Le Pot d’or/Chapitre 7

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Traduction par Émile de La Bédollière.
Georges Barba (p. 23g-24d).

SEPTIÈME VEILLÉE

Comment le recteur Paulmann débourra sa pipe et alla se coucher. — Rembrandt et Breughel d’Enfer. — Le miroir magique et la recette du docteur Eckstein contre une maladie inconnue.


Enfin le recteur Paulmann débourra sa pipe en disant :

— Maintenant il est temps de se livrer au repos.

— Oui, répondit Véronique tourmentée de voir son père debout aussi longtemps ; il y a déjà longtemps que dix heures sont sonnées.

Mais à peine le recteur était-il dans sa chambre d’étude, en même temps sa chambre à coucher ; à peine la respiration plus forte de Francine avait-elle indiqué qu’elle était réellement bien endormie, que Véronique, qui avait fait semblant de se mettre au lit, se leva doucement, doucement s’habilla, jeta son manteau sur ses épaules, et se glissa hors de la maison.

Depuis le moment où elle avait quitté la vieille Lise, Anselme avait toujours été devant ses yeux ; elle-même ne savait pas quelle voix étrangère répétait sans cesse en son âme que la cause de sa résistance venait d’une personne ennemie qui le tenait dans des liens, qu’elle, Véronique, pouvait briser par les moyens mystérieux d’un art magique. Sa confiance en la vieille Lise allait en augmentant de jour en jour, et même l’impression de l’inconnu et du terrible s’effaçait pour elle ; de sorte que tout le mystérieux, tout l’incroyable de ses relations avec la vieille lui apparaissaient sous la figure des aventures de romans qui avaient justement un grand attrait pour elle. Et aussi elle se leva avec le projet bien arrêté chez elle de braver même un danger et de s’abandonner aux mille événements singuliers qu’apporteraient la nuit et le jour.

Enfin la nuit d’équinoxe féconde en mystères était arrivée, nuit dans laquelle la vieille Lise lui avait promis aide et consolation ; et Véronique depuis longtemps familiarisée avec l’idée d’une promenade nocturne, se sentait pleine de courage. Rapide comme la flèche elle parcourait les rues désertes, méprisant l’orage qui mugissait à travers les airs et lui jetait au visage de larges gouttes de pluie.

La cloche de la tour de la Croix sonnait onze heures avec un tintement sourd et tremblant, lorsque Véronique s’arrêta, traversée par la pluie, devant la porte de la vieille.

— Eh ! ma chère ! ma chère ! déjà ici, attends ! attends ! cria une voix partie d’en haut ; et aussitôt la vieille était là chargée d’une corbeille et accompagnée de son matou.

— Allons, dit-elle, et faisons tout ce qu’il faut et qui réussit dans la nuit.

Et en disant ces paroles la vieille prit la froide main de la tremblante Véronique, à qui elle donna la corbeille à porter tandis qu’elle atteignait elle-même un chaudron, un trépied et une pelle.

Lorsqu’elles arrivèrent dans la plaine il ne pleuvait plus, mais l’orage était devenu plus fort et gémissait avec mille voix dans les airs.

Un cri de douleur affreux et déchirant l’âme résonna parti des nuages, qui, dans leur fuite rapide, se rassemblaient en boule et enveloppaient tout dans une épaisse obscurité.

Mais la vieille marchait avec rapidité hurlant d’une voix perçante :

— Éclaire, éclaire, mon jeune homme !

Alors des éclairs bleus ondulaient et se croisaient devant elles, et Véronique remarquait que le chat sautait autour d’elles et éclairait la route en crachant des étincelles bruyantes. Et elle entendait son cri sinistre et plein d’angoisse lorsque la tempête se taisait un moment. La respiration était prête à l’abandonner, il lui semblait que des griffes d’un fer froid saisissaient son cœur ; elle s’écria en se serrant contre la vieille :

— Maintenant tout doit s’accomplir, qu’il en arrive ce qu’il doit arriver !

— Très-bien, mon enfant, reprit la vieille, reste toujours ainsi courageuse, et je te donnerai quelque chose de très-beau, et Anselme par-dessus le marché !

Enfin la vieille s’arrêta et dit :

— C’est ici l’endroit !

Elle creusa un trou dans la terre, y secoua des charbons, et posa dessus le trépied, sur lequel elle mit son chaudron.

Tout ceci était accompagné de gestes étranges, et pendant ce temps le matou formait un cercle autour d’elles. Sa queue jetait des étincelles qui figuraient un anneau de feu. Bientôt les charbons rougirent, et enfin des flammes bleues s’élancèrent de dessous le trépied. Véronique dut laisser son manteau et son voile et s’accroupir auprès de la vieille, qui saisit sa main et la serra fortement en la fixant de ses yeux étincelants.

