Le Rachat de Jane, récit de la vie des prisons de femmes en Angleterre/01

La bibliothèque libre.
Le Rachat de Jane, récit de la vie des prisons de femmes en Angleterre
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 65 (p. 51-101).
fin  ►
LE
RACHAT DE JANE

PREMIERE PARTIE

Les pages qu’on va lire n’ont que les dehors d’une fiction. Elles se composent en fait de réalités strictement, rigoureusement authentiques, et par là se recommandent aux esprits sérieux, aux lecteurs de bonne foi. Le sort a voulu qu’elles fussent datées de prison, bien qu’elles émanent d’une personne libre. Un autre hasard non moins singulier devait faire que le révérend missionnaire à qui elles étaient adressées ne les a jamais reçues, et cela par une raison très simple, c’est qu’elles ne lui furent jamais envoyées. L’obstacle vint, nous croyons le savoir, de certains scrupules sur la nature desquels, après les avoir lues, on sera complètement édifié. Il s’écrit ainsi chaque jour beaucoup de lettres qu’on supprime, tantôt parce qu’elles expriment un sentiment qui veut garder ses voiles, tantôt parce qu’elles accusent des reliefs de caractère, des emportemens d’imagination, des faiblesses, des naïvetés, qu’on ne se soucie pas de livrer aux sarcasmes d’une raison hautaine, d’une rectitude inflexible. Il est probable ou du moins il est fort possible que la correspondance en question se fût arrêtée court, si une première réponse, froide et railleuse, était venue glacer, paralyser l’enthousiasme dont elle est empreinte. En la gardant par devers elle, la jeune femme qui l’avait si résolument inaugurée se ménagea la pleine liberté de ses épanchemens, et tout en caressant peut-être l’idée de la montrer un jour, si jamais il revenait de ses périlleux voyages, à l’ami qu’elle avait choisi pour confident, il lui fut loisible d’y consigner quotidiennement, sans craindre les objections ou les critiques qui l’eussent découragée, les impressions parfois contradictoires d’un esprit mobile, d’une âme passionnée, d’une volonté souvent ébranlée, quoique définitivement victorieuse.

C’est ainsi que, sans quitter la forme épistolaire, cette correspondance, ramenée au monologue, devint, à vrai dire, un journal, et ce journal un récit suivi, l’histoire d’un attachement singulier, d’une lutte obstinée entre deux natures que reliait sans doute l’une à l’autre quelque mystérieuse sympathie. On verra cette histoire se détacher sur un fond assez sombre, celui que les incidens de la vie de prison pouvaient fournir à l’intéressante matrone[1]. C’est par là qu’elle touche à des questions fort controversées de nos jours, celles que soulève l’examen attentif du régime pénitentiaire chez les différens peuples. Nous en avons assez parlé dans une occasion récente pour n’y point revenir aujourd’hui.


I

Prison de Millbank, 19 décembre 1856.

Vous êtes le seul de mes amis, Henry Gillespie, à qui je veuille confier le secret de ma situation présente. Mes raisons, je vais vous les dire. Avant la mort de mon pauvre père, avant ce désastre si prématuré, si imprévu, qui nous a placées, mes sœurs et moi, dans la pénible nécessité de pourvoir à notre existence et à celle de notre mère, vous êtes de tous ceux qui avaient sollicité ma main le seul à qui j’aie accordé quelques pensées sérieuses, le seul dont la vocation décidée, la ferme volonté, la haute abnégation, m’aient attirée et presque décidée. Je puis même vous le dire aujourd’hui, tentée de revenir sur un premier refus, j’allais vous écrire lorsque la nouvelle de votre départ, arrivée au prieuré trois jours plus tôt qu’on ne l’attendait, est venue ôter à cette démarche ce qu’elle avait de naturel et de simple. Je l’ai ajournée, comptant y réfléchir mûrement, et combien je me suis félicitée de n’avoir pas réalisé mon projet, lorsque le terrible accident qui nous privait à la fois d’un excellent père et de presque toutes nos espérances de fortune a bouleversé nos plans d’avenir ! Si ma lettre vous était arrivée, je devine ce que vous auriez fait ; vous ne m’auriez jamais tenue quitte d’une promesse donnée aux jours prospères, et qu’une fois vouée à l’infortune j’eusse voulu reprendre à tout prix. Maintenant, grâce à Dieu, tout est dit. Vous êtes au loin, vous êtes sans doute sur le point de vous marier, et quant à moi, décidément vouée au célibat, j’ai sollicité, j’ai obtenu, par la protection spéciale d’un ami de mon père, l’évêque de R…, une position officielle qui m’engage au moins pour une dizaine d’années. Cette position n’est point brillante, je vous en préviens ; elle n’a rien qui flatte la vanité, rien qui ne soit très humble et très austère, rien qui rappelle ce paisible bien-être au sein duquel votre affection était venue me chercher. Bref, — car il faut en finir avec toutes ces précautions oratoires, qui trahissent malgré moi je ne sais quelle faiblesse, — celle que vous appeliez « miss Weston, » et qui aurait pu être « votre Lydia Weston, » compte parmi les quarante-deux matrones ou surveillantes de la prison de Millbank.

Matrone à vingt-cinq ans, la chose est grave ! Quant au métier en lui-même, on peut sans mollesse le trouver pénible. Du reste vous en jugerez par les détails que je suis à même de vous donner après quelques mois d’épreuve ; mais auparavant, et pour montrer tout d’abord le beau côté de la médaille, voyons par quels avantages matériels j’ai pu être déterminée à prendre un si grand parti. Une matrone en second, — c’est mon grade actuel, — est payée dès son entrée au service sur le pied de 35 livres[2], d’où il faut déduire la retenue mensuelle pour l’uniforme, c’est-à-dire 3 shillings et 4 pence[3]. Ce salaire, après tout suffisant, s’accroît d’une livre chaque année jusqu’au moment où d’ordinaire on a définitivement conquis le titre de matrone, c’est-à-dire après trois ou quatre ans de service. Les appointemens s’élèvent alors à 40 livres, avec un accroissement annuel de 25 shillings[4]. Que si, par mérite ou faveur, on devient matrone principale, — il n’y a là aucune impossibilité, — le salaire est de 50 livres, annuellement augmentées de 1 livre et 10 shillings. Après dix années, — ici la tentation devient irrésistible, — on est inscrite pour le reste de ses jours sur la liste des pensionnaires de l’état.

Ces avantages, — qui peut-être ne vous éblouiront pas, — sont cependant ambitionnés par de fort grandes dames… pour les soubrettes dont elles veulent se débarrasser. Je ne plaisante pas, mon ami, plusieurs de mes collègues sont arrivées ici par des protections de cet ordre, et j’ajouterai que je ne les classe ni parmi les moins utiles, ni même parmi les moins bien élevées. En général cependant notre état-major en jupons se recrute dans les rangs, hélas ! trop serrés, de ces pauvres filles déclassées par un revers de fortune et condamnées à des privations, à des travaux qui, selon toute apparence, ne devaient jamais leur échoir. Les privations, je n’en parlerai point. C’est seulement par comparaison que le régime de nos prisons peut sembler rude. Il serait puéril à moi de regretter cette chambrette rose et blanche dont les gâteries maternelles avaient fait un nid de duvet, et toutes ces menues élégances qui m’entouraient d’un luxe trompeur. Rien ne me manque, en somme, qui soit essentiel à la santé. La chère est peu variée, peu délicate, mais abondante, et généralement parlant irréprochable. Ma cellule, située dans une tour comme celle d’une châtelaine du moyen âge, est décemment meublée, et, grâce à l’assistance de l’une de nos « pensionnaires, » choisie naturellement, à titre de récompense, parmi les plus dociles et les plus sûres, il y règne une propreté scrupuleuse. Tous les autres détails de la vie sont réglés par une autorité certainement très bienveillante, et qui prend à cœur de nous rendre supportable ce séjour, en lui-même si peu attrayant ; mais le repos, mais l

a liberté, ces deux grands biens, où sont-ils ? Trois fois par semaine, de six heures du matin à neuf heures du soir, parfois à dix, une matrone se doit tout entière à sa mission. Les trois autres jours, elle est libre à six heures du soir, et peut disposer des quatre heures suivantes, soit dans l’établissement, soit au dehors. Le service du dimanche commence à sept heures et finit à neuf. Parfois elle obtient un dimanche de sortie, et chaque année il lui est alloué un congé de quatorze jours, d’où se déduisent les journées qu’elle a passées à l’infirmerie. Ces journées peuvent être nombreuses, attendu que le service est ardu, l’anxiété morale parfois très grande, les émotions parfois très vives. En somme, il est rare qu’au bout de quatre ou cinq ans les plus énergiques d’entre nous ne tombent pas malades, et beaucoup aussi, rebutées par cet incessant labeur, aiment mieux perdre leurs droits à la pension de retraite que d’achever leur engagement décennal. Nous sommes décidément en trop petit nombre. Songez donc : quarante-deux matrones pour près de cinq cents prisonnières ! — 472 si vous voulez le chiffre exact. En déduisant la matrone en chef, les principales matrones au nombre de quatre, plus celles de nous qu’on emploie à telle ou telle mission du dehors, chaque surveillante reste chargée de trente prisonnières en moyenne. Il faut qu’elle réduise trente femmes à l’obéissance la plus minutieuse, à l’observance des règles les plus strictes, et ce qui serait déjà malaisé, s’il s’agissait de religieuses novices ou professes, il faut y réussir vis-à-vis d’êtres pervers, flétris, ulcérés, méfians, jaloux, rusés, experts en toute sorte de mensonges, sujets à des caprices inexplicables, toujours prêts à la révolte, parfois ne reculant pas devant le meurtre…

La cloche d’appel m’a interrompue. Elle annonçait l’arrivée de deux convicts. C’était à moi de les recevoir en l’absence de la matrone que j’assiste. J’avais à prendre note de leur nom, de leur âge, du crime qu’elles ont à expier, du terme de leur sentence,… et trop heureuse si ma tâche se fût bornée là ; mais il fallait leur faire subir une opération préliminaire qui, toute simple pour un homme, rencontre chez les femmes une répugnance incroyable. La règle veut impérieusement que les cheveux de la condamnée tombent sous le ciseau avant même qu’elle ait pris le bain d’entrée, avant qu’elle ait revêtu le triste uniforme. Or ces femmes qui se sont placées au-dessus de toute loi, qui ont affronté par des crimes quelquefois odieux la vindicte des hommes et la justice divine, faiblissent ordinairement devant cette espèce de flétrissure qui va les enlaidir, et qui porte atteinte à leur vanité ; elles pleurent, supplient, tombent à genoux, se relèvent furieuses, et parfois, résistant à force ouverte, nous contraignent à requérir l’assistance des agens de police.

Aujourd’hui, grâce à Dieu, ces terribles extrémités m’ont été épargnées. J’ai même eu, je dois vous l’avouer, quelques bons momens, et le plus difficile tout d’abord a été de garder le sérieux imperturbable qu’exigeaient les circonstances. La première des deux condamnées avait environ soixante ans, et le nombre de ses cheveux égalait à peine celui des hivers qui les avaient blanchis. C’était ce que nous appelons un « vieil oiseau de prison, » et les deux tiers de sa longue existence avaient dû se passer entre quatre murailles. Aussi m’abordait-elle avec la plus engageante familiarité ; mais à la vue des ciseaux, contre toute attente, elle se rebiffa. — Non, disait-elle, se crêtant comme une duchesse, non, ma bonne miss, ceci ne se fera point !… Et comme j’insistais, la règle n’admettant point d’exception pour cause d’âge : — Il n’est pas question d’âge, reprit-elle, de plus en plus piquée ; mais depuis ma dernière sortie les choses ont bien changé. Vous n’avez plus le droit de toucher à un cheveu de ma tête…

Ceci était dit avec une solennité qui me troubla presque.

— Et la raison ? lui demandai-je stupéfaite.

—La raison,… c’est que je suis mariée.

Ici, prise à court, je faillis éclater malgré moi. Le regard triomphant de cette femme était, je vous assure, du plus haut comique.

— Hélas ! lui dis-je, vous êtes dans une erreur complète. Mariée ou non, il faut en arriver là. Et je lui montrais l’escabelle fatale aux pieds du sacrificateur.

— Comment ? comment ? se récriait la nouvelle épousée ; mais ces cheveux ne sont pas à moi,… ils appartiennent à mon mari.

Que direz-vous de ce cas de conscience, de cette foi naïve avec laquelle la bonne vieille plaçait sous la protection des lois sa poignée de cheveux gris, inviolable propriété d’un époux absent ?

Croyez bien qu’on n’avait pas grand’chance de lui faire entendre raison. Il fallut, pour la convaincre que mon inexpérience ne me trompait pas, mander en personne le gouverneur de Millbank, qui prit la peine de lui expliquer la question au point de vue légal ; puis, le gouverneur sorti et les cheveux enfin coupés, elle protestait encore énergiquement qu’un fidèle rapport aux directeurs de l’établissement lui ferait obtenir justice d’un procédé aussi odieux.

Je me retournai, encore égayée, vers la seconde des nouvelles venues, et alors toute envie de rire me quitta. C’était une très jeune femme, — belle encore, quoique prématurément flétrie, — et dont l’épaisse chevelure blonde me rappelait par ses reflets fauves celle de ma pauvre sœur Elisabeth. Elle me regardait fixement, et ses yeux gris semblaient vouloir scruter mes plus intimes pensées. Il y avait à la fois dans ce regard étrange une sorte de candeur sauvage et de subtilité diabolique ; on y devinait une nature inculte et passionnée, ignorante de la vie que mènent les honnêtes gens, et développée dans une atmosphère malsaine. Son assurance n’était pas effronterie ; elle semblait me jeter un défi sans haine et me traiter en étrangère plutôt qu’en ennemie. Dans son silence, il y avait aussi de la timidité. Je crûs comprendre que cette Écossaise, déjà raillée pour son accent du nord, ne se souciait pas d’attirer sur elle de nouveaux sarcasmes, et je lui en voulus presque de ne pas deviner que je ne m’en permettrais aucun ; mais comment s’en serait-elle doutée ? Peut-être cependant lut-elle sur mon visage un certain attendrissement dont je ne pouvais me défendre en la regardant et en songeant à la chère sœur défunte que venait de me rappeler cette chevelure sur le point d’être fauchée. Elle s’assit sans dire mot, me regardant toujours, l’œil humide, les lèvres serrées, et quand le coiffeur se baissa pour ramasser la gerbe d’or étalée à ses pieds : — Eh bien ! me dit-elle, eh bien ! après ?… A quoi bon ?

A quoi bon effectivement ? me répétai-je in petto. Pourquoi cette odieuse aggravation de peine ? Que gagne-t-on à jeter dans ces âmes déjà révoltées une rancune de plus, la plus futile peut-être, mais la plus amère de toutes ?… Sans rien laisser percer de ces pensées contraires à la discipline, je lisais attentivement les notes à transcrire sur le registre : « Jane Cameron, née à Glasgow, d’une famille mal notée ; deux condamnations antérieures ; enfermée cette fois pour quatorze ans. — Vol nocturne, compliqué d’une tentative d’assassinat, commis de complicité avec un accusé contumace. »

J’avais bien choisi, vous le voyez, l’objet de mes naissantes sollicitudes. Comme vous égare parfois un premier mouvement ! N’importe, Henry Gillespie, cette malheureuse est votre compatriote, et pour cela seul j’aurai l’œil sur elle, je veillerai à ce qu’on use de ménagemens envers ses premières rébellions ; les conseils, les encouragemens ne lui manqueront pas, et ce ne sera pas ma faute en vérité, si, protégée à son insu par un lointain souvenir, elle n’a pas à se féliciter d’être née sur ces bords de la Clyde, que vous décriviez avec un si vif enthousiasme. Vous imaginez bien que je me suis gardée de lui communiquer ce romanesque programme. Elle n’a vu de moi qu’un front sévère, une impénétrable rigidité. Pourtant son regard me suivait encore au moment où on l’emmenait, et ce regard semblait chercher le défaut de la cuirasse qui me protège ou doit me protéger contre toute faiblesse.

