Le Règne d’Alexandre III/01

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Le Règne d’Alexandre III
Revue des Deux Mondes6e période, tome 48 (p. 372-401).
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L'AVḔNEMENT D'ALEXANDRE iii
ET SES PREMIERS RAPPORTS
AVEC LA RḖPUBLIQUE FRANÇAISE
1881-1889

NOTES ET SOUVENIRS


I

Alexandre II avait péri assassiné le 13 mars 1881[1]. Le même jour, dans le désarroi fait de stupeur et d’indignation, qui suivit ce trépas foudroyant, son fils, le grand-duc héritier, prenait possession de la couronne sous le nom d’Alexandre III. Devenu tsarewitch en 1865, après la mort prématurée de son frère aîné dont, l’année suivante, il avait épousé la fiancée, la princesse Dagmar, fille cadette de Christian IX, roi de Danemark, le nouvel empereur était âgé de trente-six ans. Dans le peuple, on admirait sa haute taille qui rappelait celle de son aïeul Nicolas Ier et sa force herculéenne dont parfois il ne lui déplaisait pas de donner des preuves ; mais dans la partie pensante de la nation, on attachait plus de prix à ses qualités morales ; sa bienveillance envers les humbles, son caractère pacifique, sa droiture et jusqu’à sa timidité révélatrice de sa modestie. Avant qu’il ne régnât, on se plaisait à saluer en lui le continuateur de la politique libérale vers laquelle on voyait s’orienter de plus en plus l’empereur régnant. Il s’y était toujours associé et on ne doutait pas qu’en montant sur le trône, il y persévérerait.

Il n’apparaît pas qu’entre le père et le fils le même accord existât en ce qui touchait la politique extérieure du gouvernement impérial, telle qu’en dépit de difficultés incessantes n’avait cessé de la pratiquer Alexandre II. Celui-ci avait toujours eu à cœur de cultiver l’amitié traditionnelle de la Russie pour la Prusse, cimentée par l’alliance matrimoniale qui, jadis, dans la personne de Nicolas Ier, avait uni les Romanoff aux Hohenzollern. Les circonstances ne sont pas rares, — tel par exemple le dénouement de la guerre de 1871, — où cette affection de la cour d’Alexandre II pour celle de Guillaume Ier s’était manifestée avec éclat. Elle avait même survécu aux déceptions infligées à la Russie au Congrès de Berlin par la coalition de l’Allemagne, de l’Autriche et de l’Angleterre. Les relations entre les gouvernements s’étaient refroidies ; entre les familles souveraines, elles s’étaient maintenues aussi chaleureuses et aussi cordiales que par le passé.

En serait-il de même sous le règne d’Alexandre III ? Quand il n’était encore que grand-duc héritier, on aimait à en douter dans les milieux où l’on souhaitait que la Russie se libérât des influences allemandes. Gendre d’un souverain spolié par la Prusse, passionnément attaché à la princesse danoise dont il était l’époux, il ne pouvait éprouver pour l’Allemagne les mêmes sentiments que son père et bien que sa mère appartint à la maison de Hesse-Darmstadt, c’est bien plus à celle de Danemark qu’allaient ses sympathies et ses préférences. Quoique tenu à beaucoup de discrétion et de réserve, son peu de goût pour les Allemands se trahissait à l’occasion dans ses paroles et comme malgré lui, surtout lorsqu’il constatait la présence d’un trop grand nombre d’entre eux dans le fonctionnarisme et dans l’armée de son pays.

Un jour où on lui présentait les officiers d’un régiment russe, — il n’était encore que tsarewitch, — on l’avait vu s’impatienter de n’entendre prononcer pendant ce défilé que des noms de consonance tudesque et lorsqu’un nom de consonance russe avait frappé son oreille, il s’était écrié en poussant un soupir de soulagement : « Enfin ! »

C’est en se rappelant des traits de ce genre et l’approbation qu’il donnait aux réformes préparées par son père que dans son entourage intime, seul confident de ses vues personnelles, on était convaincu qu’une fois empereur, et tant au point de vue extérieur qu’au point de vue intérieur, il resterait fidèle aux opinions qu’il professait alors qu’il n’était encore que prince héritier. On prédisait qu’il marcherait résolument dans la voie libérale où s’était engagé Alexandre II et que, pour se mouvoir sur le terrain international, il s’inspirerait moins que ne l’avait fait ce souverain du désir de ne pas porter atteinte aux relations familiales qui existaient entre lui et Guillaume Ier.

Il n’est pas téméraire de supposer que si Alexandre II fut, comme on dit, mort de sa bonne mort, les espérances que les amis de la Russie fondaient sur les intentions attribuées à son successeur se seraient réalisées. Mais le forfait abominable dont il avait été la victime, les complots et les assassinats qui avaient précédé celui-ci et qui attestaient l’audace et les progrès du nihilisme n’étaient pas de nature à encourager les velléités libérales naissantes d’un souverain jeune, inexpérimenté, prompt à se laisser intimider par les attentats dirigés contre sa dynastie, et qui, dans cet instant tragique où le sang-froid, l’énergie, l’esprit de résolution, lui eussent été si nécessaires, semblait déconcerté et ne songer qu’à mettre sa femme, ses enfants et lui-même à l’abri de nouveaux crimes. Maintenant, on n’espérait plus guère qu’il réaliserait ce qu’on avait attendu de lui. Mais que ferait-il ? C’est la question qui jaillissait de toutes les lèvres. On racontait qu’aussitôt après cet assassinat, il avait enjoint au ministre de l’Intérieur Loris Melikoff de se conformer aux dernières instructions de l’Empereur défunt, ce qui prouverait que son premier mouvement avait été en faveur des réformes. Le maintien des ministres de son père qu’il savait convaincus de la nécessité pour le gouvernement impérial de marcher résolument dans cette voie fut d’abord considéré comme une preuve de son accord avec eux.

Mais elle est singulièrement fragile cette preuve, si l’on veut admettre que les résolutions qu’il était tenu de prendre ne pouvaient être prises qu’après de mûres réflexions auxquelles les circonstances ne lui permettaient pas de se livrer avec suite. Les obsèques d’Alexandre II se préparaient. D’Allemagne, d’Angleterre, d’Autriche, cours alliées, et d’ailleurs encore, arrivaient pour y assister des princes et des délégués. En vérité, il est assez difficile de préciser ce que voulut le jeune empereur durant ces journées émouvantes, au cours desquelles le cérémonial de cour tint une si grande place. Elles prirent fin au commencement d’avril et, le 8 de ce mois, on apprenait que la famille impériale s’était retirée dans son ermitage de Gatchina, où l’Empereur demeurait inaccessible, sauf pour ses conseillers et pour les grands-ducs, avec lesquels il discutait sur sa conduite future, tandis que les assassins comparaissaient devant les tribunaux, étaient condamnés et subissaient leur châtiment. La situation telle que la présentent les documents est alors singulièrement troublée. Elle révèle les hésitations de l’Empereur, littéralement tiraillé entre les vues divergentes des personnages qu’il consulte.

Pour comprendre ces hésitations, il faut remonter dans le passé jusqu’au jour où, en 1866, la mort de son frère Nicolas l’a fait héritier de la couronne. Jusque-là, il s’était montré dépourvu de toute ambition si ce n’est celle de faire le bien là où l’avait placé la Providence. Depuis, sans plier sous la lourde charge tombée à l’improviste sur ses épaules, il s’est appliqué à se mettre en état de régner, mais avec la conviction que son père, qu’il vénérait, vivrait encore de longs jours et que l’heure était lointaine où lui-même hériterait du pouvoir. Il a donc été pris au dépourvu par le drame terrible qui l’a constitué chef de la dynastie et obligé à des décisions définitives. Qu’elles soient lentes et contradictoires, que ce qu’il a décidé la veille soit oublié ou démenti le lendemain, ce n’est pas pour nous surprendre si nous nous rappelons les témoignages d’irrésolution qu’il a donnés au cours de son règne. N’autorisent-ils pas à définir comme suit sa mentalité ? A la base, une conscience impeccable dont les élans se manifestent dans ses paroles comme dans ses actes, mais une inconcevable lenteur à se décider dans un sens ou dans un autre, à moins qu’il n’agisse par impulsion à la suite de tel ou tel événement par lequel il s’est laissé entraîner.

