Le Presbytère d’Hénouville

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Le Presbytère d’Hénouville
Appendice des Poésies diverses, Texte établi par Charles Marty-LaveauxHachettetome X (p. 345-352).


III


(Voyez la Notice, p. 11-14.)
Le Presbytère d’Hénouville.
à tircis.

Cette pièce a paru pour la première fois avec l’adresse suivante : À Rouen, chez lean le Boullenger, M.DC.XXXXII, en une brochure in-4o de douze pages, dont le seul exemplaire connu appartient à la bibliothèque de Rouen, où il fait partie d’un recueil intitulé : Poésies diverses, qui est numéroté O744. Nous avons expliqué assez longuement dans la Notice, pour n’avoir plus à y revenir ici, les motifs qui nous ont porté à rejeter à l’Appendice cette épître, attribuée par plusieurs éditeurs à Corneille. Si elle avait été admise dans les Poésies diverses, l’ordre chronologique l’aurait fait placer après la pièce XXVII.


Enfin j’ai vu Timandre, et mon âme étonnée
Repasse avec plaisir l’agréable journée
Où mille beaux objets, l’un de l’autre suivis,
Rendirent tous mes sens également ravis ;
J’ai vu ce lieu fameux, dont l’art et la nature 5
Disputent à l’envi l’excellente structure ;
J’ai vu les raretés de ce charmant séjour,
Pour qui même les rois concevroient de l’amour ;
Et cependant, Tircis, je trouve mes pensées
Pour t’en faire un portrait si fort embarrassées, 10
Qu’encor que ce tableau fût déjà médité,
J’ai peine à contenter ta curiosité.
Entre tant de beautés où mon esprit s’amuse,
Je travaille à donner un bon ordre à la Muse,

Et de tant de sujets qui s’offrent à la fois, 15
La plume comme l’œil fait à peine le choix.
Sur le bord d’un vallon flanqué de deux collines,
Dont la beauté fait honte aux montagnes voisines,
La maison de Timandre en situation
A de quoi lui donner un peu d’ambition : 20
Il est vrai qu’à mon goût il en est peu d’égales
Et peu que la nature ait faites ses rivales.
Ce n’est pas qu’elle soit superbe en bâtiments :
L’or n’est point profané dans ses assortiments ;
Le cinabre et le jaspe, et l’ambre, et le porphyre, 25
Ne font point les beautés que j’y trouve à décrire.
Tout ce vain apparat d’un faste ambitieux
Dégoûte plus souvent qu’il n’est délicieux.
Si dans la symétrie et dans l’architecture
L’œil ne rencontre rien qui lui fasse d’injure, 30
Il est aisé de voir qu’en sa perfection
Timandre s’est réglé sur sa condition.
Dès le premier abord l’entrée est magnifique ;
La porte en sa façon n’a rien qui soit rustique ;
L’ouverture de front présente un colombier, 25
Dont la fécondité prodigue son gibier.
À main droite, la salle en diverses peintures
Fait voir en même temps diverses aventures,
Et la croisée ouverte apporte du jardin
Les parfums excellents du myrte et du jasmin. 40
De suite la cuisine et les autres offices
Vous offrent à l’envi leurs différents services.
De ce même côté s’avance un escalier,
Dont le contournement, qui n’a rien de grossier,
Vous oblige de voir des chambres de campagne, 45
Où, sans profusion, ce qui les accompagne,
Dans les proportions de leur ameublement,
Donne aux plus délicats du divertissement.
La noix de l’escalier, qui renferme un horloge[1],
Tire des curieux, en passant, son éloge. 50
Mais pendant que vos yeux remarquent la maison,
Trente petits voleurs, retenus en prison,

De mille accents divers vous frappent les oreilles ;
Et comme disputant à qui fera merveilles,
Dégoisant leurs ennuis, ces charmants prisonniers 55
À donner du plaisir ne sont pas les derniers ;
Mais leurs tons si mignards, loin d’obtenir leur grâce,
Les font mieux resserrer en ce petit espace,
Et ces musiciens si pleins d’activité
Semblent former complot contre leur liberté. 60
Après cette douceur, et sortant de la salle
Pour voir les raretés que le jardin étale,
L’on diroit que les fleurs empruntent du soleil
Le gracieux émail de cet arc sans pareil,
Ou qu’elles ont dessein d’en être les figures, 65
Et de pourtraire au vif toutes ses bigarrures,
Tant la vivacité du divers coloris
Forme naïvement les beautés de l’iris.
Là l’on voit s’accorder Flore avecque Pomone,
La poire pendre à l’arbre auprès de l’anémone ; 70
Mais l’on a de la peine à n’être pas surpris
De ce nombre infini de tulipes de prix,
Dont le parterre entier fait au premier rencontre
À l’œil du curieux une superbe montre.
La rose cependant dispute avec l’œillet, 75
Le lis passe en blancheur et la neige et le lait ;
L’iris, le martagon, avec la giroflée
Que la trop grande ardeur n’a point encor brûlée,
Le thym, la marjolaine et l’odeur du muguet,
Tout cela vous fournit de quoi faire un bouquet ; 80
Et pour mêler encor l’utile au délectable,
L’on y trouve de quoi s’occuper à la table.
L’on ne voit point ailleurs d’asperge ou d’artichaut
Où la comparaison ne montre du défaut.
En sortant du jardin, l’on entre, dès la porte, 85
Dans l’admiration de l’innombrable sorte
Des curiosités qu’enferme un grand fruitier.
Entrant, à la main droite on découvre un vivier,
Dont l’eau, sans avoir pris d’un lieu plus haut sa course,
Dedans son propre fond sort d’une vive source : 90
La carpe et le mulet, l’anguille et le barbeau,
Coulant innocemment leur vie au fond de l’eau,
Sont prêts à la donner au jour d’une visite,
Quand Timandre est surpris par des gens de mérite.
D’abord qu’on va paroître, aussitôt le plongeon 95

