Le Pot d’or/Chapitre 10

La bibliothèque libre.
Traduction par Émile de La Bédollière.
Georges Barba (p. 28d-30g).
DIXIÈME VEILLÉE
Souffrances de l’étudiant Anselme dans la bouteille de verre. — Vie heureuse des écoliers de la croix et des praticiens. — La bataille dans la bibliothèque de l’archiviste. — Victoire du salamandre et délivrance d’Anselme.

Je doute à bon droit, cher lecteur, que tu te sois jamais trouvé enfermé dans une bouteille, à moins toutefois qu’un rêve ne t’ait ainsi féeriquement emprisonné. Si tu as eu un rêve pareil, alors tu comprendras plus vivement toutes les angoisses du pauvre étudiant Anselme. Mais, si tu n’as jamais eu un songe de ce genre, pour nous plaire, à Anselme et à moi, enferme toi un moment, à l’aide de ta fantaisie, dans le cristal. Te voilà entouré d’un éclat aveuglant, tous les objets qui t’environnent t’apparaissent entourés des couleurs de l’arc-en-ciel, tout tremble, vacille ou chancelle dans la chambre, tu nages, sans pouvoir te bouger, comme dans un air congelé qui t’oppresse de telle sorte que l’esprit ordonne en vain au corps inactif. Un poids immense oppresse de plus en plus ta poitrine ; chaque mouvement de ta respiration dévore quelques parcelles du peu d’air qui joue dans l’étroit espace. Tes veines se gonflent, et, dans une crainte affreuse, chaque nerf tressaille en combattant la mort. Aie pitié, bon lecteur, du terrible martyre que souffrait Anselme dans sa prison de verre. Mais il sentait bien que la mort ne viendrait pas le délivrer, car il sortit du profond évanouissement où il était tombé à cet excès de douleur lorsque le soleil vint, clair et joyeux, regarder dans la chambre et ses tourments recommencèrent.

Il ne pouvait pas remuer un seul membre, mais ses pensées frappaient le verre, qui l’étourdissait de son retentissement inharmonieux, et il ne distinguait, au lieu des mots que son esprit prononçait en lui-même, que le sourd murmure de la folie.

Alors il s’écria au désespoir :

— Ô Serpentine ! Serpentine ! sauve-moi de cet infernal tourment !

Et il fut comme environné de soupirs légers qui se plaçaient autour de la bouteille comme des feuilles vertes et transparentes de sureau, les sons cessèrent, le reflet aveuglant disparut, et il respira plus librement.

— Ne suis-je pas moi-même la cause de mon malheur ? N’ai-je pas été coupable envers toi, charmante Serpentine ? N’ai-je pas élevé sur toi de misérables doutes ? N’ai-je pas perdu la foi et avec elle tout, tout ce qui devait me rendre heureux ? Ah ! tu ne m’appartiendras jamais. Le pot d’or est perdu pour moi, je ne verrai plus de prodiges ! Ah ! je voudrais te voir encore une fois, chère Serpentine, entendre encore une fois ta voix si douce ! Ainsi gémissait l’étudiant Anselme saisi d’une poignante douleur, et alors quelqu’un dit tout près de lui :

— Je ne sais pas du tout ce que vous voulez, monsieur le Studiosus, pourquoi vous lamentez-vous ainsi d’une manière aussi déréglée ?

L’étudiant Anselme vit qu’il y avait encore cinq bouteilles à côté de lui sur la même tablette, dans lesquelles il aperçut trois élèves de l’école des frères et deux praticiens.

— Ah ! messieurs et compagnons d’infortune, leur cria-t-il, comment pouvez-vous être aussi calmes, aussi joyeux même, comme je crois le voir à la gaieté de vos visages ? Vous êtes assis enfermés comme moi dans des bouteilles de verre sans pouvoir vous remuer, vous ne pouvez même rien penser de raisonnable sans qu’il s’ensuive un bruit mortel de résonnances et d’échos et sans que vous en ayez la tête brisée. Mais vous ne croyez certainement pas au salamandre et au serpent vert.

— Mais où avez-vous la tête, monsieur le Studiosus, répondit un écolier, nous ne nous sommes jamais trouvés mieux, car les thalers que nous a donnés ce fou d’archiviste pour quelques écritures confuses nous font du bien, nous n’avons plus besoin d’apprendre des chœurs italiens, nous allons tous les jours à Joseph ou dans d’autres cabarets et nous nous délectons avec de la double bière, nous regardons les jolies jeunes filles dans le blanc des yeux, et nous chantons en vrais étudiants :

Gaudeamus igitur et nous sommes ravis du fond de l’âme !

— Ces messieurs ont raison, interrompit un praticien : à moi aussi les thalers ne manquent pas, comme à mes chers collègues, mes voisins, et je me promène assidûment sur la colline de vigne au lieu d’être assis entre quatre murs à écrire des actes ennuyeux.

