Le Ravitaillement du nord de la France et de la Belgique

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La ravitaillement du nord de la France et de la Belgique
Raphaël-Georges Lévy

Revue des Deux Mondes tome 42, 1917


LE RAVITAILLEMENT
DU
NORD DE LA FRANCE ET DE LA BELGIQUE


I. — CONSIDÉRATIONS GÉNÉRALES

Parmi les conséquences douloureuses de la guerre et de l’invasion, il en est peu d’aussi cruelles que la situation des populations de la Belgique et de nos départemens envahis. Nulle part le caractère nouveau d’une lutte sans merci, dirigée, non pas seulement contre les armées ennemies, mais contre les habitans inoffensifs, les maisons, les monumens, les arbres eux-mêmes, n’a revêtu un degré d’inhumanité comparable à ce que les Allemands ont pratiqué dans les régions qu’ils ont envahies en 1914. Dès qu’il apparut que les flottes alliées rendraient de plus en plus difficiles les importations en Allemagne, les envahisseurs donnèrent clairement à entendre qu’ils laisseraient, sans remords, souffrir d’une nourriture insuffisante les dix millions d’hommes qui demeuraient sous leur joug plutôt que d’entamer leurs propres réserves.

Ce fut en Belgique que, dès le mois de septembre 1914, les premières craintes se firent jour au sujet de l’alimentation. Plusieurs notables se réunirent, se mirent en communication avec des Américains habitant Bruxelles, en premier lieu avec leur ministre, M. Brand Whitlock. Celui-ci écrivit à l’ambassadeur des Etats-Unis à Londres, M. Page. C’est sous les auspices de ces diplomates, assistés de collègues espagnols et hollandais, que fut constituée une Commission de ravitaillement, qui acheta quelques cargaisons flottantes et les dirigea vers les ports les plus voisins des pays envahis. Ce fut le point de départ de l’œuvre considérable dont nous allons essayer de retracer l’histoire.

Le principe du ravitaillement, admis ou toléré par les puissances de l’Entente, dut être réglementé, de façon à éviter le secours indirect qu’il aurait pu fournir à nos ennemis. Diverses conditions furent imposées : le ravitaillement devait être restreint, de façon que les populations consommassent d’abord la production locale. On demanderait au gouvernement allemand l’engagement de ne réquisitionner ni les produits indigènes ni ceux que la Commission importerait. Celle-ci devait s’assurer le concours d’un personnel neutre suffisant pour établir le contrôle des distributions de vivres, et de comités locaux surveillant les opérations et en tenant la statistique. L’organisation financière serait telle que chaque commune fût comptable, après la guerre, des denrées qu’elle aurait reçues. Un cycle d’opérations bien établi devait permettre les achats et les ventes aux particuliers sans introduction de numéraire dans les régions secourues.

La Commission se constitua sous la présidence d’honneur des ambassadeurs et ministres des États-Unis, d’Espagne et des Pays-Bas, sous la présidence effective d’un Américain, M. Herbert Clark Hoover, dont le nom est un de ceux qui resteront attachés à cette grande œuvre. A ses côtés fonctionne un conseil composé d’Américains spécialement délégués par le président Wilson, d’Anglais, de Hollandais, de Belges, d’Argentins. Une centaine de membres complètent la liste des hommes dévoués qui ont apporté gratuitement leur concours, comme l’ont fait des experts-comptables, des agens maritimes, des agens d’assurance, des négocians en grains et farines, qui n’ont pas non plus voulu accepter de rémunération. Le siège social est à Londres ; des succursales ont été établies à Paris, Bruxelles, Libremont, Gand, Anvers, Namur, Liège, Hasselt, Mons, Rotterdam, Charleville, Valenciennes, Vervins, Saint-Quentin, Longwy, New-York, Buenos-Ayres.

En février 1915, le maire de Lille, d’accord avec ceux de Tourcoing et de Roubaix, chargea M. Louis Guérin de faire à Bruxelles une enquête sur le ravitaillement américain. Après s’être mis en rapport avec MM. Solvay et Francqui, avec le marquis de Villalobar, ministre d’Espagne, et celui des États-Unis, M. Guérin conclut, avec la commission de ravitaillement de la Belgique, une convention en vertu de laquelle le territoire français occupé fut considéré comme une onzième province belge. Nommé président du comité français, M. Guérin se rendit au milieu des populations secourues et, dans une série de conférences, les mit au courant des méthodes qui seraient employées.

L’invasion, commencée le 6 août 1914, avait atteint ses limites actuelles vers le 15 octobre suivant. Les chemins de fer furent réservés aux transports militaires, l’usage public des téléphones, du télégraphe et de la poste suspendu. Le travail industriel fut arrêté. Le numéraire et les billets de banque disparurent : il fallut créer des monnaies fiduciaires locales. Les villes et les centres qui dépendaient d’un ravitaillement quotidien furent immédiatement en proie à des privations sévères : elles étaient moindres pour les populations agricoles qui disposaient de stocks alimentaires plus considérables.