Laissons là cette jeune femme, qui dès demain peut-être aura cessé de me préoccuper, et parlons de la vie que je mène ici. J’ai pour garant de votre curiosité à cet égard le désir que j’ai de savoir comment se passent pour vous les pénibles journées de l’apostolat. Vous devez subir de terribles épreuves ; mais vous êtes libre, vous suivez une route qui chaque jour vous met en face de quelque nouveauté inattendue, — aventure, péril, chasse, que sais-je encore ? — Ici rien de tout cela, rien que la règle et la routine quotidienne. La machine dont je suis un des plus humbles rouages marche constamment et à peu près du même train. Aux mêmes heures, les mêmes devoirs, désespérément mécaniques. Le matin, à six heures moins un quart, la garde nocturne, pressée d’en finir avec sa longue veillée, sonne la cloche et réveille la prison endormie. Un quart d’heure après, chaque prisonnière doit être vêtue et attendre, debout au seuil de sa cellule, la revue des matrones. Nous tirons en passant les verrous de la porte intérieure (précédée d’une grille), et on s’assure, d’un premier coup d’œil, que la prisonnière est là, valide et prête à reprendre sa tâche. Ce bruit des verrous, tirés et poussés à brefs intervalles, inaugure tristement la journée. On écoute ensuite le rapport de la matrone qui a fait le service de nuit. Elle signale les incidens qui ont pu se produire. Telle prisonnière a été indisposée ; telle autre a troublé le silence par des cris, des chansons, des excitations à la révolte ; une troisième a nécessité l’intervention des gardiens par une de ces folles tentatives qu’on appelle « un éclat[5], » et qui sont en effet comme l’explosion de quelque volcan intérieur, le dernier mot de l’ennui et de l’obéissance forcée. Ensuite la vie recommence. Sous les ordres d’une matrone, un certain nombre de femmes vont gratter et balayer les dalles de chaque ward. Nos meilleurs « sujets, » — en très petit nombre, — font nos lits et mettent nos chambres en bon ordre. Les cellules cependant sont nettoyées et rangées ; sur la couchette repliée, les draps, la couverture de laine, le châle et le chapeau de la prisonnière sont exactement étages. La table de bois blanc a été frottée, le pavé passé au grès. A sept heures et demie, on distribue le cacao. Une de nous, accompagnant la femme qui fait ce service, s’assure qu’une pinte de ce liquide, plus un morceau de pain du poids de quatre onces, ont été fidèlement remis à chaque convict. Après ce premier repas, et lorsque la pinte d’étain a été lavée, fourbie par la prisonnière elle-même, qui la garde par devers elle, chacune se met au travail. Les débutantes n’ont qu’une besogne purement mécanique : chanvre à trier, étoupe ou charpie à faire. Nos couturières les moins expertes, — parmi celles qui ont passé le « temps d’épreuve, » — fabriquent des sacs de grosse toile ; les autres font des chemises pour les prisonniers de l’établissement, — car Millbank est en même temps prison d’hommes et prison de femmes. — Chacune travaille dans sa cellule, séparément et en silence. C’est plus tard seulement, et lorsqu’elles auront mérité par plusieurs mois de bonne conduite leur envoi dans un pénitencier moins rigide que, soit ici, soit ailleurs, on leur accordera une compagne, et que la causerie leur sera permise. A neuf heures un quart, la cloche de la chapelle donne le signal du service religieux, qui commence un quart d’heure après. Chaque matrone y conduit son troupeau spécial, dont elle compte soigneusement les ouailles à la sortie et à l’entrée des wards qu’elles traversent. A midi et demi, on distribue l’eau destinée aux ablutions. A une heure moins un quart, le dîner, composé de viande bouillie (quatre onces), pommes de terre (une demi-livre) et pain (six onces). Le travail reprend ensuite, et la voix seule des matrones rompt çà et là le silence de la vaste maison. Une heure par jour est consacrée à prendre l’air. Le personnel de chaque ward descend en masse, chacun à son heure et chacun sous la surveillance de sa matrone, dans la cour destinée à cet usage (airing-ground). Les prisonnières, à la file l’une de l’autre, en font le tour sans s’adresser la parole : au moins la règle le veut ainsi ; mais pour peu que la matrone se relâche d’une surveillance exacte, la règle en ceci est volontiers éludée. On se parle à voix très basse, les yeux à terre, sans le moindre geste, en prenant soin de se taire dès qu’on se rapproche de la surveillante, qui l’hiver grelotte sous sa pèlerine fourrée, et l’été s’endort accablée de chaleur au bruit monotone des pieds traînant sur le sable. Rien de plus ennuyeux que cette promenade quotidienne, pendant laquelle on a parfois grand’peine à se tenir éveillée, bien que la moindre somnolence vous expose aux plus vives semonces, et même à une suspension provisoire. Un jour de cet été, emportée par mes rêves dans ce joli jardin du prieuré où tant de fois nous avons échangé nos impressions d’enfance et nos plans d’avenir, je sentais mes yeux se fermer et se perdre toute notion du monde réel, quand une main charitable, imprimant une légère secousse à mon mantelet, me tira de cette engourdissement périlleux. C’était une prisonnière qui me mettait ainsi sur mes gardes, sans trop s’inquiéter de la malveillance ironique avec laquelle les autres me regardaient en défilant devant moi. Ce n’était pas grand’chose, me direz-vous, et certainement dans le monde où nous avons vécu rien de plus simple ; mais ici tout change de proportions, et la plus légère marque de sympathie de prisonnière à gardienne est une sorte de phénomène. Pour ce qui me regarde, je fus touchée, presque jusqu’aux larmes, de cet obligeant procédé ; mais je me gardai d’en faire semblant. La moindre marque de reconnaissance eût éveillé de terribles jalousies et provoqué de terribles rancunes.

Après la promenade, le travail reprend de plus belle jusqu’à cinq heures et demie, heure où l’on emplit de gruau les pintes laissées dans chaque cellule. Les matrones profitent de ce moment pour prendre le thé dans leurs mess-rooms. Quelques prières sont lues ensuite à voix haute par une de nous, debout au centre de chaque ward, de telle sorte que les prisonnières, également debout derrière le grillage de leur première porte, puissent avec un peu d’attention n’en pas perdre un mot. L’appel se fait ensuite, et le travail se poursuit jusqu’à huit heures un quart, où s’opère la remise des ciseaux distribués le matin. La lecture (facultative), les menus rangemens, etc., remplissent le quart d’heure suivant. Les prisonnières préparent leur lit vers huit heures et demie. A neuf heures moins un quart, les matrones passent le long des couloirs, fermant du dehors le robinet de gaz qui éclairait chaque cellule, et, les prisonnières une fois couchées, nous sommes censées avoir terminé notre besogne quotidienne, à l’exception de celle d’entre nous qui, prenant sa veillée au coup de neuf heures et faisant ses rondes tout à loisir, doit passer au moins une fois par heure devant la porte de chaque cellule, toujours prête à rendre compte du moindre accident, de la moindre indisposition, de la moindre tentative de révolte.

Je n’en dirai pas plus long aujourd’hui. Vous resterez sous cette impression, et j’aime à me figurer que vous prendrez quelque pitié de la pauvre Lydia Weston en vous la représentant ainsi, dans les longs couloirs de Millbank à peine éclairés, l’œil et surtout l’oreille au guet, cherchant à surprendre dans le moindre trouble de respiration un indice de maladie, arrêtant ces mystérieuses correspondances que les prisonnières établissent d’une cellule à l’autre par le moyen des signaux les plus ingénieux, ou bien encore échangeant quelques mots, à travers la double porte d’un cachot, avec une pauvre femme que fuit obstinément le sommeil. De temps à autre, — c’est la consigne, — il faut pousser jusqu’aux dark-cells, les cachots de cette prison, les cryptes obscures où les plus indomptables, les plus farouches de ces créatures perverties, après avoir mis en pièces le mobilier qu’on est obligé de leur laisser, réduit en charpie les draps de leur lit, tordu les tuyaux de gaz, fait voler en éclats le vitrage de la fenêtre qui leur donne le jour et l’air, enfin après avoir lutté contre les subalternes appelés pour venir à bout de leur résistance obstinée, ont été traînées, furieuses encore et pantelantes, épuisées de cris, énervées, inertes, l’écume et l’injure aux lèvres, dominées par on ne sait quelle fièvre bestiale. Même là il faut veiller sur elles, s’assurer que le délire dont elles sont la proie ne les emporte pas jusqu’au suicide, écouter leurs plaintifs hurlemens assourdis par l’épaisseur des murs, démêler dans leurs rauques imprécations les menaces qui méritent qu’on y prenne garde, et, parmi ces chants qu’elles entonnent d’une voix enrouée, surprendre au besoin les indices de quelque dangereux complot, — parfois, en échange d’un conseil amical, recevoir une volée de blasphèmes ou d’obscénités, — parfois, si la fatigue ou quelque bon mouvement vient à notre aide, obtenir quelques instans de silence, un retour de calme, un essai de sommeil.

Je me demande çà et là, comparant ces longues nuits sans repos à celles que je passais sous le toit fleuri du prieuré, si je ne suis pas le jouet de quelque hideux cauchemar, si ce fantôme errant qui, du soir au matin, sans fin ni trêve, à pas comptés et muets, épiant, écoutant, devinant, tour à tour effrayé, attristé, rebuté, parcourt à la façon des spectres les longs corridors et les vastes cours de cette demeure agrandie par les ténèbres, je me demande encore une fois si ce fantôme est bien Lydia Weston, l’enfant chérie que vous avez connue, la reine du foyer de famille, le « doux trésor, » — comme disait ma mère, — dont le sourire était une fête, et le bonheur une loi suprême à tous imposée… Adieu, mon ami, mon lointain ami ! .. Je ne serais ni si triste, ni si affectueuse, si ces lignes ne devaient aller vous chercher à quinze cents lieues d’ici. En supposant qu’elles partent, vous les recevrez dans trois mois au plus tôt, et vous pourrez vous demander en les lisant si ces impressions découragées n’ont pas fait place à des sentimens plus dignes de moi,… je dirais volontiers plus dignes de vous.


II

Millbank, juin 1857.

Je me suis promis de ne jamais rester trop longtemps sans vous parler de moi. C’est un besoin de mon cœur, une soif de mon esprit, que de maintenir, malgré notre séparation peut-être éternelle, un lien quelconque entre vous et moi. Ma première lettre est encore là, dans le fin fond de mon tiroir, et si je me décide enfin à vous l’expédier, je veux au moins vous prémunir contre le désastreux effet que ne manqueraient pas de produire sur vous des doléances tant soit peu exagérées. On n’est pas femme pour rien, c’est-à-dire la créature du jour et de l’heure, soumise aux caprices du vent qui souffle, de la pluie qui tombe, comme à l’influence du soleil qui sourit et de la fleur qui sème ses parfums autour d’elle. On n’a pas non plus impunément contracté certaines habitudes d’esprit plus ou moins romanesques dans le commerce des beaux esprits contemporains. Songez-y, s’il m’arrivait jamais de retomber dans des exagérations pathétiques dont je suis honteuse et dont je prétends me corriger en vous écrivant.

A part un petit incident que je vous raconterai plus tard et qui sera pour cette fois comme le « bouquet » de mon feu d’artifice, tout a bien marché depuis six mois. Mes collègues sont, généralement parlant, très polies et d’un commerce beaucoup moins difficile que leur genre de vie ne le ferait supposer. Quelques rivalités sournoises, quelques antipathies, pour ainsi dire indispensables, ne sont que des ombres légères jetées sur un ensemble suffisamment harmonieux. — On est rattaché, relié par le besoin d’assistance et la solidarité de périls qu’engendre une situation comme la nôtre. Les services mutuels qu’on est appelé à se rendre chaque jour réparent les petites brèches qui, chaque jour aussi, peuvent résulter d’un perpétuel contact. En somme, tout va bien de ce côté.

Quant à nos prisonnières, c’est différent, et je suis tentée de croire qu’à fort peu d’exceptions près on leur accorde plus de pitié qu’elles n’en méritent. Charles Dickens, dans un de ses Contes de Noël, affirme éloquemment que, si déchues qu’elles soient, elles ont encore toutes dans la main quelques lambeaux de ces plantes arrachées à la pente du précipice où elles ont roulé faute d’une barrière interposée entre elles et ses bords glissans. L’image est belle, la pensée peut être vraie… pour quelques natures spéciales ; mais j’ai bien souvent cherché, j’ai bien rarement trouvé trace de cette chute involontaire qui se raccroche au moindre rameau et ne s’achève que faute d’une prise assez solide. Nos convicts sont en général horriblement perverses, trompeuses, rusées, méchantes, sans pudeur, sans aucune de ces susceptibilités particulières qui honorent notre sexe. Je ne réfléchis jamais à cette collection d’êtres dégradés sans me rappeler ces deux vers de notre plus éminent poète, parmi ceux qui vivent encore :

….. Men at most differ as Heaven and earth
But women, worst and best, as Heaven and hell[6].

Je l’avoue à regret, rien n’est plus exact. Les prisons d’hommes ne sauraient nous fournir un seul échantillon qui se puisse appareiller à ce que nous avons de pire en fait de créatures absolument, irrémédiablement mauvaises, réfractaires à ce point de lasser la patience la plus chrétienne et de mettre au défi les plus inflexibles agens de la répression sociale. Châtimens après châtimens les mènent au seuil du tombeau sans les faire un instant reculer. Un pas de plus, et la punition devient crime : il faut s’arrêter, il faut céder, sinon vous avez usurpé le droit formidable de vie et de mort. Je ne parle ici, bien entendu, que de certaines exceptions. La tourbe est vulgaire ; l’instinct la domine, le vice l’étourdit, l’ignorance l’aveugle, la réflexion et l’esprit de suite lui font absolument défaut. Quand par hasard une femme tant soit peu élevée, tant soit peu instruite, tombe dans ce milieu déplorable, elle y est dépaysée, embarrassée au possible. Les autres tournent autour d’elle, inquiètes elles aussi, flairant l’étrangère, ne retrouvant pas leur pareille, étonnées, presque irritées. « Vous avez été mieux élevée que nous, disaient-elles l’autre jour à une de ces ladies déclassées, vous n’auriez pas dû venir ici. » Et c’était pitié de voir cette pauvre femme, de ses mains encore blanches et délicates, gratter péniblement le pavé de sa cellule. — Oh ! dear ! me demandait-elle tout essoufflée, pensez-vous, miss, que ceci suffise ?… Je pourrais frotter un peu plus fort, s’il le faut absolument…

En supposant que nos journaux parviennent jusqu’à vous et que vous preniez la peine de lire le compte rendu des procès criminels, vous connaissez de nom la personne qui me tenait ce langage. C’est Elisabeth Harris, condamnée à mort, le 9 mars dernier, pour avoir fait périr deux enfans qu’un lâche séducteur avait laissés à sa charge. Mère d’un troisième dont le père l’appelait à Portsmouth, où il lui laissait espérer qu’il s’établirait définitivement avec elle, cette malheureuse vit dans les deux aînées un embarras, un obstacle peut-être à quelque mariage futur, et les noya de sang-froid dans une petite rivière voisine de la station où elle allait prendre le chemin de fer. La seule excuse dont elle put se prévaloir devant les juges fut que ces deux petites étaient sans protecteur ici-bas, tandis que la troisième en avait un. Sa terreur, son désespoir furent extrêmes pendant la durée des débats ; on dut l’emporter plus morte que vive après l’arrêt prononcé. Une commutation de peine nous l’a renvoyée ; et selon toute apparence elle finira ses jours à Millbank ou à Brixton. Elle compte parmi nos convicts les plus faciles à vivre et les mieux disciplinées. Règle générale, il en est ainsi de presque toutes les condamnées pour meurtre. Il est rare qu’elles nous viennent des classés les plus infimes, — je veux dire des plus ignorantes, des plus dépravées. La sentence définitive qui pèse sur elles, au lieu de les exaspérer, semble les tenir affaissées et briser en elles tout ressort de volonté. Pour celle-ci, un premier adoucissement de peine est peut-être le gage d’une commutation ultérieure. Qui sait si dans quinze ou vingt ans d’ici, à force de zèle et de docilité, de grades conquis, de bonnes notes obtenues, elle ne verra pas les portes de la prison s’ouvrir enfin ? Raisonne-t-elle ainsi ? Je ne sais. Ce qui est certain, c’est qu’elle ne querelle jamais ses camarades, n’entretient avec aucune d’elles une de ces amitiés suspectes qui sont la plaie des établissemens comme le nôtre, travaille avec Une bonne volonté soutenue, et se montre envers nous d’une politesse exemplaire. Un bon procédé ne la trouve pas ingrate ; en revanche, elle est quelquefois mordue au cœur par ces jalousies féroces qui gênent la bienveillance naturelle des matrones et leur désir de se concilier leurs subordonnées. En pareil cas, elle ne montre ni colère ni insolence. Seulement elle couve, pour ainsi dire, d’un regard noir la prisonnière à qui elle envie une parole affectueuse, un léger privilège, et ne répond plus à nos questions que par de laconiques monosyllabes.

Étrange petit monde que le nôtre ! On y retrouve, en germe ou pleinement développées, toutes les passions qui fermentent par-delà nos hautes murailles. Devrait-on s’attendre à ce que la vanité féminine, l’amour de la toilette, le désir de mettre dans tout leur relief les avantages physiques dont on se croit doué, puissent pénétrer jusque dans cet abîme clos et perdu ? Il y existe pourtant et revêt le caractère d’une vraie mono manie, d’une contagion irrésistible. On a vu des prisonnières lécher patiemment le plâtre des murs et s’approvisionner ainsi de je ne sais quel affreux cosmétique, sur la nature duquel je n’ai pas à m’expliquer. Une autre, qui se fardait régulièrement, nous avait mis l’esprit à la torture, car on ne pouvait savoir où elle prenait son rouge, et plusieurs fouilles successives avaient été pratiquées dans sa cellule, sans donner aucun résultat. Le mot de l’énigme a été trouvé ces jours-ci. L’étoffe bleue avec laquelle se fabriquent les chemises destinées aux prisonniers de Millbank est un croisé de coton çà et là traversé d’une raie écarlate. La coquette dont je parle, effilant brin à brin ces bandelettes éparses, s’était ainsi procuré une collection de charpie qui, longtemps détrempée dans un peu d’eau, lui avait fourni ce fard dont elle usait, au grand désespoir de ses rivales. Une troisième, — des plus intraitables par parenthèse, — désolée que le disgracieux uniforme des convicts fît si mal valoir ses formes élégantes, avait fini par allonger la taille de sa robe, — Dieu sait moyennant quelle industrie et quelle patience, — puis avec des fils de fer enlevés un par un aux fenêtres des cellules spéciales où sont renfermées les prisonnières en punition, elle s’était bâti un étroit corset dans lequel sa fine taille se trouvait si durement maintenue qu’un beau jour à la chapelle la malheureuse, à demi étouffée, perdit absolument connaissance. Ainsi se dévoila un mystère sur lequel mainte et mainte matrone avait prudemment fermé les yeux, pour ne pas provoquer un éclat que faisait redouter l’extrême violence de cette belle et hardie jeune fille.