Ici, l’événement décisif c’est la mort de l’Empereur. Ame simple et sans détours, il voit dans l’attentat auquel son père a succombé un danger permanent pour sa maison. Comment le conjurera-t-il ? Est-ce en redoublant de rigueur dans l’exercice du gouvernement ? Est-ce en essayant d’instituer un régime de liberté et de tolérance ? Lorsque cette double question se pose dans son esprit et qu’il cherche à y répondre, c’est toujours vers le passé qu’il se tourne pour y puiser ses inspirations. Or, qu’y voit-il dans ce passé ? Son arrière-grand-père Alexandre Ier a doté la Pologne d’une constitution libérale, et ce bienfait n’a pas empêché la Pologne de se soulever contre son libérateur. Son père, Alexandre II, a voulu engager l’Empire dans une voie libérale, et cet essai ne l’a pas protégé contre les assassins. Si ces tentatives sont restées vaines, à quoi bon les renouveler ? Telle est la question que se pose Alexandre pendant sa réclusion volontaire à Gatchina, tandis que, dans les classes cultivées, on se demande anxieusement comment il résoudra ce problème.

Durant cette période d’attente dont les amis de la dynastie souhaitaient ardemment la fin, le général Chanzy, ambassadeur de France, écrivait à son gouvernement le 23 avril : « Un désordre complet dans les idées, un effarement général depuis l’événement du 13 mars, le parti révolutionnaire relevant la tête, malgré les châtiments des coupables, manifestant son existence et ses projets par des menaces, des proclamations, de nouvelles tentatives heureusement déjouées jusqu’ici, un grand procès sur lequel l’attention semble portée, mal dirigé, critiqué par tout le monde, ayant créé un piédestal aux assassins, n’ayant rien découvert, et dans lequel le ministère public embarrassé arrive à nier l’organisation du parti qui tient le pays sous la terreur et ses relations avec les foyers du socialisme international, l’Empereur, obligé de vivre enfermé à Gatchina pendant qu’on s’assure que les palais impériaux ne sont pas minés, cherchant des hommes parmi tous ceux que l’opinion désigne un jour pour les abandonner le lendemain, accueillant avec reconnaissance les sympathies qu’on lui prodigue à Berlin, enfin le parti allemand agissant pour avoir la prépondérance, tout cela au milieu des ardeurs inconscientes d’une presse qui n’est pas l’organe de l’opinion publique et au milieu des aspirations libérales mal définies de tous les mécontents dans ce grand pays où, avec plus ou moins de raison, chacun prétend avoir à se plaindre de l’arbitraire forcé d’une administration incomplète, vicieuse sur bien des points et dont la responsabilité remonte au souverain. »

Presque à la même date, l’ambassadeur rend compte d’un entretien qu’il a eu avec Lord Dufferin, son collègue d’Angleterre. Dufferin, dont les opinions font autorité, lui a exprimé, quant aux périls dont la dynastie impériale est menacée, des craintes analogues aux siennes. Le diplomate britannique trace de la situation de la Russie le tableau le plus sombre. Selon lui, de nouvelles catastrophes sont inévitables, peut-être même prochaines, et il ne voit pas de remède au mal.

« Cette situation est singulièrement attristante pour ceux qui aiment la Russie et voudraient sa prospérité. L’état des choses à la cour et dans le gouvernement n’est pas fait pour calmer leurs inquiétudes. Alexandre est honnête, mais faible, timoré, accessible aux influences et aux volontés plus fermes que la sienne…

« L’entourage est composé de corrompus cyniques, de courtisans abaissés, d’ambitieux sans scrupules et d’instruments dociles, au milieu desquels émergent des personnalités plus saillantes en lutte pour le pouvoir. Le public se demande quels seront parmi ces hommes ceux dont la faveur du maître fera les chefs du gouvernement. Le parti des aventures, de la guerre du panslavisme aura-t-il gain de cause avec Ignatieff ?

« Reste l’armée, la ressource suprême si elle est fidèle. A-t-elle été préservée du poison nihiliste ? Généraux et officiers sont mécontents. Quant au soldat, le spectacle des vols, des concussions, des actes coupables de ses chefs les plus élevés ne l’a-t-il pas préparé à la propagande des apôtres de désordre ?

« On le dit mécontent de la séquestration volontaire de l’Empereur. Le souverain absolu, le chef suprême de l’armée, le représentant de la force a besoin, pour garder son prestige, de se montrer souvent aux soldats, comme le faisaient ses pères. Depuis son avènement, Alexandre n’a pas passé une revue ; on ne l’a pas vu à cheval dans l’attitude guerrière d’un monarque militaire ; il se cache dans ses palais. »

Lord Dufferin n’était pas le seul qui envisageât l’avenir sous des couleurs de tempête et d’orage ; le prince Hermann le Saxe-Weimar, venu à Saint-Pétersbourg comme envoyé du Wurtemberg pour assister aux obsèques d’Alexandre II, tenait un langage aussi pessimiste. Il avait été logé au Palais d’Hiver et, bien placé pour tout voir, il avait été frappé du désarroi, de l’absence de résolution et de vues réfléchies qui régnait à la cour.

« Pas d’énergie, pas de volonté, et autour de l’Empereur aucun homme assez sage, assez éminent pour imposer sa supériorité et faire agir. Des catastrophes sont prochaines ; on ne fera rien, on ne saura rien faire pour les conjurer. »

Même jugement porté à la même date par le kronprinz Frédéric, rentré à Berlin après avoir assisté aux obsèques impériales. Il gémissait sur l’incorrigible frivolité de la Haute société russe et du monde gouvernemental.

En comparant ces appréciations qui pourraient être multipliées aux événements plus ou moins tragiques qui se sont produits depuis, on est amené à conclure que ces prophètes ne se trompaient que sur la date des catastrophes qu’ils prédisaient ; elles se sont réalisées, mais plus tard qu’ils ne l’avaient prévu. Du reste, à l’heure où ils les annoncent, la situation varie à tout instant et se présente sous les formes les plus contradictoires. Tantôt, comme au lendemain du crime, elle semble sans remède ; c’est le moment où le procès intenté aux assassins révèle leur cynisme et toute l’étendue de leur criminelle audace. L’un d’eux avoue qu’il a été tellement impressionné par le meurtre accompli sous ses yeux que, plaçant sous son bras la bombe dont il devait se servir si les premières étaient restées sans effet, il a aidé à transporter l’Empereur mourant dans son traîneau. Tantôt ce sont des députations de paysans qui arrivent de tous côtés dans la capitale pour protester de leur dévouement à la dynastie, ce qui permet d’espérer que peu à peu le sentiment public aura raison des menées anarchistes. D’abord, on avait voulu interdire ces manifestations ; mais on a dû céder aux vœux des manifestants à qui, malheureusement, on n’accorde pas la faveur de voir l’Empereur, qu’ils sollicitent avec instance et sans succès. L’Empereur était toujours enfermé à Gatchina, d’où l’on attendait impatiemment la parole qui devait décider du sort de la Russie. C’est seulement le à mai qu’Alexandre III lançait la proclamation révélatrice de sa volonté.

« Dans notre profonde affection, disait-il, la voix de Dieu nous ordonne d’assumer courageusement la tâche de régner, d’espérer en la Providence divine, d’avoir foi dans la force et la vérité de l’autocratie que nous sommes appelé à affermir et à défendre pour le bien du peuple contre toute tentative dirigée contre elle. »

Ce manifeste causa dans les milieux dévoués à la dynastie la plus douloureuse surprise comme s’ils eussent compris que le régime réactionnaire ne profiterait qu’aux hommes de désordre et assurerait à leurs entreprises un théâtre plus vaste en grossissant le nombre des mécontents. Les conséquences de l’événement ne se firent pas attendre… Le 11 mai, le général Loris Melikoff, ses collègues : Abaza, le général Mitouline, le baron Nicolaï, abandonnaient le pouvoir, ne voulant pas se faire les complices d’une politique qu’ils considéraient comme fatale. Le général Ignatieff, qu’on savait favorable à celle qui triomphait, était appelé au ministère de l’Intérieur et sa nomination achevait de la rendre impopulaire. Vainement, dans une circulaire adressée aux gouverneurs des provinces, il s’efforçait d’atténuer par des artifices de langage ce que le rescrit impérial avait de trop rigoureux, il ne parvenait pas à dissimuler la pensée maîtresse dont l’Empereur s’était inspiré :

« Il n’y a, disait ce ministre, qu’un autocrate fort du dévouement et de l’affection sans bornes de millions de sujets qui puisse entreprendre et mener à bonne fin une tâche aussi lourde que celle qui consiste à extirper le mal dont souffre le pays. »

Ce langage ne trouvait d’approbateurs que dans les feuilles de Moscou rédigées par Katkoff et Absakoff, organes du parti vieux-russe, auxquels dans la ville où ils résidaient, la ville sainte, le mysticisme patriotique tenait lieu de tout. En fait, l’anéantissement des expériences antérieures replongeait la Russie dans un désarroi fait de découragement et de colère.

