Les Œuvres de François Rabelais (Éditions Marty-Laveaux)/LeQuartLivre/48

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Alphonse Lemerre (Tome IIp. 436-439).

Comment Pantagruel descendit en l’isle des Papimanes.

Chapitre XLVIII.



Laissans l’isle desolée des Papefigues navigasmes par un iour en serenité & tout plaisir, quand à nostre veue se offrit la benoiste isle des Papimanes. Soubdain que nos ancres feurent au port iectées avant que eussions encoché nos gumènes, vindrent vers nous en un esquif quatre persones diversement vestuz. L’un en moine enfrocqué, crotté, botté. L’aultre en faulconnier avecques un leurre & un grand oizeau. L’aultre en solliciteur de procès ayant un grand sac plein d’informations, citations, chiquaneries, & adiournemens en main. L’aultre en vigneron d’Orleans, avecques belles guestres de toille, une panouère & une serpe à la ceincture. Incontinent qu’ilz feurent ioinctz à nostre nauf, s’escrièrent à haulte voix tous ensemble demandans.

Le avez vous veu gens passagiers ? l’avez vous veu ?

Qui ? demandoit Pantagruel.

Celluy là, dirent ilz.

Qui est il ? demanda frère Ian. Par la mort beuf ie l’assomeray de coups. Pensant qu’ilz se guementassent de quelque larron, meurtrier, ou sacrilège.

Comment (dirent ilz) gens peregrins ne congnoissez vous l’Unicque ?

Seigneurs (dist Epistemon) nous ne entendons telz termes. Mais exposez nous (s’il vous plaist) de qui entendez, & nous vous en dirons la verité sans dissimulation.

C’est (dirent ilz) celluy qui est. L’avez vous iamais veu ?

Celluy qui est, respondit Pantagruel, par nostre Theologique doctrine est Dieu. Et en tel mot se declaira à Moses. Oncques certes ne le veismes, Et n’est visible à œilz corporelz.

Nous ne parlons mie (dirent ilz) de celluy hault Dieu qui domine par les Cieulx. Nous parlons du Dieu en terre. L’avez vous oncques veu ?

Ilz entendent (dist Carpalim) du Pape sus mon honneur.

Ouy, ouy, respondit Panurge, Ouy Dea messieurs, i’en ay veu troys. A la veue des quelz ie n’ay guères profité.

Comment ? dirent ilz, nos sacres Decretales chantent qu’il n’y en a iamais qu’un vivent.

I’entends, respondit Panurge, les uns successivement après les aultres. Aultrement n’en ay ie veu qu’un à la foys.

O gens, dirent ilz, troys & quatre foys heureux, vous soyez les bien & plus que tresbien venuz.

Adoncques se agenoillèrent davant nous, & nous vouloient baiser les pieds. Ce que ne leurs voulusmes permettre, leurs remontrans que au Pape si là de fortune en propre persone venoit, ilz ne sçauroient faire d’adventaige.

Si ferions si, respondirent ilz. Cela est entre nous ià resolu. Nous luy baiserions le cul sans feuille & les couilles pareillement. Car il a couilles le père sainct, nous le trouvons par nos belles Decretales, aultrement ne seroit il Pape. De sorte qu’en subtile philosophie Decretaline ceste consequence est necessaire. Il est Pape, il a doncques couilles. Et quand couilles fauldroient on monde, le monde plus Pape n’auroit.

Pantagruel demandoit ce pendent à un mousse de leur esquif qui estoient ces personaiges. Il luy feist response, que c’estoient les quatre estatz de l’isle : adiousta d’adventaige que serions bien recuilliz & bien traictez, puys qu’avions veu le Pape. Ce que il remonstra à Panurge, lequel luy dist secretement.

Ie foys veu à Dieu c’est cela. Tout vient à poinct à qui peult attendre. A la veue du Pape iamais n’avions proficté : à ceste heure de par tous les Diables nous profitera comme ie voy.

Allors descendismez en terre & venoient au davant de nous comme en procession tout le peuple du pays, homes, femmes, petitz enfans. Nos quatre estatz leurs dirent à haulte voix.

Ilz le ont veu. Ilz le ont veu. Ilz le ont veu.

A ceste proclamation tout le peuple se agenoilloit davant nous, levans les mains ioinctes au ciel & cryans.

O, gens heureux. O bien heureux.

Et dura ce crys plus d’un quart d’heure. Puys y accourut le maistre d’escholle avecques tous ses pedagogues, grimaulx, & escholiers, & les fouettoit magistralement, comme on souloit fouetter les petitz enfans en nos pays quand on pendoit quelque malfaicteur. Affin qu’il leurs en soubvint.

Pantagruel en feut fasché, & leurs dist. Messieurs, si ne desister fouetter ces enfans, ie m’en retourne.

Le peuple s’estonna entendent la voix Stentorée & veiz un petit bossu à longs doigtz demandant au maistre d’eschole. Vertus de Extravaguantes, ceulx qui voyent le Pape deviennent ilz ainsi grands comme cestuy cy qui nous menasse ? O qu’il me tarde merveilleusement que ie ne le voy, affin de croistre & grand comme luy devenir. Tant grandes feurent leurs exclamations, que Homenaz y accourut (ainsi appellent ilz leur Evesque) sus une mule desbridée, carapassonnée de verd, accompaigné de ses appous (comme ilz disoient) de ses suppos aussi, portans croix, banières, cinfalons, baldachins, torches, benoistiers. Et nous vouloit pareillement les pieds baiser à toutes forces (comme feist au pape Clement le bon Christian Valsinier) disant qu’un de leurs hypophètes degresseur & glossateur de leurs sainctes Decretales avoit par escript laissé que ainsi comme le Messyas tant & si long temps des Iuifz attendu, en fin leurs estoit advenu, aussi en icelle isle quelque iour le pape viendroit. Attendens ceste heureuse iournée, si là arrivoit personne qui l’eust veu à Rome ou aultre part, qu’ilz eussent à bien festoyer, & reverentement traicter. Toutesfoys nous en excusasmez honestement.