Le Prince de Bismarck et les théories du docteur Klee

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Le Prince de Bismarck et les théories du docteur Klee
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 32 (p. 680-691).
M. DE BISMARCK
ET LES
THEORIES DU DOCTEUR KLEE

Le 21 février, M. de Bismarck s’est plaint avec amertume au parlement du malin plaisir que semblent trouver ses adversaires en le mettant en contradiction avec lui-même, dans le dessein avoué de diminuer l’autorité de ses opinions et de son caractère. Il adressait surtout ce reproche à M. Eugène Richter, c’est-à-dire à celui de ses ennemis politiques qui lui inspire la plus vive antipathie. Le chancelier de l’empire germanique est si peu maître de ses nerfs et de l’aversion qu’il ressent pour M. Richter qu’il lui arrive quelquefois de quitter la salle des séances quand l’éloquent orateur progressiste se dispose à prendre la parole, et d’attendre pour y rentrer qu’il ait quitté la tribune. Comme M. Richter par le beaucoup et souvent, M. de Bismarck doit se tenir toujours prêt à vider la place, et ses fréquentes allées et venues divertissent la chambre.

C’est d’une question économique qu’il s’agissait dans la discussion du 21 février, et M. Richter venait de rappeler que M. de Bismarck s’était converti de fraîche date au protectionnisme, que jadis il s’était montré favorable à la liberté commerciale, qu’il avait été un chaud partisan du traité de commerce conclu avec la France en 1862. M. de Bismarck, qui cette fois consentit à lui faire l’honneur de lui répondre, s’empressa de répliquer que le traité de 1862 n’était pas son œuvre, qu’il l’avait subi plutôt qu’approuvé, mais qu’au surplus on ne pouvait lui faire un crime d’en avoir su tirer parti pour capter la bienveillance de l’empereur Napoléon III, dont il avait besoin pour le succès des grandes entreprises qu’il méditait. Il ajouta qu’aussi bien, en ce temps-là, il n’avait pas encore approfondi les principes de l’économie politique, et qu’il s’était fait un devoir de s’en rapporter provisoirement aux hommes qui font autorité dans cette science, mais que depuis il s’était livré à de sérieuses études et qu’il se flattait d’être devenu un économiste compétent. — « Avant que je fusse entré au ministère, poursuivit-il, on me refusait toute capacité politique, de même qu’aujourd’hui on me conteste le droit d’exprimer mon opinion en matière économique. Je me souviens que, lorsque je fus nommé envoyé plénipotentiaire à la diète de Francfort, je trouvai dans les feuilles qui appartenaient aux amis de M. le député Richter, peut-être à ses pères et oncles, l’observation que voici sur ma personne : — Cet homme, si on lui confiait le commandement d’une frégate ou si on lui proposait de se charger de quelque opération chirurgicale, répondrait sûrement : Bien ; je n’ai pas encore tâté de la chose, mais j’en veux faire l’essai. — Qu’en pensez-vous, messieurs ? Cette opération chirurgicale, elle a été faite depuis à votre satisfaction, si je ne me trompe. Je me rappelle encore qu’à l’époque où je devins ministre, on disait dans les feuilles libérales du temps : Comment peut-on confier la première place à cet individu, diesem Menschen ? Je ne sais si en dépit de toutes les chicanes, de toutes les piqûres d’épingle, de toutes les critiques dénigrantes que j’ai essuyées, j’ai rempli cette place d’une manière satisfaisante, et si M. le député Richter, qui porte sur moi un jugement fort tranchant et fort dédaigneux, aura raison devant les contemporains et la postérité, ou bien si l’on me reconnaîtra, après dix-sept années passées à la tête des affaires, le droit de dire aussi mon mot sur les questions économiques. Là-dessus j’attends avec confiance la sentence de mes contemporains ; je ne veux pas parler de la postérité, c’est trop pathétique pour moi. »

