Le Prince de Jéricho/Partie 3/Chapitre V

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V

La vérité

Ellen-Rock était de ces hommes qui sont toujours prêts à engager le combat, fût-ce contre une vérité qui les cerne de toutes parts. Pas une seconde, il n’admit qu’il pût être Jéricho. Des hasards, une suite de faits se déroulant sur des lignes voisines et mêlant parfois la destinée de deux êtres, oui, il acceptait cette hypothèse, qu’imposaient d’ailleurs les événements. Mais que ces deux êtres ne fissent qu’un, cela non !

D’un mouvement de tête, il rejeta une pareille éventualité, et vint s’asseoir en face de l’Italienne, les genoux contre les siens, les yeux dans ses yeux, et il lui dit :

— Tu n’as rien inventé, n’est-ce pas, Pasquarella ? Ce n’est pas le récit d’un cauchemar ? Boniface ne délirait pas en parlant ainsi ?

— Non, affirma-t-elle, car, ayant divulgué son secret, peut-être involontairement, il en reparla la nuit d’après, et longuement, avec tout son sang-froid.

— Et tu n’as rien appris de nouveau ?

— Rien.

— Tu ne te trompes pas ? Certains détails peuvent avoir leur importance. Ainsi le nom de Jéricho ?… Était-ce son nom véritable ?

— Je ne crois pas, dit Pasquarella.

— Mais il ne pouvait pas s’en servir avec les gens qui n’étaient pas ses complices ?

— En effet. Il se faisait appeler M. Leprince. Et, à ce propos, je me rappelle que, selon Boniface, c’était un vrai prince, et que Jéricho le lui avait avoué, disant qu’il était de vieille noblesse et qu’autrefois il habitait un château en Bretagne. Mais, en réalité, il n’était question, entre Boniface et Ludovic, que des remords de Boniface. Il ne peut se pardonner le meurtre de Jéricho. Jéricho est resté pour lui quelque chose d’extraordinaire, qui le courbe encore sous sa domination. Il le vénère et il en a peur. Il aperçoit son fantôme partout, la nuit, et même en plein jour, un fantôme affreux, dont il entend les malédictions et qui vient se venger de lui en l’assommant à son tour.

— Tu inventes, Pasquarella, tu imagines…

— Non, je vous le jure.

— Alors, ils l’ont vraiment assommé ?

— Oui.

— Et attaché sur une épave ?

— Oui.

— Et abandonné en pleine mer ?

— Oui.

— Mais la date ? s’écria Ellen-Rock, de plus en plus surexcité. Tu n’as pas dit la date…

— Cinq semaines après la mort de M. Manolsen.

— Cinq semaines ? Donc, vers la fin de juin ?

— Exactement le 30.

— Le 30 juin, reprit Ellen-Rock.

Il se tut. En lui-même, il calculait. Le 30 juin… et c’était le 6 juillet qu’on l’avait recueilli à la pointe d’Antibes… sept jours après… Les sept jours qu’une épave peut mettre pour flotter des côtes de Sicile aux côtes de France…

Ellen-Rock s’accouda sur ses genoux, les poings contre les tempes. Nathalie eut horreur soudain de la lumière trop violente qui tombait sur eux et, vivement, éteignit trois ampoules… Une seule lampe resta, voilée d’un abat-jour.

Maxime, impressionné, voulut rompre le silence et dit :

— Au fond, tout cela est assez obscur et ne mérite pas qu’on s’y arrête. Notre attention doit porter uniquement sur la soirée présente. Pasquarella, puisque Jéricho est mort, je ne vois pas trop pourquoi vous nous avez réunis.

— Parce que Boniface va venir.

— Et alors ?

— Pour moi, maintenant, dit-elle, Boniface est celui qui a perdu ma sœur. Pour vous, n’est-ce pas celui qui a tué M. Manolsen ? C’est par lui qu’on peut connaître la vérité… et c’est de lui seul qu’on peut se venger.

— Tu as raison, Pasquarella, dit Ellen-Rock, en relevant la tête. Et tu affirmes qu’il vient ce soir ?

— Oui.

— Quel est son plan ?

— J’ai fini par savoir que, depuis deux semaines, Ludovic est sommelier ici et que…

— Ludovic ne connaissait pas Jéricho ?

— Non. Il travaillait pour Jéricho, mais, au loin, comme indicateur, et pour préparer les expéditions. C’est Boniface, plus tard, qui se l’est attaché. Donc Ludovic, une fois engagé ici, a épié Mlle Manolsen, et a pris note de toutes ses habitudes. Il a même réussi à pénétrer dans cet appartement et, sachant que la femme de chambre allait tous les samedis au cinéma, il a fixé le coup à ce soir.

— C’est-à-dire ?