Mais cette crise d’inquiétude n’était pas destinée à se prolonger. Les jours qui vont suivre se ressentiront de la tranquillité à laquelle les mesures prises par Ignatieff pour protéger des méfaits du nihilisme le parti du repos ont ramené le pays. Peu à peu le nihilisme sera décimé par les condamnations et châtiments infligés aux conspirateurs, et à ce point réduit à l’impuissance par des rigueurs policières qu’il cessera peu à peu de donner signe de vie, comme si, après avoir prodigué ses criminels efforts sous le règne d’Alexandre II, il était incapable de les continuer longtemps sous celui d’Alexandre III. Ce règne s’écoulera dans un calme relatif mais trompeur, hélas ! puisque, dans les ténèbres où elle a été rejetée, la révolution, loin de renoncer à ses espérances, s’occupera avec autant de persévérance que de lenteur à changer de forme et à se préparer la victoire. Les révolutionnaires garderont d’abord le silence et affecteront de laisser croire qu’ils sont vaincus, alors qu’ils ne se considèrent que comme momentanément désarmés et leur inactivité répandra dans l’empire l’illusion d’un calme retrouvé. A travers ces circonstances, il apparaîtra que l’autorité impériale a eu raison des périls qui la menaçaient, qu’elle est en possession de la confiance nationale et l’Empereur aura le droit de se féliciter d’avoir résisté aux conseillers qui voulaient le faire renoncer au régime autocratique et de se dire que c’est à ce régime que sa dynastie doit son salut. Mais, ce n’est pas du jour au lendemain que ces résultats seront acquis et que les sujets d’Alexandre III se résigneront à voir indéfiniment ajournée la réalisation de leurs espérances.

Le principal obstacle à leur résignation vient de l’affectation que met l’Empereur à prolonger son séjour à Gatchina. On avait espéré qu’après la proclamation du rescrit impérial maintenant le régime autocratique, il aurait à cœur de rentrer dans sa capitale. Il n’en fut rien. On eût dit qu’il redoutait de prendre contact avec son peuple, et celui-ci ne dissimulait pas son mécontentement. « Saint-Pétersbourg sans la cour est une ville morte, disait-on. L’absence de la famille impériale constitue un dommage pour le commerce, pour les industries de luxe, pour les grands restaurants et les lieux de plaisir. Tout le monde se plaint. » Mais l’Empereur restait insensible à ces plaintes ou semblait ne pas les entendre. C’est à peine s’il se laissait entrevoir hors de sa retraite. On signalait comme des événements exceptionnels les rares apparitions auxquelles il se prêtait, — telle sa présence le 22 août aux grandes manœuvres de Krasnoïé-Selo, la première fois de son avènement où il se montrait à cheval. L’Impératrice à cheval comme lui ne l’avait pas quitté et avait défilé avec leurs enfants sur le front des troupes. Le général Chanzy qui assistait à ces manœuvres porte un jugement plutôt favorable sur l’armée qui a manœuvré devant lui.

« Les soldats sont exercés, vigoureux, résistants ; les officiers capables sans être brillants, pénétrés du sentiment du devoir, les généraux sont sûrs d’être obéis. »

On doit conclure de ces propos, s’ils expriment la vérité comme on doit le supposer, qu’à l’époque où ils étaient tenus par un homme dont on ne saurait contester l’expérience et la compétence en matière militaire, l’esprit révolutionnaire n’avait pas contaminé l’armée russe ni porté atteinte à sa discipline.

Quatre jours après ces exercices, l’Empereur se déplaçait de nouveau, mais cette fois pour un plus long voyage. L’année précédente, Guillaume Ier s’était rendu sur la frontière russe, près de Varsovie, afin de saluer Alexandre II. C’est cette visite qu’Alexandre III allait lui rendre à Dantzig où l’armée allemande procédait, en présence de l’Empereur, aux grandes manœuvres d’automne. La démarche du Tsar n’avait pas d’autre but et l’entrevue rapide des deux souverains conserva le caractère purement familial qu’ils avaient tenu à lui donner, ainsi que le prouvait l’absence de leurs chanceliers. Mais, à peine de retour, Alexandre écrivait à François-Joseph : « J’ai été très heureux de revoir l’empereur Guillaume, notre vénérable ami auquel nous unissent des liens communs de cordiale affection. » Le choix de ce confident, la manière dont il lui parle du vieux souverain qu’il vient de quitter et l’accent de la lettre dans laquelle il se félicite de l’avoir revu, tout démontre qu’il avait fait litière de ses ressentiments contre l’Allemagne et contre l’Autriche et qu’à cette heure, il considérait comme une condition de salut la reconstitution de l’union des trois empereurs qui, depuis le Congrès de Berlin et la conclusion de l’alliance austro-allemande, n’existait pour ainsi dire plus.

Durant les années qui suivront, on le verra constamment animé du désir de resserrer les nœuds de cette union, mais souvent arrêté dans ses élans par les preuves de malveillance plus ou moins dissimulée qu’il devine dans l’attitude du cabinet de Berlin et dans les intrigues du cabinet de Vienne à l’égard de la Russie. De là, les nombreuses contradictions qu’on relève dans sa conduite, comme lorsqu’il entre dans l’alliance austro-allemande sans se dissimuler qu’il n’est pour celle-ci qu’un ami du second degré. Maintes fois, des conflits, qui d’ailleurs restent le plus souvent dans le domaine diplomatique, éclatent entre son gouvernement et celui de Berlin, et s’apaisent grâce aux relations affectueuses qu’il ne cesse d’entretenir avec l’empereur allemand. Ces incidents ont été trop souvent racontés et sont trop connus pour qu’il y ait lieu d’y revenir dans un récit qui ne se targue pas d’être l’histoire totale d’un règne mais simplement un recueil de notes et souvenirs, à travers lesquels on peut voir par quelles transformations successives, Alexandre III a été conduit à se détacher de l’Allemagne et à se rapprocher de la France.

Assurément, en ces derniers mois de l’année 1881 et en 1882, lorsqu’il vivait enfermé à Gatchina n’en sortant qu’accidentellement, et dirigeait de cette retraite les affaires de l’Empire, il ne prévoyait pas qu’un jour viendrait où il orienterait son pays vers de nouveaux destins et s’engagerait sur des routes aboutissant à l’alliance franco-russe. Néanmoins, on constate en lui, dès ce moment, un désir, peut-être inconscient, mais positif, de ne pas se les fermer et ce désir s’accentue plus ou moins au gré des circonstances qui l’autorisent à mettre en doute la sincérité du chancelier d’Allemagne dans ses rapports avec lui. Au reste, les questions internationales sur lesquelles un complet accord avec son puissant voisin eût été impossible tenaient trop de place dans la politique des deux empires pour que ces rapports ne fussent pas fréquemment troublés. Il s’en irritait et c’est alors qu’il s’attachait à ne rien faire qui pût porter ombrage à la France.

Dans l’apaisement qui se produisit en Russie après que ses peuples eurent pris leur parti du maintien du régime autocratique, on ne peut guère signaler que la liberté laissée à la presse de discuter les questions de politique extérieure. Pour les publicistes, elles se résumaient en une seule, celle de savoir si la Russie avait intérêt à marcher d’accord avec l’Allemagne et l’Autriche et s’il ne convenait pas qu’elle tendit la main à la France. Il était bientôt visible qu’en opposition aux idées et aux intentions de l’Empereur, un parti se formait en faveur de cette dernière solution. Il multipliait contre les Allemands les soupçons et les reproches et notamment à propos de la Pologne : « Ils y poursuivent, disait la Novoié Wremia, un travail patient, opiniâtre, systématique et bien allemand. On ne saurait dire qu’il est lent, attendu que de notre côté on n’y oppose aucune résistance. Les biens mis en vente par des Polonais ruinés sont achetés aussitôt par des Allemands, qui s’entourent d’intendants allemands et de jardiniers allemands ; les paysans eux-mêmes finissent par apprendre la langue allemande et par oublier la langue russe. »

Ainsi s’affirmait dans l’Empire une dualité d’opinions à laquelle il ne semble pas que l’Empereur ait tenté de mettre un terme. L’indifférence apparente avec laquelle il laissait couler ce flot permettrait de croire qu’il cherchait sa voie si, d’une part, on ne le voyait tolérer certains faits dont s’offensait l’Allemagne et, d’autre part, comme s’il eût voulu en atténuer l’effet, l’empereur Guillaume lui prodiguer les témoignages de sa confiance et de son amitié.


