Le Premier Pas
ACTEURS qui ont créé les rôles. | ||
BADINIER. | MM. | Lesueur. |
MAURICE. | Dieudonné. | |
LE DOCTEUR VOUZON. | Derval. | |
JEAN, domestique. | Lefort. | |
MADAME DÉSARNAUX. | Mmes | Chéri-Lesueur. |
CLÉMENCE BADINIER. | Hortense Damain. | |
CÉLINE. | Antonine. |
Scène PREMIÈRE.
Ah ! vous voilà… Le docteur était-il chez lui ?
Oui, madame, il rentrait à l’instant même.
Et vous l’avez prié de venir tout de suite ?
Il m’a dit qu’il serait ici dans un quart d’heure… le temps d’expédier un rhumatisme et deux bronchites…
Très-bien…
Pardon, madame… mais qui donc est malade ?
Comment pouvez-vous le demander ?… mon fils… mon pauvre Maurice…
Bah !… Qu’est-ce qu’il a ?
Je n’en sais rien… Depuis quelque temps, il change, il maigrit, il m’inquiète.
Oh ! moi aussi… mon pauvre cousin !
Oui, je sais combien tu l’aimes… Un si brave garçon… un cœur d’or !
Et bon… affectueux… S’il allait faire une maladie grave.
Oh ! je passerais toutes les nuits à son chevet !
Et moi… je ne vous quitterais pas.
Chère enfant ! je reconnais là ton dévouement pour ta tante…
On sonne… C’est sans doute le docteur.
C’est bien… prévenez mon fils… Toi, Céline, laisse nous, je te rendrai compte de la consultation.
Oh oui… car, jusque-là, je serai bien inquiète.
Scène II.
Mon pauvre enfant ! (Au docteur Vouzon qui entre par le fond.) Enfin vous voilà, docteur…
J’accours… On est donc malade ici… sans ma permission ?… Ce n’est pas vous, je suppose ?…
Non, il s’agit de mon fils…
De Maurice ?
Oui… depuis un mois, il est triste, rêveur, distrait…
Ah !… ah !…
C’est grave, n’est-ce pas ?
Nous verrons tout à l’heure.
Il ne mange plus… il a de l’oppression… il pousse de gros soupirs…
Ah !… ah !…
Quoi ?
Continuez…
Il passe une partie de la nuit à se promener dans sa chambre, à écrire… À parler tout haut ; son œil est vif, animé… comme s’il avait la fièvre… Je crois que c’est de l’inflammation…
Moi aussi… Quel âge à Maurice ?
Dix-neuf ans…
Très-bien !… ça me suffit… je n’ai pas besoin de le voir.
Comment ?
Tranquillisez-vous, cela ne sera rien.
Mais quelle est sa maladie ?
Vous tenez à le savoir ?
Sans doute…
Eh bien, entre nous, je crois que le cœur est pris…
Ah ! mon Dieu ! un anévrisme !
Mais non !… Il est amoureux…
Mon fils ?… c’est impossible ! ce n’est pas vrai !
Voyons, calmez-vous, ma bonne madame Désarnaux…
Vous calomniez mon enfant, et vous voulez que je me calme ?
Mon Dieu, je ne le calomnie pas ! Ceci est un chapitre d’histoire naturelle assez difficile à expliquer… Cependant je vais essayer… Voyez-vous, dans la vie des garçons il y a trois phases… la première commence au bébé… à ce délicieux petit fardeau qui se laisse porter, retourner, empaqueter avec la docilité d’un colis…
Quel âge charmant !
Je crois bien ! c’est votre lune de miel, à vous autres mères.. Aussi vous la prolongez… jusqu’à la courbature !… Malheureusement le bébé devient lourd… il faut le poser à terre… hélas !… il est déjà moins à vous ; ses petites jambes rêvent l’indépendance et font courir après lui… l’enfant a disparu pour faire place au gamin… à cet infernal trésor qui tyrannise… tout en le bourrant de sucre… le vieux chien de la maison ; qui brise les porcelaines, grimpe sur les meubles, touche au feu, tombe dans les bassins…
Ne m’en parlez pas !
À ce vaurien charmant que l’on enferme dans sa chambre et que, cinq minutes après, l’on retrouve en haut d’un cerisier…
Mais c’est arrivé à Maurice… même que son pantalon…
Cet âge est la mort aux pantalons… mais le vaurien se fait tout pardonner d’un mot : « Maman !… » Car il dit encore : « Maman !… » Bientôt le collégien se transforme, il devient rêveur, il prend soin de ses habits, cultive sa chevelure… et il dit : « Ma mère… » devant le monde.
Ah !
Ah ! c’est la lune rousse qui commence… c’est le jeune homme qui paraît… Il est distrait… il soupire ; il se demande avec inquiétude pourquoi les tourterelles roucoulent…
Mon fils ne m’a jamais adressé de pareilles questions, je vous prie de le croire !
Quelquefois il fait des vers… de mauvais vers !
Pas Maurice !
Cela viendra… enfin il est triste, sombre, inquiet… c’est ce qu’une chanson célèbre appelle le Premier pas… et ce que nous autres médecins nous nommons : la crise.
La crise ?
Un homme me comprendrait tout de suite.
Je vous comprends parfaitement… mais vous vous trompez… mon fils est honnête !
Madame, je me crois parfaitement honnête… et j’ai eu ma crise…
Vous, c’est possible… vous n’avez pas été élevé comme Maurice… Songez donc que, depuis dix-neuf ans, je ne l’ai pas quitté une heure, une minute… À la mort de mon mari, je me suis vouée à son éducation… Je lui ai donné un répétiteur… un homme respectable, marié, père de famille… Je le conduisais moi-même au collège, aux heures de la classe… et j’allais le chercher ensuite…
Tout cela est parfait.
Le soir, c’est moi qui lui faisais réciter ses leçons… J’ai appris à lire le grec… tout exprès, car je lis le grec !
Mon compliment.