Une épingle double, un de ces petits peignes qui maintiennent les cheveux, un débris de miroir, si menu qu’il soit, deviennent ici d’inappréciables trésors. Il n’est pas de prières, au besoin pas de fraudes qu’on n’emploie pour se les procurer. L’uniforme, qui, j’en conviens, manque d’élégance, est en horreur à celles qui le portent. Le chapeau de paille, espèce de cloche informe sans la moindre garniture, leur déplaît particulièrement. Le bonnet au contraire jouit d’une certaine popularité : on le trouve séant, et il se prête d’ailleurs à d’heureuses modifications. Chaque prisonnière s’évertue en conséquence à imaginer des plis, des tuyaux, des combinaisons de tout ordre qui ajoutent à la bonne grâce de cette coiffure. Sur le mérite ou le démérite de pareilles inventions, les juges compétens se prononcent, et la mode nouvelle est acceptée ou rejetée. Mais pourquoi railler ? Ne sommes-nous pas, nous autres matrones, préoccupées également de ces vanités de toilette ? Je n’en veux pour preuve que la position hors ligne d’une des convicts (Eliza Trent est son nom) et l’indépendance, la considération dont elle jouit. Petite, chétive, d’une santé misérable, habitant l’infirmerie pendant un tiers de l’année, cette méchante fée, hypocrite comme Tartuffe lui-même, ne semble née que pour répandre les mauvais propos, faire éclore les haines et les attiser, jeter sur le feu des colères qu’elle a suscitées l’huile malsaine de ses exhortations. Ici, où chaque femme a sa compagne préférée, — sa pal, comme elles disent, — aucune n’a contracté amitié avec cette espèce de vipère, dont la malice finit par se laisser deviner. — Ah ! qu’elle y prenne garde ! s’écriait l’autre jour une des femmes du même ward, si elle se mêle de mes affaires, dût-il m’en coûter vingt et un jours de cellule noire, je secouerai à les briser les os de ce malfaisant squelette. — Eh bien ! mon ami, vous aurez peine à le croire, Eliza Trent jouit ici d’une espèce de prépondérance ; elle dicte ses lois, on les subit. De son autorité privée, elle a modifié tout récemment le tarif des salaires au profit de celles de nos femmes à qui reviennent les travaux de couture. Elles avaient droit à une prime hebdomadaire de huit pence, et désormais, — Eliza Trent l’a voulu ainsi, — elles auront un shilling. L’augmentation n’est pas fort considérable, je le reconnais, et je la trouve en définitive assez équitable, puisqu’elle met tout simplement les travaux d’aiguille au niveau des autres besognes exécutées par nos prisonnières. Encore faut-il convenir qu’il est extraordinaire de voir une convict faire ainsi prévaloir sa volonté, lorsque l’unique raison de cette anomalie est le talent exceptionnel de cette fille, qui fait les robes comme les meilleures ouvrières du West-End. Naturellement elle les fait à ses heures, pour qui elle veut, donnant la préférence à qui sait le mieux la courtiser et se familiariser avec elle, ou bien encore à l’étoffe qui lui paraît la plus attrayante. La laine est à peu près exclue de son petit atelier, et ses favorites seules, parmi les matrones, obtiennent un uniforme taillé, assemblé de ses mains habiles. Généralement parlant, il lui déplaît de manier, d’ajuster d’autres étoffes que la moire, le satin, le taffetas, le velours. — I very much object to common dresses, vous dira-t-elle avec un sang-froid merveilleux. Il n’est point agréable d’opérer sur des matériaux de mauvais aloi… Quand vous aurez une belle étoffe de soie, nous verrons ce qu’on en peut faire.

Voilà de singuliers détails pour un correspondant aussi sérieux que vous ; mais, outre que j’aime, en vous écrivant, à laisser courir ma plume, à penser, à me souvenir tout haut, ces détails constituent la préface du récit qui me reste à vous faire, et dont je ne voudrais pour rien au monde exagérer les côtés dramatiques. Parmi les convicts dont je suis plus spécialement chargée, se trouve une certaine Edwards, que je soupçonnais de n’avoir pas la tête bien saine, et qui, depuis quelque temps, plus indocile, plus insolente chaque jour, me donnait à craindre quelque escapade. Certains mots échappés à ses compagnes les plus habituelles, une phrase ambiguë que j’avais relevée dans un billet intercepté qu’elle adressait à sa pal, logée dans le ward contigu au nôtre, me prouvèrent qu’Eliza Trent avait encore fait des siennes en excitant contre une de nos prisonnières, — je vous dirai tout à l’heure contre laquelle, — la susceptibilité morbide d’Edwards. Les choses en étaient là lorsqu’un soir de la semaine dernière cette femme, qui travaillait derrière sa grille, me vit arriver par un long corridor dont j’avais négligé de tirer la porte après moi. Au bout de ce corridor est la cour du ward voisin, et dans cette cour on entendait les voix de deux de nos femmes engagées dans je ne sais quelle discussion. De l’air le plus uni du monde et avec une politesse dont elle m’avait fait perdre l’habitude, Edwards me pria d’entrer un instant pour lui donner quelques indications sur le travail qui l’occupait. Toute requête de ce genre est complaisamment accueillie par, les matrones qui ont à cœur de se concilier leurs subordonnées. J’ouvre donc avec mon passe-partout la grille protectrice,… et quel n’est pas mon effroi lorsque cette même créature, tout à l’heure si calme, si posée, si humblement suppliante, jetant là ses aiguilles et tirant de sa poche un couteau tout ouvert, s’élance sur moi comme pour me frapper ! Je me crus morte, Harry Gillespie, et dans ce moment même j’ai comme un ressentiment de la froide angoisse qui suspendit alors les battemens de mon cœur… Edwards cependant passa devant moi, me repoussant du coude, et prit ensuite sa course, le couteau levé, dans la direction de la porte ouverte. — Cette fois, avait-elle dit, cette fois j’aurai ta vie !… — Ces mots furent pour moi comme un jet de lumière, et, les rapprochant de cette légère altercation dont le bruit avait tout récemment frappé mon oreille : — Jane, m’écriai-je aussitôt que la voix me fut revenue, Jane Cameron, garde à vous !… fermez la porte ! — Ce dernier ordre ne pouvait être exécuté en temps utile, Edwards ayant déjà franchi les deux tiers du couloir ; mais l’avis sauveur ne fut pas perdu, car une de mes collègues, qui se trouvait heureusement près de l’issue par laquelle Edwards allait s’élancer, survint assez à propos pour se jeter sur elle et se cramponna par derrière à son cou. Malgré ce fardeau, qui la gênait sans l’arrêter, la folle courait encore vers l’objet de son implacable vengeance ; mais celle-ci, jeune et leste, eut le temps de se dérober dans un réduit à provisions dont la porte par bonheur était ouverte. Les autres matrones du ward accouraient d’ailleurs en force, et notre furieuse, assez avisée pour voir que l’occasion de se venger était désormais perdue, jeta immédiatement son couteau.

Je dis à dessein la « folle, » car à partir de ce moment la monomanie homicide d’Edwards se manifesta sans contrainte. Au fond de la dark-cell où elle demeura enfermée pendant trois fois vingt-quatre heures, elle ne faisait que redire sur tous les tons, chanter sur tous les airs, hurler avec tous les blasphèmes imaginables ces mots qui m’avaient révélé son dessein : — J’aurai sa vie… oh ! oui, je l’aurai, je l’aurai, je l’aurai !…

Vous me demanderez peut-être comment on méconnaît, en pareille occurrence et dans un établissement tel que le nôtre, la nécessité de parer à ces sortes d’accidens, beaucoup moins rares qu’on ne le croirait. Parmi nos convicts, il en est toujours un certain nombre, — une douzaine pour le moins, — dont l’état mental inspire des doutes plus ou moins fondés ; mais avant de se décider à les faire passer dans l’asile de Fisherton, — notre déversoir spécial en pareil cas, — les médecins de Millbank, retenus par une foule de scrupules, épuisent volontiers les expédiens dilatoires. Peut-être croient-ils de préférence à la folie simulée, qui n’est effectivement pas sans exemple et qui a facilité plus d’une évasion ; peut-être supposent-ils que, si l’aliénation mentale des prisonniers était fréquemment constatée, on en tirerait des conclusions défavorables au régime pénitentiaire actuel ; peut-être enfin ne s’alarment-ils guère des conséquences que peut avoir la présence d’un être privé de raison dans une communauté aussi exactement surveillée que la nôtre. Quoi qu’il en soit, — et dussiez-vous sourire de cet aveu naïf, — je regarde comme un grave inconvénient de la position que le sort m’a faite le perpétuel contact qui met ma vie à la merci d’un caprice fou, d’une volonté aveugle, d’une raison oblitérée. Au moins demanderais-je qu’on logeât à part, dans un ward spécialement adapté à leur situation, ces pauvres égarées dont leurs compagnes disent avec un hochement de tête significatif : — She is not all there ; elle n’est pas toute ici.

Mais revenons à Jane Cameron. Je vous avais promis de veiller sur elle, et vous voyez que j’ai tenu ma parole, non pas cependant comme je l’avais donnée, car j’espérais la faire entrer dans mon ward, et ceci ne m’a pas été possible. Malgré tout, je n’ai pas perdu de vue la compatriote d’Henry Gillespie. Celles de mes collègues qui l’avaient directement sous leur main ne m’ont rien laissé ignorer de ce qui la concerne. Elles la classent parmi les indécises, également capables de bien ou mal tourner suivant les circonstances. Son ignorance est extrême : aucune notion religieuse ; à peine quelques vagues idées de cette distinction élémentaire qu’on peut établir entre le bien et le mal absolus, entre la probité par exemple et l’habitude du vol. Encore est-elle portée à partager le monde tout simplement en gens qui ont trop et gens qui n’ont pas assez. Par préférence, elle se placerait dans la première des deux catégories. La condamnation qui la frappe est à bien long terme ; mais elle est jeune encore, et dans son heureuse inexpérience ne pèse pas toutes les chances qu’elle a de finir ses jours entre ces noires murailles, victime de la nostalgie des prisons, qui, vers la quatrième ou cinquième année de leur captivité, frappe tant et tant de victimes. On me la signale comme sujette à des emportemens subits. Elle aime, elle hait avec violence, obstinément. Par malheur, elle a pris en mauvais gré la matrone de son ward, et tout au contraire en vraie passion une de ses compagnes, Susan Marsh, que je connais pour une des plus mauvaises parmi nos mauvaises, jolie comme un ange, menteuse au-delà de l’imaginable, fine langue et cœur flétri, se plaisant à jouer en toute circonstance le rôle de « l’avocat du diable » et à détruire en germe la moisson que nous semons si péniblement. Notre pieux chapelain n’a pas d’ennemie plus cruelle, plus acharnée à le tourner en ridicule, à calomnier ses intentions, à calmer les craintes qu’il veut inspirer, à troubler la foi qui s’éveille, à faire évanouir tout espoir de retour au bien. En ceci surtout elle excelle, et sans avoir l’air d’y toucher. Pour moi, c’est un vrai phénomène que la perversité précoce de cette enfant, dont les dix-sept ans et le charmant visage, l’excellente tenue, la physionomie à la fois avenante et respectueuse, préviennent favorablement les âmes les mieux défendues. Comment reconnaître le Mephis de Goethe dans cette jolie fillette un peu mièvre (car elle est d’une santé délicate), que ses habitudes tranquilles éloignent de tout éclat, et qui s’arrange pour ne jamais encourir le plus léger châtiment ? Comment le méconnaître en revanche, quand on sait par les pals qu’elle a trahies, ou par les stiffs[7] qu’on a pu surprendre, quelles pensées coupables, quelles aspirations criminelles sont masquées par cet extérieur si doux et si séduisant ?

Voilà, trait pour trait, Susan Marsh, la pal que Jane s’est choisie, l’objet décevant dont elle est éprise, car je ne sais pas d’autre mot pour caractériser le dévouement passionné, jaloux, exclusif, implacable, que quelques prisonnières inspirent ou ressentent. À ces êtres généralement bornés il donne la subtilité du serpent, il leur fait inventer, pour se voir, se parler, s’écrire, des stratagèmes inouïs, d’autant plus malaisés à déjouer que, par une sorte d’esprit de corps et de point d’honneur, toutes nos convicts s’en font au besoin les complices. Un mot échangé au passage sert de prélude à ces liaisons bizarres, un sourire les scelle définitivement. Le palling up est formé. Un intérêt nouveau rattache désormais à la monotone existence qu’elles traînaient au pied comme un boulet les deux nouvelles amies. L’idée que quelqu’un pense à elle, s’occupe d’elle, tient à être préféré par elle, a d’irrésistibles charmes pour une malheureuse créature abreuvée d’indifférence et de mépris. Elle s’y abandonne avec délices et bientôt avec une sorte de fureur, car ces passions féminines se compliquent de terribles orages. Les séparations ne sont pas rares dans ce perpétuel mouvement d’une prison presque toujours encombrée. On en est réduit alors à s’écrire. Peu à peu, dans le cœur d’une des deux pals s’efface l’image de l’autre. Ses billets deviennent plus rares et plus froids. Angoisses et soupçons de l’amante fidèle et trahie, reproches amers, éclats de désespoir, sermens de vengeance, brouillerie finale, et bientôt après liaison nouvelle, le tout dans l’espace de huit ou dix mois.

Vous vous demanderez peut-être pourquoi nous n’essaierions pas, nous autres matrones, de nous substituer, dans l’affection de nos subordonnées, à ces indignes objets d’un attachement toujours déçu, toujours fécond en malsaines influences ; mais, à parler franchement, croyez-vous que cela soit si facile ? Nous représentons l’autorité, la contrainte, invariablement suspectes, invariablement maudites. Indépendamment de ceci, la comparaison que nos prisonnières ne sauraient manquer d’établir entre notre existence et la leur, l’estime dont nous sommes dignes et la honte méritée qui les accable, notre passé irréprochable (ou présumé tel) et la flétrissure qu’elles ont subie constituent un nouvel empêchement. Autre obstacle : la règle maintient entre nous une ligne de démarcation qui oppose en quelque sorte une muraille de glace aux plus ardentes sympathies. Toute familiarité nous est expressément interdite, comme nuisible à notre prestige. Nous devons repousser, à l’égal d’une tentative de corruption, les marques d’intérêt que telle ou telle convict voudrait nous donner. Vous voyez d’ici que nous ne sommes pas dans de bonnes conditions pour obtenir une préférence d’ailleurs assez peu flatteuse en elle-même.

Le lendemain du jour où j’avais, chose bien simple, détourné de Jane Cameron l’attaque furieuse dont elle allait être l’objet, j’obtins sur son compte quelques renseignemens qui me firent de la peine. Susan Marsh était en coquetterie réglée avec une nouvelle venue, et l’imminente infidélité de sa pal jetait votre jeune compatriote dans une véritable exaspération. Tout faisait prévoir un de ces éclats qui, en provoquant de rudes châtimens, créent par là même de funestes rancunes et jettent d’insurmontables obstacles sur la route du vrai repentir. Je sollicitai, j’obtins la permission d’aller l’entretenir à ce sujet. A travers sa grille, je la vis qui s’essuyait les yeux. — Cameron, lui dis-je, contez-moi ce qui vous fait ainsi pleurer.

Ma voix, qui n’était pas celle de sa surveillante habituelle, la fit tressaillir. Elle jeta de mon côté un regard automatique. — Je n’ai rien, me répondit-elle ensuite avec cet accent écossais dont quelques intonations vous rappellent à moi d’une façon surprenante.

— Vous venez de pleurer… Seriez-vous souffrante ?… Quelqu’un vous a-t-il contrariée, blessée ?… L’ouvrage vous déplairait-il ?

— A quoi ces questions peuvent-elles mener ?

— A connaître vos griefs, à y faire droit, s’ils sont fondés. Nous ne voudrions pas vous voir en révolte.

— Vraiment ?… Cela vous ferait donc quelque chose ?

— Cela me serait très pénible.

— Eh bien tant pis ! Je veux en effet me révolter,… un break me fera du bien.

— Le ton de Cameron était celui d’une personne qui a pris son parti. Grâce à l’influence d’un chagrin jaloux, ses mauvais instincts étaient revenus en force. Sur ce cœur aigri, la douceur pouvait seule avoir quelque prise.

— J’espère, Cameron, que cela ne sera point.

— Vous espérez, reprit-elle fort étonnée de ce que je ne relevais pas son défi. Est-ce pour votre compte ou pour le mien ?

— Pour le mien peut-être un peu,… mais pour le vôtre bien davantage.

Elle hocha la tête d’un air passablement incrédule. Pourtant une sorte de curiosité lui vint de savoir à quelle étrange espèce appartenait une personne qui lui témoignait un intérêt si gratuit.

— Bah ! dit-elle tout à coup, vous n’imaginez peut-être pas faire de moi ce qu’on appelle une brave femme ? Ce serait une nouveauté, ma bonne miss, et je suis un peu vieille pour changer à ce point.

— J’ai là-dessus une tout autre opinion, et malgré tout, Cameron, j’espère en vous… Tenez, continuai-je, augurant bien du jeu de sa physionomie, faisons pour ce soir une petite convention… Il reste entendu que vous ajournerez votre break.

— Pour vous faire plaisir ?

— Oui, pour me faire plaisir, La, est-ce chose dite ?

— Soit ! pour vous faire plaisir.

