Les Œuvres de François Rabelais (Éditions Marty-Laveaux)/LeQuartLivre/28

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Alphonse Lemerre (Tome IIp. 368-370).

Comment Pantagruel raconte une pitoyable histoire touchant le trespas des Heroes.

Chapitre XXVIII.



Epitherses père de Æmilian rheteur naviguant de Grece chargée de diverses marchandises, & plusieurs voyagiers, sur le soir cessant le vent auprès des isles Echinades, les quelles sont entre la Morée & Tunis, feut leur nauf portée près de Paxes. Estant là abourdée, aulcuns des voyagiers dormans, aultres veiglans, aultres beuvans & souppans, feut de l’isle de Paxes ouie une voix de quelqu’un qui haultement appelloit Thamoun. Auquel cris tous feurent espovantez. Cestuy Thamous estoit leur pilot natif de Ægypte, mais non congneu de nom, fors à quelques uns des voyagiers. Feut secondement ouie ceste voix : Laquelle appelloit Thamoun en cris horrificques. Persone ne respondent, mais tous restant en silence & trepidation, en tierce foys ceste voix feut ouie plus terrible que davant. Dont advint que Thamous respondit. Ie suys icy, que demande tu ? que veulx tu que ie face ? Lors feut icelle voix plus haultement ouie, luy disant & commandant, quand il seroit en Palodes publier & dire que Pan le grand Dieu estoit mort.

Ceste parolle entendue disoyt Epitherses tous les nauchiers & voyaigiers s’estre esbahiz & grandement effrayez : Et entre eulx deliberans quel seroit meilleur ou taire ou publier ce que avoit esté commandé, Dist Thamous son advis estre, advenent que lors ilz eussent vent en pouppe, passer oultre sans mot dire : advenent qu’il feust calme en mer, signifier ce qu’il avoit ouy. Quand doncques feurent près Palodes advint qu’ilz ne eurent ne vent ne courant. Adoncques Thamous montant en prore, & en terre proiectant sa veue dist ainsi que luy estoit commandé, que Pan le grand estoit mort. Il n’avoit encores achevé le dernier mot quand feurent entenduz grands souspirs, grandes lamentations, & effroiz en terre, non d’une persone seule, mais de plusieurs ensemble. Ceste nouvelle (par ce que plusieurs avoient esté præsens) feust bien toust divulguée en Rome. Et envoya Tibère Cesar lors empereur en Rome querir cestuy Thamous. Et l’avoir entendu parler adiousta foy à ses parolles. Et se guementant es gens doctes qui pour lors estoient en sa court & en Rome en bon nombre, qui estoit cestuy Pan, trouva par leur rapport qu’il avoit esté filz de Mercure & de Penelope. Ainsi au paravant l’avoient escript Herodote & Cicero on tiers livre de la nature des Dieux. Toutesfoys ie le interpretoys de celluy grand Servateur des fidèles, qui feut en Iudée ignominieusement occis par l’envie & iniquité des Pontifes, docteurs, prebstres, & moines de la loy Mosaicque. Et ne me semble l’interpretation abhorrente. Car à bon droict peut il estre en languaige Gregoys dict Pan. Veu que il est le nostre Tout, tout ce que sommes, tout ce que vivons, tout ce que avons, tout ce que esperons est luy, en luy, de luy, par luy. C’est le bon Pan le grand pasteur qui comme atteste le bergier passionné Corydon, non seulement a en amour & affection ses brebis, mais aussi ses bergiers. A la mort duquel feurent plaincts, souspirs, effroy, & lamentations en toute la machine de l’Univers, cieulx, terre, mer, enfers. A ceste miene interpretation compète le temps. Car cestuy tresbon tresgrand Pan, nostre unique Servateur mourut lez Ierusalem, regnant en Rome Tibère Cæsar.

Pantagruel ce propous finy resta en silence & profonde contemplation. Peu de temps après nous veismes les larmes decouller de ses œilz grosses comme œufz de Austruche. Ie me donne à Dieu, si i’en mens d’un seul mot.