Ça m’a donné assez de mal… Quand il a eu terminé ses études, Maurice voulait faire son droit… je m’y suis opposée… J’avais entendu dire des choses… si étranges, sur la conduite des étudiants. Je l’ai fait entrer chez un agent de change, un de mes amis qui a été excellent pour lui… Il l’a placé dans un bureau à part… entre deux commis mûrs… honnêtes et mariés… L’un a cinquante-huit ans et l’autre soixante-deux…
Mon Dieu, je ne dis pas le contraire… vous avez pris toutes vos précautions… mais quand l’heure a sonné…
L’heure ! Quelle heure ?
C’est comme la coqueluche chez les enfants… Un peu plus tôt, un peu plus tard, il faut qu’elle arrive…
Non ! c’est impossible !… Une femme… une étrangère viendrait me prendre mon enfant ?
C’est épouvantable ! Voir ce petit cœur, qu’on a élevé pour soi, s’ouvrir tout à coup pour une autre…
Oh ! jamais !
Mais qu’y faire ? La nature est implacable…
La nature veut qu’on aime sa mère, monsieur, et je prétends…
Chut !… du monde !
Scène III.
M. Maurice va venir.
MADAME DÉSARNAUX. C’est bien.
Madame, il manque un bouton à l’habit de monsieur…
Donnez…
Monsieur sortira sans doute aujourd’hui.
Je vais le recoudre tout de suite. (Elle fouille machinalement dans les poches de l’habit et y trouve un papier.) Un papier… des vers !
Là !… quand je vous disais que cela viendrait… C’est venu !
Ils sont peut-être pour moi !
Oh ! je ne crois pas !
Le timide baiser de la vierge naïve,
L’éclat du papillon…
(Parlé.) Qu’est-ce que c’est que ça ?
Ça ? c’est sa crise !
Tiens ! monsieur qui a sa crise ! Madame, voilà monsieur.
Scène IV.
Bonjour, docteur…
Bonjour, mon garçon…
Je vous demande pardon de vous avoir fait attendre.
Oh ! Il n’y a pas de mal… Nous causions de toi avec ta maman.
Ah !… avec ma mère…
Ma mère !… Vous entendez…
Maurice… mon enfant… pourquoi ne m’appelles-tu pas comme autrefois… maman ?
Oh ! quelle idée !… Je suis trop grand maintenant… (Bas.) Quand nous serons seuls !
Oui, pas devant le monde ! (Haut.) Mais tu m’aimes toujours, n’est-ce pas ?
Certainement.
Tu n’aimes que moi ?… que moi seule ?… (S’attendrissant.) Parce que, vois-tu, Maurice… si jamais tu me trompais… si jamais… Ah ! ce serait bien mal !
Des larmes ! Qu’est-ce que tu as ?
Rien !… Je n’ai rien ! je voulais simplement te dire que le docteur désirait causer avec toi…
Avec moi ?
Oui… je vous laisse ensemble… confie-toi à lui… ouvre-lui ton cœur… c’est un ami… un vieil ami !… (Embrassant Maurice avec effusion.) Ah ! mon pauve enfant !
Encore !… mais tu as quelque chose ?
Non !… rien… rien !
Voyons… maman…
Ah ! il a dit « Maman ! » (Montrant le docteur.) Confie-toi à lui.
Scène V.
Ah çà ! à nous deux, monsieur le drôle !… Assieds-toi là et causons.
Volontiers…
Ah ! n’est-ce pas qu’elle est belle ?
Qui ça ?
Elle ! l’ange aux yeux bleus… ou noirs… ou gris…
Pardon, docteur… de qui me parlez-vous ?
Il est inutile de jouer au fin… je suis un vieux renard… Tu es amoureux !
Moi ?
Je ne t’en veux pas… C’est de ton âge. La nature t’a donné un cœur, ce n’est pas pour le garder en portefeuille.
Docteur, j’en suis fâché pour la science, mais vous vous trompez.
Impossible !
Je ne suis pas amoureux… je ne perds pas mon temps à ces bêtises-là.
Comment ?
Vous comprenez… Je suis jeune, j’ai ma position à faire.
Ta position ?
Ma mère a quelque fortune… une vingtaine de mille francs de rente… C’est bien peu…
Ah çà ! qu’est-ce que tu me chantes avec tes rentes ?
De votre temps, on était chevaleresque et troubadour… on roucoulait sous les balcons… sans parapluie !
Je m’en vante… J’y ai même ramassé une douleur…
Tenez, vous, docteur… vous avez beaucoup aimé, beaucoup soupiré ?
Oh ! oui !
Eh bien, aujourd’hui, qu’est-ce qui vous reste de tout ça ?
Comment, ce qui me reste ?… les souvenirs…
Un rhumatisme ! Voyez-vous, moi, je tiens à ma petite santé, je ne suis pas romanesque, je laisse chanter les poètes et je songe à gagner de l’argent… tout bêtement !
De l’argent ?… Tu aimes l’argent… à ton âge ?
Mon Dieu, je n’aime pas l’argent, si vous voulez, mais j’aime les cigares de première qualité… Si je monte à cheval, il m’est désagréable d’enfourcher un carcan de manège dont les secousses troublent ma digestion. Quand je vais au théâtre, j’ai du plaisir à m’asseoir dans un bon fauteuil retenu à l’avance… Enfin, j’aime à m’offrir toutes les petites satisfactions de la vie, j’aime mon bien-être…
Oui, tu soignes ta bête !
Ah ! docteur, vous n’êtes pas poli…
C’est qu’aussi tu me dis des choses… renversantes.
Moi ?… Je vous raconte naïvement mes petits penchants… Je connais le prix du temps, et je ne le perds pas en œillades, roucoulades et autres… castagnettes !
Castagnettes !… Comme il traite l’amour ! Et moi qui croyais…
Quoi ?
Rien… (À part.) Il a déjà voyagé ! (Haut.) Voyons… Maurice… ce n’est pas possible… de pareilles idées… à dix-neuf ans… Tu veux me donner le change.
Sur quoi ?
Tout n’est pas éteint… (Lui mettant la main sur le cœur.) Et je sens encore là quelque chose qui bat…
Ça ?… c’est mon portefeuille.
Allons donc !… Tu fais des vers ! Tu es démasqué !
Des vers ? moi ?