— Bonne nuit, Cameron.

— Bonne nuit.

Et je partis sans lui laisser le temps de se dédire. Cette bonne résolution enlevée avec si peu de peine me donnait bon espoir. Jamais voleur n’emporta la bourse d’un honnête homme avec une joie aussi triomphante que l’était la mienne. Ceci se passait un mardi. Le jour suivant ou plutôt la nuit d’après, j’étais de garde. Quand j’arrivai dans le corridor sur lequel s’ouvre la cellule de Jane, je me rapprochai de la grille par un mouvement involontaire, épiant, s’il est permis de parler ainsi, la respiration de la prisonnière endormie. Pour comprendre ce qui va suivre, il est bon de savoir qu’au bas de la porte pleine, avec laquelle la grille fait double emploi, les constructeurs ont laissé à dessein plusieurs pouces de vide, longue ouverture étroite qui facilite la ventilation et peut-être aussi laisse mieux entendre les bruits qui viendraient à se produire dans la cellule. Au moment donc où je m’arrêtais, où je me penchais pour écouter, les mots bonne nuit, miss Weston ! arrivèrent à mon oreille, et je sentis en même temps un de mes pieds frôlé par une caresse. Je vous souhaite, mon ami, dans vos pénibles et périlleux travaux une compensation, une consolation pareille à celle-ci. Pensez donc que cette pauvre jeune fille m’attendait, qu’elle s’était privée de sommeil pour me guetter au passage, et que pour étendre sa main jusqu’à mon pied, par-dessous la porte, à travers la grille, il fallait qu’elle fût étendue, littéralement étendue sur la dalle glacée de sa cellule… Dites, mon ami, dites, cela n’est-il pas touchant ? Il est évident qu’à la suite de notre rapide conversation Jane s’était informée de moi ; on lui a dit qui j’étais, on lui a peut-être parlé de l’intérêt qu’elle m’inspire, enfin elle a dû savoir quel rôle providentiel j’avais joué dans cet incident qui pouvait lui coûter la vie. On comprend que chez une personne naturellement exaltée il y ait eu là de quoi déterminer un élan de reconnaissance ; mais est-ce bien à Millbank qu’on en attendrait des preuves pareilles ? Après cela, mon imagination s’exagère probablement la portée de cette action, qui pourra vous sembler la plus simple du monde. J’accepte d’avance la décision que vous porterez là-dessus, et le sourire par lequel vous accueillerez toutes mes puérilités. Je les accepte avec d’autant plus de résignation qu’ils ne m’enlèveront pas la joie dont j’ai le cœur plein depuis quelques jours, ni l’espérance où je vis de disputer cette jeune âme, avec quelque chance de succès, à ce découragement qui la paralyse, à cette ignorance qui l’égare, à ces souvenirs qui l’obsèdent, à ces tentations qui l’assiègent. Il y a là une lutte qui m’attire, et dont l’idée seule a transformé pour moi cette prison en une sorte de champ clos héroïque… Mais, mon Dieu, ne saurai-je donc jamais refréner ces emportemens de la pensée, et faudra-t-il retomber sans cesse dans ce pathos que je vous sais si disposé à railler ? Tenez, je m’arrête, un peu brusquement, ce me semble, en tout cas un peu plus tard qu’il n’eût fallu, car j’hésite plus que jamais, quand j’examine ces deux lettres, à les expédier.

III

Millbank, novembre 1857.

Plusieurs mois écoulés ne m’ont pas enhardie, bien au contraire. Les détails de l’existence routinière que je mène parmi des êtres vulgaires pour la plupart n’ont rien, ce me semble, qui puisse captiver à si longue distance un esprit comme le vôtre. Si vous étiez ici, j’ai confiance que vous vous intéresseriez à ce que devient Jane Cameron. Je tâcherai donc de me faire illusion et de vous supposer à côté de moi, pour trouver dans cette erreur volontaire le courage de continuer ma pénible tâche, compliquée de maint et maint déboire. Si vous m’interrogiez en effet, je n’aurais rien de très favorable à vous répondre. Par suite de deux breaks consécutifs à quelques semaines d’intervalle, Jane est à l’infirmerie, où sans faire semblant de rien, sans laisser voir à qui que ce soit la sincère compassion qu’elle m’inspire, j’ai déjà pu la visiter plus d’une fois.

Le malheur de cette enfant (moins par l’âge que par le développement de sa raison) est d’être tombée en mauvaises mains. A cet égard, il faut s’entendre : la matrone de son ward est une des plus estimables personnes que je connaisse et des plus exclusivement acquises à l’accomplissement de leur devoir ; mais elle est d’autre part trop entière, trop rectiligne, trop systématique, pour comprendre les ménagemens, les concessions que réclament certains naturels inconstans, mobiles, passionnés, qui se refusent à la discipline moins à cause de sa rigueur que parce qu’elle comprime, très inutilement à mon sens, tout ce qu’elles ont de volonté primesautière et de fantaisies simplement illogiques. J’ai entrepris cette dame, à diverses fois et sans me livrer, au sujet de votre compatriote, dont il me semble qu’elle méconnaît le vrai caractère et dont elle désespère absolument, sans vouloir se rendre compte des maladresses par lesquelles sont quelquefois provoqués les éclats de cette humeur indomptable. Passant d’un extrême à l’autre, tantôt Jane se regarde comme définitivement perdue, tantôt elle réclame le bénéfice d’une conversion complète, dont elle est bien loin d’avoir donné les gages. Tout ce qui indique la moindre méfiance, tout ce qu’elle peut croire un signe de mépris l’exaspère comme si elle avait totalement oublié ce qu’elle est, le lieu qu’elle habite, la condamnation dont elle est frappée. Le motif de ses dernières révoltes est vraiment curieux. Classée parmi les prisonnières les moins dignes d’une faveur quelconque, elle aspirait naïvement à l’emploi le plus recherché, le plus brigué, celui de « femme de tour[8] ; » en d’autres termes, elle voulait être attachée au service de notre état-major, faire nos appartemens, servir nos repas. Cet emploi spécial comporte quelques douceurs pour les convicts qui en sont chargées. Il les dispense d’un labeur ennuyeux et le remplace par une activité plus attrayante et plus variée. Les heures sont bien longues, qu’on passe à tisser du chanvre. Dresser un lit, ranger une chambre, mettre un couvert, même laver la vaisselle, — entendre, chemin faisant, une causerie animée, apprendre indirectement ce qui se passe dans cette vaste maison, — n’est-ce pas autrement divertissant ? D’ailleurs on reçoit ainsi une marque d’estime relative, un témoignage de confiance que nos femmes apprécient au-delà de ce que vous pourriez croire. Jane Cameron donc voulait être femme de tour, et miss Baly, sa matrone, ne voyait pas pourquoi cette distinction si enviée devait échoir à une personne si peu méritante. En somme, elle avait raison ; mais je ne sais si elle n’eût pas mieux fait d’avoir tort. Une réclamation de Jane froidement écoutée, repoussée d’un ton sec, amena quelques observations qui pouvaient être regardées comme insolentes. Pourquoi s’y arrêter, pourquoi les entendre ? La règle cependant prescrivait à miss Baly de punir, et la règle fut exécutée. Désormais Jane avait un grief, et se regarda comme l’objet d’une indigne persécution. Cette idée fausse devant inévitablement la conduire à de nouvelles fautes, réprimées comme la première avec une inflexible sévérité, la révolte finale ne pouvait à la longue manquer de se produire. Rentrée dans sa cellule et ruminant ses prétendus sujets de plainte, elle allait s’exaltant, s’aigrissant de plus en plus. Pourtant elle hésitait encore quand le bruit d’un « éclat » survenu dans une des cellules voisines vint mettre fin à ses scrupules. — De ce moment, disait-elle, sans s’expliquer autrement l’influence de cette espèce de contagion, je plantai là tous mes projets de sagesse. Aussi pourquoi me traiter de la sorte ? Me prenait-on pour une poule mouillée, moi, une des plus déterminées de Glasgow ? D’ailleurs je m’ennuyais trop, il fallait à tout prix changer un peu. Quand on est toute seule, la folie vous prend. Je regardai du côté où j’accroche mon balai… On me l’avait repris en m’apportant le gruau du souper. Ma couverture était là, sous ma main. Je me mis à rire, en arrachant le premier morceau, de l’esclandre que j’allais faire. — Eh quoi ! Cameron, cette Écossaise si rangée, si tranquille ?… Ah ! bien oui, vous allez voir. — Debout sur ma table et tenant en main la pinte vide qui allait me servir de projectile, j’hésitais encore… J’hésitais, et il m’avait pris une sorte de tremblement… Bah ! la couverture, les draps étaient en charpie ; on aurait trop ri de moi, si j’avais laissé la besogne à moitié faite. Je lançai le vase que je tenais, et au moment où la vitre volait en miettes, je poussai un cri à réveiller les morts…

Je passe la scène qui suivit, l’horrible lutte de cette femme, jeune et robuste, avec les gardiens accourus pour la saisir. Un quart d’heure après, elle était au fond de la dark-cell. — Au moment où je commençais à battre la porte des pieds et des poings, me disait-elle encore, je faillis tomber morte de peur. Du sein des ténèbres, une voix rauque arriva jusqu’à moi : — Bravo, Cameron ! .. A votre tour, ma petite… Mais je ne vous croyais pas des nôtres… Allez toujours !… criez de plus belle !… Je suis à bout, moi… J’ai crié toute la nuit dernière… Et justement notre scie[9], cette abominable miss Baly, couche au-dessus de nos têtes !… Hardi, Jane, empêchez qu’elle ne dorme !…

Jusque-là, tout allait au mieux pour Cameron. La dark-cell lui offrait, au lieu de solitude, une compagne, une occasion de causer librement, loin de toute surveillance ; mettre en commun les souvenirs du passé, conclure pour le présent une sorte d’alliance, pour l’avenir échanger mille projets, rêver mille combinaisons, dont aucune certainement ne se réalisera jamais, telle est invariablement en pareil cas l’occupation favorite de nos femmes ; mais on ne laissa pas celles-ci jouir longtemps de ces privilèges mal acquis, dus à l’encombrement des chambres noires. Aussitôt que possible, on transféra Cameron dans un cachot devenu libre, et là pour la première fois elle apprit à regretter de s’être mise en état d’insurrection. Elle est à la fois très nerveuse et très superstitieuse. La réaction se fit donc assez promptement, et au premier enthousiasme succéda ce qu’elle désigne elle-même par le mot « d’horreurs : » ce sont ces formes hideuses dont l’imagination peuple l’épaisseur des ténèbres, ces ailes froides qui battent l’air obscur, ces reptiles visqueux qu’on croit entendre ramper autour de soi. — J’en étais là, dit-elle, quand un rayon de lumière descendit sur moi. On avait soulevé le battant matelassé qui recouvre la trappe. Je reconnus derrière les barreaux le visage de notre matrone, et, ma foi, je n’eus pas honte de lui demander quelque chose à faire… Dans l’obscurité, vous savez, on n’a pas le choix des besognes ; mais enfin on peut éplucher de l’étoupe sans y voir le moins du monde. Ceci me fut refusé. Je me mis à chanter, puis à parcourir le cachot de long en large, en comptant mes pas. Trois cents tours me fatiguèrent un peu, et je comptais sur cette fatigue pour m’endormir sur le lit de camp… Ah ! que les journées étaient longues, et comme la tête travaillé quand elle travaille seule ! Miss Baly venait bien trois fois par jour ; le chapelain, le docteur, m’accordaient çà et là quelques minutes… Sans cela, je vous le dis franchement, je serais devenue folle… Croiriez-vous bien que je maudissais intérieurement miss Baly, et que la plupart du temps, la tête dans mes mains, je rêvais aux moyens de lui tendre quelque horrible piège ? Mais les heures n’en passaient guère plus vite, et je pleurais, je criais, je frappais du talon les planches sur lesquelles j’étais couchée, je tâchais d’épuiser mes forces pour m’endormir enfin de lassitude et goûter le repos de la brute… Je vous disais tout à l’heure que j’avais failli devenir folle. Tout bien vu, je crois que par momens je l’étais. A force de chanter, de m’agiter, j’éteignais en moi toute pensée, toute notion de temps, et je me dérobais aux réflexions dont le poids m’écrasait aussitôt que j’étais assise et tranquille…

— Comment avez-vous pu vous exposer une seconde fois à Un supplice pareil ? lui demandai-je avec un étonnement sincère…

— Ah ! voilà, répondit-elle, voilà ce que vous autres gens raisonnables vous ne pouvez venir à bout de comprendre. Vous savez qu’on tient fermée la porte des femmes qui ont été en punition : elles ne peuvent plus venir à la grillé voir ce qui se passe autour d’elles. Ceci m’irritait. D’ailleurs on me méprisait encore plus qu’auparavant. J’avais une méchante voisine qui s’amusait à contrefaire mon accent écossais. Susan Marsh ne s’était pas donné la peine de me faire passer un mot de consolation. Enfin, que voulez-vous ? je détestais de plus en plus miss Baly, sans compter que l’habitude était prise, et qu’en somme on gagne toujours quelque chose à passer pour méchante…

Malgré l’étonnement qu’elle vous causera, sachez que cette dernière observation n’est pas dénuée de toute justesse. Une mauvaise tête, un brise-raison qui s’emporte à tort et à travers, que rien n’intimide ou ne dégoûte, devient après quelques épreuves tout autre chose qu’un souffre-douleur. On l’entoure d’une sorte de considération ; ses manies, ses croyances obtiennent certains égards. On l’étudie avec une curiosité respectueuse ; on évite de la pousser à bout, on ferme les yeux sur bien des peccadilles que ses gros péchés rejettent dans l’ombré. La surveillante, lasse de sévérité, se relâche et s’adoucit. Elle y regarde à plusieurs fois avant de porter une dénonciation qui doit infailliblement amener un « éclat, » toujours plus ou moins préjudiciable à ses propres intérêts, car enfin les supérieurs s’en prennent volontiers à la matrone des irrégularités commises dans le ward qu’elle dirige : — Comment vous arrangez-vous donc, miss Weston ? vous dira fort bien le gouverneur, vous me demandez deux fois plus de punitions que miss *** !

Quant à Jane, elle est infiniment plus traitable depuis que nous la tenons à l’infirmerie. Le chapelain la trouve moins inattentive aux prières, moins en garde contre ses pieuses exhortations. Il l’a remarqué comme moi, c’est à force de confiance, d’encouragemens et d’éloges qu’on agit sur cette nature emportée, sur cette susceptibilité sans cesse en éveil ; l’isolement ne vaut rien pour elle, l’ennui la ronge et la pervertit. Pour le chasser, elle n’a qu’une ressource, le souvenir du temps où elle errait dans les rues de Glasgie[10]. Ces réminiscences lui plaisent malgré ce qu’elle en dit pour flatter nos préjugés. Nonobstant quelques hypocrisies de langage, — aucun prisonnier ne s’en fait faute, — on entrevoit clairement sa pensée, qui est à peu près celle-ci : — On ne revient pas à mon âge sur la pente fatale que j’ai descendue ; on ne fait pas d’une voleuse une honnête femme. Il n’a pas dépendu de moi d’agir autrement que je n’ai fait, et le remords par conséquent n’est pas de saison. D’ici à ce que mon temps finisse, il faut se faire aussi bien venir que possible ; une fois libre, on reverra Glasgie, on recommencera la vie d’autrefois. — Là-dessus, elle songe à ce qui se passe là-bas, loin d’elle et sans elle, à ces compagnons qui l’oublient, à ces amies qui ne la reconnaîtront peut-être plus, et ce sont là pour son exaltation naturelle des excitans funestes. On s’en aperçoit à la sécheresse de ses réponses, à la distraction qui l’envahit, à je ne sais quelle sourde impétuosité qu’elle refrène difficilement, et qui annonce un « éclat » aussi sûrement que la chaleur électrique annonce un orage.

J’ai voulu, mon ami, savoir quelle était cette existence enivrante dont le temps, le châtiment, les réflexions solitaires n’ont pas détruit le prestige. En quels abîmes de perdition n’a-t-il point fallu descendre pour satisfaire cette curiosité ! Je cherche en vain à me rendre compte de l’effet qu’eussent produit sur moi de tels récits il y a deux ans, à l’époque où nous causions ensemble le long des sentiers par lesquels on gravit la verte colline des Neuf-Peupliers ; mais entre cet heureux temps et le jour où je trace ces lignes, qui peut-être iront vous chercher dans des régions si lointaines, il faut placer quelques mois de cruelle expérience, qui m’ont familiarisée avec le rude contact des réalités les plus choquantes. Mon cœur, je l’espère, a gardé sa chasteté ; mes oreilles ont perdu la leur. Pas plus que nos infirmary-cleaners n’hésitent devant les immondices qu’il faut enlever, je n’hésite devant les impuretés morales qu’il faut sonder pour les guérir, et je me console en me rappelant une sentence latine que vous traduisîtes un jour à mon intention dans le cours d’une lecture que vous nous faisiez, à mon père et à moi. Aux purs, tout est pur, disait-elle. Il me semble néanmoins que je n’oserais jamais de vive voix vous transmettre de telles confidences. Les écrire est beaucoup plus facile.