S’enfonce dedans l’eau, touché du moindre son ;
Mais si vous surprenez la tremblante sarcelle,
Elle gagne soudain sa niche à tire-d’aile ;
Et la tortue encor, dont l’œil est vigilant,
Prend la fuite aussitôt à pas tardif et lent. 100
C’est un plaisir de voir les soins de la nature
Fournir dans cet étang diverse nourriture
À tous ces animaux d’espèce si divers,
Dont les noms que j’ignore échapperont mes vers.
De là s’offre à vos yeux une barrière verte, 105
De qui la balustrade aux gens d’honneur ouverte,
Timandre en son fruitier leur partage à loisir
Les divertissements auxquels il prend plaisir.
Là la pomme et la poire, et la guigne et la prune,
D’une bonté de goût en ce lieu seul commune, 110
Font peine à bien juger quel est de meilleure eau,
Ou bien le fruit à pierre[2], ou le fruit au couteau.
Mais ainsi qu’au jardin, en ce fruitier encore
L’on remarque d’accord Pomone avecque Flore,
Et l’on voit naître ici de toutes les couleurs, 115
Dans le nouveau printemps, un million de fleurs,
Dont la confusion toute rare et diverse
Joint à celles d’ici les tulipes de Perse ;
Et ces riches bouquets sont si bien compassés
Qu’entre quatre pieds d’arbre ils se trouvent placés. 120
Ici l’ordre est gardé de la mathématique :
Tant d’arbres en leur plant n’ont point de ligne oblique ;
Leurs pieds bien cultivés et leur bois clair et frais
Preuvent les soins du maître, et qu’il y fait des frais.
De ces arbres si beaux l’épaisse chevelure 125
Conserve la fraîcheur d’une molle verdure,
Où divers animaux, que je ne connois pas,
Treuvent à se cacher, ou prendre leur repas.
Ici le paon de mer, deçà la macquerole,
Et la poule barbare en cet autre lieu vole ; 130
L’on voit en cet endroit courir le chevalier,
De cet autre s’enfuir le timide plouvier[3] ;
En ce lieu la perdrix, dessous l’herbe cachée,

Se dérobe à votre œil, se sentant approchée ;
Bref, de ces raretés le plus grand partisan 135
Satisfait son génie, y treuvant le faisan.
Ainsi de tous côtés cette petite place
Fourniroit au besoin les plaisirs de la chasse.
Mais surtout l’excellence et le coup de l’ami,
C’est de trouver un lièvre en son gîte endormi : 140
À peine y sauroit-on faire une pourmenade,
Qu’on n’en pousse quelqu’un devers la palissade,
Où par divers endroits pratiqués à dessein,
Aisément du chasseur il échappe la main.
C’est où Flore et Pomone entretiennent Diane, 145
Qui se vient délasser dedans cette garenne[4].
Enfin ce lieu charmant, si fertile en beautés,
A de quoi contenter ces trois divinités.
Pas à pas on se rend près d’une autre barrière,
En façon, en couleur, semblable à la première, 150
Où de chaque côté la verdure au niveau
Fait d’excellents tapis de charme et de fouteau[5].
Mais cette salle verte est bien plus accomplie
Par les charmes puissants d’une muse polie
Qui dessus une porte a fait graver au net, 155
Ou peut-être Apollon lui-même, ce sonnet :

Vois à loisir ce lieu champêtre ;
Les jours y coulent sans ennuis :
Tâche, si tu peux, de connoître
Tant d’herbes, de fleurs et de fruits. 160

Ces animaux que tu poursuis,
Ces oiseaux que tu vois paroître,
Dans ce bel enclos sont réduits
Par les soins et l’art de son maître.