Ta mère les a trouvés tout à l’heure. (Récitant.) « Le timide baiser de la vierge naïve… »
Je les ai copiés dans un album.
Ah bah ! cela prouve du moins que tu aimes la poésie…
Du tout… Je les ai trouvés jolis, et je me suis dit : « Cela peut me servir… si jamais je me marie. »
Comment ?
On peut tomber sur une famille qui cultive l’album.
Tu songes donc à te marier ?
Oh ! plus tard !… puisque la nature m’a donné un cœur… Seulement, je tâcherai de le bien placer.
Sur hypothèque… à quinze pour cent !…
Qu’est-ce que vous avez ?
Moi ? rien !… Tu me fais l’effet d’un monstre… tout simplement !
Voyons, pas de grands mots, docteur… Chacun son goût… Il vous plaît de loger au cinquième… dans de vieux meubles en noyer… et de vous faire servir par une femme de ménage… de l’âge de vos meubles… Si cela vous convient, vous avez raison… Vous allez à pied par tous les temps, crotté jusqu’à l’échine, vous faites encore des visites à trois francs… Il n’y a plus que vous dans Paris… et vous oubliez souvent de les faire payer… C’est très-bien, très-honorable… et je vous estime… comme un type !
Merci !
Mais, moi, j’ai d’autres idées ; j’aime le luxe, l’élégance ; le superflu… enfin je veux la fortune, je travaille pour l’acquérir… Où est le mal ? en quoi suis-je un monstre, s’il vous plaît ?
Oh ! tu es logique ! trop logique ! il ne te manque qu’une chose… c’est d’avoir quarante ans… mais tu avances… et cela te rend laid !
Tenez, docteur, on ne peut pas raisonner avec vous… vous me faites l’effet d’un fragment de Spartiate retrouvé… au Jardin d’acclimatation.
Ris tant que tu voudras ! mais tu es bien malade, mon pauvre garçon… plus malade que je ne le pensais.
Malade… non !… fatigué peut-être… voilà trois nuits que je passe.
Au bal ?
Au bal ! allons donc !… à faire des chiffres… Je rumine une grande affaire… une idée… à millions !
Ah !
C’est magnifique ! n’en parlez à personne.
Sois tranquille !
Surtout à ma mère… la pauvre femme tremble au seul mot d’affaires… elle est de votre temps.
Oui… encore un fragment.
Voici mon projet… Je fonde une société d’assurances mutuelles contre les expropriations… j’en serai le directeur, naturellement…
Parbleu ! ce n’est que pour cela qu’on fonde des sociétés…
J’associe tous les propriétaires… suivez-moi bien !… au moyen d’une prime fixe à remboursement différé, parfaitement garanti d’ailleurs par un calcul différentiel et proportionnel établi par des tables dont vous allez comprendre le mécanisme…
Non ! assez ! j’ai déjà mal à la tête ! (À part.) Il est effrayant !
Au fait, vous ne comprendriez pas… mais… vous pouvez peut-être m’être utile.
Moi !
Vous ne connaîtriez pas par hasard M. Monot-Lagarde, le banquier ?…
Non…
C’est fâcheux… voilà l’homme qu’il me faut… Il est audacieux, intelligent, il se charge de ces sortes d’affaires et je suis sûr que, s’il connaissait mon projet… Il faut absolument que je me fasse présenter à lui.
Tiens, Maurice… tu me fais de la peine… beaucoup de peine… J’ai connu, j’ai aimé ton brave père…
Chut !
Plus tard… nous reprendrons cette conversation…
Scène VI.
Maurice, voici ton habit.
Merci, ma mère.
Veux-tu déjeuner ?
Non ! J’ai pris du thé ce matin… cela me suffit…
Ça déjeune avec du thé !… quelle génération !
Il faut que je sorte… Je vais passer mon habit… Adieu ! docteur.
Adieu ! nous nous reverrons.
Eh bien, docteur… vous avez causé avec lui… que vous a-t-il dit ? Est-ce grave ?
Non… Cela ne sera rien…
Voulez-vous du papier… de l’encre ?
Pourquoi ?
Pour votre ordonnance.
Inutile !… Maurice a besoin de changer d’air, de quitter Paris… Faites-le voyager… Tenez ! menez-le en Italie !
Ah ! mon Dieu !… la poitrine ?
Mais non !… Il n’est pas malade.
Mais alors… ce que vous me disiez ce matin… il a sa crise… Une passion ?
Oui… c’est cela… une passion… une vilaine passion !
Ah ! mon Dieu !… une mauvaise femme !
Mais nous en aurons raison, je l’espère.
Vous partez ?
Quelques visites à faire… Je reviendrai.
Aujourd’hui ?
Je vous le promets… À bientôt !
Scène VII.
Une femme !… une femme entre lui et moi !… Oh ! cette idée… Je crois que je deviens jalouse !
M. et madame Badinier.
Une visite !… (Haut.) Mes chers voisins… Madame…
Nous vous dérangeons ?
Du tout !
Nous venons vous faire nos adieux.
Vous partez ?
Voici le printemps… et nous allons nous établir à la campagne.
À Chevreuse.
Nous faisons aujourd’hui nos visites de départ. (À sa femme.) À propos, Clémence, as-tu pris des cartes ?
Oui… Seulement vous m’avez tant pressée, que j’ai oublié d’indiquer que nous partions. {(À madame Désarnaux.) Auriez-vous l’obligeance de me prêter une plume et de l’encre… Cela m’épargnerait la peine de remonter nos quatre étages…
Trois…
Et l’entresol ?
Je ne le compte pas.
Vous trouverez là tout ce qu’il vous faut.
Merci… c’est l’affaire d’une minute. (Elle s’assied, prend des cartes dans son portefeuille, et écrit.) « P. P. C. »
P. P. C. Partant pour Chevreuse.
Mais non !… Pour prendre congé.
En êtes-vous sûre ?
Parbleu ! sans cela, ceux qui partent pour Versailles seraient obligés de mettre P. P. V.
Et on pourrait croire qu’ils vont à Ville-d’Avray ou à Venise… C’est juste !
J’ai fini… Bien !… j’ai mis de l’encre à mon gant.
Et nous voilà obligés de remonter nos trois étages… Je ne compte pas l’entresol.
