Le Portrait de Monsieur W. H. (recueil)/Le Modèle millionnaire

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Le Portrait de Monsieur W. H. (recueil)
Traduction par Albert Savine.
Le Portrait de Monsieur W. H. (p. 193-207).


LE MODÈLE MILLIONNAIRE


NOTE ADMIRATIVE


Quand on n’a pas de fortune, il ne sert à rien d’être un charmant garçon.

Le roman est un privilège des riches et non une profession pour ceux qui n’ont pas d’emploi.

Il vaut mieux avoir un revenu fixe que d’être un charmeur.

Tels sont les grands axiomes de la vie moderne, et Hughie Erskine ne se les est jamais assimilés.

Pauvre Hughie !

Au point de vue intellectuel, nous devons reconnaître qu’il n’était point un phénomène.

Jamais il ne lui était arrivé en sa vie de lancer un trait brillant, ni même une rosserie. Cela n’empêche qu’il était étonnamment séduisant, avec sa chevelure frisée, son profil nettement dessiné et ses yeux gris.

Il était aussi en faveur auprès des hommes qu’auprès des femmes. Il possédait toutes les sortes de talents, excepté celui de gagner de l’argent.

Son père lui avait légué sa latte de cavalerie et une Histoire de la Guerre de la Péninsule en quinze volumes.

Hughie avait accroché le premier de ces legs au-dessus de son miroir, et rangé le second sur une étagère entre le Guide de Ruff[1], et le Magazine de Bailey[2] et il vivait d’une pension annuelle de deux cents livres que lui faisait une vieille tante.

Il avait essayé de tout.

Il avait fréquenté la Bourse pendant six mois, mais que voulez-vous que devienne un papillon parmi des taureaux et des ours ?

Il s’était établi commerçant en thé, et il l’était resté un peu plus longtemps, mais il avait fini par en avoir assez du pekoe et du souchong.

Puis, il avait essayé de vendre du sherry sec. Cela ne lui avait pas réussi. Le sherry était un peu trop sec.

Finalement il devint… rien du tout ; un charmant jeune homme impropre à quoi que ce fût, toujours avec un profil parfait, toujours sans profession.

Et pour que son malheur fût complet, il devint amoureux.

La jeune fille, qu’il aimait, avait nom Laura Merton. Son père était un colonel retraité qui avait perdu toute sa patience et toutes ses facultés digestives dans l’Inde et ne les retrouva jamais depuis.

Laura adorait Hughie, et celui-ci eût baisé les cordons des souliers de Laura.

C’était le couple le plus charmant qu’on pût voir à Londres et à eux deux, ils ne possédaient pas un penny.

Le colonel avait beaucoup d’affection pour Hughie, mais il ne voulait pas entendre parler de mariage.

— Mon garçon, disait-il souvent, venez me trouver quand vous serez à la tête de dix mille livres bien à vous, alors on verra.

Et, ces jours-là, Hughie avait l’air très bougon, et il lui fallait, pour se consoler, la société de Laura.

Un matin, comme il se rendait à Holland Park où habitaient les Merton, il lui prit fantaisie d’aller voir en passant son grand ami, Alan Trevor.

Trevor était peintre. Actuellement peu de gens échappent à cette contagion, mais il était, en outre, un artiste, et les artistes sont assez rares.

À en juger par son extérieur, Alan était un singulier personnage, sauvage, avec une figure toute pointillée de taches de rousseur, et une barbe rouge et hirsute. Mais, dès qu’il avait un pinceau à la main, on se trouvait en présence d’un maître et ses tableaux étaient recherchés avec empressement.

Il avait éprouvé tout d’abord à l’égard de Hughie une vive attraction, due, il faut le dire, au charme personnel de celui-ci uniquement.

— Les seules gens qu’un peintre devrait connaître, répétait-il, ce sont des êtres beaux et bêtes, des gens dont la vue vous donne un plaisir artistique et dont la conversation est pour vous un repos intellectuel. Les hommes qui sont des dandys et les femmes qui sont des coquettes, voilà les êtres qui gouvernent le monde, ou qui du moins devraient le gouverner.

Mais quand il en fut à mieux connaître Hughie, il finit par l’aimer tout autant à cause de son entrain, de sa bonne humeur, de sa nature étourdiment généreuse, et lui donna le droit d’entrer à toute heure dans son atelier.

Hughie, quand il entra, trouva Trevor en train de donner les derniers coups de pinceau à une magistrale peinture qui représentait, en grandeur naturelle, un mendiant.

Le mendiant en personne posait sur une plate-forme placée dans un angle de l’atelier.

C’était un vieux homme tout ratatiné, dont la figure avait l’air d’être en parchemin froissé, avec une expression pitoyable.

Sur ses épaules était jeté un manteau de grossier drap brun, fait de loques et de trous ; ses grosses bottes étaient rapiécées, ressemelées. Il avait une main appuyée sur un gros bâton et de l’autre il tendait un reste de chapeau pour demander l’aumône.