M. de Bismarck profita de cette occasion pour déclarer hautement que certains éloges qu’on lui décerne lui sont aussi désagréables, sonnent aussi mal à son oreille que les critiques et même les injures des malveillans. Après s’être plaint des fâcheuses dispositions que professe à son égard la Gazette nationale, ce journal officiel du parti national-libéral, qui trop souvent « embouche la trompette guerrière, irrite les esprits, propage de sombres inquiétudes et de fausses alarmes, » il s’écria : « J’ai fait ici et ailleurs l’expérience qu’une grande partie des attaques qui devaient porter sur le fond des choses sont dirigées contre ma personne. Jadis on allait fouiller dans ma vie privée pour y chercher telle pièce de linge sale qu’on se flattait d’y découvrir et qui ne s’y trouve point ; jadis on s’efforçait de me décrier de toute façon, penchant qui s’est répandu jusque dans les cercles judiciaires. Aujourd’hui on a changé de méthode ; on se plaît à me représenter obligeamment comme un homme d’esprit, comme un dilettante génial ; c’est de ce mot-là qu’on se sert. J’entends bien l’expression ; à l’Université, tout le monde sait ce qui s’ensuit quand on qualifie quelqu’un de génial. » En parlant ainsi, le chancelier semblait s’apprêter à en découdre, à mettre flamberge au vent. Bien que sa barbe ait blanchi, ses souvenirs universitaires ont conservé toute leur fraîcheur et sont demeurés chers à son âme éternellement verdissante, où la sève ne tarira jamais. Il croyait revoir en ce moment celle rapière dont il s’escrimait si vaillamment dans les beaux jours de sa jeunesse. Oser le traiter de génial ! N’est-ce pas le cas d’aller sur le terrain ?

On pourrait citer plus d’un homme d’état qui serait content et fier de passer pour génial. Hors des universités allemandes, qu’est-ce qu’un homme génial ? Un esprit heureusement doué et prime-sautier, qui a reçu du ciel la précieuse faculté de saisir les choses par une sorte de divination instinctive, sans effort, sans grande dépense d’attention et comme en se jouant. Un esprit génial est dispensé par une grâce d’état de tous les apprentissages laborieux ; qu’il s’agisse de guerre ou de marine, de frégates, de tarifs ou d’impôts indirects, aucune question ne lui est étrangère, quelques heures lui suffisent pour se mettre au courant ; il s’oriente dans les régions les plus lointaines, il sait tout ou presque tout sans avoir eu besoin de rien apprendre. Nous sommes persuadé qu’au début de sa carrière M. de Bismarck ne se fâchait point quand on le traitait de génial ; mais avec l’âge les goûts changent, et les ambitions aussi. M. de Bismarck se pique aujourd’hui d’avoir étudié les choses dans toutes les règles, de les pouvoir expliquer par raison démonstrative, d’être ferré à glace sur les principes, d’avoir acquis en économie politique la compétence d’un homme du métier et de M. Delbrück lui-même, qu’il consultait jadis et dont il méprise maintenant les avis. Si on le traitait de pédant, il ne s’en formaliserait point, il en éprouverait peut-être dans son cœur une secrète satisfaction, un agréable chatouillement ; mais il veut mal de mort à quiconque se permet de l’appeler génial. Quand il lui arrive de rencontrer ce mot malencontreux dans un article de la Gazette nationale, il s’irrite, il flaire quelque noir complot. Voilà qui prouve que ce n’est pas tout de louer les gens, qu’il importe de les louer à leur guise, à leur fantaisie, qu’il faut posséder l’art d’entrer de plain-pied dans leurs sentimens, dans leurs querelles avec la vie ou avec M. Richter, et de les gratter où il leur démange.

Si M. de Bismarck ne souffre plus qu’on le traite d’homme génial, il semble aussi qu’il soit las des hommages qu’on a si souvent rendus à son merveilleux génie diplomatique, et qu’il lui répugne depuis peu d être sans cesse admiré, célébré comme le type le plus accompli de la politique réaliste au XIXe siècle. C’est du moins la conclusion qu’il est permis de tirer d’un livre fort curieux et même fort étrange, intitulé le Prince de Bismarck et notre temps, qui a fait, paraît-il, quelque sensation à Berlin[1]. L’auteur de ce livre, le docteur Hermann Klee, est un des rédacteurs de la Post, journal qui passe pour recevoir quelquefois des confidences de M. de Bismarck ; au surplus M. Klee a voué au chancelier une admiration sans mélange, sans réserve, qui touche à l’idolâtrie. En prenant la plume, il paraît avoir eu la double intention de servir ce qu’il considère comme la bonne cause et d’être agréable à M. de Bismarck, et on prétend qu’il a été récompensé de ses peines par des assurances de haute satisfaction, auxquelles il n’a pu manquer d’être sensible. Or son livre, plus mystique encore que politique, est une véritable révélation, presque une apocalypse. M. Klee renverse impitoyablement toutes les idées reçues ; il nous fait le portrait d’un prince de Bismarck tout nouveau, dont personne ne soupçonnait l’existence, dont sûrement le prince Gortchakof et le comte Andrassy n’ont jamais entendu parler et que peut-être M. de Bismarck lui-même ne connaissait pas.

