Le Printemps d’un proscrit/Dissertation sur l’origine et le caractère distinctif de la poésie descriptive

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DISSERTATION
SUR
L’ORIGINE ET LE CARACTÈRE DISTINCTIF
DE
LA POÉSIE DESCRIPTIVE.


Pour avoir fait quelques vers descriptifs, que je suis loin d’offrir pour modèles, je sais que je n’ai point le droit de donner des règles ; mais en retraçant quelques tableaux de la nature, j’ai eu occasion de réfléchir sur le genre de la poésie descriptive ; et, comme dans ce genre nous n’avons point encore de poétique, j’ai pensé que mes réflexions pourroient ne pas être inutiles à ceux qui voudront nous en donner une.

M. de Châteaubriant, dans son bel ouvrage du Génie du Christianisme, attribue l’origine de la poésie descriptive à la religion chrétienne, qui a renversé les autels du paganisme, et qui, en détruisant le charme attaché aux fables mythologiques, a réduit les poëtes à chercher la source de l’intérêt, dans la vérité et l’exactitude de leurs tableaux. Dès qu’on eut cessé de croire aux Nymphes, aux Driades, à Flore, à Pomone, et à toutes les divinités champêtres, les images vagues de la mythologie durent être moins fréquemment employées dans les poésies bucoliques ; les poëtes durent s’appliquer à peindre les objets dans les rapports qu’ils avoient avec la nature, et non point dans les rapports qu’ils pouvoient avoir avec la croyance du peuple. De-là l’origine de la poésie descriptive. La conséquence paroît naturelle ; elle est cependant démentie par l’expérience. Je dirai d’abord que la poésie descriptive, quoique peu cultivée chez les anciens, ne leur étoit pas tout-à-fait inconnue. Ils n’en avoient point fait, comme nous, un genre à part ; mais le siècle d’Auguste et les précédens nous en avoient laissé quelques exemples. D’un autre côté, on n’a pas vu, depuis le siècle d’Auguste, les progrès du genre descriptif, suivre de près ou de loin les progrès du christianisme. Les anathémes lances contre les dieux de la mythologie, n’ont point fait autorité pour les poëtes chrétiens, même dans les siècles de la plus grande ferveur. Les poëtes ont continué à employer les idées profanes du paganisme ; ils ont même poussé la chose jusqu’au ridicule, en mêlant les images mythologiques aux images sacrées ; et plus d’une fois les divinités fabuleuses ont été invoquées dans des poëmes consacrés à chanter les louanges du vrai dieu. A mesure que le goût s’est perfectionné, la poésie a renoricé à ce mélange bizarre ; mais la mythologie n’en a pas été pour cela bannie du langage poétique, principalement dans les compositions qui ont pour objet les tableaux de la nature. Il n’est presque point de vers descriptifs chez les modernes, où la fable n’ait été employée avec quelque avantage. Il seroit difficile de lire cent vers de suite sur la campagne, où il ne soit point question de Flore, de Pomone, des Sylvains ou des Nymphes. Il est vrai que les divinités mythologiques ne réveillent plus pour nous l’idée d une croyance religieuse ; mais leurs noms servent encore à rappeler, d’une manière heueuse, l’idée des choses dont la poésie nous retrace l’image. Ainsi, quoique l’Aurore ne soit plus pour nous une déesse, son nom nous rappelle encore le lever du soleil ; quoiqu’iris ne soit plus la messagère des dieux, elle nous représente encore sous les formes les plus riantes et les plus poétiques, le beau spectacle de l’arc-en-ciel. Je sais que dans notre siècle, on a reproché aux poëtes l’usage qu’ils fesoient de la mythologie : ils en ont peut-être abusé ; mais ce reproche leur étoit adressé bien moins par les hommes religieux, que par les philosophes, qui ne s’accommodoient pas plus des faux dieux, que du Dieu véritable, et qui cherchoient à décrier l’imagination pour faire prévaloir l’analyse.

Toutes ces raisons m’ont empêché d’être, sur cec point, de l’avis de M. de Châteaubriant, dont je partage, du reste, toutes les excellentes opinions en littérature comme en morale. Le genre de la poésie descriptive, tel qu’il est aujourd’hui fixé, n’a commencé à être un genre à part, que dans le siècle dernier, et je ne crois pas qu’il faille remonter plus haut, pour en trouver l’origine.

