Le Pot d’or/Chapitre 2

La bibliothèque libre.
Traduction par Émile de La Bédollière.
Georges Barba (p. 14d-16d).

DEUXIÈME VEILLÉE

Comment l’étudiant Anselme fut regardé à la ville comme un fou ou un homme ivre. — Le passage de l’Elbe en bateaux. — L’air de bravoure du maître de chapelle Graun. — La liqueur stomachique de Conrad et la tête de bronze.


— Ce monsieur n’est pas précisément dans son bon sens, disait une honnête bourgeoise qui revenait de la promenade avec sa famille, et regardait les bras croisés l’un sur l’autre la folle conduite de l’étudiant Anselme.

Celui-ci avait embrassé le tronc du sureau et adressait aux branches et aux feuilles ces mots incessants :

— Oh ! brillez, resplendissez une fois seulement encore, vous charmants petits serpents d’or, laissez-moi seulement une fois encore entendre la voix de vos cloches, encore un seul de vos regards, charmants yeux bleus, autrement je vais mourir de douleur ou de mes désirs !

Et il soupirait et gémissait lamentablement du plus profond de son âme, et secouait dans l’ardeur de son délire le sureau, qui, pour toute réponse, agitait ses feuilles avec un bruit sourd et indistinct, et paraissait se moquer de ses chagrins.

— Ce monsieur n’est pas précisément dans son bon sens, dit la bourgeoise. Et il sembla à Anselme qu’il était tiré d’un songe par la secousse d’une rude main ou par de l’eau froide qu’on aurait jetée sur lui pour l’éveiller ; alors seulement il vit distinctement où il était, et se rappela qu’une vision singulière l’avait charmé jusqu’au point de le faire parler à voix haute. Il regarda la femme d’un air consterné et saisit pour s’éloigner au plus vite son chapeau, qui était tombé par terre. Le père de famille s’était aussi approché pendant ce temps, et après avoir posé sur le gazon le petit enfant qu’il portait dans ses bras il s’était appuyé sur sa canne en regardant l’étudiant et en écoutant ses paroles.

Alors il ramassa la pipe et le sac à tabac que l’étudiant avait aussi laissés tomber, et dit en lui tendant l’un et l’autre :

— Ne vous lamentez donc pas aussi épouvantablement dans l’obscurité et n’inquiétez pas les gens quand rien ne vous tourmente, si ce n’est d’avoir trop souvent regardé votre verre ; rentrez raisonnablement chez vous et couchez-vous sur l’oreille.

Anselme se sentit honteux ; il poussa un soupir plein de larmes.

— Bon, bon, continua le bourgeois, il n’y a pas de mal à cela, cela arrive au meilleur homme du monde, et au beau jour de l’Ascension on peut bien boire dans la joie de son cœur une gorgée de plus que sa soif. Cela peut arriver à un homme de Dieu comme aux autres, et vous n’êtes que candidat. Mais, si vous voulez me le permettre, je prendrai une pipe de votre tabac, le mien y a passé là-haut tout entier.

Et le bourgeois tout en disant cela, et au moment même où l’étudiant allait mettre pipe et tabac dans sa poche, se mit à nettoyer lentement et soigneusement sa pipe, et commença à la bourrer sans se presser. Plusieurs jeunes filles de bourgeois s’étaient approchées pendant ce temps et causaient bas entre elles en regardant Anselme. Il semblait à celui-ci qu’il se trouvait sur des épines acérées ou des épingles brûlantes.

Quand il fut rentré en possession de son tabac et de sa pipe, il s’enfuit au grand galop. Tout le merveilleux qu’il avait vu s’était complétement effacé de sa mémoire, et il se rappelait seulement qu’il avait dit tout haut de folles paroles sous le sureau ; ce qui lui était d’autant plus insupportable qu’il avait jusque-là professé une profonde horreur pour les soliloques.

— Le démon parle par votre bouche, lui dit le recteur. Et il le crut en effet. La pensée d’avoir été pris le jour de l’Ascension pour un candidatus theologiæ ivre lui était insupportable.

Déjà il voulait entrer dans l’allée de peupliers près du jardin de l’hôtel lorsqu’une voix cria derrière lui :

— Monsieur Anselme ! monsieur Anselme ! au nom du ciel, où courez-vous en si grande hâte ? nous attendons ici près de l’eau le recteur Paulmann.

Il s’aperçut seulement alors qu’on l’invitait à se promener sur l’Elbe en bateau et à passer la soirée chez lui dans sa maison, située dans le faubourg de Pirna.