C’est inutile de remonter… Il fait beau, nous ne trouverons personne… D’ailleurs je fermerai la main. (À madame Désarnaux.) Et comment allez-vous, chère amie ?…je vous trouve l’air triste, ce matin…
En effet, je suis tourmentée… Mon fils…
Il est malade ?
Non… Au fait… je puis bien vous le dire, des voisins… des amis… Maurice… Maurice se dérange !
Comment l’entendez-vous ?
Il aime ! il a une passion !
Ah ! le pauvre jeune homme !
Voyez-vous le gaillard ! un début !
Le premier pas
Se fait sans qu’on y pense ;
Sans qu’on y pense
On fait le premier pas.
Taisez-vous donc !
Comprenez-vous cela ?… À dix-neuf ans !
Un premier amour !
Ah ! c’est touchant !… Ça me rappelle qu’à dix-sept ans… j’avais pour voisine une limonadière… brune… son mari aimait à casser du sucre… il était toujours comme ça… avec son petit marteau… Il faisait mon bonheur, cet homme… et sa femme donc !
Monsieur Badinier !
Pardon… c’est un souvenir ! (À madame Désarnaux.) Et sait-on quel est l’objet de cette passion ?…
Mais non… il est d’une discrétion…
Ah ! il est discret ? C’est bien !…
Comment ?
Je veux dire… c’est bien mal de ne pas se confier à sa mère !
Moi, je ne me confiais qu’à M. Vachette, cabinet numéro 8.
Je n’y comprends rien… il ne va ni au bal ni au théâtre… il ne sort que pour aller à son bureau… et ne voit absolument que les personnes que je reçois.
Ah ! vous croyez… que c’est dans la maison ?
C’est évident !
Ce matin, j’ai trouvé des vers dans la poche de son habit.
Des vers ?
Voyons ! voyons !
Le timide baiser de la vierge naïve,
L’éclat du papillon dont l’aile fugitive
Glisse parmi les fleurs…
L’écho retentissant des voûtes de l’église
Et le son cadencé de l’onde qui se brise
Sur les rochers en pleurs.
(Parlé en pleurant.) Ah ! je ne peux pas… ça me fait trop de mal !
Le rossignol chantant l’hymne de la nature
Le doux frémissement du ruisseau qui murmure,
À travers le gazon.
Les célestes concerts des voûtes éternelles,
Le bruit que fait un ange en déployant ses ailes
Sont moins doux que ton nom…
(Parlé avec émotion.) Ces vers… sont vraiment pleins de cœur… Que c’est intéressant, un premier amour !…
Ils me rappellent ceux que j’adressais à la petite limonadière… sauf que les miens sont mieux…
Cupidon a brûlé mon âme,
Et, nuit et jour, je crie : « Au feu ! »
Ah ! laissez-nous donc en repos avec vos poésies de confiseur !
Elle est jalouse !
Vous voyez… aucun nom… aucun indice… ces vers peuvent s’appliquer à toutes les femmes !…
D’autant mieux que le nom de celle que l’on aime est toujours le plus joli… qu’elle s’appelle Clémence…
Hein ?
Non… je dis Clémence, Charlotte ou Francine… (Tout à coup.) Tiens, Francine… si c’était…
Votre femme de chambre ?
Allons donc !
Elle est gentille… pas sauvage et…
Pas sauvage ? Tenez, vous êtes révoltant !
Pourquoi donc ! Il y a des gens arrivés à une très-haute position qui ont commencé par l’antichambre !
Scène VIII.
Eh bien, ma tante… Ah ! M. et madame Badinier… !
Mademoiselle…
Bonjour, chère enfant…
Que vous a dit le docteur ? Je suis d’une inquiétude… Pauvre cousin !… Voilà deux nuits que je ne dors pas !
Quel intérêt !
Ah ! mon Dieu ! si c’était elle !
Mais parlez donc, ma tante…
Votre cousin ne court aucun danger… rassurez-vous…
Ah ! que je suis heureuse !
Mais je me permettrai de vous donner un conseil… c’est de manifester vos sentiments avec plus de discrétion… ces vivacités ne sont pas convenables dans la bouche d’une demoiselle…
J’en faisais la remarque à l’instant.
Qu’est-ce que j’ai fait ?
Qu’est-ce qu’elle a fait ?
Jean ! Jean !
C’est lui ! (Vivement, à Céline.) Rentrez, mademoiselle… Allez étudier votre piano…
Mais…
Il est inutile que Maurice vous rencontre à chaque instant sur son chemin…
Cependant, quand on habite la même maison…
Taisez-vous donc !
Je me retire, ma tante… (À part.) On me cache quelque chose… Oh ! mais je parlerai au docteur !
Scène IX.
Surtout ne touche à rien sur mon bureau… Je vais rentrer. (Apercevant Badinier et sa femme.) Ah ! madame… Monsieur…
Bonjour ! (Bas.) Petit sournois !
Qu’est-ce qu’il y a ?
Je parie que c’est Francine !
Le pauvre garçon !… comme il est changé !
C’est sa cousine qu’il aime… j’en suis sûre !
Vous croyez ?…
Je vais le savoir… (Haut.) Maurice !
Ma mère ?…
Tu ne sais pas… j’ai une grande nouvelle à t’apprendre…
Laquelle ?
Ta cousine… Céline… elle va se marier.
Ah !… Son mari est-il riche ?
Très-riche.
Tant mieux… C’est une bonne petite fille.
Ce n’est pas elle !
Il n’y pensait pas !
À mon tour ! (Haut.) Maurice…
Monsieur Badinier…
J’ai aussi une grande nouvelle à vous apprendre… Francine… vous savez bien, Francine ?…
Votre femme de chambre ?…
Elle va se marier.
Eh bien, qu’est-ce que cela me fait.
Mais dame !… il me semblait… parce que…
Qui épouse-t-elle ?
Un pompier !
Bonne chance !
Ce n’est pas elle !
Mon ami, remercie donc M. et madame Badinier, qui viennent nous faire leur visite d’adieu…
Comment ! vous partez… déjà ?
Déjà ! (Haut.) Pour Chevreuse… seulement.