II

Parmi ces incidents, il faut rappeler celui qui se produisit au mois de février 1882 et dont le général Skobeleff fut le héros. Le glorieux vainqueur de la guerre turco-russe, étant venu à Paris et s’étant trouvé dans une réunion d’étudiants serbes, prononça des paroles où les journaux allemands virent une provocation. Il n’en dissimulait pas d’ailleurs le caractère. Rentré à Saint-Pétersbourg au mois de mars, il disait à M. Ternaux-Compans, chargé d’affaires de France :

« J’arrive de Paris, vous ne l’ignorez pas, mon voyage a fait assez de bruit ; j’ai vu vos soldats dans leur vie de tous les jours, c’est celle où j’aime à les observer. J’ai été frappé de leurs progrès, de leur excellente tenue ; votre armée est admirable, et vous devez comprendre pourquoi je m’en réjouis. Nous avons assez longtemps supporté les rodomontades allemandes ; il est temps qu’elles cessent. Je regrette de n’avoir pu assister à vos manœuvres, mais je voudrais qu’une mission d’officiers français vînt assister aux nôtres ; je profiterais de leur présence pour élever un monument commémoratif aux soldats de la division Friant, morts en 1812, et pour faire une manifestation française. »

A mentionner encore qu’en venant de Paris à Saint-Pétersbourg, il s’était arrêté à Varsovie et avait dit aux Polonais :

« Restez fidèles à la patrie russe ; si vous n’aviez pas une garnison russe, vous auriez une garnison allemande. »

Pour avoir tenu ces propos, il avait été, racontait-on, vivement réprimandé par l’Empereur ; mais il était maintenu dans son commandement et devait rester à Saint-Pétersbourg comme membre de la commission chargée d’organiser les services militaires et civils dans les territoires nouvellement conquis par la Russie en Asie centrale. Il est vrai qu’afin de justifier cette preuve de la faveur impériale, on prétendait qu’en le retenant dans la capitale, le Tsar s’était flatté de le garder plus étroitement sous sa surveillance. N’empêche que l’incident provoquait d’innombrables commentaires. Dans les hautes sphères de l’armée russe, le blâme était universel, et plusieurs généraux demandaient une répression. Mais dans les grades inférieurs, le sentiment était tout contraire. La seule critique qu’on pût relever consistait à dire que le général n’avait été qu’un peu imprudent.

A Berlin, on témoignait de moins d’indulgence. A un bal de cour, le vieux Guillaume exprimait à l’ambassadeur de France son très vif mécontentement. Ce qui venait de se passer était interprété par lui comme une preuve du relâchement de la discipline dans l’armée russe et d’un affaiblissement dans l’autorité personnelle du Tsar. Il y voyait un symptôme de la désorganisation de l’empire russe, qu’il considérait depuis si longtemps comme un allié, et il s’alarmait des dangers qui pourraient en résulter pour le maintien de l’amitié traditionnelle entre les deux empires. S’il eût cédé à son premier mouvement, il eût écrit à Alexandre pour lui exprimer ses alarmes ; mais Bismarck l’en avait dissuadé, en lui conseillant de ne donner officiellement aucune attention aux paroles de Skobeleff et de laisser le débat se poursuivre entre les journaux.

L’ambassadeur de Russie à Berlin, s’attendant à quelque observation de la Wilhelmstrasse, l’avait devancée en déclarant spontanément que c’est surtout à l’Empereur, son maître, que le général avait manqué et que, seul, l’Empereur devait lui en demander compte.

Abandonnés à eux-mêmes, les journaux allemands s’exprimèrent avec la dernière violence, et la campagne contre la Russie et la France se fût sans doute prolongée, si un ordre de la cour ne l’eût arrêtée, le 22 mars, anniversaire de la naissance de Guillaume Ier. Il avait reçu ce jour-là d’Alexandre III un télégramme qui, s’il eût conservé quelque rancune des propos agressifs de Skobeleff, était bien de nature à les lui faire oublier :

« L’Impératrice et moi, disait le Tsar, nous assistons de cœur à la fête de l’anniversaire de votre jour de naissance, et nous nous associons aux témoignages d’amour et de respect qui vous sont donnés. Que Dieu daigne conserver longtemps votre glorieuse vie pour le bien de l’Allemagne et dans l’intérêt de la paix européenne et du maintien des relations amicales qui existent entre nous et nos empires. »

La réponse ne se fit pas attendre et prouve tout au moins que Guillaume Ier avait passé l’éponge sur l’incident Skobeleff[2] :

« Chacune de vos paroles a trouvé un vif écho dans mon cœur reconnaissant, et je supplie le Tout-Puissant de bénir votre gouvernement pour le salut de vos peuples et pour la consolidation de la paix en Europe. »

Ainsi plus on observe, au début du règne, l’attitude de l’Empereur et plus on voit se former en lui la volonté de tenir la balance égale entre la France et l’Allemagne, et de ne pas sortir de l’étroit chemin que s’est tracé, à égale distance des deux pays, son esprit aussi tenace qu’ennemi de l’action, désireux avant tout de conjurer la guerre. C’est à croire qu’il songe déjà à devenir l’arbitre pacifique de l’Europe et qu’il se prépare à ce rôle en pratiquant une politique de bascule et de contrepoids de laquelle on dira plus tard : « Elle est une garantie du maintien de la paix et suffit pour empêcher la France d’éprouver trop d’inquiétude lorsque, dans ce jeu intermittent, c’est l’Allemagne qui remonte. »

En adoptant cette politique, en ambitionnant d’être en Europe le gardien de la paix entre les nations et l’âme de la résistance aux entreprises révolutionnaires. Alexandre III s’inspirait des souvenirs de son aïeul Nicolas Ier, pour lequel il professait une ardente admiration. Mais, tandis que celui-ci se faisait aider dans sa tâche par le comte de Nesselrode, l’ancien chancelier d’Alexandre Ier qu’il avait maintenu dans ses fonctions en lui conservant son litre, et tandis qu’Alexandre II avait appelé le prince Gortchakof à remplir auprès de lui le même rôle, Alexandre III avait résolu de ne pas faire place dans son entourage à une personnalité aussi importante que ces deux serviteurs, dont l’un, Nesselrode, était mort, et dont l’autre, Gortchakof, était condamné à la retraite par l’âge et par l’état de sa santé.

Déjà, dans les derniers mois du règne d’Alexandre II, on s’attendait à voir le chancelier offrir spontanément sa démission. Mais il n’y semblait pas disposé. Après avoir pris pendant trente ans la plus active part à la direction de la politique internationale russe, sous l’autorité d’un souverain dont il possédait la confiance et qui lui laissait volontiers la bride sur le cou, il semblait ne pas comprendre que sa retraite était désirée.

Ce qui lui faisait illusion à cet égard, c’est qu’il s’était donné un assistant dans la personne d’un diplomate de haut mérite qui, accomplissant la plus grande partie de sa tâche, lui laissait croire que, malgré sa vieillesse, il était encore en état d’y pourvoir. Entré au ministère des Affaires étrangères en 1838, de Giers avait été tour à tour secrétaire d’ambassade à Constantinople, consul général à Alexandrie, puis à Bucarest, où il avait épousé une princesse Cantacuzène, et enfin chef de légation à Téhéran, à Berne, à Stockholm, d’où le vieux chancelier qui connaissait ses services l’avait fait revenir à Saint-Pétersbourg pour s’assurer sa collaboration. De Giers ne tarda pas à être le véritable ministre des Affaires étrangères. Mais il ne recueillit officiellement qu’au mois d’avril 1882 la succession de Gortchakof, sauf cependant le titre de chancelier qui, quoique désormais aboli, fut laissé à l’homme d’Etat démissionnaire en souvenir de sa carrière consacrée au gouvernement du pays[3].

Quant à de Giers, le choix impérial, en se portant sur lui, avait mis à la chancellerie un homme dont la sympathie pour la France devait s’affirmer à plusieurs reprises durant son long passage au pouvoir. Le bruit n’en courut pas moins que l’Empereur, en le choisissant, avait voulu plaire aux Allemands. Mais rien n’est plus contraire à la vérité, et si sa nomination fut bien accueillie à Berlin et à Vienne, c’est que dans ces deux capitales, on connaissait sa modération et sa droiture. Le ministre autrichien Kalnocky disait à l’ambassadeur de France, comte Duchatel :

« Ce n’est pas qu’il dispose d’une influence personnelle qui puisse s’étendre à l’ensemble des affaires de la Russie ; mais, dans les limites de son département, il entend rester le maître. Placé sous la haute direction de l’Empereur, n’ayant de compte à rendre qu’à lui, il saura dans la conduite des affaires extérieures tenir la même ligne prudente et modérée. Déjà, il était disposé à fermer la porte aux Ignatieff et autres membres du parti national. Le nouveau témoignage de confiance dont il vient d’être honoré par le Tsar lui donnera plus de force pour résister à de dangereuses sollicitations. Sa nomination est une garantie de plus pour la consolidation de la paix. »

Cet horoscope devait se réaliser de point en point et la France, — il est utile de le rappeler, — se convaincre bientôt qu’elle n’avait rien perdu à la retraite du prince Gortchakof, lequel cependant, en des circonstances critiques, s’était conduit envers elle comme un ami dévoué et fidèle. C’est des mêmes sentiments que s’inspirera de Giers dans ses rapports avec la France.