Anselme accepta avec joie, parce qu’il espérait échapper ainsi au mauvais sort jeté sur lui ce jour-là. Lorsqu’ils furent dans le bateau, on tira sur l’autre rive, dans le jardin d’Antoni, un feu d’artifice. Les baguettes s’élevaient avec des explosions et des sifflements dans les airs, et leurs étoiles lumineuses se brisaient dans le ciel en crachant avec bruit des flammes et des éclairs.

Anselme était assis dans le recueillement près du rameur ; mais lorsqu’il aperçut dans l’eau le reflet des gerbes et des fusées, il lui sembla voir les serpents d’or fendre les eaux à la nage. Tout ce qu’il avait vu d’étrange sous le sureau lui revint de nouveau vivement en mémoire, et de nouveau aussi il éprouva ce désir brûlant qui avait remué son cœur de ses ravissements douloureux.

— Ah ! dit-il, êtes-vous revenus, serpents dorés ? Chantez, chantez, pendant votre chant vont apparaître les beaux yeux bleus. Ah ! vous êtes maintenant sous les eaux.

Et il fit un violent mouvement comme s’il eût voulu se précipiter de la gondole dans le fleuve.

— Monsieur, avez-vous le diable au corps ? dit le batelier en l’arrêtant par un pan de son habit.

Les jeunes filles assises près de lui se mirent à crier, et dans leur effroi s’enfuirent de l’autre côté de la gondole. Le greffier Heerbrand dit au recteur Paulmann quelques mots à l’oreille, auxquels celui-ci répondit par plusieurs autres, dont Anselme entendit seulement ces paroles :

— De semblables attaques ! — Pas encore remarqué !

Et aussitôt après le recteur Paulmann se leva et vint s’asseoir avec une certaine solennité auprès d’Anselme, et prenant sa main il lui demanda :

— Monsieur Anselme, comment vous trouvez-vous ?

L’étudiant fut près de se trouver mal, car il s’éleva dans son cœur un combat qu’il voulait en vain apaiser.

Il voyait maintenant que ce qu’il avait pris pour les serpents dorés n’était autre chose que le reflet d’un feu d’artifice tiré dans le jardin d’Antoni. Mais un sentiment inconnu (et il n’aurait su dire s’il était de joie ou de douleur) oppressait nerveusement sa poitrine, et quand le batelier frappait de ses deux rames l’eau qui bruissait et grondait écumante comme si elle eût été courroucée, il entendait dans ce bruit un chuchotement mystérieux où il distinguait ces paroles :

— Anselme ! Anselme ! ne nous vois-tu pas sans cesse passer devant toi ? Ta sœur te jette un nouveau regard ! Crois ! crois en nous !

Il crut distinguer dans le reflet trois raies d’un vert éclatant ; mais lorsqu’il tint les regards fixés mélancoliquement sur l’eau pour voir si les beaux yeux en sortiraient et se tourneraient vers lui, alors il remarqua que ce n’était que la réverbération des fenêtres éclairées des maisons voisines. Il resta en silence tandis qu’un combat se livrait dans son cœur, mais le recteur Paulmann lui répéta plus fortement encore :

— Comment vous trouvez-vous, monsieur Anselme ?

— Bien abattu, répondit l’étudiant. Ah ! cher monsieur le recteur, si vous saviez ce que j’ai rêvé, je viens de rêver de choses étranges tout éveillé, les yeux ouverts, sous un sureau placé près du mur du jardin de Link, vous ne seriez pas surpris de me voir si préoccupé.

— Eh ! eh ! dit le recteur, je vous ai toujours regardé comme un jeune homme raisonnable ; mais rêver les yeux ouverts, et vouloir tout à coup se jeter à l’eau, c’est, pardonnez-moi, l’affaire des fous.

L’étudiant Anselme fut tout chagrin des durs paroles de son ami, et alors la fille ainée de Paulmann, mademoiselle Véronique, une fort jolie et fraîche jeune fille de seize ans, dit :

— Mais, mon père, il doit être arrivé à M. Anselme quelque chose d’étrange, il croit peut-être qu’il a eu une vision, lorsqu’il ne s’est que tout naturellement endormi là sous le sureau et alors il aura vu en songe toutes les choses folles qu’il a encore dans la tête.

— Et aussi, chère demoiselle, ajouta le greffier Heerbrand, ne peut-il pas tomber aussi tout éveillé dans un état rêveur ? Ainsi une après-midi, dans une espèce de léthargie de ce genre, au moment de la digestion du corps et de l’esprit, j’ai trouvé comme par inspiration la place où était un acte perdu, et hier encore une magnifique page latine écrite en grosses lettres dansait devant mes yeux tout grands ouverts.