Jusqu’ici on avait considéré le chancelier de l’empire germanique comme un homme sans préjugés ; on avait vanté la liberté et le prodigieux dégagement de son esprit ; on expliquait ses succès non-seulement par l’énergie de son caractère, par la trempe peu commune de sa volonté, par la justesse de son coup d’œil et la profondeur de ses desseins, mais aussi par l’intelligence qu’il avait de son siècle et de toutes les idées modernes, dont il se faisait au besoin des auxiliaires et des complices. On s’était imaginé que dans sa politique extérieure il n’avait jamais eu d’autre guide ni d’autre règle que l’intérêt de la grandeur prussienne, que toutes les combinaisons lui étaient bonnes pourvu qu’il y trouvât son avantage, qu’il avait toujours fait preuve d’une certaine indifférence morale dans le choix des moyens, et que dans l’occasion il n’avait pas craint de faire alliance avec la révolution, qu’elle fût représentée par un empereur, par un roi ou par un tribun. Il est des enchanteurs si puissans, si sûrs de leur baguette, si versés dans tous les secrets de la magie, qu’ils peuvent impunément évoquer les esprits infernaux et conclure des pactes avec eux ; toujours certains de s’en faire obéir, quand ils n’ont plus besoin de leurs services, ils les éconduisent sans façons comme on casse aux gages un domestique. Ils ressemblent à ces francs pécheurs dont parlait Pascal, « pécheurs endurcis, pécheurs sans mélange, pleins et achevés ; l’enfer ne les tient pas, ils ont trompé le diable à force de s’y abandonner. »

On croyait aussi qu’en matière de gouvernement, M. de Bismarck était affranchi de toute superstition, qu’il n’appartenait pas précisément à l’école du respect, qu’il avait peu de goût pour les petites pratiques et pour les exercices d’oraison, qu’il était moins dévot qu’utilitaire, et, pour trancher le mot, plus césarien que royaliste. Si original qu’on soit, on est toujours le disciple de quelqu’un. M. de Bismarck a eu deux maîtres, dont il a médité profondément les leçons, le grand Frédéric et l’empereur Napoléon III. Il a appris du premier comment il faut s’y prendre pour conquérir la Silésie et même plusieurs Silésies ; il a appris du second que le premier devoir d’un César est d’être de son siècle, car on pardonne tout à César, sauf un anachronisme. L’empereur Napoléon III était un homme vraiment moderne qui employait à son service les idées nouvelles, en les traduisant en langage napoléonien. Dans ses rapports avec le parlement, avec la presse, avec l’opinion publique, M. de Bismarck semblait s’être approprié toutes les méthodes napoléoniennes, et il les appliquait avec une sûreté de jugement, avec une vigueur de décision qui manquait à son modèle. Quelqu’un disait dernièrement que pour son malheur il y avait eu deux hommes dans le vainqueur de Solferino et dans le vaincu de Sedan, un mystique et un sceptique, et que le sceptique avait été conduit à sa perte par le mystique. M. de Bismarck est exempt de tout mysticisme, même à faible dose ; ce grand douteur, qui ne croit qu’à son idée et au mépris que lui inspirent les hommes, n’a jamais ajouté foi aux faiseurs d’horoscopes, et il n’est pas à craindre qu’il se laisse choir dans un puits en cherchant à pénétrer le secret des étoiles ou de l’avenir providentiel du Mexique.

C’est l’image de ceux qui bâillent aux chimères,
Cependant qu’ils sont en danger,
Soit pour eux, soit pour leurs affaires.