Vous devez connaître au moins de nom ce quartier de votre ville natale qui porte le nom de Croiley’s Land. Moi qui n’ai fait que traverser Glasgow, je me rappelle fort bien, à quelques pas de High-street, un groupe de hautes maisons, emboîtées pour ainsi dire l’une dans l’autre, horribles de misère et de saleté, tache de lèpre étendue sur le quartier le plus vivant d’une des villes les plus industrieuses et les plus riches qui soient au monde. C’est là, dans une ruelle infecte nommée New-Vennel, que Jane a dû venir au monde, sur un tas de copeaux, le seul lit que sa mère ait jamais connu. Cette femme était logeuse. Dans son unique chambre, entendons-nous bien, elle abritait à la nuit, et moyennant une rétribution minime, les misérables que n’effrayait pas l’aspect de ce taudis. Pour elle, aucun loyer à payer, la maison étant condamnée par la police municipale à n’être plus occupée qu’à titre gratuit tant que le propriétaire refuserait certaines réparations regardées comme indispensables au point de vue de la sûreté publique. Mistress Cameron ayant soin d’entretenir bon feu toute la nuit, les pratiques, en hiver, ne lui manquaient pas. On entrait, on payait, on se couchait sur le tas de copeaux, ou, s’il était envahi, près du tas de copeaux, puis on s’endormait. Mistress Cameron, sur sa chaise, sommeillait aussi ; du moins ses yeux semblaient-ils fermés ainsi que ses oreilles. Elle ne voyait jamais compter la monnaie d’une bourse récemment volée ; jamais elle n’entendait comploter à voix basse une expédition suspecte. Que voulez-vous ? elle avait le sommeil un peu dur, malheureusement pour la police. Quant à voler elle-même, jamais mistress Cameron ne s’y risquait ; jamais du moins on ne la mena devant les juges comme prévenue d’un délit de cet ordre. En revanche, elle y allait presque toutes les semaines pour s’entendre admonester sur ses habitudes intempérantes. Elle avait un faible pour le whiskey ; la perfection est si rare en ce bas monde ! Somme toute, mistress Cameron valait infiniment mieux que l’homme associé à ses destinées, — son rush, pour parler la langue de l’endroit. — On ne connaissait à ce dernier aucun gagne-pain. Il disparaissait pendant des mois entiers, puis rentrait au logis, où mistress Cameron le recevait de son mieux, sûre pourtant d’être battue dès les premières vingt-quatre heures ; mais elle y était faite, et son homme lui tenait encore au cœur. L’enfant, sur ce lit de fange, poussait comme une plante, sans que personne y prît garde. Quelques haillons pendaient après elle, mais ses pieds étaient nus, et sa tête semblait très suffisamment garantie par ses longs cheveux bouclés. La nuit, on la laissait s’endormir ; le matin, on lui ouvrait la porte. A cela, pendant les cinq premières années, se bornèrent les soins maternels. Quand elle eut cinq ans, on la trouva paresseuse de ne pas grandir plus vite ; sa mère, je ne sais comment, se heurtait toujours à elle, et finissait par la pousser du côté de la rue. Elle rentrait invariablement trop tôt, surtout lorsqu’en rentrant elle avait faim. Les reproches alors commençaient. « Il faut se rendre utile à ses parens ; il faut demander aux gens bien vêtus. » Et pour rendre la leçon plus complète on la prêtait à ces imposteurs qui promènent dans les rues une famille d’emprunt, stimulant la charité publique par cet indigne stratagème. Encore n’était-elle pas des plus mal partagées. On lui apprenait la mendicité, mais non le vol : scrupule remarquable chez mistress Cameron, qui connaissait tous les sacripans de la ville, et dans l’occasion leur prêtait, moyennant prime, une assistance indirecte, prudemment ménagée ; mais elle les méprisait au fond, et ne voulait pas que sa fille fût dressée à leur ignoble métier.

Là par exemple s’arrêtait son étrange sollicitude, car si la clientèle abondait, si la place manquait sur le plancher, on poussait Jane dehors, sans, s’inquiéter de ce qu’elle deviendrait. L’hiver elle trouvait asile chez quelques voisins charitables. L’été simplifiait la situation ; l’enfant se blottissait sur les marches de l’escalier, au grand mécontentement des survenans, — policemen ou voleurs, — qui buttaient dans l’obscurité contre cet obstacle imprévu. Un seul couple honnête et laborieux vivait dans la New-Vennel, sous le même toit que mistress Cameron, un fabricant de nattes nommé Macvee et sa femme, Leur porte n’était jamais fermée à Jane, qui s’étonnait de les voir travailler du matin au soir, mais surtout de ce que l’homme, assermenté par le père Matthews, ne buvait jamais que de l’eau. Il était dominé, comme maint Écossais, par certaines idées religieuses plus ou moins hétérodoxes, puisées dans son propre fonds, et qu’il avait fini par faire entrer tant bien que mal dans le faible cerveau de sa pâle compagne. Le soir donc Macvee et sa femme donnaient abri à l’enfant abandonnée, qui s’endormait à la chaleur de leur foyer, en les regardant avec stupeur prolonger leur veillée opiniâtre. Le matin, ils la mettaient à la porte avant leur premier repas, car ils n’avaient pas de quoi la nourrir.

Mistress Cameron trouva bientôt des objections à cet arrangement charitable. « Je crois, me disait Jane à ce sujet, je crois qu’elle m’en voulait d’être née. » Puis Macvee ne s’était pas gêné pour blâmer la négligence qui livrait une enfant de sept ans à tous les hasards d’un séjour comme celui de la New-Vennel. Sa femme et mistress Cameron engagèrent à ce sujet une discussion de plus en plus aigre, et le tout finit par une lutte en règle, d’où la mère de Jane sortit victorieuse. La petite fille avait grand’peur que les bons voisins ne voulussent plus d’elle après un pareil scandale. Ils la reçurent comme par le passé, lui donnèrent quelques bons conseils, la préservèrent de quelques tentatives odieuses, et il n’aurait pas tenu à eux qu’elle ne quittât, pour se placer dans quelque honnête famille, le triste milieu où ils l’avaient trouvée ; mais les circonstances tournèrent mal pour ces premiers amis que Dieu avait mis sur le chemin de la pauvre enfant. Un beau jour, leur chétif mobilier fut saisi ; l’homme et la femme disparurent sans prendre congé de personne, et Jane retomba dans les mains de sa tendre mère, qui l’envoyait mendier, se faisait exactement remettre tout le produit de ce travail, et soupçonnait toujours sa fille d’en avoir soustrait quelque chose. — Je suis sûre, lui disait-elle, je suis sûre que vous me volez.

Quant à l’homme que Jane appelait son père,… aurai-je le courage de répéter d’après elle qu’à dix ans, remarquée déjà par les habitans de la maison à cause de sa précocité d’intelligence et de ses vives reparties, elle reçut de lui certains conseils équivoques au sujet de ses gains trop minimes, qu’elle pourrait facilement augmenter, à ce qu’il disait. Rendons cette justice à mistress Cameron que, malgré l’ascendant brutal acquis sur elle par ce misérable, elle lui reprochait amèrement de mettre de pareilles idées dans la tête de leur petite ; mais qu’y gagnait-elle ? Une volée d’invectives et de menaces. L’enfant, admise dans une manufacture de coton, rapportait cependant chaque samedi soir deux ou trois shillings, et régulièrement aussi sa mère les dépensait au cabaret le soir même. Vous comprenez que la maison, dans de telles conditions, devint pour une pauvre créature si rudement traitée, si impitoyablement exploitée, un objet d’horreur. Elle n’y rentrait qu’à la dernière extrémité, repoussée d’avance par les scènes qui l’y attendaient. La New-Vennel, entourée d’habitations du même genre, — la Havane, la Tontine-Close, etc., — était parfois le théâtre d’épisodes mystérieux qui, tout endurcie qu’elle fût par les rudes enseignemens de son enfance, glaçaient d’effroi la malheureuse enfant. Au sortir de l’atelier, bras dessus, bras dessous, avec une de ses compagnes qu’elle affectionnait particulièrement et qui devait être le fléau de sa jeunesse, Jane restait dans les rues. High-street, Salt-market avaient acquis pour elle un irrésistible attrait. Là tout brillait, tout riait à ses yeux inexpérimentés. La splendeur des magasins, l’éclat du gaz, la gaîté bruyante des public houses, les incidens et accidens que chaque minute amenait, l’y retenaient fascinée. D’autres enfans, comme elle livrés à eux-mêmes, formaient à tous les coins de rue des groupes tumultueux et bavards cent fois dispersés par les policemen, cent fois rassemblés de nouveau dans quelque carrefour du voisinage. Des enfans, ai-je dit ? mais quels enfans ! Le vice les avait déjà mûris et vieillis. Le blasphème sortait à chaque instant de leurs lèvres encore vermeilles. Leurs pensées étaient celles de l’homme fait et gâté, de la femme achevée et corrompue. Ils rivalisaient de perversité, fiers d’avoir mordu si jeunes au fruit prohibé. Cinquante sur cent pour le moins pouvaient se vanter d’avoir volé. Jane n’était point de ceux-ci, mais le vol ne lui inspirait par lui-même aucune répulsion. Elle n’en voyait pas nettement la culpabilité : c’était une profession comme une autre, plus dangereuse qu’une autre, à laquelle on pourrait avoir recours dans des circonstances données, si tout moyen légitime de gagner sa vie venait à manquer. Et l’amie dont j’ai parlé, — Mary Loggie, — ne lui en fut pas moins chère après lui avoir avoué qu’un léger larcin, commis chez un boulanger, lui avait déjà valu dix jours de prison.

Les parens de cette dernière, surveillés de très près par la police, mais habiles à déjouer ses soupçons, tenaient un shebeen[11] dans High-street-close. C’étaient des gens pacifiques et posés, discrets comme la tombe, et par cela même très complètement informés, pleins d’égards pour les agens de la loi, mais infiniment moins respectueux pour la loi elle-même, qu’ils éludaient à dire d’experts. Les magistrats sans doute en savaient quelque chose, et mainte descente inopinée prouvait que les Loggie passaient à leurs yeux pour des receleurs émérites ; mais en somme on considérait comme un mal nécessaire cet établissement équivoque où on pouvait de temps en temps, sans bruit, sans réclamations, pratiquer un bon coup de filet. Jane devint peu à peu une des habituées de l’endroit. Les jours de pluie, c’était là qu’elle et bien d’autres allaient chercher abri jusqu’à onze heures du soir. On chantait, on fumait autour du feu. Le whiskey sortait de ses cachettes (quand il n’y avait là personne de suspect), et les contes passaient de bouche en bouche, au grand ravissement des maîtres du logis, pourvus d’une bienveillance inépuisable. L’amie de leur fille était particulièrement choyée. On lui trouvait de l’esprit et des dispositions. Jamais elle n’avait été à pareille fête, jamais elle n’avait respiré un encens pareil. Aussi préférait-elle les Loggie à sa mère, qui du reste ne la questionnait guère sur l’emploi de ses soirées, pourvu que celui des heures de jour lui fût garanti par l’exact paiement du salaire gagné à la fabrique.

Jane cependant se dégoûtait du travail. La fatigue, l’ennui, l’éloignaient de l’usine, où elle se dispensait quelquefois de paraître. Il fallait alors combler le déficit de la paie hebdomadaire, et la mendicité lui venait en aide. Certain jour qu’une belle dame, charmée de sa gentillesse, lui avait donné une pièce blanche, Jane mit de côté ce bénéfice inattendu, et réalisa un vœu qu’elle et son amie formaient depuis longtemps, celui d’aller à l’école de danse. Sous ce nom, vous savez ce qu’il faut entendre, et je ne crois pas avoir à vous raconter la rapide fortune de ces bals publics, inaugurés, je crois, à Liverpool, mais qui n’ont réussi nulle part comme à Edimbourg et Glasgow. Le mal qu’ils y ont fait doit être incalculable ; du moins n’est-il guère d’Écossaise parmi nos convicts qui ne leur attribue sa perdition. — Une fois qu’on m’y eut conduite, nous disent-elles, je ne pensai plus qu’à y retourner. Impossible de m’en arracher tant que je fus jeune fille. — Jane Cameron et Mary Loggie n’en apprirent pas impunément le chemin. Parmi les soi-disant apprentis et les jeunes ouvrières qu’elles y rencontraient, quelques-uns étaient déjà de leurs connaissances. Le patron de l’établissement, toujours souriant à sa clientèle féminine, — plus spécialement aux sirènes expérimentées qui lui amenaient quelque étranger, — les vit avec plaisir figurer parmi ses élèves. Il leur accordait « de l’avenir. » L’avenir ne devait pas se faire attendre longtemps. Jane à douze ans s’était déjà donné un sweet-heart, choisi parmi ses danseurs habituels. Cet apprenti, déjà déserteur de vingt ateliers et qui n’avait pas encore atteint sa quinzième année, appartenait à une association de voleurs ; mais ceci n’effaroucha guère une enfant de la New-Vennel. La police en fut plus scandalisée. Un honnête agent, qui se rendait compte de certaines nuances, prit la peine d’avertir la petite du tort qu’elle allait se faire et des soupçons auxquels désormais elle serait en butte. On se garda bien de l’écouter. Les conseils venaient trop tard, et, loin de se repentir, Jane était toute fière de la préférence que lui accordait John Ewan, — Cannie Jock[12], comme l’appelaient ses collaborateurs habituels. — Cette préférence n’impliquait point une confiance absolue, à laquelle Jane n’avait pas acquis de droits positifs, puisque ses mains en somme étaient encore pures de tout vol. Ewan ne la tenait guère au courant de ses manœuvres suspectes, et la plupart du temps elle ignorait le domicile de cet amoureux essentiellement nomade ; mais ce mystère favorable, en irritant sa curiosité, en stimulant sa jalousie, le lui rendait encore plus cher. Elle ne le voyait guère que dans les rues ou à l’école de danse. Là, ses jactances habituelles, la haute opinion qu’il avait de lui-même, le laisser-aller de ses dépenses quand les affaires avaient pris un heureux tour, lui donnaient bon nombre d’admirateurs, et, par malheur pour Jane, bon nombre d’admiratrices, au premier rang desquelles étaient deux sœurs du nom de Frazer, plus âgées que la petite Cameron, et dont elle redoutait la rivalité peu déguisée. Cette situation respective n’était un mystère pour aucun des habitués de la skeel[13], et l’humeur passionnée de Jane se prêtait admirablement à ce qu’on en tirât parti contre elle, pour l’exaspérer par maintes railleries, la soumettre à maintes mystifications. Elle était désormais sur l’extrême bord du précipice. La plus légère impulsion devait l’y faire tomber.

« L’hiver allait venir, — je vous répète ses propres paroles, — et Cannie Jock avait eu du malheur. Depuis quelque temps, on ne le voyait presque plus ; il était maigri et presque déguenillé ; il me boudait, me tyrannisait, me faisait souffrir de son indifférence, et je ne l’en aimais que mieux. J’étais d’ailleurs aussi à plaindre que lui. Au mois d’octobre, je ne gagnais presque plus rien, et Mary Loggie était logée à la même enseigne. Un soir que nous errions, les poches absolument vides, tout le long de Salt-market, une de nos camarades nous arrêta : — Venez-vous à l’école ce soir ? — Non. — Pourquoi cela ? — Pas d’argent. — C’est dommage… Eh ! mais, dites donc, demandez-en à Jock Ewan ; il en a, lui ; il mène ce soir les Frazer… Savez-vous, Cameron ? il dit qu’il est las de vous, que vous êtes beaucoup trop jeune. — J’aurais dû me méfier, elles m’en voulaient toutes ; mais j’écoutai celle-ci, et je me sentis au cœur une espèce de froid. Je courais, sans savoir où, comme une lionne échappée. Mary s’essoufflait à me suivre. — Bah ! lui dis-je, m’arrêtant tout à coup, il faut que j’aille là, que je lui parle, qu’il n’ignore plus ce que je pense de lui… Je ne sais pas comment j’irai, mais j’irai. Attendez-moi ici !… Et je courus chez ma mère, à qui je comptais emprunter quelques pence. Elle était sortie, et le temps me manquait pour aller la chercher dans tous les shebeens du voisinage. Revenue auprès de Mary : — Si nous demandions l’aumône, lui dis-je. — À cette heure, y pensez-vous ? .. Il est bien trop tard… Elle avait raison ; mais alors comment faire ? — Les boutiques sont encore ouvertes, insinua Mary en me lorgnant du coin de l’œil. Je compris parfaitement, et il me sembla qu’en effet la moindre bagatelle enlevée serait une bonne fortune. Les marchands me paraissaient si riches, si riches !… Que leur ferait une parcelle de moins dans tous ces trésors ? Machinalement, et sans avoir répondu, je marchais le long des étalages, regardant à l’intérieur des magasins pour me rendre compte de ce qui s’y passait. Mary m’accompagnait et son bras serrait le mien. A un angle de rue, chez un petit mercier, nous vîmes deux acheteurs. Derrière son comptoir, le marchand avait fort à faire de leur répondre et de les servir : s’il y avait eu quelque objet pendu à l’extérieur, rien de plus simple que de l’emporter sans qu’il y prît garde ; mais tout était rentré. — Allons là dedans, me dit Mary… Demandez quelque marchandise dont il soit dépourvu… Voyez tout ce qu’il y a sur le comptoir… Avec le coude, comme cela, doucement, faites glisser à terre un ou deux de ces objets… Je me glisserai derrière vous, et je les aurai bientôt ramassés… — Pourquoi n’iriez-vous pas ? répliquai-je, pensant au bailie et à ces journées de prison qu’il distribue sans se gêner. — Oh ! répondit-elle, ils me connaissent,… ils se méfieraient… La réflexion était juste, et, toujours poussée par le besoin de revoir Ewan, de le confondre, de lui reprocher sa trahison, j’entrai sans hésiter davantage. Le marchand me jeta un regard oblique, mais ne m’adressa point la parole, occupé qu’il était de ses premières pratiques. — Ah ! pensai-je, ne songeant plus guère aux instructions de Mary, s’il pouvait me tourner le dos et pour un instant oublier ces belles choses éparpillées sur le comptoir !… Ces belles choses étaient des gants, des rubans à bon marché. Il y avait là surtout une pièce entière de ruban bleu broché d’argent. Je la vois encore, tout près du bord, tout à portée de ma main. Quelle bonne fortune, si seulement il se retournait vers ses cartons !… Et de fait il se retourna, Le ruban bleu fut lestement enlevé, je vous en réponds ; mais, une fois que je le tins, la peur me prit, et je me sentis trembler de la tête aux pieds. La main derrière mon dos, le regard stupéfié, la contenance perdue, il n’eût fallu que me regarder pour savoir ce qui en était. Le marchand ne me regarda point, et le ruban accusateur passa de ma main dans les doigts exercés de ma compagne, entrée à petit bruit derrière moi, et qui s’évada sans plus de tapage. Maintenant il fallait trouver un prétexte pour disparaître, car enfin le marchand allait certainement constater la perte de ce ruban, et certainement aussi m’accuser de l’avoir dérobé. A cette pensée, mes genoux se heurtaient l’un contre l’autre ; bref, le supplice devint intolérable, et sans attendre que le marchand eût cessé de répondre à ses deux cliens : — Avez-vous, lui demandai-je, des gants qui ne coûtent que trois demi-pence ? À cette question, dépourvue de sens commun, il ne répondit que par un non des plus brusques, et j’eus ainsi un prétexte pour me retirer. Mes pieds se mouvaient avec peine : il semblait que j’eusse un bloc de plomb à chaque talon. Une fois dans la rue, ce fut tout autre chose, et je gagnai à toute course le close[14] le plus proche. De là, quand j’eus repris haleine, j’allai attendre Mary à la porte de l’école de danse, où, selon moi, elle devait s’être déjà rendue ; mais je ne l’y trouvai point. Elle ne parut qu’une demi-heure après, lorsque je commençais à désespérer de la revoir. — Et le ruban, m’écriai-je, qu’en avez-vous fait ? — Soyez tranquille, répondit-elle, nous l’avons mis en lieu sûr, et pour cette fois le risque est passé. Je l’ai porté au wee pawn[15], qui nous fait là-dessus une avance de six pence… La combinaison me parut admirable, elle nous ouvrait la salle de bal… »