— Mais, chers messieurs, dit l’étudiant Anselme, ne sentez-vous pas que vous êtes assis tous ensemble et séparément dans une bouteille de verre où vous ne pouvez remuer et encore moins aller vous promener ?

Alors les trois écoliers et les deux praticiens se mirent à jeter un grand éclat de rire et à s’écrier :

— Le Studiosus est fou, il s’imagine être dans une bouteille de verre, et il est sur le pont de l’Elbe, et regarde justement dans l’eau. Allons-nous-en !

Ah ! soupira l’étudiant, ils n’ont jamais vu la belle Serpentine, ils ne savent pas que la vie et la liberté sont dans la foi et l’amour, et c’est pour cela qu’ils ne sentent pas le poids de la prison où les enferma le salamandre pour leurs folies et leur bassesse de sentiments ; mais moi, malheureux, je mourrai de honte et de douleur, si elle ne me sauve pas, elle que j’aime tant !

Alors la voix de Serpentine murmura comme un souffle à travers la chambre :

— Anselme, crois, aime, espère !

Et chaque son retentissait dans la prison d’Anselme, et le cristal sous leur puissance était obligé de s’amollir et de se dilater, de sorte que la poitrine du prisonnier pouvait se mouvoir et s’élever.

Il ne s’inquiétait plus de ses légers compagnons d’infortune, mais tournait tous ses sens et toutes ses pensées vers la charmante Serpentine.

Mais tout à coup du côté opposé se leva un sombre et agaçant murmure. Il remarqua bientôt que le bruit venait d’une vieille cafetière dont le couvercle était à moitié brisé, et qui se trouvait placée sur une petite armoire en face de lui. En la regardant avec plus d’attention les traits hideux d’une figure ridée de vieille femme devinrent de plus en plus distincte, et bientôt la vieille aux pommes de la porte Noire était devant les tablettes. Alors elle grimaça et se mit à rire en disant d’une voix discordante :

— Eh ! eh ! enfant, patiente maintenant. Ta chute est dans le cristal. Ne te l’avais-je pas prédit ?

— Moque-toi de moi, maudite sorcière, dit Anselme, tu es cause de tout, mais le salamandre t’attrapera, toi, vilaine rave !

— Ho ! ho ! dit la vieille, pas tant d’orgueil ! Tu as marché sur la figure de mes chers fils, tu m’as brûlé le nez, mais pourtant je te suis favorable, fripon, parce que tu es au reste un gentil garçon, et que ma petite fille t’aime. Mais tu ne sortiras pas du cristal sans mon ordre. Je ne peux pas arriver jusqu’à toi là-haut ; mais ma commère la souris, qui demeure sur le même carré que toi, va ronger la planche sur laquelle tu te trouves, tu culbuteras en bas, et je te recevrai dans mon tablier, afin que tu ne te casses pas le nez et que tu conserves ton joli visage, et je te porterai à mademoiselle Véronique, que tu épouseras quand tu seras devenu conseiller aulique.

— Va-t’en, fille de Satan ! s’écria l’étudiant Anselme plein de colère, tes infernales sorcelleries m’ont seules excité à la faute que j’expie en ce moment ; mais je supporterai tout patiemment ici tant que la charmante Serpentine m’entourera de consolations et d’amour. Écoute, vieille, et désespère ! je brave ton pouvoir, j’aime Serpentine à jamais, je ne veux pas devenir conseiller aulique, je ne veux plus revoir Véronique, qui par toi m’a conduit à devenir un scélérat. Si le serpent vert ne m’appartient pas, je mourrai de désir et de douleur. Va-t’en, va-t’en, fille du diable !

Alors la vieille se mit à rire avec tant de force qu’elle fit vibrer la chambre, et elle s’écria :

— Eh bien ! demeure là et meurs ; mais il est temps de commencer l’œuvre, car j’ai d’autres choses à faire ici.

Elle jeta son manteau noir et resta dans sa repoussante nudité, et puis elle traça un cercle autour d’elle, et de gros livres tombèrent dont elle déchira des feuilles de parchemin. Elle les joignit rapidement ensemble dans un artistique assemblage, se les mit sur le corps, et fut bientôt couverte d’une armure d’écailles bigarrées. Le matou, crachant du feu, s’élança de l’encrier qui se trouvait sur la table, et cria en face de la vieille, qui poussa un grand cri de joie et disparut avec lui par la porte.

Anselme remarqua qu’elle était allée du côté de la chambre bleue, et bientôt il entendit des sifflements et des mugissements dans le lointain. Les oiseaux dans le jardin criaient, le perroquet jurait.

Dans le même instant la vieille de retour sauta dans la chambre portant le pot d’or sous son bras en criant :

— Courage, courage, fils ! tue le serpent vert ! courage, fils, courage !

Il sembla à Anselme entendre dans un profond gémissement la voix de Serpentine.