Avant d’aller plus loin, je dois m’arréter ici à quelques considérations générales sur la marche de l’esprit humain, et sur les progrès et les déviations du goût, chez tous les peuples qui ont cultivé les arts. Dans l’enfance des lumières chez les nations, comme dans l’enfance de la vie humaine, les hommes ont toujours un penchant pour le merveilleux. Â l’âge de maturité, ce penchant pour le merveilleux, se trouve dirigé et rectifié par le goût et par la raison ; c’est alors qu’il produit les chefs-d’œuvres des arts. Mais il arrive bientôt une époque , où l’esprit humain, refroidi sur les choses qui l’a voient le plus frappé, est plus entraîné par l’envie de connoître, que par le besoin d’être ému. L’exactitude des idées est préférée au charme des images ; le goût pour le merveilleux fait place à la manie de raisonner et d’analyser. À mesure que les esprits deviennent plus froids, plus méthodiques et plus raisonneurs, le champ de la poésie se trouve plus rétréci. Les sources auxquelles le génie puise ses plus sublimes conceptions, se trouvent taries par une suite de l’indifférence publique pour les choses merveilleuses ; la poésie devient plus timide, elle perd presque toutes les beautés qui tiennent aux nobles élans de l’imagination. Tout ce qui s’élève au-dessus de la sphère commune, paroit gigantesque, et, par conséquent, de mauvais goût. Tout ce qui est héroïque, n intéresse plus aussi vivement, parce qu’on n’admire plus rien.

Qu’arrive-t-il alors ? Comme les poëtes veulent encore intéresser, et qu’ils ne peuvent intéresser qu’en offrant des images inattendues, qui excitent l’émotion de la surprise, ils emploient dans les détails ce même merveilleux que leurs prédécesseurs avoient employé dans la charpente et la conception de leurs ouvrages. Ce ne sont plus le sujet et le plan d’un poërae qui seront merveilleux, ce seront les couleurs. On donnera à chaque pensée, en particulier, ce qu’on n’a pu donner à l’ensemble et à l’ordonnance. Les machines épiques seront tout-à-fait abandonnées, et cette faculté de l’esprit qui invente et qui organise, sera réduite à se cacher dans le minutieux arrangement des phrases, semblable à ces dieux de la fable qui furent chassés de l’Olympe, où ils présidoient à l’ordre de l’univers, et qui se réfugièrent en Egypte dans les plantes et dans les animaux.

Cette observation est démontrée par l’histoire de la littérature chez tous les peuples. Lorsque Lucain conçut l’idée de sa Pharsale, il s’abstint d’employer le merveilleux qu’on admire dans l’Enéïde, non seulement parce qu’il avoit pris pour sujet de son poëme, des évènemens et des hommes dont il étoit presque le contemporain, mais aussi parce que, de son temps, les fables, dont Virgile avoit tiré les plus grandes beautés, fesoient une impression moins vive sur l’esprit des Romains : il ne mit point de merveilleux dans son invention ; mais il voulut étonner par la force et la gigantesque des pensées. Tout ce qui est épique dans la Pharsale se trouve dans les détails ; c’est moins son plan et l’ensemble de son poëme qui excitent la surprise, que les images qu’il a su y répandre. Mais à force de vouloir faire briller sa pensée, Lucain tombe souvent dans l’emphase ; il est presque toujours empoulé : écueil ordinaire des poëtes qui sont nés avec de l’imagination, et qui sacrifient au style le mérite de la conception et de l’ordonnance.

Au reste, nous n’avons pas besoin d’aller chercher des exemples chez les Latins, nous en avons assez parmi nous. Ce qui est arrivé à Rome après le siècle de Virgile, est arrivé en France dans le siècle dernier. Voltaire disoit : voulez-vous être sifflès sans relâche pendant trois jours de suite, et être oubliés pour l'éternité, imitez ce que nous admirons le plus chez les anciens. Voltaire parloit des poëmes de Virgile et d’Homére. En effet, si nous admirons ces ouvrages immortels, c’est que notre imagination se reporte aux temps héroïques ; mais il est certain que les fables qui en font la plus grande beauté, où même des fables équivalentes prises dans une religion moderne, ne réussiroient point dans notre monde philosophique. Voltaire connoissoit l’esprit de son siècle, et il s'y est conformé. S’il étoit venu un siècle plutôt, il auroit sans doute traité d’une manière convenable le sujet de Jeanne-d’Arc, le seul qui soit vraiment épiqpe dans notre histoire. Au milieu d’une nation déjà corrompue, où l’on cherche sans cesse à rapetisser ce qui est grand, à ravaler ce qui est sublime, où l’on ne supporte tout au plus l’héroïsme qu’en miniature, les forméfc antiques de l’Epopée auroient peut-être trouvé peu d’admirateurs. Voltaire le sa voit très-bien. Au lieu de présenter des évènemens héroïques dans toute leur pompe, il se contenta d’en présenter la caricature ; et, pour plaire au public de son temps, il ne fit point un poërae épique, il fit une parodie.