Au commencement de novembre 1881, une grande nouvelle, prévue d’ailleurs depuis plusieurs mois, arrivait de Paris à Saint-Pétersbourg. Le cabinet Jules Ferry avait été renversé et il était remplacé par un ministère ayant Gambetta à sa tête et désigné déjà sous le nom de Grand ministère, dans lequel il s’était attribué avec la présidence le portefeuille des Affaires étrangères. L’événement était accueilli dans les chancelleries avec autant d’émotion que de curiosité et dans les régions officielles russes plus encore qu’ailleurs, non que l’avènement de l’illustre tribun au pouvoir fut considéré comme un péril pour la paix, mais parce qu’on se demandait comment il s’y prendrait pour se libérer des principes révolutionnaires dont il s’était fait l’apôtre alors qu’il était dans l’opposition.

Le général Chanzy était alors en France en vertu d’un congé et le bruit se répandait que, résolu à ne pas conserver son poste sous l’autorité du nouveau ministre, il avait donné sa démission. Aussi attendait-on impatiemment son retour. N’eût été cette cause d’inquiétude, il ne semblait pas que l’événement dût troubler la tranquillité dont jouissait l’Europe. En s’en entretenant avec M. Ternaux-Compans, qui dirigeait l’ambassade comme chargé d’affaires en l’absence de l’ambassadeur, le ministre de Giers lui tenait le langage le plus rassurant :

« Vous allez avoir au gouvernement un homme d’une supériorité incontestable ; c’est une intelligence aussi puissante que souple et qui sait charmer. J’en ai la preuve par ce que m’écrit Kapnitz et par d’autres agents diplomatiques qui m’ont tenu le même langage. Je ne sais rien encore de positif quant à la formation du nouveau ministère, mais les noms mis en avant ne peuvent que rassurer sur sa couleur politique. » Ceci était dit le 9 novembre. Mais bientôt après on apprenait que le général Chanzy quittait l’ambassade. En annonçant son retour, il disait qu’il ne revenait qu’afin de présenter à l’Empereur ses lettres de rappel. C’était un nuage sur la confiance du ministre russe, que d’abord ne parvint pas à dissiper la visite que lui fit l’ambassadeur en rentrant à Saint-Pétersbourg, le 7 décembre.

« Ma démission n’a aucune signification au point de vue de la politique extérieure de la France, déclara Chanzy. Le nouveau gouvernement comme l’ancien veut conserver et consolider les bonnes relations avec la Russie. Je suis chargé d’en donner l’assurance à l’Empereur. »

Ce n’était pas assez pour calmer l’appréhension de de Giers :

« Nous n’en sommes pas moins devant l’inconnu, » dit-il.

Mais quand il sut que, pour succéder à Chanzy, Gambetta avait fait choix du comte de Chaudordy, il se rassura. Le 23 décembre, l’ambassadeur démissionnaire fut reçu à Gatchina et prit congé de l’Empereur, à qui il renouvela les assurances qu’il avait données à de Giers. Alexandre III en parut satisfait. Après avoir exprimé à son interlocuteur le regret que lui causait son départ, il reprit :

« J’espère que votre gouvernement saura résister aux idées avancées qui, sous prétexte de réaliser des progrès que chacun comprend et désire, dépassent le but et ne peuvent aboutir qu’à la perturbation. »

C’était un avertissement dont quelques jours plus tard il dut comprendre l’inutilité en apprenant quels avaient été les premiers actes du nouveau ministère. Le comte de Chaudordy nommé ambassadeur à Saint-Pétersbourg, le baron de Courcel à Berlin en remplacement du comte de Saint-Vallier démissionnaire pour les mêmes raisons que Chanzy, celui-ci appelé au commandement du corps d’armée de l’Est, le général de Miribel à l’État-major de la Guerre, d’autres choix analogues ne laissaient aucune place à la crainte de voir Gambetta favoriser les entreprises de la révolution.

Les dernières paroles de l’Empereur, lorsque Chanzy se sépara de lui, sont encore plus caractéristiques et plus significatives.

« Je sais que chez vous on ne désire pas la guerre et j’espère que nous nous entendrons toujours pour nous en préserver. Mais on ne sait ce que l’avenir nous réserve et toute nation doit à sa sécurité d’avoir une bonne armée. »

Comment interpréter ce langage sinon comme un encouragement donné à la France de développer ses forces militaires et de se prémunir de la sorte contre les menaces de l’étranger ? Ces menaces de qui pouvaient-elles venir si ce n’est de l’Allemagne ? Alexandre III prévoyait-il qu’il était exposé, lui aussi, à les encourir et qu’en ce cas, il aurait besoin de la France ? Déjà, en 1875, son père avait dit au général Le Flô : « Soyez forts, général. » Et Gortchakof avait ajouté : « Nous voulons la France aussi forte que par le passé et Paris aussi brillant. » Alexandre III restait donc dans la tradition paternelle et, tandis que par tant de traits parfois déconcertants, il semblait rivé à l’Allemagne, on eût dit qu’il prenait ses précautions contre elle.

Ceux de mes lecteurs qui ont connu le comte de Chaudordy ne me démentiront pas quand je dirai qu’en le choisissant pour l’ambassade de Saint-Pétersbourg, Gambetta avait eu la main heureuse et fait preuve de sagesse. Ancien directeur du cabinet de Drouyn de Lhuys à la fin de l’Empire, ayant conservé ses fonctions après la révolution du Quatre-Septembre, à la prière de Jules Favre, qui avait fait appel à son patriotisme, envoyé ensuite par le gouvernement de Paris à la Délégation de Tours, où, sous l’autorité de Gambetta, il avait dirigé la politique extérieure de la France, puis élu député à l’Assemblée Nationale, et, sous le gouvernement du maréchal de Mac-Mahon, nommé successivement ambassadeur de France à Berne et à Madrid, il joignait à l’expérience acquise au cours d’une si brillante carrière les plus aimables qualités de l’esprit, la modération dans les idées et une connaissance approfondie des questions ayant trait à la politique internationale. Chargé sous le premier ministère de Broglie d’une mission confidentielle auprès du prince Gortchakof, il était resté en relations avec lui et, bien que cet homme d’Etat eût quitté la chancellerie russe pour prendre sa retraite, son patronage était encore assez puissant pour assurer à l’ambassadeur en Russie un accueil exceptionnellement favorable. Mais il appartenait au centre droit de la Chambre, auquel le pouvoir avait été arraché à l’issue de la crise du Seize Mai et il ne semblait pas que cette circonstance dût le désigner au choix du gouvernement de la République. Il tomba donc de son haut lorsque Gambetta lui dévoila pour quel motif il l’avait fait appeler. Après avoir évoqué le souvenir des heures douloureuses pendant lesquelles ils avaient vécu côte à côté à Tours et appris à se connaître, le ministre lui dit :

« Ce n’est pas pour causer académiquement que je vous ai prié de venir me voir, mais pour vous apprendre que je vous envoie à Saint-Pétersbourg comme ambassadeur. » Chaudordy commença par refuser. Renvoyé des allaires en même temps que ses amis politiques, il n’y voulait rentrer qu’avec eux. Comme Gambetta insistait, il lui rappela la divergence de leurs opinions réciproques ; elle lui faisait un devoir de maintenir, son refus. Mais à ses raisons, le ministre opposait les siennes, la résolution qu’il avait prise de ne confier les grands postes diplomatiques qu’à des diplomates de carrière ayant donné des preuves de leur valeur professionnelle. Un mouvement se dessinait en Russie en faveur de la France. Bien que ce ne put être encore « qu’un capital en réserve, » il fallait, pour en tirer parti un jour, se mettre dès maintenant en rapport avec ceux qui le dirigeaient. C’est pour lui confier cette mission que le chef du gouvernement faisait appel au dévouement patriotique de Chaudordy.

Celui-ci se défendait encore. Il objecta que la politique intérieure de la France et les influences révolutionnaires qu’elle subissait rendaient la situation de l’ambassadeur de la République en Russie trop difficile et trop délicate pour qu’il fût tenté d’en courir les risques. Il ne voulait pas s’exposer aux embarras et aux désagréments dont parfois avait eu à souffrir le général Chanzy et, en particulier, lors de la fameuse affaire Hartmann. Mais Gambetta tenait bon. Finalement, son obstination eut raison de celle de Chaudordy. Elle tomba devant la promesse qui lui fut faite que, si quelque incident analogue se produisait, de nouveau, c’est à ses conseils que se conformerait, pour le dénouer, le gouvernement de la République. Du reste, comment aurait-il maintenu son refus alors qu’il était averti que l’Empereur, consulté, avait donné son adhésion au choix de Gambetta et témoigné son contentement ?