— C’est-à-dire qu’il introduira Boniface dans l’hôtel, qu’il le fera passer par l’ascenseur des domestiques dans le petit couloir qui s’embranche sur le couloir principal, en face de cet appartement. Ludovic prendra la clef dans l’office, où toutes les clefs sont accrochées en double, et il restera dans l’ascenseur, tout prêt à faire descendre Boniface aussitôt que celui-ci aura pu s’emparer du médaillon.

— Il ne s’agit que du médaillon ?

— Oui.

— Ils sont convenus d’une heure ?

— Exactement onze heures quarante.

Il consulta la pendule et sa montre.

— Donc dans quinze minutes. Bien. Et ton idée ?…

— C’est de vous livrer Boniface, puisque nous avons l’occasion de le prendre au piège. Ce que vous ferez de lui ne me regarde pas. Vous êtes le maître.

— Et si je le relâche ?

Elle tira de son corsage la pointe d’un petit poignard.

— Il paiera pour Jéricho, dit-elle tranquillement. Pour moi, il est à la fois Boniface et Jéricho.

Ellen-Rock entraîna Maxime dans la chambre occupée par celui-ci. Le délire de la fièvre semblait l’agiter, et il dit à Maxime, qui sentait autour de son bras une étreinte violente :

— Vous avez raison, Maxime, tout cela est obscur et, sans doute, insignifiant. Il y a évidemment des coïncidences… l’écriture… le coup de massue… l’épave… et puis certains souvenirs confus qui s’éveillent en moi… Mais, somme toute, rien de fixe… N’est-ce pas, Maxime, c’est votre avis ?

Il n’attendit pas la réponse de Maxime. Il se rassurait lui-même par son affirmation, et il acheva :

— D’ailleurs, nous allons avoir une certitude par Boniface. Cette certitude, je la connais d’avance. Tout de même, il y a des choses qui ont besoin d’être expliquées. Boniface a connu Jéricho. Il nous renseignera sur cet homme, et je saurai quels rapports il y avait entre Jéricho et moi. Ah ! enfin, je vais savoir.

Il parcourait la pièce en tous sens et répétait, secouant ses bras tendus :

— Je vais savoir !… Peut-être Jéricho m’a-t-il connu !… Je vais savoir ! Je vais savoir ! Quelle ivresse !… Savoir !… Savoir !…

Brusquement, il se dompta, et aussi calme en apparence que si son destin n’était pas en jeu :

— Encore quelques minutes. Préparons tout, Maxime.

L’instant approchait, en effet. La riposte était prête, mais il fallait l’adapter au plan de l’ennemi d’une façon plus efficace encore. Ellen-Rock et Maxime revinrent au salon. En hâte, Ellen-Rock posa une question à Pasquarella :

— Précise. Tu as téléphoné tantôt pour mettre Mlle Manolsen en garde contre le vin qui lui serait servi…

— Oui, et je vous répète que j’ai cru d’abord à du poison. Mais, depuis, j’ai entendu Boniface. Il avait décidé que Ludovic ferait dissoudre dans la demi-bouteille un gramme d’une substance dont je n’ai pas discerné le nom. L’effet devait se produire une heure ou deux plus tard, lorsque Mlle Manolsen serait montée chez elle.

Nathalie ne disait rien, comme si elle eût voulu éviter les paroles qu’Ellen-Rock pouvait lui adresser. Cependant, il lui dit :

— Si vous avez confiance en Maxime et en moi, mademoiselle, vous irez jusqu’au bout de ce que vous avez commencé. Ayant bu la drogue, ainsi que Boniface le suppose, vous affecterez de vous être endormie subitement, sans avoir eu le temps de gagner votre chambre. N’est-ce pas ? Vous avez ouvert l’armoire, pris votre sac de voyage et déposé le reliquaire parmi les bijoux. Et puis le sommeil inévitable vous a saisie, et vous n’avez pas quitté le fauteuil où vous lisiez.

Nathalie obéissait au fur et à mesure. Elle défit la chaînette du reliquaire et plaça le bijou sur la table voisine, auprès des bagues. Un livre qu’elle prit glissa de ses genoux jusqu’à terre. Ellen-Rock rabattit encore l’abat-jour qui entourait l’unique ampoule et murmura :

— Vous n’aurez aucune crainte, n’est-ce pas ? D’ailleurs cet homme ne vient que pour voler…

— Oui, affirma Pasquarella, il l’a juré. Il n’apportera aucune arme. C’est la condition posée par Ludovic.

— N’importe ! dit Ellen-Rock, je suis là… Je réponds de tout.

La pendule marquait onze heures quarante. Chacun prit son poste.