Heureusement que ce n’est pas au bout du monde…
Et l’on peut se revoir…
Nous avons des départs toutes les heures… En prenant un aller et retour…
Je vous remercie.
Vous êtes trop bon… mais, de notre côté, nous allons sans doute faire un petit voyage…
Hein ?
Un voyage ?
Il y a bien longtemps que je désire voir l’Italie…
Quitter Paris… dans ce moment surtout ?… C’est impossible !
Comment ?
Non, ma mère… Vous m’offririez un million que je ne pourrais pas partir !
Un million !
Elle le cloue ici, c’est clair !
Comme on aime à vingt ans !
C’est bien !… Nous reparlerons de cela plus tard…
Mais nous oublions nos visites, madame Badinier…
Je suis à vous…
J’ai ma liste… (Tirant un papier.) Nous commençons par Monot-Lagarde…
Le banquier !… Vous le connaissez ?
Beaucoup… c’est mon cousin germain.
C’est notre cousin… (À madame Désarnaux.) germain.
Ah ! madame !… que je suis heureux !… Si vous pouviez savoir…
Plus bas… Prenez garde !
Il faut que je vous parle… dans une heure… ici…
Un rendez-vous ! Monsieur !…
Il y va de mon avenir… de mon bonheur…
Maurice !… pas d’imprudence.
C’est juste… ma mère !…
Et mon mari donc !… Un rendez-vous… comme cela… tout de suite… Oh ! je n’y viendrai pas… bien certainement…
Tu sors ?… Où vas-tu ?
Chez le papetier… À côté.
Je vais y envoyer…
Non… il faut que j’y aille moi-même… j’ai commandé des registres… J’ai quelques explications à donner… (Bas, à Clémence.) Dans une heure ! (Haut.) Monsieur… Madame…
Scène X
C’est bien singulier…
Quoi donc ?
Hier, il m’a quitté le bras pour entrer chez ce papetier, où il est resté plus d’une demi-heure, et aujourd’hui…
Ah !
Quoi ?
J’ai découvert l’objet de sa passion, je le connais !
Il m’a regardée !
Il aime la papetière !…
Ah !… il m’a fait une peur !…
Une femme superbe… avec un mari… qui doit casser du sucre !
J’en avais l’idée…
Je crois que tu as rencontré juste, mon ami… (À madame Désarnaux.) M. Badinier a un coup d’œil…
Au surplus, j’éclaircirai cela aujourd’hui même… J’irai flâner dans la boutique sous prétexte de pains à cacheter.
Et vous viendrez me dire ce qui en est…
Oh ! pour moi, il n’y a plus de doute…
Et nos visites !… dépêchons-nous…
Madame…
À bientôt !
Scène XI.
Oh ! cette papetière… je l’exècre ! je la hais !… mais je lutterai, je combattrai !… Je vais aller la trouver… mieux encore !… je vais écrire à son mari… et de la bonne encre !… Je lui dirai : « Monsieur le papetier, mais surveillez donc votre femme !… une coquette qui veut m’enlever le cœur d’une personne qui m’est chère… » Et je ne signerai pas ! et Jean portera la lettre !… Je vais l’écrire ! (Se dirigeant vers la chambre à droite pan coupé, au moment où Céline paraît à gauche.) Oh ! mon pauvre enfant ! perdu ! perdu !
Scène XII.
Perdu ?… mon cousin ? (Apercevant Vouzon qui entre par le fond et courant à lui.) Ah ! le docteur !
Où est Maurice ?
Il est sorti… Docteur, ne me cachez rien… mon cousin est en danger ?
Qui a dit cela ?
Ma tante… ici… À l’instant…
La pauvre femme s’effraye…
C’est grave, n’est-ce pas ?
Mais non.
Si vous saviez comme je suis malheureuse…
Toi, mon enfant ?
Le voir souffrir… menacé… je ne vis plus… je ne dors plus.
Ah ! mon Dieu, elle l’aime… Il ne manquait plus que cela ! (Haut.) Pauvre petite !… Voyons, calme-toi…
Oh ! j’en mourrai !…
Non… tu n’en mourras pas… et ton cousin non plus… Maurice se porte à merveille.
oh ! vous me trompez !…
Scène XIII.
J’ai laissé mon mari faire seul nos visites… (Apercevant Vouzon.) Ah ! le docteur !
Céline ! Céline !
Voilà, ma tante… Je vous reverrai, n’est-ce pas ? Elle entre à droite sans avoir vu Clémence.
Pauvre enfant ! elle n’a pas de chance ! (Apercevant Clémence.) Ah ! madame Badinier…
Bonjour, docteur. (À part.) Et Maurice qui va venir… Comment l’éloigner ?
Je ne vous demande pas des nouvelles de votre santé.
Ah ! j’y suis ! (Haut.) Vous me voyez encore toute bouleversée…
De quoi donc ?
Un accident terrible… au coin de la rue.. un homme renversé par une voiture.
Il est blessé ?
Je le présume… on demandait partout un médecin.
Un médecin ? voilà ! Vous permettez ?
Comment donc !… Voulez-vous mon flacon ?
Oh ! c’est inutile !
Scène XIV.
Il est parti… enfin !… J’ai pensé qu’il valait mieux venir à ce rendez-vous… En ne venant pas, j’aurais eu l’air de craindre ce jeune homme… et cela pouvait lui donner des espérances… Tandis que je le raisonnerai… je lui démontrerai la folie de sa passion… je le gronderai même s’il le faut… (Se reprenant.) Pauvre enfant !… non… je ne le gronderai pas… je le conseillerai… doucement… je lui parlerai… comme une sœur… une amie… (Regardant sa montre.) Personne encore… j’ai eu tort de venir la première… Ah ! le voici !
Ah ! madame, permettez-moi de vous remercier d’abord de votre exactitude.
Monsieur Maurice… j’aurais peut-être dû ne pas venir…
Oh ! madame, quand vous tenez mon bonheur, mon existence entre vos mains !
Maurice… calmez-vous… si vous voulez que je vous écoute.
Pardon… mais quand on est plein d’un sujet…
Quel feu !