Partant toujours du même principe, il n’employa le merveilleux dans sa Henriade que comme accessoire. Se prêtant au goût de ses contemporains, et suivant peut-être sa propre inclination, il a eu recours à quelques êtres moraux, qu’il a personnifiés ; mais rien n’est plus froid que ce genre d invention. L’apparition des êtres moraux ne peut faire aucun effet sur l’imagination, parce que leur existence n’est liée à aucune croyance, à aucune tradition, et qu’il est impossible au lecteur de se laisser aller à aucune des illusions que le poëte veut faire naître. Ils ont d’ailleurs en eux-mêmes un caractère de monotonie, qui doit se communiquer à la marche et à l’ensemble du poëme. Ils ne peuvent causer aucune émotion de surprise ; le poëte est obligé de parler de leurs attributs encore plus que de leurs actions ; mais comme leurs attributs sont connus, et que l'opinion sur leur caractère est fixée, il n’y a qu'une seule manière de les peindre, et une seule manière de les faire agir.

Voltaire avoit dans son talent de quoi s’élever au-dessus du mauvais goût de son siècle ; il lui a fait un sacrifice, il est vrai, en renonçant aux inventions héroïques, et en hérissant tous ses ouvrages des sentences de la philosophie ; mais son style ne va jamais jusqu’à l’emphase ; il seroit à souhaiter que sur ce point ses disciples et ses admirateurs l’eussent pris pour modèle ; mais l’envie de racheter par la richesse des détails le mérite de l’invention, a fait donner dans tous les excès de l’affectation et de Page:Michaud - Le printemps d'un proscrit, 1803.djvu/22 Page:Michaud - Le printemps d'un proscrit, 1803.djvu/23 Page:Michaud - Le printemps d'un proscrit, 1803.djvu/24 Page:Michaud - Le printemps d'un proscrit, 1803.djvu/25 Page:Michaud - Le printemps d'un proscrit, 1803.djvu/26 Page:Michaud - Le printemps d'un proscrit, 1803.djvu/27 Page:Michaud - Le printemps d'un proscrit, 1803.djvu/28 Page:Michaud - Le printemps d'un proscrit, 1803.djvu/29 Page:Michaud - Le printemps d'un proscrit, 1803.djvu/30 Page:Michaud - Le printemps d'un proscrit, 1803.djvu/31 Page:Michaud - Le printemps d'un proscrit, 1803.djvu/32 Page:Michaud - Le printemps d'un proscrit, 1803.djvu/33 Page:Michaud - Le printemps d'un proscrit, 1803.djvu/34 Page:Michaud - Le printemps d'un proscrit, 1803.djvu/35 Page:Michaud - Le printemps d'un proscrit, 1803.djvu/36 Page:Michaud - Le printemps d'un proscrit, 1803.djvu/37 Page:Michaud - Le printemps d'un proscrit, 1803.djvu/38 Page:Michaud - Le printemps d'un proscrit, 1803.djvu/39 Page:Michaud - Le printemps d'un proscrit, 1803.djvu/40 Page:Michaud - Le printemps d'un proscrit, 1803.djvu/41 Page:Michaud - Le printemps d'un proscrit, 1803.djvu/42 Page:Michaud - Le printemps d'un proscrit, 1803.djvu/43 Page:Michaud - Le printemps d'un proscrit, 1803.djvu/44 Page:Michaud - Le printemps d'un proscrit, 1803.djvu/45 Page:Michaud - Le printemps d'un proscrit, 1803.djvu/46 Page:Michaud - Le printemps d'un proscrit, 1803.djvu/47 Page:Michaud - Le printemps d'un proscrit, 1803.djvu/48 Page:Michaud - Le printemps d'un proscrit, 1803.djvu/49 Page:Michaud - Le printemps d'un proscrit, 1803.djvu/50 Page:Michaud - Le printemps d'un proscrit, 1803.djvu/51 Page:Michaud - Le printemps d'un proscrit, 1803.djvu/52 Page:Michaud - Le printemps d'un proscrit, 1803.djvu/53 Page:Michaud - Le printemps d'un proscrit, 1803.djvu/54 Page:Michaud - Le printemps d'un proscrit, 1803.djvu/55 Page:Michaud - Le printemps d'un proscrit, 1803.djvu/56 Page:Michaud - Le printemps d'un proscrit, 1803.djvu/57 Page:Michaud - Le printemps d'un proscrit, 1803.djvu/58 Page:Michaud - Le printemps d'un proscrit, 1803.djvu/59 Page:Michaud - Le printemps d'un proscrit, 1803.djvu/60 Page:Michaud - Le printemps d'un proscrit, 1803.djvu/61 Page:Michaud - Le printemps d'un proscrit, 1803.djvu/62 Page:Michaud - Le printemps d'un proscrit, 1803.djvu/63 Page:Michaud - Le printemps d'un proscrit, 1803.djvu/64 Page:Michaud - Le printemps d'un proscrit, 1803.djvu/65 de ressentiment contre personne, et j’ose croire que personne n’en conserve contre moi.