Telle était du moins l’opinion généralement admise ; mais M. le docteur Hermann Klee a entrepris de changer tout cela. Selon lui, c’est attenter à la gloire de M. Bismarck que de le mettre au rang des plus grands politiques réalistes, en vantant sa clairvoyance, la fertilité de ses expédions, la sagacité de son génie inventif et perçant. Ce qui fait sa vraie grandeur, si nous devons en croire M. Klee, c’est qu’il est avant tout un homme de foi et de principes, un croyant, un missionnaire, presque un apôtre, un serviteur de Dieu, suscité dans un siècle de corruption et de mécréance pour livrer le saint combat, pour exterminer toutes les hérésies et ramener au bercail les troupeaux égarés. M. Klee est sévère, vraiment impitoyable pour notre siècle ; il ne lui accorde rien. Au lendemain de Villafranca, M. de Cavour disait dans un mouvement d’humeur : « On ne peut nier que l’humanité dans son ensemble n’ait progressé, mais quant à ce coquin d’homme, je ne crois pas qu’il ait fait aucun progrès. » M. Klee estime que non-seulement « ce coquin d’homme » vaut encore moins qu’il n’a jamais valu, mais que l’humanité dans son ensemble fait fausse route, qu’elle a quitté le droit chemin pour s’engager dans les sentiers qui mènent aux abîmes, qu’elle s’est laissé dévoyer par le père du mensonge, que nos lois, nos institutions sont une œuvre de ténèbres, que les prétendus principes sur lesquels repose la société moderne sont de monstrueuses et fatales erreurs, dont nous devons faire pénitence dans le jeûne et dans le cilice, dans le sac et dans la cendre. C’est la révolution française qui a causé tout le mal ; elle a détruit les traditions, elle a tué le respect, elle a porté des mains profanes et sanglantes sur le trône et sur l’autel. Elle a répandu dans tous les esprits de chimériques idées de fausse justice, de vaine égalité, de liberté impie et criminelle ; les peuples, abusés et séduits, ont désappris l’obéissance, ils se sont persuadé qu’ils avaient voix au chapitre dans les conseils où se règlent leurs destinées, qu’ils s’appartenaient, qu’ils étaient leurs propres maîtres et leurs propres souverains, et le troupeau a sommé son berger de lui rendre ses comptes, oubliant que les bergers ne sont tenus de compter qu’avec le ciel. M. Klee répète après Joseph de Maistre que la révolution française a un caractère satanique, qu’elle est mauvaise radicalement, la pure impureté, une guerre faite à Dieu ; il s’écrie avec de Bonald qu’elle est le mal élevé à la plus haute puissance et l’ordre dans le bouleversement. Les principes de 89 ont perverti et empoisonné le monde, et le corps social est travaillé par de funestes maladies, auxquelles nous ne tarderions pas à succomber, si le ciel, touché de nos malheurs, n’avait confié le soin de nous guérir à un grand médecin, doué d’un pouvoir presque miraculeux, expert dans tous les genres de recettes, qui emploie avec la même dextérité le fer et le feu ou les moyens doux, et qui s’appelle le prince de Bismarck. Grâce à ses cautères, à ses ventouses et à ses juleps, nous ne périrons point. Il réunit toutes les qualités nécessaires à l’accomplissement de sa tâche. « Il y a en lui un soldat doublé d’un féal royaliste et d’un parfait chrétien… C’est un homme coulé d’un seul jet, qui unit à un caractère ferme comme un rocher et aux qualités les plus éminentes de l’esprit un cœur profondément croyant, un homme qui a rétabli dans leurs droits le principe d’autorité et les vieilles traditions politiques, un homme qui tient également pour sacrées les traditions religieuses, qui a placé sa confiance en Dieu et qui n’a entrepris et accompli sa grande mission que dans une pensée de foi. »

Nous avons dit que le docteur Klee est un peu mystique, et les mystiques sont d’intrépides argumentateurs, que rien n’embarrasse et qui, un bandeau sur les yeux, vont droit devant eux sans sourciller jusqu’au bout de leur raisonnement. Quand la postérité étudiera de sang-froid les glorieuses campagnes diplomatiques de M. de Bismarck et toute l’histoire de sa politique étrangère, elle paiera sûrement à son habileté consommée et à son génie le tribut d’admiration qui leur est dû ; maïs elle aura quelque peine à reconnaître en lui le héros de la restauration monarchique, un conservateur absolument orthodoxe, un légitimiste de la stricte observance, l’apôtre ou le pontife du droit divin, l’interprète dévot des volontés célestes, un de ces anges de lumière qui portent la livrée de l’agneau sans tache. M, Klee n’y voit pour sa part aucune difficulté, et voilà le privilège des yeux apocalyptiques.