Et d’abord, madame, promettez-moi de ne confier à personne ce que je vais vous dire…
Quelle ingénuité ! (Haut, avec coquetterie.) C’est donc un secret… un mystère ?
Oui… c’est un mystère… Mais asseyons-nous.
Du tout, monsieur !… On peut très-bien causer debout… (À part.) Moi qui le croyais timide !
Comme vous voudrez… En deux mots, madame, voici l’affaire…
L’affaire ?…
Vous habitez Paris… et, comme tout le monde, vous avez été frappée du grand nombre de démolitions qu’on y fait…
Les démolitions ?
On se couche bien tranquille dans son immeuble… et le lendemain, on est exproprié, démoli…
Quel singulier détour !
Il y a des gens que l’expropriation satisfait… Il en est d’autres qu’elle mécontente… qui se trouvent lésés dans leurs intérêts les plus chers…
Oui… mais…
Eh bien, madame, c’est à cette dernière classe… À ces mécontents… que je n’hésite pas à appeler les victimes du progrès… que j’ai consacré depuis deux mois mes travaux et mes veilles…
Ah çà ! monsieur, où voulez-vous en venir ?
À vous faire comprendre le besoin réel auquel répond ma société d’assurances mutuelles contre les expropriations…
Ah… il s’agit d’une affaire… industrielle ?
Oui, madame… Une idée gigantesque ! J’associe tous les propriétaires… suivez-moi bien !… au moyen d’une prime fixe à remboursement garanti différé parfaitement, d’ailleurs par un calcul différentiel et proportionnel établi par des tables dont vous allez comprendre le mécanisme…
Oh ! pardon… les chiffres… Je vous avoue que je m’attendais à une confidence… d’une tout autre nature.
Quoi donc ?
Oh !… que sais-je ! un chagrin de votre âge… une inclination contrariée pour votre cousine… ou pour toute autre femme…
Oh ! les femmes !… les amourettes !… Je n’ai pas le temps… j’en suis revenu.
À dix-neuf ans !…
Complètement !
Et il me dit cela en face ! (Haut.) Alors, monsieur, en quoi votre société d’assurances peut-elle m’intéresser ?
Ah ! madame, c’est ici que vous pouvez être l’ange de ma vie, la fée bienfaisante de mon avenir.
Moi ? comment ?
Je vous ai entendu dire tantôt que M. Monot-Lagarde, le banquier, était votre cousin.
Oui…
Eh bien, je viens vous prier… vous supplier de me faire obtenir une entrevue.
Ah ! je comprends !…
Aujourd’hui, par exemple… À quatre heures… après la Bourse.
Comment donc ! mais, pour vous être agréable… Un jeune homme si rangé… qui a des idées si sages… si raisonnables… et si calmes tout à la fois… J’y vais tout de suite !…
Ah ! madame !
Je vais prendre une voiture…
Vous êtes charmante !
C’est bien !…
Je monterai chez vous tout à l’heure pour savoir si je puis me présenter chez monsieur votre cousin.
Chez moi… c’est inutile… Je m’arrêterai ici en rentrant.
C’est que, pour rien au monde, je ne voudrais que ma mère apprît…
Si M. Monot-Lagarde peut vous recevoir, vous trouverez mon gant… sur cette chaise.
C’est convenu… Je vais mettre en ordre mes notes, mes chiffres, pour les soumettre à monsieur votre cousin… Ah ! madame ! je vous devrai plus que le bonheur… je vous devrai la fortune !
Scène XV.
Il est horrible, ce petit jeune homme !… et j’irais me déranger pour lui ! un monsieur qui n’a pas le temps de regarder les femmes… Oh ! non ! je vais écrire à mon cousin pour le lui recommander. (Elle se met à la table et écrit.) « Mon cher Alfred, je te recommande M. Maurice Désarnaux… un petit fat, un impertinent, un homme incapable, niais, nul… et sans orthographe !… tu m’obligeras en lui refusant le service qu’il va te demander. » (Parlé.) Voilà… et je signe !… ah ! post-scriptum. (Écrivant :) « M. Maurice professe le plus profond mépris pour las banquiers… il les traite de loups-cerviers. » (Pliant sa lettre et mettant l’adresse.) Le post-scriptum ne fera pas mal. Ah ! mon gant que j’oubliais !
Je viens d’envoyer ma lettre au papetier. (Apercevant Clémence.) Vous, chère madame ?…
Oui, j’arrive, je cherche mon mari… vous n’avez pas vu M. Badinier ?
Non…
Alors, je remonte… (À part.) Je vais faire porter ma lettre.
Ah ! ne me laissez pas seule… dans ma position… j’ai besoin de conseils… de consolations…
Au fait, je ne suis pas fâchée de voir la figure de ce petit monsieur quand il reviendra de chez mon cousin. (Haut.) Je vais descendre, je vous le promets.
Ah ! que vous êtes bonne !… revenez bien vite, n’est-ce pas ?
Scène XVI.
Là !… tout est prêt… et, si madame Badinier a pu m’obtenir cette entrevue. (Apercevant le gant sur la chaise.) Grand Dieu, le gant ! (Prenant le gant, l’embrassant avec transport.) J’ai mon rendez-vous !
Un rendez-vous !… Et ce gant qu’il embrasse ! (Haut.) Maurice…
Ma mère…
J’ai besoin de ton bras… une visite à faire…
Maintenant ? Impossible, ma mère… j’ai moi-même une affaire importante…
Ah ! à quelle heure ?
Tout de suite… un client à voir…
Un client… (Haut.) Je te préviens que le papetier est averti…
Le papetier ? j’y vais… Des papiers à prendre.
Maurice… tu n’iras pas ! je te le défends !
Désolé ! mais je vous répète qu’il s’agit d’une affaire importante.
Il n’écoute plus la voix de sa mère !… Oh ! cette femme !… comme il l’aime ! comme il l’aime ! Eh bien !… non !… il ne sortira pas !
Ma mère !… Que faites-vous ?
Maintenant, sors si tu le peux !…
Scène XVII.
Me voilà !