En de telles conditions, le gouvernement français n’avait pas eu à examiner s’il ne vaudrait pas mieux continuer à confier à un général le poste de Saint-Pétersbourg. Les trois derniers ambassadeurs, Fleury. Le Flô, Chanzy, avaient dû à leur qualité de soldats de pouvoir assister aux parades du dimanche et d’approcher l’Empereur plus souvent que le pouvaient les ambassadeurs civils qui n’étaient reçus qu’après avoir demandé audience. C’était assurément un avantage ; mais le système n’allait pas sans inconvénient, l’ambassadeur autorisé à se mêler en uniforme à l’escorte du souverain, étant exposé à un accès d’humeur ou à quelque boutade.

Au surplus, en présence du consentement d’Alexandre III, en ce qui touchait Chaudordy, la question ne s’était même pas posée. Celui-ci se prêtant à ce qu’on attendait de lui, tout fut dit, et il prépara son départ, approuvé par ses amis politiques qui n’ignoraient pas quels services la France pouvait attendre de lui.

Si nous nous sommes attardé à cet épisode vieux de trente-sept ans et bien oublié aujourd’hui, c’est parce qu’il fait honneur aux deux personnages qu’il met en scène et démontre combien le Gambetta des anciens jours s’était assagi. Mais, c’est là justement ce que les partis avancés ne lui pardonnaient pas. Le 26 janvier 1882, alors qu’il n’était au pouvoir que depuis six semaines, son ministère était renversé sur la question du scrutin de liste. Quelques jours plus tard, M. de Freycinet revenait à la présidence du Conseil et reprenait le portefeuille des Affaires étrangères. Chaudordy n’était déjà plus ambassadeur en Russie. Gambetta renversé, il lui avait apporté sa démission et son successeur ne tardait pas à être désigné. C’était l’amiral Jaurès, dont la mission d’ailleurs fut de courte durée et a si peu marqué qu’elle échappe à l’Histoire et que nous n’aurons pas à en reparler.


III

Le 20 janvier 1883, la famille impériale rentrait à Saint-Pétersbourg à la grande joie des habitants de la capitale. Son absence avait duré vingt-deux mois, à peine interrompue par de rares et rapides apparitions. Le retour de l’Empereur créait un état nouveau où la satisfaction populaire entrait pour une large part en ramenant sur la personne du souverain un prestige qui menaçait de s’évanouir. Il s’installait au palais Annïtchkoff où il résidait quand il n’était encore que tsarewitch. Mais il était entendu que les réceptions officielles auraient lieu au Palais d’hiver. A cet effet, la police redoublait de surveillance, car il s’en fallait de beaucoup que l’atmosphère de crainte en laquelle vivait la cour fût dissipée. « Nous n’aimons pas, disait de Giers, à voir l’Empereur sortir du cercle étroit où nous pouvons répondre de sa vie. »

Ce n’est pas qu’à ce moment le nihilisme se fût relevé de l’état d’impuissance auquel il était réduit par suite des entraves apportées à ses progrès par la vigilance de la police. Mais les découvertes que faisait celle-ci fournissaient la preuve qu’il ne renonçait pas à ses criminelles entreprises et attendait son heure pour y revenir, se contentant de jeter de temps en temps des coups de sonde à droite et à gauche comme pour s’assurer un terrain propice à son action au jour et à l’heure où il lui conviendrait de l’exercer. L’année suivante, au mois de mai, la police, ayant été amenée à procéder à plusieurs arrestations, put constater que l’armée commençait à subir la contagion des idées révolutionnaires. En janvier, le colonel de gendarmerie Souderkine avait été assassiné, en des circonstances particulièrement odieuses, par un sieur Jablonski, nihiliste vendu à la police à qui il inspirait confiance. L’assassin l’avait attiré chez lui sous prétexte de lui faire des révélations, et, dans ce guet-apens, Souderkine avait trouvé la mort. On l’avait relevé à la porte de l’appartement atteint d’une balle et assommé. Un officier qui l’accompagnait était évanoui et blessé. Le crime accompli, l’assassin avait pris la fuite et s’était réfugié en France. Mais un peu plus tard, il avait eu l’audace de revenir à Saint-Pétersbourg où, quoique très connu, il était resté cinq jours, sous l’œil de la police qui le croyait toujours à Paris. Il était alors parti pour Novgorod où il avait été reçu et caché par des officiers de la 22e brigade d’artillerie, qui tenait garnison dans cette ville. Ils avaient ensuite facilité son départ pour les Etats-Unis où il était arrivé sain et sauf. Le gouvernement russe songea d’abord à demander son extradition. Mais, il ne tarda pas à y renoncer, convaincu qu’il ne l’obtiendrait pas. Au même moment, on découvrit que les officiers de la IIe brigade en résidence à Saratof vivaient en bons rapports avec les membres les plus dangereux du parti révolutionnaire et leur distribuaient des secours.

Il fallait couper court à des faits d’une telle gravité et à la propagande dans l’armée dont on venait de saisir sur le vif les douloureux résultats, d’autant plus alarmants que les coupables bravaient ouvertement la police. Elle avait promis par voie d’affiche une récompense de dix mille roubles à qui les dénoncerait, mais durant la nuit, sur cette affiche, on en avait posé une autre par laquelle il était dit que le dénonciateur serait exécuté. Par ordre de l’Empereur, les ministres se réunirent chez Pobedonotzef, procureur général du Saint-Synode, et décidèrent de recourir à des mesures encore plus rigoureuses que celles auxquelles on avait recouru jusque-là. Elles eurent pour conséquence de faire tomber dans les mains de la justice des officiers, des civils, des femmes et parmi elles la Finger et la Petrowska, conspiratrices infatigables, qui avaient été l’âme des mouvements nihilistes et des complots antérieurs. Traduits en cour martiale, ces malheureux y comparurent au mois d’octobre et y furent presque tous condamnés à la peine capitale.

Au cours de ces événements, s’étaient produits certains faits qui, bien que n’intéressant pas la politique générale, méritent d’être mentionnés. Quelques semaines après la rentrée de la famille impériale, on commençait à parler du couronnement, qui, suivant l’usage, devait avoir lieu à Moscou. Il n’en avait pas été question pendant l’absence des souverains, période de deuil durant laquelle il eût été inopportun de procéder à la cérémonie de leur sacre, et aux fêtes somptueuses dont elle serait l’occasion. Mais, maintenant que leur exil volontaire avait pris fin, elle ne pouvait plus être retardée et, dans le courant d’avril, il était décidé qu’elle serait célébrée le 27 mai suivant. On envoyait à Moscou les insignes impériaux et les équipages de gala. La famille impériale partait le 20 afin de précéder les ambassades extraordinaires des Puissances dont » la venue était annoncée.

En vue de l’événement, le prince Dolgorouki, gouverneur général de Moscou, prenait les précautions les plus minutieuses pour protéger la vie du tout-puissant monarque que l’ironie du destin condamnait à ne sortir jamais de ses palais avec la certitude d’y rentrer vivant. Mais, en dépit de quelques propos d’alarmistes, les inquiétudes qui s’étaient manifestées après la mort d’Alexandre II avaient perdu leur caractère aigu, tant le nihilisme semblait décimé. La police avait mis la main sur les suspects ; elle répondait de la vie de l’Empereur et aucun incident fâcheux ne troubla l’imposante solennité dont, pour la quatrième fois depuis le commencement du siècle, le Kremlin était le théâtre. Tous les États du monde y étaient représentés par des princes de sang impérial ou royal ou par d’illustres personnages.

La France en comptait plusieurs qui dans cette assemblée eussent fait brillante figure. Le gouvernement songea au Duc d’Aumale, et ensuite au maréchal de Mac-Mahon. Des considérations politiques firent renoncer à utiliser leur prestige et le choix des ministres se porta sur l’ancien président du Conseil Waddington, choix malheureux s’il en fut. On oubliait qu’au Congrès de Berlin, Waddington avait marché contre la diplomatie russe de concert avec le prince de Bismarck, le comte Andrassy, et Lord Salisbury, souvenir qui ne pouvait le l’aire bien venir en Russie et n’était pas pour rendre plus étroites et plus fructueuses les relations du cabinet impérial avec la République. Elles n’étaient plus ce qu’elles avaient été sous Alexandre II pendant les ambassades du général Le Flô et du général Chanzy ; il était grand temps que cette situation se modifiât. Le 10 novembre 1883, la mission de l’amiral Jaurès ayant pris fin, le général Appert fut désigné pour lui succéder. C’était sous le ministère Jules Ferry.

