Le Positivisme anglais/2/4

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IV


Même changement dans la théorie de la preuve. Selon Mill, on ne prouve pas que le prince Albert mourra en posant que tous les hommes sont mortels, car ce serait dire deux fois la même chose, mais en posant que Jean, Pierre et compagnie, bref tous les hommes dont nous avons entendu parler, sont morts. — Je réponds que la vraie preuve n’est ni dans la mortalité de Jean, Pierre et compagnie, ni dans la mortalité de tous les hommes, mais ailleurs. On prouve un fait, dit Aristote[1], en montrant sa cause. On prouvera donc la mortalité du prince Albert en montrant la cause qui fait qu’il mourra. Et pourquoi mourra-t-il, sinon parce que le corps humain, étant un composé chimique instable, doit se dissoudre au bout d’un temps ; en d’autres termes, parce que la mortalité est jointe à la qualité d’homme ? Voilà la cause et voilà la preuve. C’est cette loi abstraite qui, présente dans la nature, amènera la mort du prince, et qui, présente dans mon esprit, me montre la mort du prince. C’est cette proposition abstraite qui est probante ; ce n’est ni la proposition particulière, ni la proposition générale. Elle est si bien la preuve qu’elle prouve les deux autres. Si Jean, Pierre et compagnie sont morts, c’est parce que la mortalité est jointe à la qualité d’homme. Si tous les hommes sont morts ou mourront, c’est encore parce que la mortalité est jointe à la qualité d’homme. Ici, une fois de plus, le rôle de l’abstraction a été oublié. Mill l’a confondue avec les expériences ; il n’a pas distingué la preuve et les matériaux de la preuve, la loi abstraite et le nombre fini ou indéfini de ses applications. Les applications contiennent la loi et la preuve, mais elles ne sont ni la loi ni la preuve. Les exemples de Pierre, Jean et des autres contiennent la cause, mais ils ne sont pas la cause. Ce ne n’est pas assez d’additionner les cas, il faut en retirer la loi. Ce n’est pas assez d’expérimenter, il faut abstraire. Voilà la grande opération scientifique. Le syllogisme ne va pas du particulier au particulier, comme dit Mill, ni du général au particulier, comme disent les logiciens ordinaires, mais de l’abstrait au concret, c’est-à-dire de la cause à l’effet. C’est à ce titre qu’il fait partie de la science ; il en fait et il en marque tous les chaînons ; il relie les principes aux effets ; il fait communiquer les définitions avec les phénomènes. Il porte sur toute l’échelle de la science l’abstraction que la définition a portée au sommet.



  1. Voyez les seconds analytiques, si supérieurs aux premiers : δι’ αἰτέων καὶ προτέρων