Jette après la vue au dehors, 165
Et voyant avec quels efforts
La nature à l’envi le pare,
 

Demande à tes yeux enchantés
S’il pouvoit en un lieu plus rare
Assembler tant de raretés. 170

Cette porte, en effet, et deux grandes croisées
Cachent des nouveautés à peindre malaisées.
Avant que les ouvrir, Timandre prend le soin
De faire retourner ses hôtes de plus loin :
Lors, ouvrant les châssis, l’on voit deux perspectives, 175
D’où les prés, les forêts, les montagnes, les rives,
Les bocages touffus, les pentes, les vallons,
Les collines par onde en forme de sillons ;
Les tours et les retours de l’agréable Seine
Qui coule en serpentant dans cette large plaine, 180
Les vaisseaux qu’elle porte en son vaste canal,
Son onde qui paroît un liquide cristal :
Toutes ces raretés presque inimaginables,
Et dont la vérité passe toutes les[6] fables,
Sont les riches couleurs qui sur le naturel 185
Font en terre un crayon du séjour immortel.
En sortant de ce parc, cette vue éloignée
Devient à petits pas si doucement bornée,
Que la croupe du mont n’étale rien d’affreux,
Ni rien qui fasse peine à reposer les yeux. 190
Pour de là vous conduire à trois coups d’arquebuse,
Timandre sait user d’une obligeante ruse ;
Et le prétexte adroit de la fraîcheur du bois
Doit bientôt enchanter votre œil une autre fois.
Par une verte allée où l’épais du feuillage 195
Attire mille oiseaux à dire leur ramage,
Presque insensiblement sur un tertre élevé,
Dont le pied quelquefois par la Seine est lavé,
L’œil vous fait un présent de la plus riche vue
Dont puisse être jamais une place pourvue. 200
Tout ce que l’on a vu jusqu’ici de charmant,
Cet agréable lieu le montre éminemment :
Par des charmes plus forts que ceux de la Méduse,
En un moment le sens si doucement s’abuse,
Que les autres privés de toutes fonctions, 205
L’œil peut admirer seul tant de perfections ;
Et d’autant que la vue est bien moins égarée,

L’estime qu’on en fait est bien plus assurée.
La Seine en divers lieux bat le pied des rochers ;
L’œil en se promenant[7] découvre huit clochers[8] 210
Dont les noms par hasard terminés tous en ville
Semblent servir de rime à celui d’Hénouville.
Il me semble, Tircis, d’un second Hélicon
Où l’on va recueillir les faveurs d’Apollon,
Puisqu’au pied de ce mont ceux qu’échauffe sa veine, 215
Pour éteindre leur soif, rencontrent la fontaine
Qui leur va prodiguant ses salutaires eaux
Pour exciter leur verve à dire mots nouveaux.
Mais quand l’heure avertit de faire la retraite,
Ce qui rend de nouveau l’âme plus satisfaite 220
Est que la même porte offre à lire, au retour,
Cet autre beau sonnet, digne à jamais du jour :

L’art n’a point fait ce que tu vois,
Et la nature toute nue
Étale ici tout à la fois 225
Ses plus doux charmes à ta vue.

Vois la campagne, en deux endroits,
S’ouvrir à la Seine épandue ;
Vois les montagnes et les bois
En borner la vaste étendue ; 230

Et puis, faisant comparaison
Des raretés de la maison
Où ton âme s’est divertie,

Dis tout haut qu’un lieu si charmant
Méritoit bien à sa sortie 235
Ce merveilleux assortiment.

C’est ainsi, cher Tircis, que vit le grand Timandre
Dont tu vois le renom en tous lieux se répandre :
Loin du bruit de la cour, vivant sous d’autres lois,
Sans perdre la faveur qu’il a près de nos rois, 240

Il quitte pour un temps l’intrigue des affaires.
Pour goûter le bonheur des pâtres solitaires.
C’est ce qui me fera partout dans l’univers
Publier hautement son mérite en mes vers.



  1. « Horloge. Les Normands le font masculin. La rue du gros horloge. Et c’est aussi de ce genre que le font les Gascons et les Provençaux. Il est féminin. » (Observations de Monsieur Menage sur la langue françoise. Segonde édition, Paris, Barbin, M.DC.LXXV, in-12, p. 151 et 152.)
  2. Le fruit à noyau.
  3. On dit et on écrit aujourd’hui pluvier. Ces deux formes pluvier et plouvier se trouvent dans le Trésor de Nicot en 1606, et dans le Dictionnaire français-anglais de Cotgrave en 1611.
  4. Ce mot est bien imprimé ainsi garenne, mais on le prononçait alors très-souvent garanne. Richelet met dans son Dictionnaire : « Garanne, garenne, s. f. On dit garenne, et non pas garanne ; voiez Garenne. — Garannier, garennier, on dit l’un et l’autre, mais garannier est présentement plus en usage que garennier. » On voit combien la prononciation de ces mots était encore incertaine vers 1680.
  5. De hêtre.
  6. Il y a ses dans l’édition originale, mais cette leçon n’a pas de sens.
  7. Il y a bien ici promenant, quoiqu’il y ait plus haut, vers 141, pourmenade.
  8. Une note manuscrite récente, qui se trouve sur l’exemplaire de la bibliothèque de Rouen, désigne ainsi ces huit clochers : Bardouville, Yville, Anneville, Berville, Ambourville, Barneville, Bocherville, Saint-Pierre de Manneville. Ce dernier nom est accompagné d’un point d’interrogation qui indique sans doute que la personne qui a écrit cette note n’était pas bien certaine de cette dernière attribution.