Retraité depuis quelques mois, après avoir commandé, pour couronner sa carrière militaire, le 17e corps d’armée, cet officier général, dans les emplois confiés à son zèle, avait laissé les plus honorables souvenirs. Quinze campagnes en Afrique, en Crimée, en France pendant la guerre de 1870, constituaient ses titres à la considération dont il jouissait parmi ses pairs. Après la Commune, en sa qualité de commandant de la subdivision de Seine-et-Oise, il avait été chargé de l’organisation des Conseils de guerre auxquels étaient déférés les auteurs de l’insurrection. Il y a vingt-quatre ans, j’ai écrit en parlant de lui : « Dans ces fonctions, il ne se départit jamais d’un ferme esprit de justice et d’équité et s’il resta toujours le partisan résolu d’une répression légale, complète, son âme généreuse et croyante n’en versa pas moins sur bien des blessures une pitié consolante. Quand son œuvre fut terminée, on ne lui connaissait un ennemi[4]. »

Un tel homme devait plaire à Alexandre III. Mais un autre motif le fit choisir par le gouvernement français et agréer par le souverain russe. Mme Appert était Danoise, connue et aimée à la cour de Copenhague et très particulièrement de l’Impératrice, sa compatriote. Cette circonstance assurait au nouvel ambassadeur un accueil exceptionnel et, à cet égard, l’espoir qu’il avait conçu ne fut pas trompé. Constatons toutefois que les événements qui se déroulèrent en Europe au cours de sa mission ne laissaient que bien peu de place à l’action de la France. Chez nous, l’idée d’une alliance avec la Russie n’était encore qu’à l’état embryonnaire ; dans le gouvernement, personne n’y pensait et Alexandre continuait à pratiquer envers la France et l’Allemagne sa politique de bascule, sans parvenir toujours à dissimuler que le souci de sa sécurité le poussait plutôt du côté de l’Allemagne où ses appréhensions ne trouvaient des échos que contre la France. Le 10 septembre 1883, tandis qu’une mission militaire russe, sous les ordres du général Dragomiroff, part pour notre pays afin d’assister aux grandes manœuvres d’automne, l’Empereur télégraphie de Copenhague à son ministre de Giers resté à Saint-Pétersbourg « qu’il importe de prescrire par télégraphe à ce général de se montrer très circonspect et très réservé dans son langage pendant son séjour au quartier général de l’armée française. » Simple mesure de prudence vis-à-vis de l’Allemagne, qui s’irriterait d’un nouvel incident Skobeleff, mais révélatrice du constant souci de l’Empereur de vivre en bon accord avec son voisin, non qu’il se dissimulât que de tous côtés se multipliaient les causes d’antagonisme qui liguaient contre la Russie sous des formes diverses l’Allemagne et l’Autriche, l’Italie et l’Angleterre, mais parce que trop souvent les actes du gouvernement de la République lui déplaisaient et ne lui permettaient pas de supposer qu’un jour viendrait où il y aurait utilité pour ses propres intérêts à se rapprocher de lui.

Le général Appert n’était pas chargé de travailler à ce rapprochement, mais d’entretenir les bons rapports entre Saint-Pétersbourg et Paris en fournissant au besoin des explications sur des faits dont l’Empereur, faute de les comprendre, prenait ombrage et en s’attachant à démontrer qu’ils étaient uniquement la conséquence des institutions adoptées par le pays. Il se montra supérieur dans ce rôle et sa franchise lui valut promptement la confiance et la faveur d’Alexandre III, qu’il conserva jusqu’à la fin de sa mission, sans avoir eu à traiter avec la chancellerie russe aucune affaire importante.

Il était depuis peu de temps à Saint-Pétersbourg lorsqu’on apprit que le prince Orloff, ambassadeur de Russie à Paris, était rappelé de ce poste et désigné pour celui de Berlin. Son départ enlevait à la France un ami. Le général Appert fut chargé d’exprimer au gouvernement russe les regrets du gouvernement français. Les explications données par de Giers furent rassurantes. A Berlin, Orloff, comme il l’avait fait à Paris, servirait les intérêts de la paix. Il y rendrait les plus grands services. En arrivant à Berlin, il alla lui-même en donner l’assurance au baron de Courcel, ambassadeur de la République. Dans sa nomination, il n’était rien dont la France eut à s’inquiéter. Le successeur qu’on lui donnait à Paris en fournissait la preuve.

C’était le baron de Mohrenheim. Nous ne savions rien de lui, sinon qu’étant ministre de Russie à Copenhague, durant les séjours si fréquents d’Alexandre III à la cour de son beau-père, il avait gagné la confiance et l’estime de son souverain et la protection de l’Impératrice. Rien ne faisait prévoir qu’il serait un jour l’un des ouvriers les plus actifs de l’alliance franco-russe. Ce n’est qu’avec le temps que ses sentiments devaient se révéler. Mais le langage qu’il tint dès son arrivée à Paris calma les appréhensions qu’avait inspirées au gouvernement français le rappel d’Orloff et d’autant qu’à la même époque, le général Appert trouvait de plus en plus auprès de l’Empereur un accueil bienveillant et cordial.

Cette situation se maintiendra durant toute l’année 1884. La politique des Puissances dans les Balkans et en Égypte, quoique fertile en divisions et en dissentiments, n’exerce aucune mauvaise influence sur les rapports de la Russie avec la France. Une seule circonstance se produisit dont aurait pu prendre ombrage le cabinet de Paris si les explications données à l’avance par de Giers à notre ambassadeur n’avaient eu pour effet de prévenir les inquiétudes que nous aurions pu concevoir. On était à la veille de l’entrevue des trois empereurs dont il fut tant parlé en cette même année. Ils devaient se rencontrera Skierniewice dans la Pologne russe et, comme leurs principaux ministres les accompagnaient, on se demandait quelles résolutions seraient prises. En réponse aux questions que lui posait le général Appert, de Giers lui déclara formellement qu’en cette rencontre, aucune question de politique internationale ne serait traitée. On s’occuperait uniquement de jeter les bases d’une entente à l’effet de réprimer les crimes contre les souverains et chefs d’Etat. Il est piquant de constater qu’au même moment, le chancelier d’Allemagne faisait au représentant de la France à Berlin une déclaration analogue. La suite a prouvé que ces propos exprimaient la vérité. Les trois empereurs avaient tenu en se réunissant à ne pas inquiéter la France et tout porte à croire que l’initiative de leur résolution émanait de l’Empereur de Russie.

L’idée de jeter les bases d’une sorte d’alliance contre les assassins venait aussi de lui, mais également de Guillaume Ier. Ils la considéraient comme nécessaire, Alexandre III surtout, à qui la police impériale par les mesures qu’elle prenait rappelait sans cesse qu’il était toujours sous le poignard. Lorsqu’on septembre, il part pour Varsovie où il n’était pas allé depuis son avènement, et d’où il doit se rendre à Skierniewice, il prend la voie ferrée gardée sur tout le parcours par un cordon de troupes. Longtemps encore, il ne voyagera que sous la protection de soldats en armes, c’est-à-dire en défiance de ses propres sujets, situation véritablement lamentable pour un prince qui souhaite ardemment leur bonheur et dont les efforts pour l’assurer ne lui valent pas toujours la reconnaissance qu’il avait espérée.

Il arrive même que les mesures qu’il prend pour alléger leurs charges attirent sur lui les critiques et les ressentiments de sa famille. En février 1885, il décide que désormais les arrière-petits-enfants des empereurs ne seront plus reconnus en qualité de grands-ducs et de grandes-duchesses. On les considérera toujours comme princes du sang, ils auront le titre d’Altesse, mais ne recevront plus de dotation et ne jouiront plus des prérogatives et privilèges qui leur étaient affectés depuis le règne de Paul Ier. Cette mesure à laquelle applaudit l’opinion a été rendue nécessaire par l’accroissement de la famille impériale qui pesait lourdement sur l’Etat ; il était devenu indispensable de limiter cette charge et l’Empereur n’a pas hésité à le faire quand il s’est convaincu que ce serait pour ses sujets un acte de justice et un bienfait ; il ne s’est pas laissé arrêter par les réclamations et les plaintes dont il a été assailli.

Les mesures qu’il prend ont toutes ce caractère de ténacité. Voici maintenant cinq ans qu’il règne et la transformation qui s’est opérée en lui éclate à tous les yeux. Ce n’est plus aujourd’hui le souverain débutant et timide qui se laissait guider pur des hommes plus expérimentés que lui. Il a pris l’habitude de ne suivre que ses propres inspirations. Il ne prévoit pas de loin, mais il témoigne de beaucoup de suite dans les idées. On est parfois surpris d’entendre dans sa bouche des propos qu’on entendait jadis dans celle de Nicolas Ier. Comme celui-ci, il dit volontiers qu’il ne transigera pas avec ses principes. Maintes fois, son aïeul semble revivre en lui. Etant donné ce caractère, ou, pour mieux dire, cette ressemblance avec le plus autocratique de ses prédécesseurs, convaincu lui aussi que la responsabilité des progrès qu’ont faits dans l’Empire les idées révolutionnaires incombe à la France, perdant de vue que, si elles se sont propagées en Russie, c’est qu’elles y ont trouvé un terrain depuis longtemps préparé par les sectes politiques ou religieuses qui se multiplient dans les milieux populaires qu’elles ont contaminés, les faits qui lui déplaisent sont traités par lui de concessions aux partis avancés. Il qualifiera de la sorte l’expulsion des princes d’Orléans, non qu’il s’intéresse à eux, mais « parce qu’elle caractérise la marche de la République. »

Même qualification à l’amnistie accordée par le gouvernement français en février 1886 à un certain nombre de condamnés politiques, parmi lesquels figure un sujet russe, le prince Kropotkine, anarchiste militant qui, après avoir conspiré en Russie, s’était réfugié en France et y avait été condamné pour avoir participé à des complots contre le gouvernement. La mise en liberté de ce personnage porta au plus haut degré la colère du Tsar. De Giers en fut l’interprète auprès de l’ambassadeur. Celui-ci répondit que Kropotkine était un condamné des tribunaux français et qu’il n’avait pas été possible de l’excepter des mesures de grâce adoptées en faveur des condamnés de sa catégorie.