Cannie Jock s’y trouvait en effet, mais non les Frazer. Il eut donc beau jeu pour répondre aux reproches dont Jane l’accablait à leur sujet. D’ailleurs il était en fonds et d’une humeur charmante. L’histoire du ruban sembla le ravir. Il ne tarissait pas en éloges sur le compte de sa petite amie, à qui jamais il n’aurait supposé tant de caractère. Elle était électrisée par ces louanges et ces caresses fatales. Chez les Loggie, où ils se rendirent au sortir de la skeel, mêmes propos, mêmes félicitations. On porta la santé de la débutante ; le whiskey, les complimens finirent par l’étourdir complètement ; elle se laissa tomber au coin de la chambre et y demeura plongée dans un lourd sommeil. Le premier pas était franchi sans qu’elle s’en doutât, ou du moins sans qu’elle en comprît la portée, franchi pourtant, et sans retour.

Le matin, quand elle reparut chez sa mère, hors d’état d’expliquer très nettement l’emploi de sa nuit, mistress Cameron, qui n’était pas de bonne humeur ce jour-là et qui se plaignait de voir diminuer sans cesse le produit du travail de Jane, après l’avoir vertement chapitrée, crut pouvoir la battre pour quelque réplique un peu vive. Cette fois l’enfant, — l’enfant devenue femme, — se défendit et lutta. Tout respect, toute obéissance étaient loin. Mistress Cameron menaça d’aller dire aux Loggie tout ce qu’elle pensait de leur famille. Jane y courut pour les prévenir de la visite. Peine perdue, car sa mère fit halte chez les cabaretiers, et si fréquemment qu’elle fut ramassée ce jour-là sur la place. Une fois libérée vingt-quatre heures après, non-seulement elle ne fit aucun retour fâcheux sur la rébellion de Jane, mais celle-ci crut remarquer qu’on la traitait avec moins d’indifférence et de mauvais vouloir. Cette bonace dura jusqu’au retour du « père, » qui d’ailleurs s’absentait de plus en plus fréquemment. Et quand le père fut revenu, — ou du moins très peu de jours après, — une dispersion inattendue vint soustraire Jane à la dégradante influence de ce misérable. Un jour qu’elle se rendait à l’atelier, elle se vit aborder par un policeman très avenant, mais très curieux, qui mêlait beaucoup de questions à beaucoup de sourires. D’abord elle eut peur, car l’aventure du ruban bleu n’était pas encore très ancienne ; mais il n’était pas question de cela. On désirait savoir ce qu’elle avait vu se passer chez sa mère pendant une certaine nuit du mois précédent. Les souvenirs de Jane étaient à cet égard beaucoup plus précis qu’on n’aurait pu le supposer d’après ses réponses. Les moindres incidens du vol dont on recherchait les auteurs lui étaient parfaitement connus, ainsi qu’à sa mère, chez laquelle il avait été commis, et qui s’était malheureusement départie cette fois de sa prudence habituelle.

Tandis que le policeman, sans avoir l’air d’y toucher, interrogeait ainsi la fille de mistress Cameron et ne tirait d’elle que les plus vagues mensonges, le bruit des recherches dont elle était l’objet arriva aux oreilles de la principale intéressée. Elle apprit que le promoteur du vol en question venait d’être mis sous clé, et précisément elle ne croyait pas pouvoir compter beaucoup sur la fermeté de ses dénégations. Aussi lorsque Jane rentra dans le domicile maternel en revenant de la danse, elle trouva les siens dénichés, et comme les logemens gratuits ne chôment guère, une voisine était déjà installée à la place de mistress Cameron, dont elle avait acheté, sans une trop grosse mise de fonds, le mobilier peu nombreux. Cette nouvelle venue était fort peu encline à s’apitoyer sur le sort de l’enfant délaissée. Leur dialogue ne fut pas long. — Où est ma mère ? — En voyage. — Quand reviendra-t-elle ? — Jamais, si elle a le sens commun… Elle a dit que Glasgow ne la reverrait plus. — Où pourrais-je la retrouver ? — Elle ne m’a pas chargée de vous le dire ; d’ailleurs elle doit avoir bien assez de vous… — Mais alors où donc me faut-il aller ? — A la maison de travail,… au refuge,… partout où vous voudrez, mais pas ici. — Fi donc ! je ne veux pas de ces endroits-là. — Trouvez-en d’autres. — Et la porte se referma impitoyablement. Jane, s’affaissant sur les marches de l’escalier, ces mêmes marches qui tant de fois lui avaient servi de couchette, ramena son tablier sur sa tête et se mit à pleurer amèrement. Cette fille bronzée, endurcie par tant d’épreuves, et si hardie qu’elle fût d’ordinaire, ne pouvait s’habituer à l’idée que ses parens, les parens que vous savez, l’eussent ainsi abandonnée comme un animal domestique, un chien, un chat élevé par eux et laissé à la merci du premier maître venu. — Oui, miss Weston, me disait-elle, je me sentis toute troublée, je ne voyais pas comment je sortirais de là ; l’idée me vint que j’allais mourir de faim,… bref je pleurai. Cela ne m’était pas arrivé depuis l’âge de six ans…

Pousserai-je plus avant cette déplorable chronique ? Pour aujourd’hui je ne m’en sens pas le courage. Et cependant, puisqu’elle est commencée, je me réserve de la compléter pour vous, pour vous qui ne la lirez peut-être jamais.


IV

Millbank, juillet 1858.

A défaut de vos lettres, que je n’ose solliciter par l’envoi des miennes, j’en suis réduite à deviner ce qui, dans ces dernières, pourrait le mieux répondre à vos préoccupations habituelles, et je ne crois pas me tromper en vous parlant de nos malades. Elles sont bien traitées à Millbank. Sous ce rapport, nous sommes cependant moins favorisées que Brixton, où les médecins expédient les constitutions les plus délicates et les plus menacées ; mais je vous assure que rien n’est épargné pour celles des convicts qui ont réellement besoin des secours de la médecine. Leur nombre est restreint comparativement à celui des indispositions factices ou simulées qui frappent chaque jour à la porte de l’infirmerie et parviennent souvent à s’y faire admettre. Les prisonnières y trouvent le triple avantage d’un meilleur régime, d’une exemption de travail à peu près complète, mais surtout celui de n’être plus isolées, de pouvoir librement, à certaines heures, s’entretenir avec leurs pareilles de tout ce qui les intéresse, mettre en commun leurs souvenirs et leurs espérances. Je ne dirai pas que tout cela soit fort sain, moralement parlant, et la matrone qui erre incessamment de dortoir en dortoir, — poste peu recherché, — n’entend pas toujours les propos les plus édifians du monde. En revanche, elle trouve quelques motifs de consolation dans le zèle sympathique des prisonnières qui sont attachées au service spécial de leurs camarades infirmes. Ces cleaners, comme on les appelle, sont en général très assidues, très serviables, très dévouées, et généralement aussi leurs services sont assez mal reconnus. L’ingratitude n’est pas rare chez les convicts, dont l’exigence est poussée fort loin. A part des dortoirs communs sont quelques cellules, vastes et bien aérées, pour les cas particuliers ou la contagion est à craindre, ou bien encore à l’usage des malades qui trouvent moyen, même là, de persister dans leurs révoltes obstinées ; on en voit qui, jusqu’aux approches de la mort, demeurent intraitables, et tâchent de tout briser, de tout déchirer autour d’elles, la couverture qui les protège, le vase où on leur apporte une potion calmante. J’avais entendu parler de maladies particulières aux établissemens pénitentiaires. Je n’en connais qu’une, les prison-mwnps[16], et je ne la connais que de nom. Les cas de consomption sont assez fréquens, mais bien moins chez nos femmes que chez les prisonniers de l’autre sexe. Nous n’avons eu cette année que six poitrinaires sur deux cent soixante-quinze malades. Ce dernier chiffre paraît considérable quand on le rapproche du nombre de nos convicts, — quatre cent soixante-douze ; — mais je vous répète que les indispositions, simulées parfois avec une ténacité, une habileté surprenantes, et au prix de véritables tortures volontaires, doivent grossir d’une façon notable le contingent de nos invalides. En fait de décès, on n’en a constaté que cinq dans le courant de la dernière année, et la prison n’est peut-être pas responsable de tous, car il nous arrive quelquefois des condamnées atteintes de maladies incurables. Un de nos médecins, qui tient avec soin des notes statistiques, a cru remarquer que la mortalité chez les prisonniers se manifestait plus fréquente à la quatrième année de la captivité. Si ce fait pouvait être admis, comme parfaitement prouvé, n’est-ce point là un fait qui mérite d’attirer l’attention du législateur ?

Faut-il maintenant reprendre l’histoire de Jane ? Elle n’est plus à l’infirmerie, où j’avais expressément demandé à être employée pendant son séjour. J’y suis restée après son départ, et voici plusieurs semaines que nous ne nous sommes vues. On m’assure que, pour le moment, sa conduite est un peu meilleure ; mais elle écrit encore et souvent à Susan Marsh, dont j’ai obtenu la translation dans un autre ward que le sien. Nous l’avons laissée, si ma mémoire me sert bien, sur l’escalier de la New-Vennel, pleurant à chaudes larmes la disparition inattendue de cette mère qui l’abandonnais Où aller ? Chez son pal sans doute, si elle eût su où logeait Ewan ; mais il la tenait toujours à cet égard dans une ignorance absolue. Elle se résolut donc à chercher asile chez les Loggie. Le chef de la famille vint lui ouvrir, non sans quelques objections ; mais, quand elle l’eut mis au courant, il se montra tout d’un coup plus traitable. — Couchez-vous, lui dit-il, nous causerons demain. — Le lendemain effectivement il lui fît part, en fumant sa pipe, des conseils que lui suggérait sa vieille expérience. — Si nous vous convenons, lui dit-il, vous nous convenez. On dit que vous n’êtes pas née manchote. J’ai des enfans qui travaillent passablement. Soyez des nôtres. Vous logerez ici, vous y prendrez vos repas, vous y aurez crédit ouvert. Je suis bien assuré que nous arriverons toujours à régler nos comptes. — Tant de bonté, tant de confiance gagnèrent le cœur de la pauvre enfant. Peu s’en fallut qu’elle ne se jetât dans les bras du receleur, qui lui proposait, en bons termes il est vrai, de voler pour le compte de la maison où on voulait bien l’admettre.

— Et l’atelier ? hasarda-t-elle timidement.

— Il faut y rester, ma petite, il faut y travailler mieux que jamais. Tant que vous y serez exacte, la police, qui déjà vous a notée, ne s’inquiétera pas de vos moyens d’existence. C’est là un point fort essentiel, je vous assure.

Jane obéit à ce nouveau guide. — Au retour du travail, elle trouva son dîner prêt, et son hôte ne lui ménagea ni les exhortations, ni les enseignemens. En trois jours, il l’avait mise au fait de toutes les rubriques professionnelles. Cannie Jock, survenu dans l’intervalle, approuvait le parti qu’elle avait pris ; mais, tout heureux de voir sa maîtresse à si bonne école, il aurait voulu s’assurer pour plus tard le monopole des talens qu’elle allait sans doute acquérir. Aussi lui disait-il des Loggie, père, fils et filles, tout le mal imaginable. Elle l’écoutait patiemment, mais sans pouvoir accepter les impressions qu’il voulait produire en elle. Son amitié pour Mary, sa reconnaissance pour l’accueil hospitalier qu’on lui avait offert à l’heure décisive, — deux bons sentimens mal placés, — résistaient à toutes les persuasions du jeune corrupteur, qui malheureusement la trouvait plus docile quand, au lieu de lui prêcher l’ingratitude, il la poussait au vol.

Mary Loggie, Jane et Cannie Jock travaillaient de concert. On aurait pu les voir, à quelques pas l’un de l’autre, dans tous les groupes que le hasard formait sur la voie publique. Jane, que sa physionomie candide recommandait à la confiance de tous et que des leçons assidues avaient dressée aux tours de main les plus subtils, restait généralement chargée de l’opération proprement dite. L’objet enlevé passait immédiatement de ses mains dans celles de Mary, qu’Ewan venait en débarrasser aussitôt ; puis les jeunes complices se dispersaient dans différentes directions, et, venant ensuite à se rencontrer, évitaient de s’adresser la parole. Le partage du butin se faisait chez Loggie, qui se chargeait de changer les bank-notes moyennant un escompte exorbitant, cela va sans dire. De la part afférente à Jane se déduisait ce qu’elle pouvait devoir, pour son logement et sa nourriture, à l’abominable vieux publicain. Les jours de grands succès étaient invariablement des jours d’orgie, et le whiskey en pareil cas n’était pas versé d’une main avare.

Passons sur ces misères et ces hontes ; je n’en ai que trop à raconter encore. Six mois écoulés avaient ramené la belle saison. Les touristes anglais abondaient à Glasgow. — C’est, me disait Jane, la saison des aventures ; on n’a pas besoin de courir après, elles viennent toutes seules, pour nous autres lassies[17] principalement. Si peu qu’on soit gentille, qu’on n’affiche pas des airs par trop effrontés, on est presque sûre de rencontrer quelque jeune coureur à qui donnent dans l’œil le simple attirail de la jeune ouvrière et ses pieds nus battant le pavé. Ils ont de l’argent, ces voyageurs, et au sortir de table le moindre sourire les attire et les enhardit. On fait semblant d’avoir peur, de ne savoir que répondre. Mary survenait alors, plus âgée et naturellement un peu moins timide ; c’était elle qui proposait de lier connaissance en prenant ensemble quelques rafraîchissemens. Et si l’étranger acceptait, la prise était à peu près certaine…

Dois-je l’en croire ? — j’avoue que j’y suis portée, — au milieu de cette effroyable dépravation, Jane avait gardé une invincible horreur pour le vil métier auquel son père, — était-ce bien son père ? — avait voulu la vouer dès l’enfance. Elle ajoute qu’elle n’était pas seule à penser ainsi, et que la plupart de ses compagnes, à défaut d’autre scrupule, avaient conservé celui de la fidélité due à l’homme de leur choix. — Jamais, me disait-elle, jamais je n’ai trompé Cannie Jock. Il était toujours là, toujours à portée de m’entendre et de me porter secours. Plutôt que de m’assimiler à ces créatures flétries et fardées qui me coudoyaient autour des hôtels de George-square et de Buchanan-street, je serais allée me jeter la tête la première au fond de la Clyde. — N’admirez-vous pas comme moi, mon ami, cette élasticité de la conscience qui, de façon ou d’autre et de par une logique spécialement sophistique, sur les ruines du devoir méconnu installe, pour ainsi dire, un autre devoir strictement respecté ? Je suis convaincue pour ma part que ces malheureuses, dont Jane elle-même repousse l’ignominieuse solidarité, trouvent à se consoler de leur avilissement par la pensée qu’elles ne sont jamais descendues jusqu’au vol. Dans un tel conflit d’opinions incompatibles, il est difficile de se prononcer. Sachons seulement en dégager l’hommage indirect que rendent à la probité comme à la chasteté féminine ces pauvres êtres réduits par leur paresse, leur ignorance et leur misère, à transgresser régulièrement l’une ou l’autre de ces vertus.