Bientôt les masses singulières que la vieille avait apportées et jetées dans le chaudron, étaient-ce des fleurs, des métaux, des herbes, des animaux ? on ne pouvait le distinguer, commencèrent à bouillir avec bruit. La vieille lâcha la main de Véronique, prit une cuiller de fer qu’elle plongea dans ces objets en fusion et la remua fortement, tandis que sur son ordre Véronique attachait sur le chaudron son regard fixe et pensait à Anselme. Alors la sorcière jeta encore, avec le reste du métal brillant, une boucle de cheveux que Véronique s’était coupée sur le sommet de la tête, et aussi un petit anneau qu’elle avait longtemps porté. Et en faisant cela elle poussait des sons inintelligibles qui retentissaient affreusement dans la nuit, et le matou dans sa course incessante pleurait et gémissait.

Figure-toi, cher lecteur, que tu te trouves au 23 septembre en voyage pour Dresde. On a en vain essayé de t’arrêter à la dernière station, l’hôte amical t’a représenté qu’il pleut et vente trop, et qu’il n’est pas en outre très-prudent de voyager ainsi dans l’obscurité pendant une nuit d’équinoxe ; mais tu veux absolument partir.

Et tandis que ta voiture s’avance dans la nuit, tu aperçois dans le lointain une lueur singulière, et, à mesure que tu approches, tu distingues un anneau de feu au milieu duquel deux figures sont assises auprès d’un chaudron et entourées d’une épaisse fumée d’où s’élancent des rayons et des étincelles rouges. Le chemin passe droit à travers ; mais les chevaux reculent et se cabrent, le postillon jure, prie et les fouette pour les faire marcher, mais ils ne bougent pas de la place. Involontairement tu te jettes en bas de la voiture et t’avances quelques pas, et là tu vois une belle jeune fille en légers vêtements de nuit agenouillée près du chaudron. L’orage a dénoué ses tresses, et set longs cheveux châtains flottent au gré du vent.

Au milieu du feu éblouissant qui s’élance en flammes de dessous le trépied est la figure belle comme les anges ; mais l’effroi a répandu sur elle la pâleur de la mort, et il se décèle dans son regard fixe, ses sourcils remontés, sa bouche ouverte toute grande pour pousser un cri qui ne peut sortir de sa poitrine oppressée. Ses petites mains jointes ensemble sont convulsivement levées vers le ciel, comme si elle appelait son bon ange pour la protéger contre les monstres de l’enfer, qui, obéissant au charme puissant, vont bientôt paraître. Ainsi agenouillée, elle ressemble à une statue de marbre. En face d’elle est accroupie sur le sol une femme grande, maigre, au teint cuivré, au nez pointu, aux yeux de chat pleins de feu ; ses bras nus et osseux sortent de son manteau, et en retournant son infernal bouillon elle rit et appelle d’une voix bruyante à travers les mugissements de la tempête.

Je le crois, cher lecteur, tu ne connais pas la crainte ; mais à la vue de ce tableau de Rembrandt ou de Breughel d’Enfer mis en action, tes cheveux se dressent sur ta tête. Toutefois, ton regard ne peut se détacher de cette jeune fille mêlée dans ces sorcelleries diaboliques ; le coup électrique qui fait trembler tes nerfs et tes fibres éveille en toi avec la rapidité de l’enfer l’idée courageuse de braver la puissance du cercle de feu, et cette pensée dissipe ta peur. Tu veux protéger la jeune fille lors même que tu devrais tirer ton pistolet de ta poche et tuer la vieille sans plus de façon ; mais tout en pensant à cela tu t’écries :

— Holà ! ou bien : Que se passe-t-il donc là ?

Le postillon souffle dans son cor de toute son haleine, la vieille se pelotonne dans son chaudron, et tout disparaît d’un seul coup dans une épaisse vapeur.

Je ne demanderai pas si tu trouves la jeune fille que tu cherches avec tant d’ardeur dans la nuit… mais le charme de la vieille femme est rompu…

Mais ni toi, cher lecteur, ni un autre quel qu’il soit ne vîntes sur la route dans la nuit du 23 septembre, nuit d’orage et favorable aux opérations magiques, et Véronique dut attendre auprès du chaudron dans une mortelle angoisse que l’œuvre fut terminée. Elle entendit bien autour d’elle des bruits, des mugissements, et aussi beugler et caqueter des voix épouvantables ; mais elle n’ouvrit pas les yeux, car elle sentait que la vue des objets terribles, affreux qui l’entouraient lui ferait perdre la raison. La vieille avait cessé de retourner le contenu de son chaudron, la vapeur devenait de moins en moins épaisse, et à la fin une petite flamme brûla sous le chaudron. Alors la vieille s’écria :

— Véronique, mon enfant, ma chère, regarde au fond, qu’y vois-tu donc, qu’y vois-tu donc ?