Il fut saisi de désespoir et d’effroi. Il rassembla toutes ses forces, il poussa avec violence les parois de cristal à en faire briser ses nerfs et ses veines.

Un bruit éclatant traversa la chambre, et l’archiviste était debout devant la porte avec sa robe de chambre de damas éclatante.

— Hé ! hé ! racaille, fantômes, sorciers, ici ! s’écria-t-il.

Alors les cheveux noirs de la vieille se dressèrent en l’air semblables à une brosse, ses yeux brillaient d’un feu infernal, les dents pointues de sa large bouche se serraient ensemble, et elle sifflait :

— Sortons, sortons ! siffle, siffle !

Et elle riait, et elle chevrotait en se moquant ; elle serra le pot d’or contre elle et en prit à pleines mains des poignées de terre qu’elle lançait à l’archiviste, mais aussitôt que la terre touchait la robe de chambre elle se changeait en fleurs qui tombaient à terre : alors claquaient et flambaient en l’air les lis de la robe de chambre ; et l’archiviste lançait des lis de feu pétillant sur la sorcière, qui hurlait de douleur. Mais lorsqu’elle sautait en l’air et secouait son armure de parchemin les lis s’éteignaient et retombaient en cendres.

— En avant, mon jeune homme ! s’écria la vieille.

Alors le matou s’avança et s’élança en jurant vers l’archiviste du côté de la porte ; mais le perroquet gris vola à sa rencontre et le saisit avec son bec crochu par le chignon, de sorte qu’un sang rouge de feu jaillit de son cou, et la voix de Serpentine s’écria :

— Sauvé ! sauvé !

La vieille, pleine de fureur et de désespoir, courut sur l’archiviste, elle jeta le pot derrière elle, et levant en l’air les longs doigts de ses poignets desséchés, elle voulait étrangler son adversaire ; mais celui-ci défit rapidement sa robe de chambre et la jeta sur la vieille. Alors des flammes bleues sifflèrent, craquèrent et gémirent en sortant des feuilles de parchemin, et la vieille se tordait en hurlant et essayait de prendre du pot le plus de terre qu’elle pouvait, et lorsqu’elle réussissait à en jeter sur le parchemin le feu s’éteignait ; mais du corps de l’archiviste des rayons de flammes sortirent en se jetant avec fracas sur la vieille.

— Hé ! hé ! en avant et en avant ! victoire au salamandre ! cria la voix menaçante de l’archiviste à travers la chambre ; et cent éclairs serpentaient en cercles de flammes autour de la vieille, qui poussait des cris.

Le chat et le perroquet continuaient en hurlant et en jurant un combat furieux, mais enfin le perroquet d’un coup de son aile vigoureuse jeta le matou sur le plancher ; et le maintenant et le perçant de ses griffes, de manière à le faire crier et gémir horriblement, il lui arracha de son bec aigu les yeux ardents, et le sang jaillit de sa tête brûlante.

Une épaisse vapeur s’éleva à la place où la vieille était tombée à terre renversée par la robe de chambre ; son hurlement, son affreux cri de douleur retentit dans le lointain. La fumée qui s’était élevée avec une puanteur pénétrante se dissipa. L’archiviste leva sa robe de chambre, sous laquelle se trouvait une affreuse rave.

— Honorable archiviste, je vous livre votre ennemi vaincu ! dit le perroquet en présentant à l’archiviste un cheveu noir qu’il tenait dans son bec.

— Très-bien, mon cher, répondit celui-ci, là est aussi par terre mon ennemie ! soignez le reste ; seulement vous recevrez aujourd’hui une petite douceur : six noix de coco et aussi de nouvelles lunettes, car je vois que le matou vous en a ignoblement cassé les verres.

— Vive notre honorable ami et protecteur ! répondit le perroquet tout joyeux, et il prit la rave dans son bec et la jeta par la fenêtre que l’archiviste avait ouverte. Celui-ci saisit le pot d’or, et s’écria d’une voix forte :

— Serpentine ! Serpentine !

Mais tandis que l’étudiant Anselme, tout joyeux de la défaite de la méchante femme qui avait causé son malheur, regardait l’archiviste, c’était tout d’un coup la grande et majestueuse figure du prince des esprits qui levait les yeux sur lui avec une grâce et une dignité ineffables et disait :

— Anselme, la faute de ton peu de foi ne venait pas de toi, mais d’un principe ennemi qui essayait de pénétrer dans ton âme et de te mettre toi-même en guerre avec toi. Tu as été fidèle, sois heureux !

Un éclair sillonna la chambre, l’admirable accord de tierce des cloches de cristal retentit plus fort que jamais, et cet accord en s’enflant toujours retentissait en emplissant la chambre, tellement que le verre qui renfermait Anselme se brisa et il tomba dans les bras de l’aimable et charmante Serpentine.