« Dans notre pays, ajouta le général Appert, la loi est égale pour tous.

— Sans doute, objecta de Giers, mais il s’agit de la vie de l’Empereur. Quels regrets si Kropotkine rentrait en Russie et se livrait à un attentat !

— Ce serait grave en effet, mais si vous n’aviez pas commis la maladresse de laisser échapper ce triste personnage quand il était encore en Russie, tout cela ne serait pas arrivé. »

L’incident n’eut pas d’autre suite et, soit qu’Alexandre eut fini par se rendre aux raisons de son ministre, soit qu’il jugeât l’heure inopportune pour envenimer ses relations avec la France, il s’apaisa et le silence se fit sur l’événement. Mais il n’en fut pas de même de celui qui suivit, c’est-à-dire le rappel du général Appert, décidé au mois d’avril 1886 par le ministère que présidait M. de Freycinet, ministre des Affaires étrangères.

Jamais rappel d’ambassadeur ne fut plus inattendu, et le moins qu’on en puisse dire c’est qu’il constituait une suprême imprudence. On ne saurait qualifier autrement la faute qui fut commise lorsque, sans autre raison que le désir de donner au général Billot la succession du général Appert, on se priva des services d’un homme qu’Alexandre III traitait en favori et auquel il prodiguait les marques de sa bienveillance. En 1885, il avait voulu assister à un bal donné à l’ambassade de France et exigé que tous les princes et princesses de sa famille se rendissent à l’invitation qui leur avait été adressée. C’était la première fois, depuis longtemps, que pareil fait se produisait. Il témoignait d’une sympathie du souverain pour le général Appert, singulièrement précieuse pour le règlement des affaires. La sagesse la plus élémentaire commandait de ne rien changer à cet état de choses, alors surtout qu’à propos de Kropotkine, l’ambassadeur avait donné la preuve de son influence en contribuant à calmer la première colère de l’Empereur.

Vis-à-vis de lui, on ne pouvait invoquer que « les dures exigences de la politique et les nécessités du gouvernement » et on n’invoqua pas d’autres raisons dans la lettre qu’on lui écrivit pour l’avertir de son rappel. Pour le lui rendre moins pénible, on lui annonçait qu’en rentrant en France, il recevrait le grand cordon de la Légion d’honneur. Mais ceci n’était pas assez pour conjurer l’impression pénible qu’il ressentit lorsqu’un soir, à un bal qu’il donnait en l’honneur de la grande-duchesse Catherine, cette lettre lui fut remise. Sa réponse s’en ressentit et en même temps qu’il s’inclinait devant la décision ministérielle, il laissait entendre que son rappel était aussi maladroit qu’injuste.

Cependant, bientôt après, le gouvernement impérial était averti par son ambassadeur à Paris, le baron de Mohrenheim, que le général avait demandé son rappel « pour des raisons de santé » et que, pour le remplacer, le gouvernement français allait proposer à l’agrément de l’Empereur le général Billot. L’un des jours suivants, à la parade, à laquelle le général, bien qu’il procédât à ses préparatifs de départ, avait tenu à assister, l’Empereur l’interpella :

« Vous êtes donc malade, général, et au point de vouloir nous quitter ?

— Je ne suis pas malade, Sire ; mais, mon gouvernement me rappelle, » répondit Appert.

Est-ce à ce moment que l’Empereur soupçonna qu’on avait voulu le tromper sur les véritables causes d’une mesure qui éloignait de lui un ambassadeur auquel il s’était attaché et vit dans la conduite du gouvernement français un manque d’égards ? Il est assez difficile de le préciser. Ce qui est hors de doute c’est que son langage au général Appert, en lui exprimant ses regrets, laissait prévoir la grave résolution qu’il prit peu de jours après.

« Des ambassadeurs sont bien inutiles dans l’état actuel des choses, observa-t-il. Des chargés d’affaire suffiront. »

Le lendemain, il partait pour la Crimée avec sa famille. Son séjour à Livadia devait être de six semaines. En y donnant rendez-vous à de Giers qu’il voulait avoir auprès de lui, il lui ordonnait de prescrire au baron de Mohreinkem un congé illimité. Quant à un nouvel ambassadeur de France à Saint-Pétersbourg, il ne voulait pas en entendre parler : « Je ne veux ni Billot ni personne. « Il entendait aussi que jusqu’à nouvel ordre ses intentions demeurassent secrètes et ne fussent connues que de ceux à qui il était nécessaire de les communiquer.

Notre chargé d’affaires M. Ternaux-Compans les ignorait. Mais, un entretien qu’il avait eu avec de Giers avant le départ de celui-ci l’avait plongé dans l’anxiété. « Je serais aux regrets, lui avait dit le ministre russe, que le rappel du général Appert altérât les bonnes relations que je désire voir se former entre la France et la Russie. Aussi, pendant mon séjour à Livadia, m’efforcerai-je d’effacer dans l’esprit de l’Empereur toute trace du mécontentement que lui a causé ce rappel d’un ambassadeur qu’il avait en haute estime. Mais je ne saurais vous dissimuler que ses vues et ses principes en matière de gouvernement s’accordent assez peu avec le régime que la France a adopté comme avec les tendances actuelles de la politique républicaine. Toutefois ce serait se méprendre sur ses véritables dispositions que de ne point les considérer comme très favorables à la France et de lui attribuer un autre sentiment qu’une amitié réelle basée sur la conscience des intérêts qui sont communs aux deux pays. Je sais que j’aurai à combattre des préventions chez l’Empereur, mais je ne désespère pas de lui démontrer que les difficultés de votre situation intérieure proviennent du fractionnement des partis au sein de la Chambre, de l’instabilité de la majorité et de l’obligation à laquelle est tenu le cabinet de se mouvoir entre les partis de manière à s’assurer la faculté de ne pas la laisser se coaliser contre lui. »

Telle était la situation lorsque notre chargé d’affaires reçut un message de M. de Freycinet. Le ministre lui annonçait que la nomination du général Billot était chose décidée et lui demandait s’il fallait la soumettre à l’Empereur durant son séjour à Livadia ou s’il ne convenait pas mieux d’attendre son retour. De Giers étant absent, c’est auprès de son suppléant Vlangaly que M. Ternaux-Compans alla s’informer de la réponse qu’il devait faire à la question que lui posait son gouvernement. « Hélas ! l’Empereur a défendu qu’on lui parlât d’un nouvel ambassadeur, avoua Vlangaly, et telle est son opiniâtreté que je ne vois pas comment nous pourrons l’en faire revenir. » Ces propos furent confirmés par un autre agent principal de la chancellerie russe, Jomini. Il apprit à M. Ternaux-Compans que le baron de Mohrenheim avait reçu l’ordre de quitter le territoire français. Vainement il avait démontré dans un rapport à son souverain les dangers de cette mesure. En marge de ce rapport l’Empereur s’était borné à écrire : « Ces observations sont exagérées, je ne transigerai pas avec mes principes. » L’ordre signifié à Mohrenheim avait été maintenu.

Ce n’était pas le conflit, mais la volonté impériale se traduisant en un tel témoignage d’irritation et en un silence dédaigneux et boudeur, créait une situation d’une exceptionnelle gravité et qui, si elle se fut prolongée, aurait abouti à une rupture totale. Nous raconterons ultérieurement comment elle prit fin quelques mois plus tard.


ERNEST DAUDET.

  1. Comme dans mes précédentes études sur les Romanoff, j’ai donné d’après le calendrier grégorien les dates évoquées dans ce récit.
  2. Le général mourut à Moscou de la rupture d’un anévrisme, au mois de juillet suivant.
  3. Il le conserva moins d’une année ; il mourut au mois de mars 1883.
  4. Histoire de l’Alliance franco-russe, par M. Ernest Daudet. Paris, 1894. Ollendorff, éditeur 1 vol. in-8 (Épuisé).