Il admet bien que M. de Bismarck a paru faire quelquefois de la diplomatie révolutionnaire, mais il s’empresse d’ajouter que ce sont là de fausses apparences, qui ne trompent que les esprits frivoles, et qu’en s’attaquant à des droits héréditaires et sacrés M. de Bismarck ne songeait qu’à leur rendre service. Dès son avènement au pouvoir, il s’occupait de faire un seul faisceau de toutes les forces conservatrices de l’Europe ; il avait décidé qu’il n’y avait point de salut hors de l’alliance des trois empereurs, et à l’heure même où, assuré de la complicité de la France, il faisait audacieusement campagne avec l’Italie contre l’Autriche, il considérait les Autrichiens comme ses vrais amis, il prenait à cœur leurs intérêts, qu’il entendait mieux qu’eux-mêmes ; s’il les battait, c’était pour leur plus grand avantage, pour le bien et le salut de leur âme, conformément au proverbe qui dit que qui bien aime bien châtie. C’est ainsi que l’entendait déjà le grand Frédéric, quand il prenait la Silésie à Marie-Thérèse et que de son quartier général de Milkau il écrivait au conseiller de Borcke : « Vous devez faire tout au monde pour écarter de l’esprit du duc de Toscane et du ministère de Vienne toutes sinistres couleurs qu’on voudra peut-être donner à mon plan, et pour les persuader de son utilité et de la pureté de mes intentions, qui n’ont pour objet que leur véritable bonheur et conservation. » Quant aux petites couronnes qui ont payé les frais de la guerre et que le vainqueur a confisquées ou brisées sans scrupule et sans remords, on pourrait alléguer qu’elles étaient aussi authentiques, aussi sacrées et d’un or aussi pur que la couronne de Prusse ; les petites légitimités ne sont pas moins respectables que les grandes, et il n’y a pas de degrés dans le droit divin. C’est une considération à laquelle M. Klee n’a pas daigné s’arrêter ; il voit les choses en grand, les détails ne l’intéressent guère, et les petites couronnes sont des détails. De si bon aloi qu’elles puissent être, est-ce la faute du docteur Klee si elles sont un peu légères et partant à la merci dés vents et de ceux qui les déchaînent ?

Le sincère enthousiasme qu’il ressent pour son héros est cause qu’en retraçant à grands traits son histoire, il était résolu d’avance à n’y rien trouver qui ne fut admirable. A la vérité, il s’est cru tenu en conscience de relever certaines actions douteuses, qui le chagrinaient ou l’offusquaient ; mais il leur a fait grâce, il leur a appliqué le bénéfice des interprétations bénignes et complaisantes. Il a très peu de goût, par exemple, pour le Kulturkampf, attendu que le Kulturkampf a fait la joie des libres penseurs, des mécréans, des radicaux, de tous ceux qu’il regarde comme les ennemis de Dieu ; mais il a consacré plusieurs pages à démontrer qu’en guerroyant contre Rome, M. de Bismarck nourrissait cependant à l’égard du saint-siège les dispositions les plus pacifiques, et qu’en faisant une œuvre agréable aux radicaux, il n’avait garde de faire cause commune avec eux, qu’il ne s’agit en tout cela que d’un malentendu fâcheux qui sera bientôt dissipé, que ce conflit passager tournera à l’avantage de la religion et de l’église, dont le chancelier de l’empire germanique est le chaud défenseur et le protecteur dévoué. Nous avouerons que, sur ce point, les explications de M. Klee nous ont paru obscures ou un peu louches, bien que d’habitude il écrive d’un style clair et net ; nous avons pensé en les lisant au mot de lord Clarendon, qui, lors de la guerre de Crimée, disait à propos d’un général qu’on lui envoyait de Berlin pour lui expliquer la politique prussienne dans la question d’Orient : « On m’envoie de Berlin, pour m’expliquer une chose inexplicable, un monsieur qui ne sait pas ou ne veut pas s’expliquer. »

