder ; mais j’éludai toujours, et les sollicitations furent abandonnées par suite d’une remarque que fit bientôt le porte-chaîne.

— Ne le pressez pas, mon enfant, ne le pressez pas ; votre promesse suffit. Je sais que je puis compter sur votre parole ; qu’importe que Mordaunt soit un entêté ? À présent, mes enfants, comme je désire ne plus parler des affaires de ce monde, pour donner toutes mes pensées à Dieu, je vais prendre congé de vous. Que vous vous mariiez ou non, j’appelle sur vous deux toutes les bénédictions du Tout-Puissant. Vivez, mes chers enfants, de manière à voir approcher le moment solennel où je suis arrivé, avec espoir et avec joie, afin que nous puissions tous nous retrouver plus tard dans les régions du ciel

À cette bénédiction succéda un silence solennel qui fut interrompu par un gémissement terrible, sorti de la poitrine de Mille-Acres. Tous les regards se tournèrent sur l’autre lit, qui présentait un contraste terrible avec la scène calme et consolante qui accompagnait le départ de l’âme de notre vieil ami. Seul, je m’avançai pour aider Prudence qui, poussant jusqu’au bout le dévouement de la femme, restait collée contre son mari, « les os de ses os et la chair de sa chair. » J’avoue cependant que l’horreur dont j’étais saisi paralysa mes membres, et que lorsque je fus arrivé au pied du lit du squatter, je me sentis comme cloué à ma place, sans qu’il me fût possible de faire un pas en avant.

Mille-Acres avait été soulevé, au moyen de traversins, de sorte qu’il était presque assis sur son séant ; changement de position qu’il avait demandé lui-même quelques instants auparavant. Ses yeux étaient ouverts ; livides, hagards, désespérés. Ses lèvres, en se contractant dans les étreintes convulsives de la mort, donnaient à sa figure renversée une sorte de grimace sardonique, qui la rendait doublement horrible. Dans ce moment, toute sa personne devint immobile, et ses traits conservèrent un calme effrayant. Je savais qu’il lui restait à rendre le dernier soupir, et je l’attendis comme l’oiseau fasciné ne peut détacher ses yeux du regard du serpent. Ce soupir, en s’exhalant, écarta les lèvres du moribond de manière à montrer toutes les dents ; et il n’en manquait pas une dans cette constitution de fer. J’avouerai ma faiblesse : ce spectacle était si révoltant, que je me cachai la figure. Quand j’écartai la main, entrevis cette sombre enveloppe dans laquelle l’esprit du squatter, du meurtrier, avait habité si longtemps. Prudence était occupée a lui fermer les yeux, qui, tout ternes qu’ils étaient, avaient encore quelque chose de farouche. Jamais je n’avais vu de cadavre si hideux !