Les Œuvres de François Rabelais (Éditions Marty-Laveaux)/LeQuartLivre/65

La bibliothèque libre.
Alphonse Lemerre (Tome IIp. 500-502).

Comment Pantagruel haulse le temps avecques ses domesticques.

Chapitre LXV.



En quelle Hierarchie (demanda frère Ian) de telz animaulx veneneux mettez vous la femme future de Panurge ?

Diz tu du mal des femmes (respondit Panurge) Ho guodelureau moine culpelé ?

Par la gogue Cenomanique, dist Epistemon, Euripides escript, & le prononce Andromache, que contre toutes bestes veneneuses a esté par l’invention des Humains, & instruction des Dieux remède profitable trouvé. Remède iusques à present n’a esté trouvé contre la male femme.

Ce guorgias Euripides, dist Panurge, tous iours a mesdict des femmes. Aussi feut il par vengeance divine mangé des Chiens : comme luy reproche Aristophanes. Suivons. Qui ha si parle.

Ie urineray præsentement, dist Epistemon, tant qu’on vouldra.

I’ay maintenant, dist Xenomanes mon estomach sabourré à profict de mesnaige. Ià ne panchera d’un cousté plus que d’aultre.

Il ne me fault, dist Carpalim, ne vin ne pain. Tresves de soif, tresves de faim.

Ie ne suys plus fasché, dist Panurge, Diue mercy & vous. Ie suys guay comme un Papeguay, ioyeulx comme un Esmerillon, alaigre comme un Papillon. Veritablement il est escript par vostre beau Euripides, & le dict Silenus beuveur memorable.

Furieux est, de bons sens ne iouist,
Quiconques boyt, & ne s’en resiouist.

Sans poinct de faulte nous doibvons bien louer le bon Dieu nostre createur, servateur, conservateur, qui par ce bon pain, par ce bon vin & frays, par ces bonnes viandes nous guerist de telles perturbations tant du corps comme de l’ame : oultre le plaisir & volupté que nous avons beuvans & mangeans. Mais vous ne respondez poinct à la question de ce benoist venerable frère Ian, quand il a demandé. Manière de haulser le temps ?

Puys (dist Pantagruel) que de ceste legière solution des doubtes propousez, vous contentez, ainsi soys ie. Ailleurs, & en aultre temps nous en dirons d’adventaige, si bon vous semble. Reste doncques à vuider ce que a frère Ian propousé. Manière de haulser le temps ? Ne l’avons nous à soubhayt haulsé ? Voyez le guabet de la hune. Voyez les siflemens des voiles. Voyez la roiddeur des estailz, des utacques, & des escoutes. Nous haulsans & vuidans les tasses s’est pareillement le temps haulsé par occute sympathie de Nature. Ainsi le haulsèrent Athlas & Hercules, si croyez les saiges Mythologiens. Mais ilz le haulsèrent trop d’un demy degré : Athlas, pour plus alaigrement festoyer Hercules son hoste. Hercules, pour les aterations precedentes par les desers de Lybie. (Vraybis, dist frère Ian interrompant le propous, i’ay ouy de plusieurs venerables docteurs, que Tirelupin sommelier de vostre bon père espargne par chasucn an plus de dixhuyct cens pippes de vin, par faire les sruvenens & domesticques boyre avant qu’ilz ayent soif.) Car, dist Pantagruel continuant, comme les Chameaulx & Dromodaires en la Caravane boyvent pour la soif passée, pour la soif præsente, & pour la soif future, ainsi feist Hercules. De mode que par cestuy excessif haulsement de temps advint au Ciel nouveau mouvement de titubation & trepidation tant controvers & debatu entre les folz Astrologues.

C’est, dist Panurge, ce que l’on dict en proverbe commun.

Le mal temps passe, & retourne le bon,
Pendent qu’on trinque au tour de gras iambon.

Et non seulement, dist Pantagruel, repaissans & beuvans avons le temps haulsé, mais aussi grandement deschargé la navire : non en la façon seulement, que feut deschargée la corbeille de Æsope, sçavoir est vuidans les victuailles, mais aussi nous emancipans de ieusne. Car comme le corps plus est poisant mort que vif, aussi est l’home ieun plus terrestre & poisant, que quand il a beu & repeu. Et ne parlent improprement ceulx qui par lon voyage au matin beuvent & desieunent, puys disent. Nos chevaulx n’en iront que mieulx. Ne sçavez vous que iadis les Amycléens sus tous Dieux reveroient & adoroient le noble père Bacchus, & le nommoient Psila en propre & convenente denomination ? Psila en langue Doricque signifie aesles. Car comme les oyseaulx par ayde de leurs aesles volent hault en l’air legierement : ainsi par l’ayde de Bacchus, c’est le bon vin friant & delicieux, sont hault elevez les espritz des humains : leurs corps evidentement alaigriz : & assouply ce que en eulx estoit terrestre.