M. Klee reconnaît que sur deux autres points la conduite de M. de Bismarck a prêté le flanc à la critique, fourni matière à des objections ou à de fâcheux étonnemens. Les conservateurs pourraient lui reprocher d’avoir failli à sa mission en usant de trop de mansuétude, de trop de longanimité à l’égard du parlement et d’avoir conclu avec les nationaux libéraux des compromis attentatoires à sa dignité ; ils pourraient lui reprocher aussi d’avoir introduit en Allemagne ce fléau, cette peste, qu’on appelle le suffrage universel ; mais M. Klee a réponse à tout. En ce qui concerne le suffrage universel, il ne cherche pas à excuser ou à disculper M. de Bismarck, il le loue hautement du parti qu’il a pris, et la raison qu’il en donne est curieuse. Il déclare que tous les systèmes électoraux sont radicalement mauvais, attendu que le meilleur état social serait celui où il n’y aurait ni élections, ni électeurs, ni élus. N’est-il pas déplorable de laisser croire aux peuples qu’ils doivent confier le soin de leurs intérêts à des mandataires nommés par eux à cet effet, tandis que l’histoire nous enseigne que « la volonté nationale n’est vraiment représentée que par la couronne et par le glaive, par le roi et son armée ? » Mais du moment qu’il faut en passer par là, le suffrage universel, bien qu’il soit un produit et une importation de la France révolutionnaire, est de tous les modes d’élections le moins dangereux, le plus inoffensif, le plus conservateur, le plus monarchique, pourvu qu’on sache s’en servir, sans compter que le meilleur moyen d’imprimer fortement dans le cœur et dans la tête un peu duré de tous les Allemands la notion de l’unité de l’Allemagne était de les convier tous à élire un parlement impérial. Un jour ou l’autre, l’éducation de l’Allemagne étant faite, on pourra se passer du suffrage universel, sans qu’il soit question de le remplacer par rien. Ce jour viendra, cela est écrit, comme disait Homère, aux tablettes de Jupiter, mais il n’est pas encore venu, et il faut savoir attendre.

On ne peut professer plus d’aversion, plus de mépris que le docteur Klee pour les parlemens et le parlementarisme. Il estime que les assemblées électives ne sont qu’un bagage inutile et embarrassant, qu’il n’est jamais sorti rien de bon d’une délibération de députés, et que, si les peuples avaient le sens commun, ils demanderaient à être mis et tenus en tutelle. « On suppose assez souvent, disait Joseph de Maistre, que le mandataire seul peut être représentant ; c’est une erreur. Tous les jours, dans les tribunaux, l’enfant, le fou et l’absent sont représentés par des hommes qui ne tiennent leur mandat que de la loi ; or le peuple réunit éminemment ces trois qualités, car il est toujours enfant, toujours fou et toujours absent. » Voilà précisément ce que dit M. Klee, quoiqu’il ait moins de piquant dans le style ; l’air est différent, la chanson est la même. Le roi Charles XII, comme on sait, ne regardait le sénat suédois que comme une troupe de domestiques, qui voulaient commander dans la maison en l’absence du maître ; il leur écrivit que s’ils prétendaient gouverner, il leur enverrait une de ses bottes, dont ils auraient à prendre les avis et les ordres. Si M. de Bismarck avait imité les pratiques de Charles XII, s’il avait envoyé aux députés du Reichstag une de ses bottes à la hussarde, chargée de leur signifier ses ordres, M. Klee aurait sûrement glorifié ce procédé et cette botte ; mais il n’ose blâmer le chancelier d’avoir adopté une méthode plus douce, car il est décidé à ne le blâmer de rien.

Sans doute il ne peut penser sans regret ni sans une secrète humiliation aux ménagemens excessifs que s’est imposés M. de Bismarck à l’égard des assemblées, aux explications bénévoles qu’il a consenti à leur donner, aux concessions qu’il a daigné leur faire, au bill d’indemnité qu’il demanda un jour à la chambre prussienne, abaissant ainsi la victoire devant la défaite ; mais, à son avis, M. de Bismarck en usait ainsi moins par condescendance que par dessein. En faisant au parlement une part, si modeste qu’elle fût, dans la conduite des affaires, il a voulu le mettre à même de faire des fautes, l’obliger à se discréditer par ses mutineries et ses déraisons, le réduire à l’impuissance par une sorte de réduction à l’absurde. Il a obtenu gain de cause, il a prouvé à la Prusse et à l’Allemagne tout entière que si on laissait faire les assemblées, elles conduiraient fatalement l’état à sa perte. « Cette vaste couche sociale qu’on appelle la classe moyenne cultivée a rompu à jamais avec le libéralisme courant et témoigné de sa conversion aux principes conservateurs par son désir de voir fortifier la puissance de l’état. Que sa guérison soit complète, on ne saurait encore l’affirmer, mais il est incontestable que sur un point du moins elle est en pleine convalescence. Grâce à la politique vigoureuse et monarchique du chancelier de l’empire, les aspirations parlementaires et démocratiques, raffinées ou grossières, ont trouvé à qui parler, et, la classe moyenne a reconnu les dangers du parlementarisme, la nécessité d’un gouvernement fort et absolu autant que possible… Ce sont là les grands et heureux résultats de la politique intérieure de Bismarck ; on ne pouvait nous rendre un service plus essentiel, et c’est grâce à lui seul que tous les états dont se compose l’empire allemand, désabusés l’un après l’autre des chimères de la liberté constitutionnelle, participent aux bienfaits d’une politique aussi libre que conservatrice. » M. Klee prévoit qu’avant peu les parlementaires eux-mêmes, abjurant leurs funestes erreurs, supplieront le chancelier de ne plus considérer le Reichstag que comme une chambre d’enregistrement et de leur retirer jusqu’au droit de remontrance. Alors sera accomplie la mission du grand médecin providentiel, qui rend l’ouïe aux sourds, la vue aux aveugles et qui pour leur bien ôte l’usage de la parole aux bavards. Qu’en pensent MM. Lasker et Richter ? Il est à craindre qu’ils ne meurent dans l’impénitence finale ; mais, longtemps avant de mourir, ils auront passé à l’état de phénomènes ou de bêtes curieuses, et quand ils se promèneront sous les Linden, les gamins de Berlin montreront du doigt le dernier des libéraux, le dernier des progressistes, mélancoliques représentans d’une espèce perdue. Peut-être y aura-t-il encore en ce temps-là beaucoup de socialistes et quelques régicides. Hélas ! il n’est pas de bonheur complet, mais si on ne peut en finir d’un coup avec les monstres, c’est un bon commencement que de purger le monde de tous les ergoteurs.