— Quel superbe modèle ! fit Hughie à voix basse, en serrant la main à son ami.

— Un superbe modèle ! s’écria Trevor à pleine voix, je le crois bien. Des mendiants comme, ça, on n’en rencontre pas tous les jours ! Une trouvaille, mon cher, un Vélasquez en chair et en os ! Par le ciel ! quelle gravure Rembrandt aurait fait avec ça !

— Pauvre vieux ! dit Hughie. Comme il a l’air malheureux ! Mais je suppose que pour vous, les peintres, sa figure est en rapport avec sa fortune.

— Certainement, dit Trevor, vous ne voudriez pas qu’un mendiant ait l’air heureux.

— Combien gagne un modèle par séance ? demanda Hughie, après s’être confortablement installé sur un divan.

— Un shilling par heure.

— Et vous, Alan, combien vous rapporte votre tableau ?

— Oh ! celui-là, on me le prend pour deux mille.

— Livres ?

— Guinées. Les peintres, les poètes, les médecins comptent toujours par guinées.

— Eh ! bien ! je suis d’avis que le modèle devrait avoir un tant pour cent, s’écria Hughie en riant, car il fait autant de besogne que vous.

— Tout ça, ce sont des bêtises. Rien que la peine qu’on se donne à étendre les couleurs et d’être toujours debout, le pinceau à la main. Vous en parlez à votre aise, Hughie, mais je vous réponds qu’à de certains moments, l’art s’élève jusqu’au niveau d’un métier manuel. Mais assez causé comme cela ! Je suis très occupé. Prenez une cigarette et tenez-vous tranquille.

Quelques instants après, le domestique entra et dit à Trevor que l’encadreur demandait à lui parler.

— Ne vous en allez pas, Hughie, dit-il en sortant, je serai bientôt de retour.

Le vieux mendiant profita de l’absence de Trevor pour se reposer un moment sur le banc de bois qui se trouvait derrière lui.

Il avait l’air si abandonné, si misérable qu’Hughie ne put s’empêcher d’avoir compassion de lui, et qu’il tâta ses poches pour savoir combien il lui restait.

Il n’y trouva qu’un souverain et quelque menue monnaie.

— Pauvre vieux ! se disait-il intérieurement, il en a plus besoin que moi, mais ça veut dire que je me passerai de fiacres pendant quinze jours.

Et traversant l’atelier, il glissa le souverain dans la main du mendiant.

Le vieux sursauta.

Puis un vague sourire erra sur ses lèvres flétries.

— Merci, monsieur, dit-il, merci.

Trevor étant rentré, Hughie lui dit adieu, en rougissant un peu de son action.

Il passa toute la journée avec Laura, reçut une charmante réprimande pour sa prodigalité et se vit forcé de rentrer à pied.

Ce soir-là, il entra au club de la Palette vers onze heures, et trouva Trevor seul dans le fumoir devant un verre de vin blanc à l’eau de seltz.

— Eh ! bien, Alan ! lui dit-il, en allumant sa cigarette. Avez-vous terminé votre tableau à votre gré ?

— Fini et encadré, mon garçon, répondit Trevor. À propos vous avez fait une conquête, ce vieux modèle, que vous avez vu, est tout à fait enchanté de vous. Il a fallu que je lui parle de vous, que je lui dise tout… qui vous êtes, où vous demeurez, votre revenu, vos projets d’avenir, etc…

— Mon cher Alan, s’écria Hughie, je suis sûr que je vais le trouver en faction devant ma porte quand je rentrerai. Mais non, ce n’est qu’une plaisanterie. Pauvre vieux bonhomme ! Je voudrais pouvoir faire quelque chose pour lui. Je trouve terrible qu’on soit aussi misérable. J’ai des quantités de vieux effets chez moi ! Pensez-vous que cela ferait son affaire ? Je le crois, car ses haillons tombaient par morceaux.

— Mais ça lui allait superbement, dit Trevor. Pour rien au monde je ne ferai son portrait en habit noir. Ce que vous appelez des guenilles, je l’appelle du pittoresque ; ce qui vous paraît pauvreté, me semble à moi de la couleur locale ! Néanmoins je lui dirai un mot de votre offre.

— Alan, dit Hughie d’un air sérieux, vous autres peintres, vous êtes des gens sans cœur.

— Un artiste a son cœur dans sa tête, repartit Trevor. D’ailleurs, nous avons à voir le monde comme il est, et non à le refaire d’après ce que nous en savons. À chacun son métier. Maintenant donnez-moi des nouvelles de Laura. Le vieux modèle s’est vraiment intéressé à elle.

— Vous ne voulez pas dire que vous lui en avez parlé ? fit Hughie.

— Mais si, certainement, il sait tout : le colonel inexorable, la charmante Laura, et les dix mille livres.

— Vous avez raconté toutes mes affaires particulières à ce vieux mendiant ! s’écria Hughie, la figure rouge, l’air très en colère.