Tôt ou tard le jour de l’expiation devait arriver. Un soir où elles s’étaient trop hâtées de mettre à profit l’ivresse incomplète de leur victime, attirée par elles dans une arrière-taverne, l’étranger que les deux jeunes filles avaient dévalisé s’aperçut, après le départ de Jane, que sa bourse venait de lui être enlevée. Mary fit tête à l’orage, mais sans qu’une fouille, vainement pratiquée sur elle par les soins de la police, convainquît les agens de son innocence. Ils la connaissaient trop bien pour s’y laisser prendre. La complice disparue n’était pas non plus difficile à dépister. Elle s’était réfugiée chez Loggie, qui, toujours prudent, lui avait conseillé de quitter la ville jusqu’au moment où le scandale serait assoupi. Peut-être eût-elle suivi ce sage conseil, si, comme autrefois, elle n’eût point connu la retraite habituelle de Cannie Jock ; mais à la fin il l’avait crue digne de sa plus entière confiance, et Jane alla l’attendre dans le taudis qu’il partageait avec quatre ou cinq autres drôles de son espèce. C’était le pendant de New-Vennel. Jane y arriva sur les huit heures du soir. À minuit, seul de tous les habitués, Ewan n’était pas rentré au bercail. Peut-être avait-il vent du désastre. Les autres résidans, revenus l’un après l’autre, épiaient Jane d’un air curieux et gêné. À la longue et malgré l’inquiétude qui la travaillait, ses yeux se fermèrent. Tout à coup elle fut réveillée en sursaut par le bruit de la porte, rudement heurtée. La maîtresse de l’établissement, vieille sorcière à cheveux gris, sortit d’une espèce de niche pratiquée à l’angle du toit mansardé. — Qui est là ? demanda-t-elle, feignant de ne pas deviner ce dont il s’agissait.

— Ouvrez, ouvrez, répondit une voix impérieuse… Vous savez de reste que c’est la police…

À ce mot redouté, les trois ou quatre vauriens étendus çà et là se redressèrent et de l’œil semblèrent s’interroger ; puis leurs regards allèrent chercher Jane, qui tremblait de tous ses membres. — Cachez-moi, cachez-moi, leur disait-elle.

— Taisez-vous, petite sotte, répliqua la mégère… Peut-être n’est-ce rien qui vous regarde… Et d’ailleurs ils ne vous mangeront pas.

On ouvrait cependant, et les agens se montrèrent sur le seuil. — Dormez, la vieille, ce n’est pas vous qu’on demande, dit tout d’abord le chef de l’escouade ; puis ses yeux exercés discernèrent l’enfant, qui cherchait à se dissimuler, derrière le relief de la cheminée. — Jeannie, continua-t-il sans changer de ton, vous allez nous accompagner au bureau.

— Très bien, répondit Jane affermissant sa voix, et après deux eu trois pas vers la porte : — Que me veut-on ? reprit-elle.

— Pas grand’ chose, j’imagine… D’ailleurs on vous le dira… C’est peut-être un malentendu.

— Probablement, ajouta l’enfant avec une assurance de commande.

Mais le témoignage formel de l’homme volé devait prévaloir contre toutes les dénégations mensongères de Jane, qui, une demi-heure après, alla retrouver Mary Loggie sur le lit de camp du dépôt. Ces deux jeunes filles y étaient pêle-mêle avec une douzaine de prévenues, triées parmi ce que Glasgow a de pis, et c’est beaucoup dire. La terreur dont Jane avait été prise pendant l’interrogatoire préliminaire du magistrat de police se dissipa au bruit des rires, des chansons, des libres propos qui se croisaient autour d’elle dans l’air infect de cette obscure latomie. On se moquait de son inexpérience et de ses anxiétés. — Que craignez-vous donc ? lui dit une de ces créature ?… C’est votre première affaire ;… vous en avez au plus pour quelques jours de prison. Plus d’une ici voudrait être à votre place ! .. Et la prison elle-même, quelle idée vous en faites-vous, que vous ayez si grand’ peur ?… La maison est propre, on n’y connaît pas la faim, et il ne faut pas longtemps pour apprendre à fabriquer de l’étoupe.

Sur ce thème, chacun brodait à qui mieux mieux, et le plus lestement du monde. Seulement, comme on amenait à chaque instant de nouvelles captures, l’air allait s’épaississant toujours, et Jane se vit en passe d’être asphyxiée. On s’endormait autour d’elle, et le sommeil la gagna. La distribution de pain et d’eau fraîche eut lieu, comme à l’ordinaire, dès la première aube. Tout en déjeunant, la prisonnière novice sentit revenir ses anxiétés de la veille. Le stoïcisme de sa compagne lui faisait envie. — Comme vous prenez ceci froidement ! lui dit-elle étonnée. — Vous verrez, vous verrez tout à l’heure, répondit Mary avec un sourire énigmatique. Par le fait, devant le magistrat de police, et tandis que Jane promenait de toutes parts ses yeux effarouchés, Mary Loggie se répandit en protestations larmoyantes, jurant qu’elle était innocente, rejetant tout sur le misérable qui avait abusé de sa jeunesse pour la mener dans une taverne, niant qu’elle eût jamais eu le moindre rapport avec Cameron, et que sais-je encore ?… C’était là de l’éloquence perdue, et l’ensemble des témoignages ne pouvait laisser aucun doute dans l’esprit du bailie, Mary avait déjà comparu devant lui, Jane au contraire lui était encore inconnue. Son embarras sincère, sa tournure et sa mine enfantine, surtout son assiduité au travail de la fabrique, lui furent comptés comme autant de circonstances atténuantes. On ne voulut voir en elle que la complice d’une jeune fille plus âgée, plus expérimentée, déjà flétrie par des antécédens désastreux, et tandis que Mary était condamnée à soixante jours de détention, Jane fut envoyée pour vingt jours seulement à la prison de Glasgow. Elle n’avait pas quatorze ans !

Peut-être eût-il suffi de quelques circonstances favorables pour donner à ce premier châtiment une efficacité durable. Jane arrivait émue de terreur, avec un commencement de remords qui aurait pu la rendre accessible aux pieuses exhortations du chapelain et de la jeune femme qui venait chaque jour lui expliquer la loi de Dieu[18]. Celle-ci surtout, qui lui inspirait une certaine affection, aurait eu prise sur ses convictions sans l’influence pernicieuse de la compagne que le hasard avait assignée à Jane, et avec qui elle partageait, vu l’encombrement de la prison, sa petite cellule. C’était une voleuse émérite, rompue à tous les stratagèmes du métier, de plus hypocrite consommée, qui masquait sa perversité haineuse sous les dehors les plus décens et les plus graves. Pendant la première visite du gouverneur, dont les paternelles exhortations avaient ému la jeune prisonnière, Elisabeth Harber semblait édifiée et contrite ; mais à peine avait-il tourné le dos : — N’écoutez pas cet homme, dit-elle à Jane,… il ne pense pas un mot de ce qu’il vous prêche… Et, pour la mieux persuader de cette vérité, l’honorable vieille se hâta d’ajouter mille détails calomnieusement apocryphes. De même à l’égard du chapelain, qu’étonnait la profonde ignorance de sa nouvelle ouaille, et à la commisération duquel Harber feignait de s’associer. — Hélas ! disait-elle avec componction, cette pauvre petite n’est guère plus instruite qu’un animal… J’ai fait mon possible pour lui expliquer certains passages de la Bible, sans en rien obtenir que ce même regard effaré dont elle accueille vos précieux enseignemens. — Une révérence profonde accompagnait ces mots, prononcés au moment où le digne ministre allait sortir ; mais, dès qu’il fut dehors, la vieille sorcière s’en dédommagea par une horrible grimace et un bond menaçant vers la porte qui venait de se refermer. Il n’en fallait pas tant pour que Jane, distraite de toute idée sérieuse et riant aux éclats de cette pantomime grotesque, fût rendue à l’obsession d’un bavardage continuel qui, tout en la fatiguant, la domptait. Dix jours de prison suffirent d’ailleurs pour lui rendre insupportables, succédant, à la liberté du vagabondage, la règle austère, le travail régulier, la routine monotone auxquels il fallait se soumettre ; mais plus excédans encore lui semblaient les propos à peu près ininterrompus de sa compagne, qui ne dormait guère, et durant une partie de la nuit la forçait d’écouter ses interminables commérages, mêlés çà et là de funestes conseils. Pas un personnage suspect, à Glasgow, dont Harber ne pût donner la biographie complète. Elle connaissait Cannie Jock et le frère de Cannie Jock, transporté depuis plusieurs années. Il ne fallait pas, selon elle, se risquer avec un écervelé de ce genre. Elle parlait de la mère de Jane comme d’une pauvre folle adonnée au whiskey, et de son père comme d’un gaillard retors qui ne faisait jamais de vieux os dans le même endroit. A Jane elle-même elle promettait monts et merveilles, si, une fois libérées, elles mettaient en commun l’une sa jeunesse, l’autre son expérience. Ces propositions n’avaient rien de très séduisant pour la pauvre enfant affamée de sommeil qui l’écoutait bouche béante et les yeux mi-clos ; en revanche elle goûtait assez, dans les propos de Harber, ceux qui la réconciliaient avec elle-même en lui montrant sa position actuelle comme le résultat d’une fatalité inexorable. Née, élevée comme elle l’avait été, soumise aux mêmes tentations, quelle jeune fille à sa place n’aurait pas succombé ? Quant aux menaces du chapelain, quant à ces châtimens éternels dont il exploitait la terreur, il ne fallait pas s’en préoccuper. Rien de tout cela n’était vrai, ni la Bible ni le reste. — Et d’ailleurs ne faut-il pas vivre ? ajoutait Harber ; si ceux qui nous voient mourir de faim ne nous viennent pas en aide, doivent-ils s’étonner qu’on cherche à se tirer d’affaire ? Qu’on me donne des rentes, je serai vertueuse, et j’irai au prêche tous les dimanches ; mais, si je suis réduite à mourir de faim ou à voler, certes j’opterai pour le vol…

Ainsi se passèrent ces vingt jours, durant lesquels toute influence réformatrice avait été paralysée, et qui, laissant au cœur de Jane un vague effroi, n’y avaient déposé aucun germe de bonnes résolutions. Des promesses, elle en avait fait, et beaucoup ; mais elle ne songeait guère à les accomplir, lorsqu’une fois hors de prison elle s’achemina tout droit chez les Loggie. Un bon accueil l’y attendait avec cent questions sur la vie qu’elle avait menée dans la geôle de Glasgow. On lui demanda aussi des nouvelles de Mary ; mais les deux prisonnières ne s’étaient pas vues une seule fois. Jane, à son tour, désira savoir ce qu’était devenu Jock Ewan ; personne n’en savait rien, et nul ne s’inquiétait du personnage. « Il n’est pas des nôtres, disait le vieux Loggie. Il croit en savoir plus long que nous. Vous feriez mieux de saisir cette occasion pour régler son compte en n’y songeant plus. » Jane toutefois n’était point de cet avis, et se donna bien du mal pour retrouver, en s’informant de lui aux amis communs qu’elle rencontrait par les rues, l’infidèle à qui elle avait la faiblesse de tenir encore. Ils s’étonnaient de la revoir si tôt ; mais elle n’en obtenait que d’assez vagues renseignemens, faits pour alarmer sa jalousie. — On croyait Ewan avec les Frazer, qu’il ne quittait guère depuis quelque temps,… peut-être pour se consoler de l’absence de Jane. — Celle-ci ne pouvait s’empêcher de penser que, s’il avait eu besoin de consolations, il eût guetté de plus près le moment de sa sortie… Bref, elle revint chez ses amis fort abattue, fort découragée. Loggie, après un décompte savamment établi, lui remit la petite somme à laquelle elle avait droit pour sa part dans l’expédition si malheureuse du mois précédent ; à cette occasion, elle voulut traiter ses amis, qui, de leur côté, n’oublièrent rien pour la guérir de sa mélancolie. Ils n’y réussirent qu’à demi ; en revanche, ils eurent bien vite effacé de sa mémoire les leçons, les avis du chapelain et de la scripture-reader. La trahison de Jock Ewan primait en elle toute autre pensée, et la fausse gaîté qu’elle puisait dans l’étourdissement du whiskey déguisait mal les regrets que lui causait cette déception inattendue.

— Si un pareil amoureux m’était échu, disait la sœur aînée de Mary Loggie, je n’aurais de repos qu’après lui avoir rendu la poire au sac… J’attendrais une bonne occasion, et lorsqu’il y songerait le moins, je m’arrangerais pour lui faire passer un ou deux ans sous les verrous. — Jamais cette pensée ne serait venue à Jane ; mais, une fois dans sa tête et couvée tout à loisir, elle pouvait, elle devait y germer tôt ou tard.

Ce n’est pas que le raccommodement dût coûter bien cher à l’amant coupable, lorsqu’enfin ils se retrouvèrent. Il en fut quitte, après avoir essuyé une bordée de violens reproches, pour nier effrontément les torts qui lui étaient imputés. Ni les Frazer en général, ni Ann Frazer, — l’objet particulier des jaloux soupçons de Jane, — n’avaient jamais obtenu de lui qu’une parfaite indifférence. Il l’affirmait du moins, et sa maîtresse ne demandait qu’à le croire. La réconciliation fut scellée par quelques verres de whiskey ; ils allèrent ensuite passer la soirée dans un concert populaire, un sing-song, donné dans Bridge-gate, au bénéfice d’un voleur atteint de la fièvre typhoïde, et qui par conséquent se trouvait momentanément sans ouvrage.

Dès le lendemain, ils emménageaient ensemble dans Old-Wynd, une espèce de New- Vennel, que ses cours étroites, ses ruelles obscures, ses passages inextricables ont recommandé de tout temps aux voleurs de Glasgow. Jane Cameron avait toujours regardé cette vie à deux comme l’idéal de la félicité. Il ne lui fallut pas longtemps pour être désabusée. Malgré les fanfaronnades de Cannie Jock, qui lui annonçait chaque jour une « magnifique affaire, » la chance ne leur était point favorable. L’argent manquait presque toujours au logis, et Jane, plus soucieuse que jamais, bien que le remords ne se fît pas encore jour dans son âme, dut se résoudre à suivre l’exemple maternel en sous-louant à la nuit son misérable logement. Peut-être aurait-elle été tentée de rentrer à la fabrique ; mais le travail en ce moment n’abondait pas, et les patrons, plus indulgens lorsque l’ouvrage presse, se montraient peu disposés à réadmettre une personne aussi déplorablement notée que l’était désormais la compagne de Jock Ewan. Le pire de tout, c’est qu’elle commençait à déchiffrer le caractère ambigu de cet être pervers à qui son malheureux sort l’avait unie. Ne l’ayant guère connu qu’aux heures de prospérité, il ne lui était jamais apparu comme elle l’entrevoyait dès lors, profondément égoïste, poussant l’ingratitude jusqu’au cynisme et la prudence jusqu’à la couardise. — En vérité, me disait-elle un jour, je ne pourrais expliquer le goût que j’avais pour lui. C’était un poltron, et il me trompait à la journée ; personne enfin, si ce n’est moi, ne l’aimait. — Elle l’aimait si bien qu’elle supportait sa tyrannie, ses mauvais traitemens, et que, scrupuleusement fidèle, par son ordre elle volait, par son ordre chaque soir elle allait au dehors lui chercher quelque proie, sans pouvoir en échange de cette docilité, de ce dévouement pervertis, se flatter de lui avoir plu. Tel qu’il m’est apparu dans ses naïfs récits, ce petit misérable avait tous les instincts de la domination la plus despotique sans le courage, qui parfois les rend excusables. Sa lâcheté même fut cause du second « malheur » arrivé à Jane. Il lui avait amèrement reproché de ne rien faire pour le ménage et l’avait menacée de la planter là, si elle persistait dans ce qu’il appelait sa paresse. Elle sortit exaspérée, oubliant toute prudence, et sa première tentative provoqua une arrestation immédiate. Cette récidive lui valut soixante jours de prison avec travail forcé. Mary Loggie, qui s’était glissée parmi la foule jusqu’au pied du tribunal, lui jeta un regard de sympathie. Elle savait au juste, elle, ce que représentait une sentence pareille. Quant à Jock Ewan, il se garda bien de se montrer, et pourtant il ne courait aucun risque.