« Le génie original de M. de Bismarck a jeté un audacieux défi à toutes les doctrines modernes, s’écrie le docteur Klee… Ce n’est pas par de vaines théories, c’est par ses actions qu’il a remis en honneur de vieilles et indestructibles vérités et délivré l’Allemagne de la superstition pédantesque qui lui faisait chercher le salut dans des idées nouvelles, importées de France ou d’Angleterre. Aussi avons-nous le droit de le proclamer le sauveur de l’humanité. Héros victorieux, il a converti presque tout le monde à ses idées créatrices, fondées sur de vieux principes depuis longtemps éprouvés, et il a fait la conquête de l’opinion publique. Les fruits de la réforme qu’il a opérée sont déjà manifestes, mais l’avenir seul en sentira tout le prix et glorifiera comme il le mérite ce dompteur de la révolution, ce destructeur des superstitions modernes, ce champion des principes divins et éternels, qui furent dans tous les temps le palladium de l’humanité. Ce n’est pas seulement eu Prusse ni dans les états Allemands, c’est bien au delà des frontières de l’Allemagne que se fait sentir son action pour donner une nouvelle vie aux idées antirévolutionnaires, et si la foi monarchique se ranime partout, à lui seul en revient le mérite. » Ainsi parle le docteur Klee ; mais nous connaissons des conservateurs prussiens qui ne sont point de son avis ; il est vrai que ce ne sont pas des mystiques, quoiqu’ils aient aussi peu de tendresse que lui pour les parlemens, pour les avocats et pour M. Lasker. Ils reconnaissent en M. de Bismarck un autoritaire convaincu et conséquent, ils ne le traitent point de génial, ils rendent pleine justice à la supériorité de son esprit et de son caractère. Il a dit lui-même un jour que la grande maladie de notre siècle était la peur des responsabilités ; personne ne l’accusera de les craindre ni de les fuir ; jamais bomme n’a tant osé, tant pris fur lui, répondu de tant de choses sur son honneur, sur sa gloire et même sur sa tête, et c’est par là qu’il fait une si grande figure dans un temps où les petites considérations et les petits calculs, la complication des intérêts, les combinaisons parlementaires, les engagemens et les servitudes des partis, les intrigues de couloirs exercent sur les volontés une influence énervante qui explique cette disette d’hommes d’état dont se plaint l’Europe. Mais si les conservateurs dont nous parlons rendent hommage aux qualités maîtresses et souveraines de M. de Bismarck, ils lui reprochent d’être un homme sans doctrines, de n’avoir jamais eu que des principes de circonstance, d’avoir abusé des expédiens ; ils se plaignent qu’il a détruit les vieux moyens de gouvernement et qu’il les a remplacés par d’autres qui ne sont qu’à son usage, qu’en donnant une constitution à l’Allemagne il a trop songé à ses convenances personnelles, que cette constitution est une machine dont il possède seul le secret et le maniement, que quand le mécanicien aura disparu, la machine ne marchera plus. — « Il s’est occupé de se rendre nécessaire, disent-ils ; après lui le déluge, c’est-à-dire le parlementarisme ! »