Ah ! monsieur Badinier…
J’ai du nouveau… Je sors de chez la papetière…
Eh bien ?…
Pas mal… un peu mûre… mais pour un commençant !… Voici ce qui s’est passé. Elle était seule dans son comptoir… j’entre… je lui demande quelques pains à cacheter, nous causons… j’amène adroitement la conversation sur l’encre de la petite vertu, ce qui me permet quelques plaisanteries… gauloises ! Tout à coup un homme immense, un colosse… sort de dessous le comptoir… et m’applique sur la tête un énorme registre, un Doit et Avoir !…
Ah ! mon Dieu !
C’était le papetier… il se doutait de quelque chose…
Je devine… ma lettre !…
Quelle lettre ?
Je l’avais prévenu… je lui disais de surveiller sa femme.
Que le bon Dieu vous bénisse ! Il a défoncé mon chapeau.
Ah ! je suis désolée… mais les choses ont marché depuis ce matin… Maurice avait un rendez-vous…
Avec elle ?
Il voulait y aller… mais je l’ai enfermé… là… dans cette chambre…
Vous avez bien fait… car cet homme vous a des registres qui sont d’un lourd !…
Tout à l’heure je l’ai surpris avec un gant de femme qu’il couvrait de baisers…
Un gant ?
Le voici.
Voyons. (Il la prend et l’examine.) Ah diable !… ceci me déroute complètement… la papetière a une main… du huit trois quarts tandis que celle-ci… c’est du six un quart au plus… Ah ! mon Dieu !
Quoi donc ?
Cette tache d’encre au bout du doigt… et ce matin… ma femme. — (Avec explosion.) C’est le gant de ma femme !
MADAME DÉSARNAUX. Grand Dieu !
Ah ! le drôle ! le polisson !… Et vous dites qu’il est là…
Monsieur Badinier… un enfant !
L’âge n’y fait rien, madame !… ah ! nous allons voir !
Monsieur Badinier !
Hein ?
Vous !… niez tout !
Quoi donc ?
Votre mari a découvert votre gant… taché d’encre… que Maurice embrassait avec transport… il est furieux !
Personne !
Comment ?
Il y a près de la fenêtre une échelle de maçons… il se sera échappé par là…
Je respire !
Ah ! vous voilà, madame !… Nous avons à causer… (L’amenant en scène.) M’expliquerez-vous comment ce gant se trouvait entre les mains de M. Maurice, qui le couvrait de baisers ?
Ce gant ?… mais ce gant n’est pas à moi !
Impossible de nier… la tache d’encre !
Je ne sais ce que vous voulez dire… je n’ai pas changé le gants… et cette tache… la voici !…
Ah bah !
C’est vrai !
Ah !… chère amie… pardonnez-moi !… Je suis un monstre.
Vous ne serez plus jaloux ?
Je le jure. (Apercevant son gant taché aussi.) Ah ! Sacrebleu !
Quoi donc ?
L’encre était fraîche… mon gant est taché !
Aïe ! aïe !
Cette femme-là est forte !
Vous vous êtes approchée de la table… vous avez trempé votre doigt dans l’encrier…
Mon ami… je te jure…
Venez, madame… vous avez une explication à me donner…
Monsieur Badinier !…
Gustave !
Il n’y a plus de Gustave !… il n’y a ici qu’un juge !… (Lui prenant le bras.) Marchons !…
Scène XVIII.
Quelle scène terrible !… et les suites… M. Badinier est offensé… il voudra se venger… (Avec effroi.) Un duel !… oh ! non !… (Elle sonne vivement. — Paraît Jean.) Dès que mon fils rentrera, vous lui direz de venir me parler… Surtout qu’il ne ressorte pas sans m’avoir vue… c’est très-important.
Scène XIX.
Qu’est-ce qu’il y a ?… madame est tout effarée…
Qu’est-ce que m’a donc conté cette dame Badinier ? Je me suis informé… j’ai questionné… personne n’a été écrasé. (Apercevant Jean.) Ah !… Maurice est-il rentré ?
Non, monsieur… mais madame est là… je vais vous annoncer.
Il faut absoloment que je cause avec Maurice.
Imbécile ! idiot !
Monsieur…
Laisse-moi tranquille !
À qui en as-tu ?
Je sors de chez ce banquier… il n’a pas même voulu m’écouter… mais je sais pourquoi… Enfin, il y a des jours néfastes dans la vie… Je viens de la Bourse… une hausse effrayante !
Ah ! tant mieux !
Comment, tant mieux ?… Est-ce que vous êtes acheteur ?
Moi ?… Je ne suis rien.
Eh bien, alors de quoi vous mêlez-vous ? « Tant mieux ! » Je suis vendeur, moi… vendeur à découvert…
Comment ! tu tripotes ?
Comprenez-vous !… le 3 qui ferme hier à 25 et qui ouvre ce matin à 60 ?
C’est horrible !
Et le Saragosse qui rattrape son coupon en une Bourse… Je perds cinq mille.
Comment ! tu perds… ?
Cinq mille francs… en liquidation. Impossible de les demander à ma mère… Que faire ?… Ah ! que je suis malheureux !
Mon cousin… c’est là ce qui vous chagrine ?
Parbleu !… Ils vont m’exécuter… Je suis perdu… déshonoré…
Oh ! ne désespérez pas… J’ai peut-être un moyen de vous sauver…
Toi ?
Attendez !… oh !… si cela pouvait suffire… que je serais heureuse !…
Mais…
Attendez !… je reviens !
Scène XX.
Que va-t-elle faire ?
Je n’en sais rien… mais je suis tranquille… elle fera quelque chose de bien… quelque chose que tu ne ferais pas, toi.
Pourquoi donc ?
Parce qu’elle a là… un petit ressort qu’on appelle le cœur… et qui est en bien mauvais état chez toi.
Mais je ne vois pas…
Il y a bien d’autres choses que tu ne vois pas… As-tu jamais considéré cette enfant ?
Ma cousine ?
Oui… As-tu regardé ses yeux quand ils se reposent sur toi ? as-tu senti frémir sa main quand tu la prends dans la tienne ?
Comment ?
Elle t’aime !
Céline !
Elle te croit grand, noble, généreux… enfin tu es son roman… Pauvre fille !