Mais Véronique ne pouvait répondre, bien qu’il lui semblât que des figures confuses se mouvaient ensemble dans le chaudron, et ces figures devenaient de plus en plus distinctes. Tout d’un coup l’étudiant Anselme en sortit avec un visage riant et en lui tendant les mains. Alors elle s’écria :

— Ah ! Anselme ! Anselme !…

Aussitôt la vieille ouvrit un robinet qui se trouvait au chaudron, et le métal en feu s’élança en sifflant et en craquant dans une petite forme qu’elle venait de poser là.

Alors la vieille sauta en l’air et coassa en faisant des gestes hideux :

— L’œuvre est accomplie ! Je te remercie, ma fille, tu as veillé… Hui ! hui ! il vient ! Mors-le à mort, mors-le à mort !

Mais il s’éleva dans l’air un bruit terrible ; on aurait cru entendre le bruit du battement des ailes d’un aigle immense, et une voix épouvantable cria :

— Eh ! eh ! vous, racailles, c’est fini, c’est fini, rentrez !

La vieille se jeta à terre en hurlant ; mais Véronique perdit connaissance.

Lorsqu’elle revint à elle il était grand jour ; elle était couchée dans son lit, et Francine était debout devant elle, une tasse de thé fumant à la main, et lui disait :

— Mais, dis-moi, sœur, qu’as-tu donc ? Il y a déjà plus d’une demi-heure que je suis là devant toi. Tu pleures, tu gémis dans le délire de la fièvre, et tu nous as tous rendus bien inquiets. Aujourd’hui le père n’a pas été à sa classe à cause de toi, et il va rentrer à l’instant avec le docteur.

Véronique prit le thé sans rien dire. Pendant qu’elle le buvait, les affreux tableaux de la nuit se présentaient devant ses yeux.

— Tout ceci, se disait-elle, n’est-il donc qu’un rêve qui m’a tourmentée ? Mais je suis allée réellement hier chez la vieille et c’était bien le 23 septembre. Cependant je suis malade depuis hier, et je me suis imaginé tout ceci. Rien autre chose ne m’a fait mal que l’éternelle pensée d’Anselme et de cette vieille femme étrange qui s’est donnée pour la vieille Lise, et qui s’est aussi moquée de moi.

Francine, qui venait de sortir, revint tenant à la main le manteau de Véronique tout traversé d’eau.

— Vois, sœur, dit-elle, ce qui est arrivé à ton manteau. L’orage pendant la nuit a ouvert la fenêtre et renversé la chaise sur laquelle il était placé, et il a tant plu à l’intérieur qu’il a été inondé.

Mais Véronique eut le cœur serré, car elle vit que ce n’était pas un songe qui l’avait tourmentée, mais qu’elle avait été bien réellement trouver la vieille. Alors elle fut saisie d’effroi et le frisson de la fièvre fit trembler tous ses membres. Dans ce tremblement convulsif elle tira la couverture sur elle ; mais sa poitrine éprouva l’impression d’un corps dur, et lorsqu’elle y porta la main elle sentit comme un médaillon. Francine étant sortie avec le manteau, elle regarda l’objet : c’était un petit miroir rond de métal poli.

— C’est un présent de Lise ! dit-elle vivement.

Et elle crut voir s’élancer du miroir des étincelles qui pénétraient dans sa poitrine et lui apportaient une chaleur bienfaisante. Le frisson de la fièvre disparut, et elle fut inondée d’un sentiment ineffable de bien-être et de plaisir. Il lui fallait penser à Anselme ; et à mesure que sa pensée se dirigeait toujours plus violemment vers lui, il lui souriait amicalement du miroir comme un portrait vivant en miniature. Mais bientôt il lui semblait qu’elle ne voyait plus le portrait, mais bien Anselme lui-même. Il était assis dans une grande salle singulièrement ornée, où il écrivait avec ardeur. Véronique voulait s’approcher de lui, lui frapper sur l’épaule et lui dire : « Monsieur Anselme, retournez-vous donc, je suis là ! » Mais il lui était impossible, car il paraissait entouré d’un fleuve éclatant de feu ; et quand Véronique regardait ce fleuve avec attention, c’étaient de grands livres dorés sur tranche. Mais elle parvint à rencontrer les yeux d’Anselme : il lui sembla à son aspect rêver d’abord à elle ; puis enfin il lui sourit en disant :

— Ah ! c’est vous, mademoiselle Paulmann ! Mais pourquoi donc prenez-vous de temps en temps la forme d’un serpent ?

Ces paroles étranges faisaient rire Véronique aux éclats. Alors elle s’éveilla comme d’un songe, et elle cacha bien vite le petit miroir ; car la porte s’ouvrait, et son père entrait dans la chambre avec le docteur Eckstein.

Le docteur se dirigea aussitôt du côté du lit, tâta longtemps le pouls de Véronique d’un air préoccupé et dit alors :

— Eh ! eh !

Là-dessus il écrivit une ordonnance, tâta encore le pouls et répéta de nouveau :

— Eh ! eh !

Et il quitta la patiente.

Le recteur Paulmann ne put conclure de ces assertions du médecin rien de bien positif sur l’état de Véronique.