— Ah ! mon honorable archiviste, répondit le recteur Paulmann, vous avez toujours eu un goût naturel pour la poésie, et de là il n’y a qu’un pas au fantastique et au romanesque.

Mais cela fit du bien à l’étudiant Anselme qu’on l’eût pris sa partie quand il fut pris pour un fou ou un homme ivre, et bien qu’il fût resté un peu triste, il crut remarquer pour la première fois que Véronique avait de très beaux yeux d’un bleu sombre, sans que ces yeux étranges qui l’avaient regardé du sureau lui revinssent en mémoire.

Au reste, toute l’aventure passé sous cet arbre s’était encore une fois s’effacée pour lui. Il se sentait plein de joie, et même il alla si loin dans son abandon plein de gaieté, qu’il offrit sa main à mademoiselle Véronique, qui l’avait si bien défendu, pour descendre de la gondole ; et sans plus de façon, lorsqu’elle eut appuyé son bras sur le sien, il la reconduisit chez elle avec tant de bonheur qu’il ne glissa qu’une seule fois, et qu’il ne jeta qu’une tache de crotte, et bien petite, sur la robe blanche de Véronique, empruntée au seul endroit boueux qui se trouvait sur le chemin. Le recteur Paulmann remarqua l’heureux changement de l’étudiant Anselme ; il lui rendit son affection et le pria d’oublier les paroles durs qu’il lui avait adressées.

— Oui, ajoutait-il, on a des exemples de certains fantômes qui peuvent apparaître et tourmenter ; mais c’est une maladie dont on se débarrasse avec des sangsues, comme l’a prouvé un célèbre docteur déjà mort.

L’étudiant Anselme ne savait s’il avait été ivre ou fou ; mais en tout cas les sangsues lui parurent tout à fait inutiles, attendu que toutes ses apparitions s’étaient envolées. Il se sentait dans une disposition charmante, et il lui arriva de dire des choses fort agréables sur la beauté de Véronique.

On fit comme d’habitude de la musique après un frugal repas. L’étudiant Anselme se mit au piano, et Véronique fit entendre sa fraîche voix.

— Honorable demoiselle, dit le greffier Heerbrand, votre voix a de l’analogie avec les sons d’une cloche de cristal.

— Oh ! non pas, reprit involontairement Anselme.

Tout le monde se retourna et l’examina avec surprise.

— Les cloches de cristal résonnent étrangement, bien étrangement, dans les sureaux ! ajouta-t-il en se parlant à voix basse.

Alors Véronique lui dit en lui posant la main sur l’épaule :

— Que dites-vous donc là monsieur Anselme ?

L’étudiant retrouva aussitôt toute sa gaieté et recommença à jouer.

Le recteur Paulmann jeta sur lui un sombre regard, mais l’archiviste Heerbrand mit sur le pupitre un cahier de musique, et chanta d’une manière ravissante un air de bravoure du maître de chapelle Graun.

Anselme accompagna encore différents morceaux ; un duo de la composition du recteur Paulmann, et qu’il chanta avec mademoiselle Véronique, fit un plaisir extrême.

Il était assez tard, le greffier prit sa canne et son chapeau ; alors le recteur Paulmann s’approcha de lui et lui dit en cachette :

— Ne voudriez-vous pas, honorable archiviste, pour Anselme, vous savez ! ce que nous disions…

— Très-volontiers, reprit le greffier, et sans plus de façon, quand tout le monde se fut assis en cercle, il commença ainsi :

— Il y a dans cette ville un vieillard très-extraordinaire, on prétend qu’il est très-versé dans les sciences occultes ; pour ma part, je le regarde comme un antiquaire et un chimiste très habile. Je parle ici de l’archiviste Lindhorst. Il vit, comme vous le savez, très-solitaire dans sa vieille maison, placée dans un quartier désert, et lorsqu’il n’est pas occupé de ces fonctions, il se tient d’ordinaire dans sa bibliothèque ou son laboratoire, où personne ne peut entrer. Il possède aussi des livres rares, arabes ou koptes en grande partie, et aussi des manuscrits étranges écrits dans une langue inconnue. Il voudrait les faire copier par une personne habile, et il a pour cela besoin d’un homme qui ait l’habitude de dessiner à la plume et puisse reproduire avec la plus grande fidélité tous les traits du parchemin, même les tâches. Il le fera travailler dans une chambre particulière de sa maison et sous sa surveillance, et il s’engage à payer, en outre de la table, un thaler par jour tout le temps que durera la copie. Il promit même un riche cadeau lorsque le tout sera heureusement terminé. Le temps du travail de chaque jour doit être de midi à six heures du soir. De trois à quatre heures on dîne et on se repose. Comme deux jeunes gens ont déjà essayé en vain de copier ces manuscrits, il s’est enfin adressé à moi pour lui trouver un habile dessinateur, et j’ai pensé à vous, mon cher monsieur Anselme, car je sais que vous écrivez très-bien et que vous dessinez aussi très-agréablement et très-purement à la plume. Si vous voulez dans ces temps difficiles, et en attendant une place, gagner chaque jour le thaler et le cadeau à la fin, alors rendez-vous demain à midi précis chez M. l’archiviste, dont vous connaissez sans doute la demeure. Mais gardez-vous de faire la moindre tache d’encre : s’il en tombe une sur la copie, il vous faudra recommencer sans pitié à partir de la première page ; mais si vous tachez l’original, l’archiviste est dans le cas de vous jeter par la fenêtre : car c’est un homme très-emporté.