Ah ! mon Dieu !… ce que vous me dites là… En effet… il me semble me souvenir…
Ah ! c’est bien heureux !… mais l’amour !… qu’est-ce que cela te fait ?… C’était bon de notre temps… aujourd’hui, vous avez remplacé ça par le Saragosse !
Ah ! vous allez recommencer ?
J’en aurais le droit… car j’en ai gros sur le cœur… Tu t’es moqué de moi et de mes roucoulades… Eh bien, je ne donnerais pas ma jeunesse pour la tienne… Oh ! nous étions bien ridicules, bien chauvins ! nous chantions l’amour, la gloire…
Le vin !
Pourquoi pas ?… quand il est bon… Enfin, nous chantions tout ce qui était beau, tout ce qui était grand, tout ce qui était jeune… Nous chantions même la liberté… quand ce n’était pas indiscret.
Chacun son opinion…
Nous croyions à l’amitié… au désintéressement.
Le désintéressement !
Oui, cela te fait rire ! Ah ! si ton pauvre père…
Mon père !…
À peine si tu l’as connu… Quel cœur !… quel ami !… Nous avons étudié la médecine ensemble… nous avons eu la même jeunesse… et une fière jeunesse !… Jamais le sou !… toujours gais !… Mais nous nous aimions… C’était à qui mettrait sa montre au mont-de-piété pour retirer celle de l’autre… Un jour, ton père hérita de cinquante mille francs… Il aimait une belle jeune fille, ta mère… et, grâce à cette petite fortune, il allait l’épouser… La veille de la signature du contrat, il apprit que mon père… un pauvre fermier… venait d’être incendié… ruiné…
Il n’était donc pas assuré ?
Probablement… À la place de ton père, qu’aurais-tu fait ; toi ?…
Dame… je…
Il n’hésita pas, lui… Il se rappela que, dans ses jours de misère, il avait souvent partagé le pain que m’envoyait mon père… Il partit… sans rien me dire… et obligea le pauvre vieillard à accepter vingt-cinq mille francs qui le sauvèrent… Puis il dit à la famille de ta mère : « Voilà ce que j’ai fait… ma dot est réduite de moitié… Si vous ne m’acceptiez que pour elle, reprenez votre parole… Si, au contraire, vous avez confiance en moi, en mon avenir… vingt-cinq mille francs de plus ou de moins ne m’empêcheront pas de faire le bonheur de votre fille… » Ta mère lui tendit la main et voulut être de moitié dans son sacrifice… Le mariage se fit… Ah dame ! on ne mit pas de diamants dans la corbeille… mais ils vinrent plus tard… peu à peu… tantôt une bague… tantôt un bracelet… aux jours de fête… et selon que l’année avait été bonne… Les diamants des honnêtes femmes se forment goutte à goutte… comme le pur cristal… Je pus enfin, grâce à mes visites à trois francs, rendre à ton père et à ta mère la somme qu’ils avaient avancée… mais je n’ai jamais oublié que je leur devais le bonheur… peut-être la vie de mon père. — Voilà ce qu’ils firent, mon pauvre enfant, ce qu’on faisait de notre temps… et ce que tu ne feras jamais…
Docteur !
L’amitié !… le désintéressement !… Allons donc !… des phrases !… L’argent !
Scène XXI.
Tenez, mon cousin, c’est tout ce que j’ai…
Qu’est-ce que c’est ?
Hein ?
Ce sont mes diamants… c’est-à-dire ceux de ma mère… Il me reste une bague… La voici…
Comment ?
Céline !
Ils ne me servent pas, et, s’il ne faut que cela pour vous sauver…
Merci… ma bonne petite Céline… mais je n’accepte pas.
Pourquoi donc ?
Il faut garder les diamants de nos mères… Ils représentent le travail, le dévouement, l’honneur…
Comme vous me dites cela !… Vous pleurez ?
Tu pleures… tu es sauvé.
Ah oui ! grâce à vous… Céline.
Mon cousin…
Oh ! je t’aime ! je t’aime !
À la bonne heure !… c’est de mon temps, ça !
Scène XXII.
Ah ! Maurice !… enfin te voilà revenu !… Il faut fuir… te cacher… M. Badinier sait tout !
Quoi donc ?
Entrez, madame.
Trop tard !
Mais je te répète, mon ami…
Pas un mot ! C’est à moi qu’il appartient de procéder à l’enquête. (À Maurice.) Jeune homme, vous courtisez ma femme !
Moi ?
Et je suis descendu pour vous prier… de porter vos dix-neuf ans ailleurs !
Monsieur Badinier… veuillez lire cette lettre et vous verrez de quelle nature sont mes relations avec madame…
Qu’est-ce que c’est que ça ? l’écriture de Clémence. (Lisant.) « Mon cher Alfred… je te recommande M. Maurice Désarnaux… » (S’interrompant, à sa femme.) Ainsi vous le recommandiez !
Veuillez continuer…
« M. Maurice Désarnaux… un petit fat, un impertinent, un homme incapable, niais, nul et sans orthographe… »
Comment !
En effet, ce n’est point ainsi que parle la passion… Jeune homme, quand un bon vent vous poussera vers Chevreuse…
Monsieur Maurice… me pardonnez-vous ?
Vous aviez raison… car j’étais bien laid !
Mais alors quel était l’objet de cette passion ?
Ma mère… je vous le dirai plus tard… En Italie…
En Italie ?
Si vous le voulez, nous partirons ce soir…
Partir !… Mais cette affaire importante qui te retenait…
Je m’en charge ! (Bas, à Maurice, qui vient lui serrer la main.) Tes cinq mille francs… tu me donneras le nom de tes petits amis… nous compterons ensemble à ton retour.
Merci, docteur !
Enfin il est guéri ! J’ai triomphé de ma rivale… Céline, je suis bien heureuse !
Oh ! moi aussi, ma tante !
Toi ? pourquoi ?
Mais… parce que vous l’êtes !
Elle ne se doute pas du petit serpent qu’elle emmène !
Je ne vous propose pas de lettres de recommandation.
Trop bonne !
Un mot… Vous allez voir la belle Italie… (Se frottant l’épaule.) Méfiez-vous des papetiers !