Cette fois Jane habitait seule sa cellule ; les loisirs que lui laissait une tâche ingrate étaient la plupart du temps consacrés à de pénibles réflexions sur l’emploi que Jock Ewan devait faire de sa liberté ; mais bientôt d’autres préoccupations succédèrent à celle-ci. Certains doutes lui étaient venus, qu’elle voulut éclaircir. Le médecin de la prison ne les lui laissa pas longtemps. — Pauvre petite ! murmura-t-il, hésitant à lui tout dire… Avant que six mois fussent écoulés, Jane allait devenir mère. Là-dessus il la laissa, surprise d’une telle perspective et distinguant à peine, dans son premier trouble, les émotions bienfaisantes qui se faisaient jour en elle. Le chapelain arriva. Cette fois, écouté avec déférence, il tint un langage tout autrement persuasif. Il n’avait plus à combattre dans les ténèbres un ennemi caché, il n’était plus victime d’une calomnie permanente ; une ironie cruelle ne jetait pas son froid venin sur les ardentes aspirations de sa charité. La lectrice revint, elle aussi, et ses paroles bienveillantes complétèrent, en les tempérant quelque peu, les sévères enseignemens du ministre. Jane Cameron trouvait dans les visites de cette affectueuse jeune femme les premières vraies consolations qu’elle eût encore goûtées. « Je me sentais changée, dit-elle naïvement… J’avais alors bien franchement regret de mes fautes. Il me semble que, si on m’eût transportée hors du pays, j’aurais pu me corriger une bonne fois pour toutes. »

Les soixante jours s’écoulèrent, et Jane, un peu plus instruite peut-être, peut-être aussi avec quelques faibles velléités de se mieux conduire, se trouva un beau matin dans les rues, où Mary Loggie l’attendait. Elles s’embrassèrent, pleurant presque d’émotion. Jane avait bien en poche une recommandation du chapelain pour une respectable dame qui probablement l’eût mise sur quelque bonne voie ; mais ce témoignage de sincère amitié que lui donnait Mary, et qui la lui rendait encore plus chère, lui fit pour le moment tout oublier. Puis il fallait bien savoir où en était Jock Ewan. — Ne parlons pas de lui, dit Mary détournant la tête avec embarras. — Au contraire il en fallut parler et longuement. — La police et Cannie Jock étaient « en délicatesse. » Il avait dû quitter Old-Wynd, et s’était réfugié chez les Frazer. D’accord avec un autre couple de mauvais sujets, Annie Frazer et lui avaient fondé une espèce de maison. Jane Cameron était cette fois bien complètement, bien ouvertement délaissée. En écoutant, indignée, ces navrans détails, Jane déchirait, sans trop savoir ce qu’elle faisait, la lettre du bon chapelain, Il était bien question, ma foi ! de chercher un refuge, un reformatory quelconque !… La vengeance d’abord ! on verrait ensuite. Pour se venger, il fallait rester libre ; pour rester libre, retourner chez les Loggie. Pour y payer sa dépense, il fallait ;… mais cette fois Jane déploya une prudence infinie. Cannie Jock auprès d’elle eût semblé téméraire. Elle vécut ainsi trois mois entiers, au bout desquels ses hôtes eurent à leur tour des « malheurs. » Loggie et sa femme allèrent en prison. Leurs enfans se dispersèrent. Mary Loggie, Jane et une autre jeune fille nommée Clarkson montèrent un établissement commun ; en d’autres termes, elles prirent à elles trois un logement dans New-Vennel. C’était, pour Jane, revenir au pays natal. Dans la même maison était installée une association de malfaiteurs dont elles devinrent les « appâts » vivans. En un mot, l’ancienne vie et peut-être pire !…

Jane Cameron et Jock Ewan s’étaient quelquefois rencontrés, mais sans se parler. Pour rien au monde, elle n’eût adressé le moindre reproche au père de l’enfant qui allait naître. Sa haine, sourde et muette, se repaissait d’elle-même. La nouvelle maîtresse, la préférée, se pavanait parfois, et jetait un regard de pitié sur la malheureuse qu’elle avait fait oublier. Jane baissait les yeux sous ce regard, et l’ajoutait au trésor de ses injures encore non vengées. Changeant de domicile à chaque instant, Jock Ewan n’hésita point à prendre domicile dans New-Vennel, qui lui offrait probablement quelques convenances spéciales. Plus souvent que jamais, sans se parler, Jane et lui échangèrent des regards où le défi de l’un répondait à la menace de l’autre. Enfin l’occasion si patiemment guettée vint à s’offrir. Un vol fut commis dans New-Vennel. Il donna lieu par grand hasard à une dénonciation régulière. Ewan, soupçonné d’y avoir pris part, pressentit que la police aurait des explications à lui demander. Il disparut tout à coup. Annie Frazer, qui n’avait rien à démêler dans cette affaire, crut devoir tenir tête à l’orage, et demeura dans le domicile commun. Pour la première fois Jane Cameron lui chercha ouvertement noise un soir que sa voisine rentrait d’un pas légèrement inégal et la tête un peu excitée par la boisson. — Voilà donc l’oiseau parti, pauvre Annie ?… A votre tour, ma chère… Vous ne le reverrez plus…

— Croyez-vous ?… Il m’aime trop pour cela.

— Laissez-le quitter Glasgow, et sifflez ensuite pour qu’il revienne !

— Je ne siffle pour qui que ce soit, ma belle.

— Après cela, peut-être que je me trompe… Vous savez sans doute où il est ?

— Si je le savais, ce n’est pas à Jeannie Cameron que j’irais le dire… — Là-dessus Frazer mit fin à la dispute en jetant sa porte au nez de Jane.

Telle fut leur première escarmouche, dont Cameron ne parut avoir gardé aucun mauvais souvenir, car le samedi soir, dans Salt-market, on la vit honorer de sa préférence une public house où Frazer faisait grande dépense et grand bruit. Mary Loggie, prenant le rôle de conciliatrice, voulut que les deux ennemies, oubliant leurs griefs réciproques, échangeassent quelques toasts. Annie était d’humeur joviale et communicative ; elle se louait des générosités d’un invisible ami qui, disait-elle, ne la laissait manquer de rien, et lui fournissait amplement de quoi boire à sa santé. Jane se garda bien de ne pas deviner le nom de cet ami, et on vida quelques verres de whiskey en l’honneur de Cannie Jock ; mais petit à petit les cartes se brouillèrent. Jane mit en doute la confiance que ce prudent personnage pouvait avoir dans sa maîtresse actuelle, et traita formellement de vanteries ce que cette dernière affirmait à ce sujet. Frazer, qui n’était plus de sang-froid, se contenait à peine. Une dernière raillerie, mieux adressée que les autres, la mit hors d’elle, et, pour prouver qu’elle savait où prendre Jock Ewan, elle livra le secret de sa retraite. Ceci parut confondre Jane Cameron, qui demeura bouche close, et se laissa pacifiquement emmener par quelques tiers officieux.

De retour dans New-Vennel, le cœur lui battait devant l’image énormément grossie des crimes dont Jock Ewan s’était rendu coupable envers elle. La préférence qu’il accordait à une femme comme Annie Frazer, — une femme qu’elle haïssait, qu’elle méprisait entre toutes, — lui semblait impardonnable. La vengeance, — cette vengeance que tant de fois elle s’était promise, — était là, sous sa main, car elle n’avait eu garde d’oublier l’adresse fatale dont Annie Frazer, égarée par l’ivresse, avait trahi le mystère. Il fallait se hâter de saisir cette occasion, qui peut-être ne se représenterait plus. Quelques heures encore, et le fugitif serait sur ses gardes. Elle voulut descendre pour réfléchir posément, en plein air, à ce qui la troublait, l’agitait si violemment, et mettre un peu d’ordre dans ses pensées. Une fois dans High-street, elle rencontra, comme cela ne pouvait guère manquer, un agent de police à qui elle était connue. Le detective anglais a le privilège d’une certaine bonhomie narquoise et souriante. Il est poli, même complimenteur, et ne se refuse pas une plaisanterie de temps à autre, quand c’est une femme qu’il s’agit de faire jaser. En revanche, ses oreilles sont au guet et ne perdent pas un mot : — Cela va bien, Jenny ?… Et Cannie Jock, qu’en faites-vous, mon enfant ?

Pure plaisanterie, cette question ; le policeman savait fort bien à quoi s’en tenir sur la brouille de Cameron et de son ancien préféré. Dans la disposition d’esprit où était la rivale d’Annie Frazer, le côté railleur de l’allusion ne fut pas méconnu, on peut le croire. — Il n’est pas probable que je sache où le trouver… C’est bien cela que vous voulez dire ?

— Tout précisément, ma petite… — En répondant ainsi, le subtil policeman avait néanmoins pris note d’un vague sourire, d’une expression passagère, d’une nuance d’accent, qui lui donnaient à penser. Il n’en fit pas semblant et continua l’entretien en homme qui sait faire jouer plus d’un ressort, solliciter plus d’une passion secrète, provoquer l’indiscrétion par mille moyens détournés. Le whiskey aidant, car Jane n’était pas de sang-froid, il l’eut bientôt confessée. — Ne me nommez pas, lui cria-t-elle en prenant la fuite, plus honteuse de sa dénonciation qu’elle ne l’avait jamais été d’aucun de ses précédens méfaits.

A peine l’avait-elle quitté, le remords la saisit. Elle voulut courir après lui pour le prier de ne pas mettre à profit la fatale indication. Peine perdue bien évidemment ! Irait-elle prévenir Ewan ? Il était déjà trop tard. La police aurait sans doute pris les devans. Au moins fallait-il s’assurer de ce qu’il deviendrait. S’acheminant donc vers le close où il se cachait, elle se posta de manière à guetter tout ce qui en sortirait, et, comme elle l’avait bien prévu, elle vit descendre lentement, entre deux agens, le misérable qu’elle avait tant aimé. En ce moment, elle aurait donné sa vie pour le délivrer. « — Non par amitié, disait-elle, il ne m’en restait aucune, mais parce que j’avais si mal agi envers lui ! » Mary ne comprenait rien à ce remords. Quand elle eut à grand’peine deviné ce qui pesait sur la conscience de sa compagne : — Allons donc ! s’écria-t-elle, Cannie Jock n’a que ce qu’il mérite. — Peut-être, répondit Jane, mais cela me portera malheur… Cette superstition est pour beaucoup dans la répugnance que les voleurs ont à se trahir l’un l’autre. — Effectivement, me disait Jane en me racontant cet épisode, à partir de ce moment, tout se tourna contre moi, et je n’avais rien à dire, car c’était justice.

Jock Ewan, dont je n’aurai plus à vous parler, fut condamné à sept ans de détention. Annie Frazer, n’ayant pas le moindre souvenir de ce qui était échappé à son ivresse, ne soupçonna pas Jane d’être pour quelque chose dans ce désastre, dont un ami du prisonnier la consola promptement. Quant à Jane, bourrelée de remords, elle n’avait plus le cœur à rien, et sans l’amitié dévouée de Mary, impossible de savoir ce qu’elle fût devenue. Le terme de sa grossesse approchait. Pendant tout le dernier mois, elle se vit hors d’état de sortir. La misère l’envahissait de toutes parts, et dans ce moment-là même la seconde de ses compagnes, Clarkson, emmenée par son pal, qui venait de quitter la prison, les laissa, elle et Mary, aux prises avec des difficultés aggravées par ce départ. Au lieu de se partager en trois, le loyer dut être payé par moitié. Il était de quinze pence[19] par semaine. Dans ces angoisses, les conseils du chapelain revenaient parfois à l’esprit de Jane. Elle songeait à la mort, à la nécessité du repentir ; mais quoi ? tout le monde, Mary la première, lui aurait ri au nez, si elle se fût avisée de manifester le moindre scrupule de conscience. Non, non, il était trop tard… Elle n’avait pas quinze ans, et il était trop tard !

Mary Loggie déployait pourtant une merveilleuse activité. Sur elle pesaient tous les menus soins du ménage. Elle empruntait, mendiait, volait à l’occasion pour subvenir aux dépenses inévitables. Ce fut grâce à elle qu’une femme expérimentée en ces sortes de choses se chargea de pourvoir aux difficultés de la délivrance. Quinze jours auparavant, il fallut quitter New-Vennel, où on ne voulait plus garder les deux jeunes filles trop fréquemment insolvables ; elles trouvèrent asile chez une mendiante irlandaise, gratuitement installée dans un de ces logis abandonnés dont nous avons parlé plus haut. C’était en somme une personne obligeante, qui se contentait de promesses quand on n’avait rien de mieux à lui donner, et dont l’imperturbable bonne humeur soutenait de temps en temps le moral de Jane. Un jour qu’elle l’entendait se désespérer, et que le mot de « maison de travail » avait même été prononcé : — Allons donc !… n’ayez pas de ces idées-là, lui dit la vieille mendiante, il vaudrait encore mieux voler quelque chose tout exprès pour vous faire mettre en prison. — Cet expédient ne fut point accepté. A la prison, qu’elle connaissait, Jane préféra la lutte. Les jours passaient. L’enfant vint au monde. Jane crut qu’elle allait mourir, et dans ce moment suprême se repentit de la vie qu’elle avait menée. Quant au nouveau-né, à peine y songea-t-elle tout d’abord. « Je ne l’aimai que le lendemain, me disait-elle simplement, mais le lendemain je l’aimai beaucoup. » Il était, comme elle, venu au monde sur un tas de copeaux, dans une chambre où les voisins entraient pêle-mêle. C’étaient pour la plupart des Irlandais, beaucoup de mendians, et dans le nombre quelques voleurs. Tous s’intéressaient à cette mère si jeune et réduite à un si complet dénûment. Les femmes surtout l’entouraient de rudes prévenances, et, prenant sur leur chétif ordinaire, lui apportaient qui un peu de lait, qui un débris de poisson, qui un morceau de pain durci dans le bissac. Pourtant Jane restait faible et ne se remettait point. Au bout de quinze jours, les commères surprises commencèrent à murmurer « qu’elle faisait sa grande dame. » Aucune d’elles, en pareille circonstance, ne demandait un si long délai pour se retrouver sur pied. Jane se consolait de leurs reproches en embrassant le nouveau-né, dont elle commençait à raffoler, n’ayant encore eu jusqu’alors rien à aimer… si ce n’est Ewan. Mary Loggie, aimante aussi à sa manière, mais femme positive et pratique, ne comprenait rien à une pareille adoration. — Ce petit être va vous donner de fiers embarras, disait-elle à son amie… Qu’en ferez-vous quand vous serez remise ?

— Et qu’en font les autres ? demandait Jane. — Les autres ne sont pas comme vous,… ni si jeunes, ni si pauvres, ni si abandonnées, répliquait Mary… Croyez-moi, le perdre serait un bonheur… L’idée de ce bonheur glaçait le sang de la jeune mère ; étreignant son enfant sur sa poitrine, elle prenait en horreur Mary et leur hôtesse quand elles lui tenaient de pareils propos.

Un soir elle descendit pour prendre l’air, — Dieu sait quel air elle respirait la plupart du temps ! — et quand il fallut remonter son étroit escalier, elle trouva cette tâche presque au-dessus de ses forces. Pourtant il fallait se résoudre à gagner quelque chose de manière ou d’autre. Ses dettes augmentaient chaque jour, la patience manquait à ses voisins ; ils ne supporteraient pas longtemps les charges qu’elle leur imposait. Perdue dans ces tristes réflexions et berçant son enfant, qui ne s’endormait guère, elle entendit l’horloge sonner deux heures du matin. Jamais Mary ne rentrait si tard. Elle aimait, disait-elle, ses nuits franches. Où donc était Mary ? Trois heures, puis quatre, et Mary ne revenait point. Jane se tourmentait de plus en plus, assiégée de sinistres pressentimens, malgré les propos rassurans de son hôtesse, dont elle troublait le sommeil. Bientôt elle n’y tint plus, et son enfant dans les bras, l’abritant d’un mauvais châle, pieds nus, à peine vêtue, elle se traîna jusqu’au bureau de police, dans High-street. Là, derrière leurs pupitres, trois ou quatre commis se succèdent nuit et jour, enregistrant les noms des prévenus, les dépositions sommaires des témoins, les rapports des policemen. Jane s’avança vers l’un d’eux : — Pourriez-vous me dire, monsieur, si Mary Loggie est ici ?…

— Vous dites ?…

— Mary Loggie.

L’écrivain posa sa plume, et tournant le feuillet qu’il était en train de noircir : — Oui, dit-il, étouffant à grand’peine un bâillement expressif.

— De quoi est-elle accusée ?

— De vol, fut-il répondu sans autre explication.

Jane serra contre sa poitrine l’enfant endormi. Qu’allaient-ils devenir tous deux maintenant que Mary n’était plus là ?


E.-D. FORGUES.

  1. Titre que portent dans les prisons de femmes, en Angleterre, les préposées à la surveillance des convicts.
  2. 875 francs environ.
  3. 4 francs 15 centimes.
  4. 1,000 francs, augmentés annuellement de 31 francs 25 centimes.
  5. A break.
  6. D’homme à homme, la différence est au plus celle du ciel et de la terre ; — mais, de la meilleure à la pire des femmes, il y a celle du ciel et de l’enfer.
  7. Le stiff, dans la langue spéciale aux prisons, ou, pour mieux dire, dans l’argot des classes dangereuses, est un papier quelconque, plus particulièrement un billet, une lettre secrète, que la raideur du papier (stiffness) rend difficile à transmettre.
  8. Tower-woman. Chaque pentagone à Millbunk a pour centre une tour où sont installés les logemens des matrones.
  9. The screw, mot à mot, l’écrou, la vis de pression. Ce mot nous semble devoir être rendu en français par son équivalent le plus usité. C’est la surveillante du ward qui se trouve ainsi désignée.
  10. Forme écossaise donnée familièrement au nom de la ville de Glasgow.
  11. Le shebeen est un débit de boissons tenu sans autorisation ou licence.
  12. Jean-le-Subtil.
  13. Forme écossaise du mot school. — Ici par abréviation de dancing-school.
  14. Le close ou enclos est ce que nous appellerions ici un passage, une cour, une cité, un ensemble de bâtimens percé de ruelles et d’espacemens irréguliers.
  15. Le wee pawn est un établissement particulier de prêt sur gage, où l’on est censé ne prêter que pour quelques heures, et où on prélève en conséquence une somme assez modique en elle-même, mais qui devient exorbitante pour peu que le remboursement soit ajourné.
  16. Esquinancie, glandes au cou.
  17. Lassie, forme écossaise du mot lass, jeune fille.
  18. Scripture-reader. Cet emploi, quelquefois salarié, quelquefois aussi est volontairement rempli, à titre gratuit, par une femme du monde vouée aux bonnes œuvres.
  19. 1 franc 50 centimes environ.