L’étudiant Anselme fut ravi de la proposition du greffier Heerbrand ; car non seulement il écrivait purement et dessinait très-bien à la plume, mais c’était encore pour lui une passion de s’exercer à la calligraphie la plus difficile. Il remercia ses protecteurs dans les termes les plus polis, et promit de ne pas manquer l’heure de midi le lendemain.

Dans la nuit, il ne vit que des thalers étincelants, et il entendait aussi leur son. Qui peut en faire un reproche au pauvre garçon, qui avait vu s’envoler tant d’espérances par un caprice du hasard, et en était à regarder au moindre liard et à renoncer aux plaisirs de la jeunesse ! Déjà, le matin de bonne heure, il rassembla ses crayons, ses plumes de corbeau, son encre de Chine, car, pensa-t-il, l’archiviste ne pourra m’en procurer de meilleurs.

Avant tout, il mit en ordre ses chefs-d’œuvre calligraphiques et ses dessins pour donner à l’archiviste une idée de ses talents en ce genre. Tout alla à souhait, une étoile de bonheur semblait planer au-dessus de sa tête : son nœud de cravate réussit du premier coup, nulle maille ne s’échappa de ses bas de soie, son chapeau, une fois qu’il fut brossé, ne tomba plus dans la poussière ; en un mot, à onze heures et demie l’étudiant Anselme était là, dans son habit gris-brochet et ses pantalons de velours noir, la poche enflée du rôle de ses plus belles écritures et de ses dessins les plus habiles, et déjà dans la rue du Château, il but dans la boutique de Conrad un et même deux verres de liqueurs stomachiques, car, disait-il en frappant sur sa poche encore vide, bientôt les thalers vont résonner par là.

Malgré la longueur du chemin pour arriver à la rue solitaire où se trouvait la vieille maison de l’archiviste Lindhorst, il se trouva devant la porte avant midi. Alors il s’arrêta et regarda le beau et grand marteau de bronze ; mais lorsqu’il voulut le saisir au dernier coup frappé à l’horloge de la tour de l’église de la Croix qui vibrait en ébranlant les airs de l’éclat puissant de ses sons, alors la figure de bronze se contracta en un rire menaçant accompagné du repoussant spectacle de regards brillants d’un feu bleuâtre. Hélas ! c’était la vieille femme aux pommes de la porte Noire ! Ses dents pointues claquaient dans sa large bouche, et dans leur claquement on entendait ces mots :

— Fou ! fou ! fou ! attends ! attends ! Pourquoi cours-tu ici ? Fou !

Anselme, glacé d’effroi, recula d’un pas en arrière ; il voulut saisir le marteau, mais sa main prit seulement le cordon de la sonnette, et il la tira de telle sorte qu’un tintement résonna désagréable et déchirant l’oreille en s’enflant toujours, et dans toute la maison déserte l’écho moqueur répétait :

— Bientôt tu tomberas dans le cristal !

Anselme éprouva un frissonnement qui fit trembler un moment tous ses membres d’un accès nerveux de fièvre froide. Le cordon de la sonnette s’abaissa et forma un serpent transparent qui l’entoura en le serrant dans ses replis de plus fort en plus fort, de sorte que ses membres frêles se brisaient en craquant et que son sang se lançait de ses veines et entrait dans le corps du serpent transparent qu’il teignait en rouge ; dans son angoisse affreuse, il voulait crier : Tuez-moi ! tuez-moi ! mais son cri se changeait en un râle sourd. Le serpent leva sa tête et posa sur la poitrine d’Anselme la longue langue pointue de sa tête de bronze. Alors une douleur poignante brisa tout à coup l’artère du jeune homme, et il perdit connaissance.

Lorsqu’il revint à lui, il était couché sur son lit bien mince ; et devant lui était le recteur Paulmann, qui disait :

— Quelles extravagances faites-vous donc, au nom du ciel, mon cher monsieur Anselme ?