Pasquarella passa dans la chambre de Maxime et laissa le battant tout contre. Ellen-Rock se mit dans un renfoncement obscur du vestibule, à un endroit où il ne pouvait être vu. Derrière lui, Maxime s’installa au seuil de la salle de bains.

Il n’y avait aucun bruit dans cette partie de l’hôtel. Dehors, c’était le roulement habituel des automobiles. Maxime chuchota :

— Ça ne va pas tarder. Ces coups-là s’exécutent à l’instant fixé. Sans quoi… Écoutez… Non… ce n’est pas encore ça… Alors, Ellen-Rock, vous êtes un peu suffoqué par l’aventure, hein ? Mais non, mais non… Boniface débrouillera toute la question. Voyons, quoi, il y a des choses par trop invraisemblables. Ainsi, par exemple…

Ellen-Rock articula, poursuivant sa pensée :

— Je donnerai la lumière en plein quand il repartira, et, de la sorte, je me rendrai compte de la façon dont il réagira en me voyant.

— Et après ?

— Après ? Eh bien, s’il m’a connu, je le saurai, c’est l’essentiel.

— À votre place, cher ami…

— Silence. Ce doit être eux.

Non loin, le déclenchement de l’ascenseur avait retenti. Puis, plus rien. Ellen-Rock colla son oreille contre la porte. Mais le tapis du couloir étouffait les pas.

Une minute s’écoula. Si vraiment c’était Boniface, il devait être dans le corridor perpendiculaire, et inspecter le couloir central pour le traverser en toute sécurité. Ellen-Rock recula jusqu’à l’entrée de la salle de bains.

Et, subitement, il y eut un léger grincement.

Ce fut long. L’assaillant usait de précautions infinies pour que la serrure ne fît aucun bruit.

Un peu de la lumière extérieure s’infiltra dans le vestibule sombre. Le rayon s’élargit. Une épaisse silhouette s’introduisit. Toute clarté disparut. Et l’ombre se dressa devant la porte de la chambre où attendait Nathalie.

Le même travail fut effectué, avec les mêmes précautions minutieuses. Aucun grincement. Rien que du silence accumulé. Et de nouveau se glissa de la lumière, une lumière plus atténuée qui venait de cette chambre.

La silhouette passa. Aussitôt, tandis qu’elle avançait, Ellen-Rock sortit de sa cachette et vint se coller contre la porte.

Nathalie avait bien l’attitude d’une femme qui dort. Mais, entre ses paupières, elle apercevait, dans un miroir, l’homme qui venait vers elle et reconnaissait Boniface, c’est-à-dire le chanteur ambulant qu’elle avait vu à Mirador. Aucun doute possible. Il montrait un visage crispé par l’effort, cet effort surhumain qui arrive à être plus silencieux que le silence, et plus immobile que ce qui ne bouge pas. Deux barres profondes marquaient le front sur toute sa largeur. Le regard était féroce. Le bras de Nathalie, qui était accoudé sur la table, ayant légèrement remué, il mit sa main à la poche comme pour y chercher une arme. Nathalie ne vit pas le geste.

Elle n’avait pas peur. De toute sa volonté, elle exigeait que sa figure demeurât impassible, et que sa respiration fut celle d’une femme engourdie par un sommeil paisible.

Boniface avançait. À trois pas de lui, sur la toilette, il avisa les bijoux et le reliquaire. Cela dut lui paraître suspect, car il s’arrêta, l’espace de deux secondes. Puis, de nouveau, il reprit sa marche. Il tendit le bras droit sans regarder les objets qu’il allait saisir. Ses yeux ne quittaient pas le visage tranquille de Nathalie. Sa main frémissait, prête à saisir ou à tuer, selon le geste de Nathalie.

Ellen-Rock, à son tour, avait entrebâillé la porte et, selon son plan, il tâtonnait pour trouver les deux interrupteurs. Il voulait que, d’un coup, la lumière jaillît à flots, et que l’adversaire l’aperçût en pleine face. L’épreuve serait décisive. Et c’était à quoi il aspirait de toutes ses forces. Que lui, Ellen-Rock, fût Jéricho, cela, sa raison et son instinct n’y consentaient pas. Mais tant de faits le traquaient de toutes parts qu’il lui fallait une certitude brutale pour échapper à l’angoisse du doute.

Ce fut rapide. La convoitise hâta l’action de Boniface. Au risque d’être entendu et de réveiller Nathalie, il rassembla, de ses deux mains rapaces, les bijoux et le médaillon, et rafla le tout.

C’était fini. La tentative avait réussi. Il ne songea plus qu’à s’enfuir avec son butin, et il pivota pour rejoindre son complice.

À ce moment précis, le lustre, puis deux appliques s’allumèrent. La pièce fut illuminée.