— Mon vieux, dit Trevor en souriant, ce vieux mendiant, comme vous dites, est l’un des hommes les plus riches de l’Europe. Il pourrait acheter tout Londres demain sans épuiser sa fortune. Il a une maison dans toutes les capitales. Il dîne dans de la vaisselle en or, et s’il lui déplaît que la Russie fasse la guerre, il peut l’en empêcher.

— Qu’est-ce que vous me racontez donc là ? s’écria Hughie.

— C’est comme je vous le dis, reprit Trevor. Le vieux, que vous avez vu aujourd’hui dans l’atelier, c’était le baron Hausberg. C’est un de mes grands amis. Il achète tous mes tableaux et des quantités d’autres. Et il y a un mois, il m’a demandé de faire son portrait en costume de mendiant. Que voulez-vous ? Une fantaisie de millionnaire, et je dois convenir qu’il faisait une magnifique figure dans ses guenilles. Je devrais plutôt dire, dans mes guenilles. C’est un vieux costume que j’ai rapporté d’Espagne.

— Le baron Hausberg, grands dieux ! s’écria Hughie. Et moi qui lui ai donné un souverain !

Et il se laissa tomber dans un fauteuil, et il eut l’air de personnifier le désappointement.

— Vous lui avez donné un souverain ! cria Trevor en éclatant de rire ! Mon garçon, ce souverain-là, vous ne le reverrez jamais ! Son affaire c’est l’argent des autres.

— Il me semble, Alan, que vous auriez bien pu me prévenir, dit Hughie d’un ton maussade, au lieu de me laisser commettre une bêtise aussi ridicule.

— Voyons, Hughie, dit Trevor. En premier lieu, il ne pouvait me venir à l’esprit l’idée que vous alliez distribuant ainsi l’aumône à l’aventure de cette façon extravagante. Que vous embrassiez un joli modèle, cela, je le comprends, mais que vous donniez un souverain à un modèle de laideur ! Par Jupiter non ! Et d’autre part, ma porte était fermée ce jour-là pour tout le monde. Lorsque vous êtes venu, je me suis demandé si Hausberg serait flatté de s’entendre nommer. Vous savez, il n’était pas en tenue de bal.

— Je suis sûr qu’il me prend pour un aigrefin, dit Hughie.

— Pas du tout ! Il était enchanté, quand vous êtes parti ; il ne cessait de se parler tout bas, de se frotter ses vieilles mains ridées. Je me demandais pourquoi il mettait tant d’insistance à savoir tout ce qui vous concernait, et n’y comprenais rien, mais j’y vois clair maintenant. Il va placer votre souverain à votre nom, Hughie. Tous les six mois, il vous enverra l’intérêt, et il aura une histoire superbe à conter au dessert.

— Je suis un pauvre diable de malheureux, grommela Hughie et ce que j’ai de mieux à faire c’est d’aller me coucher ! Quant à vous, mon cher Alan, n’en parlez à personne ; je n’oserais plus me montrer dans le Roso.

— Des bêtises ! cela fait le plus grand honneur à votre esprit de philanthropie, Hughie. Et ne partez pas ! Prenez une autre cigarette, vous me parlerez de Laura tant que vous voudrez.

Mais Hughie ne voulut pas rester.

Il rentra chez lui à pied, se sentant très malheureux, et il quitta Alan au milieu d’une crise de fou rire.

Le lendemain matin, pendant qu’il déjeunait, le domestique lui remit une carte portant ces mots :

« Monsieur Gustave Naudin, de la part de monsieur le baron de Hausberg. »

— Je suppose qu’il m’envoie demander des excuses, se dit Hughie.

Et il donna au domestique l’ordre de faire entrer.

Un vieux gentleman avec des lunettes d’or et des cheveux gris fut introduit et dit avec un léger accent français.

— C’est bien à monsieur Hughie Erskine que j’ai l’honneur de parler ?

Hughie s’inclina.

— Je viens de la part du baron Hausberg, reprit-il.

Le baron…

— Je vous prie, monsieur, de lui présenter mes excuses les plus sincères, balbutia Hughie.

— Le baron, reprit le vieux gentleman, en souriant, m’a chargé de vous remettre la lettre que voici.

Et il tendit une enveloppe cachetée.

Sur cette enveloppe étaient écrits ces mots :

« Cadeau de mariage offert à Hughie Erskine et à Laura Merton par un vieux mendiant. »

Et, dans cette enveloppe, il y avait un chèque de dix mille livres.

Quand le mariage eut lieu, Alan fut un des garçons d’honneur, et le baron fit un speech, au déjeuner de noces.

— Des modèles millionnaires, fit remarquer Alan, c’est déjà bien rare, mais des millionnaires modèles, c’est bien plus rare encore.



  1. Ruff est l’auteur du Guide du Turf. (Note du traducteur.)
  2. The Museum. Bailey est mort en 1823. (Note du traducteur.)