M. Klee s’est donné beaucoup de peine pour établir et justifier sa thèse, pour démontrer la vocation apostolique de M. de Bismarck, mais Voltaire a dit que les systèmes sont comme les rats qui peuvent passer par vingt petits trous et qui en trouvent enfin deux ou trois qui les arrêtent. Quelle que soit du reste la valeur de son argumentation, son livre est un signe des temps, et il est une réflexion qu’on ne peut s’empêcher de faire en le lisant. Alors que la France passait pour avoir un gouvernement réactionnaire et clérical, les journaux d’outre-Rhin répétaient à l’envi que M. de Bismarck était le chef naturel du libéralisme européen, et qu’il avait pour mission de défendre les idées modernes contre le Vatican, dont le cabinet de Versailles était l’allié et le suppôt. Aujourd’hui que la France est une république très républicaine, qu’on soupçonne d’incliner vers le radicalisme, M. Klee et nombre de journalistes allemands nous représentent le chancelier comme le champion du droit divin, comme un saint Georges ou un saint Michel destiné à percer de sa lance et à fouler sous ses pieds le dragon révolutionnaire. Il y a chez nos voisins un proverbe qui dit : « Wess’Brod ich esse, dess’Lied ich singe, qui me donne le pain, je chanterai sa chanson. » Les Allemands ont changé ce proverbe, et ils disent aujourd’hui : Celui qui m’a donné malgré lui cinq milliards et qui peut-être les regrette, je ne chanterai jamais sa chanson, et, quoiqu’il chante, je m’arrangerai pour lui prouver qu’il chante faux. Quand on a l’esprit processif, on a soin d’amasser de longue main des griefs et d’enrichir jour par jour ses dossiers.

Si quelques-uns de nos radicaux étaient assez naïfs pour s’imaginer qu’en engageant la France dans les voies hasardeuses du Kulturkampf, ils se gagneront les sympathies de M. de Bismarck, ils ne tarderont pas à se détromper. Assurément ils lui feront plaisir, mais ce plaisir ne sera accompagné d’aucune bienveillance. Ils encourageront le chancelier à faire au plus tôt sa paix avec le Vatican, et il y réussira peut-être, car, si la France se brouille avec Léon XIII, Léon XIII deviendra plus accommodant et plus souple dans ses négociations avec l’Allemagne. Le plaisir que ressentira M. de Bismarck sera pareil à celui qu’éprouva le grand Frédéric, quand il eut déchaîné la guerre en Europe et que, satisfait de ses conquêtes, pressé de retirer son épingle du jeu, il s’arrangea avec la cour de Vienne et laissa ses alliés sortir de ce mauvais pas comme ils pourraient. « J’ai donné le mal épidémique de la guerre à l’Europe, écrivait-il à Voltaire, comme une coquette donne certaines faveurs cuisantes à ses galans. J’en suis guéri heureusement, et je considère à présent comme les autres vont se tirer des remèdes par lesquels ils passent. » Si M. de Bismarck se réconciliait avec l’église et avec le parti du centre, il ne tiendrait qu’à lui de devenir conservateur à outrance. Il a su prendre des mesures énergiques pour empêcher la peste russe de franchir les frontières de l’Allemagne, et la peste russe n’est pas le genre de contagion que redoutent le plus les conservateurs mystiques. Le docteur Klee nous paraît avoir un goût prononcé pour les cordons sanitaires ; le docteur Klee condamne comme dangereux et immoral tout ce qui vient de France, principes de 89 ou pièces de théâtre ; le docteur Klee ne peut se consoler qu’on ait fini par jouer à Stettin les Fourchambault, et qu’un dramaturge français travaille à pervertir la bourgeoisie allemande en lui persuadant qu’un enfant naturel peut avoir des vertus. Il est juste d’ajouter qu’il n’en fait pas un casus belli.


G. VALBERT,

  1. Fürst Bismarck und unsere Zeit, von Dr Hermann Klee, Berlin, 1879, avec cette épigraphe tirée de Schiller : Celui qui voit l’ensemble des choses est toujours en paix avec lui-même.
    Wer den Sinn auf’s Ganze hält gerichtet,
    Dem ist der Streit in seiner Brust geschlichet.