Avisant un homme qui lui barrait le chemin, il fonça sur lui. Mais il s’arrêta net, comme s’il recevait un choc. Son buste se renversa. Il fut sur le point de tomber. Sa face prit une expression d’épouvante folle. Vision d’enfer ! Était-ce un fantôme ? Était-ce celui qu’il avait tué ? Il dégoisa, d’une voix étranglée :

— Jéricho !… Jéricho !…

Le nom maudit se prolongea dans le silence. Ellen-Rock chancela. Puis, tout de suite, se redressant, exaspéré par une accusation qui semblait la pire des infamies et contre laquelle tout son être se révoltait, il se précipita sur Boniface et l’agrippa de ses cinq doigts à la gorge.

— Tu mens ! Tu mens !

L’autre, la face violette, les yeux hagards, mais obstiné malgré tout, et que la peur même de mourir n’eût pas réduit à se taire, bredouillait indéfiniment, et avec de moins en moins de force :

— Jéricho… Jéricho… il vit encore… c’est lui… je le reconnais… Jéricho… Jéricho…

Maxime accourait, ainsi que Nathalie, et tous deux essayaient de dégager Boniface. Un moment, Ellen-Rock lâcha prise pour crier à Nathalie :

— Il ment ! Si j’étais Jéricho, je me souviendrais.

Boniface profita de ce répit pour se sauver, referma derrière lui la première, puis la seconde porte, poursuivi par Maxime qui, comme un bon chien de chasse, s’élançait. Et, déchaîné, ne sachant plus ce qu’il faisait ni ce qu’il disait, marchant comme un fou, bousculant les chaises, fuyant l’image blême que les glaces reflétaient, et qui était l’image de Jéricho et sa propre image, Ellen-Rock bégayait :

— Jéricho ? mais je le saurais ! Il y aurait quelque chose en moi qui m’accuserait… Est-ce possible ? Moi, Jéricho ?… Il ment ! C’est quelque ressemblance. Ah ! le misérable…

Sa parole s’embarrassait. Ses bras battaient l’air comme les bras d’un noyé qui se sent couler. Ivre, délirant, il tournoya sur lui-même et, serrant entre ses mains sa tête dont la blessure d’autrefois le faisait souffrir atrocement, il s’écroula sur le tapis, d’un bloc.

Impassible, Nathalie contemplait ce long corps inerte. Elle se disait :

« Il a tué mon père. C’est Jéricho, l’assassin et le pirate. Comme je le hais ! »

Était-il vivant ? Le choc l’avait-il terrassé ? Pour rien au monde, elle ne se fût penchée sur lui, ni pour le soigner, ni pour écouter le battement de son cœur. C’était un être chargé de crimes, un de ces monstres que la justice abat d’un coup de revolver, ou que la société fait monter sur l’échafaud. Elle le contemplait sans pitié.

Et elle regardait aussi Pasquarella qui venait d’entrer, et qui marchait à pas lents vers ce qui était un cadavre ou un moribond. Elle, l’Italienne, elle eut le courage de se pencher, et le courage d’écouter le cœur. Jéricho vivait.

Alors elle tira son couteau.

Nathalie ne se demanda pas ce que Pasquarella allait faire. Elle le savait. Mais cela n’entrait pas dans sa conscience comme un fait réel sur le point de se produire, et dont elle aurait dû s’occuper. D’ailleurs, elle n’eût rien tenté pour empêcher le geste fatal. Que le destin s’accomplît en dehors d’elle ! Que le criminel subît son juste supplice ! Elle ne voulait et ne pouvait ni s’y prêter ni s’y opposer.

Ellen-Rock bougea et, sourdement, exhala une plainte. Son ancienne blessure devait le torturer, car deux fois il heurta sa tête contre le tapis en gémissant.

Pasquarella leva son bras. Elle montrait un visage implacable. L’heure était venue de venger sa sœur Elle leva le bras un peu plus encore et crispa sa main autour de l’arme. Nathalie laissait faire. Il fallait que cela fût. C’était conforme à la raison et à l’équité, et elle éprouvait à la fois de l’horreur et du contentement…

Mais, au moment où Pasquarella se raidissait pour l’effort suprême, il y eut chez l’Italienne comme un fléchissement de tout son être, une abolition imprévue de sa volonté. Le bras s’amollit. L’arme tomba. L’expression devint subitement humaine et désespérée. En vérité, l’acte était au-dessus de ses forces. Elle ne pourrait pas, elle ne pouvait pas frapper celui qu’elle aimait, du fond de son cœur. Et elle se mit à pleurer, à genoux devant lui, à pleurer sans comprendre, sans pardonner, mais sans haïr non plus.

Lorsque Maxime revint de sa course inutile, Pasquarella avait disparu. Nathalie s’était enfermée dans sa chambre…