II. — LA COMMISSION ET LES COMITÉS

La Commission de ravitaillement engagea avec les gouvernemens belligérans des négociations qui ont abouti à des accords sur le transport des denrées expédiées d’outre-mer, l’immunité (promise alors ! ) des bateaux de la Commission contre toute attaque, l’attribution des denrées importées à la. population civile, la protection des denrées indigènes, le droit pour la Commission d’effectuer des opérations de banque et de commerce, en dehors des règlemens de guerre, les subsides gouvernementaux, la liberté de communication et la permission donnée au personnel neutre de circuler dans les pays envahis, en un mot la reconnaissance par les belligérans de l’intérêt humanitaire et de la nécessité de l’œuvre de ravitaillement.

En dehors des accords diplomatiques, l’organisation à établir soulevait deux problèmes essentiels : celui du ravitaillement de l’ensemble de la population et celui des secours aux indigens. Il ne suffisait pas, en effet, d’introduire dans les régions envahies les vivres nécessaires ; il fallait, en présence d’un chômage sans exemple, organiser une aide, faute de, laquelle des millions d’hommes auraient péri. Une séparation a donc été établie entre le département de ravitaillement et celui d’assistance. Une autre division s’est imposée entre le service des, approvisionnemens et celui de la distribution : le rassemblement des vivres et des capitaux a été opéré par les soins d’environ deux mille comités organisés à l’étranger, qui ont recueilli des dons en espèces et en nature et prêté leur concours à la Commission pour les opérations de transport. La contribution financière de la Belgique et des autres gouvernemens a d’ailleurs été nécessaire : les besoins étaient tels que la charité privée, si grande qu’elle fût, était insuffisante.

Dans les premiers temps, les dons affluèrent : c’est ainsi que les meuniers de Saint-Louis et de Minneapolis ont envoyé des cargaisons de farine. Tous les mois, le Comité national anglais de secours à la Belgique (National Committee of relief for Belgium) envoie à la Commission une somme de 100 000 livres sterling par les soins de M. Good, représentant de l’Associated Press.

Afin de réaliser un programme de distribution et de s’assurer notamment que la population civile serait seule à en bénéficier, la Commission a organisé un contrôle complet sur les denrées importées, depuis leur arrivée à Rotterdam jusqu’à leur remise à l’habitant. Elle a également cherché à contrôler les récoltes indigènes en céréales. Un système d’entrepôts et de magasins a été placé sous la surveillance d’agens volontaires. Il aboutit au magasin communal, qui constitue le degré inférieur d’une série de comités régionaux, provinciaux, de district et nationaux. Il existe, dans le Nord de la France, 1 882 comités communaux, groupés sous la juridiction de 6 comités de district, et en Belgique 2 775 comités, groupés sous la direction de 11 comités provinciaux. Le chiffre moyen de la population alimentée par chaque comité communal est de 1 040 en France et 3 050 en Belgique. Cette différence s’explique par la grande densité de la population chez nos voisins et alliés. Les membres des organismes locaux, au nombre de 35 000 environ, ont déployé un zèle et un dévouement inlassables.

Au cours de l’année 1915, 186 cargaisons entières et 308 cargaisons partielles ont été débarquées à Rotterdam. De là, elles ont été, réexpédiées sur chalands et, en très faibles quantités, sur wagons, aux 4 657 magasins communaux, dont le plus éloigné est distant de 376 kilomètres. Ces magasins fournissent les denrées à la population sur la présentation de bons de pain et de bons de provisions, donnant droit à une ration quotidienne ou hebdomadaire. Le bénéficiaire s’engage à ne pas vendre ce qui lui est alloué. La consommation de blé, qui était en Belgique de 670 grammes par jour avant la guerre, a été réduite à 300 grammes. Les quantités importées d’autres céréales, du riz, des pois, des haricots, n’ont pas atteint les deux cinquièmes des importations moyennes (exactement 38 pour 100). La réduction du cheptel, par suite de l’invasion et de la disette de fourrage dont il n’a été importé qu’un dixième du chiffre normal, a causé un manque de matières grasses alimentaires et de laitage : on a essayé de le combattre par des importations croissantes de lard et de saindoux.

Les règles générales adoptées par la Commission et qui tendaient à obtenir le résultat maximum avec l’économie la plus grande étaient les suivantes : administration par des volontaires ; concours de firmes commerciales, de compagnies de transport et des gouvernemens ; achats en gros sur les marchés d’origine ; affrètement et administration d’une flotte pour les services de la Commission, dont le pavillon devait la protéger contre les torpillages. Il n’a été introduit que des denrées de premier ordre, ce qui était d’autant plus nécessaire que la quantité d’alimens revenant à chacun était plus faible. Le blé a été acheté et livré aux moulins à un prix inférieur d’environ 8 pour 100 à celui des cargaisons entières à Londres ; la moyenne du prix du pain blanc à Bruxelles en 1915 a été de 44 centimes, contre 45 à Londres et 47 à Rotterdam ; et, malgré cela, le profit résultant des opérations s’élevait au 31 décembre 1915 à 1 138 411 livres. Le total des marchandises introduites et facturées aux comités atteint près de 16 millions de livres sterling ; les frais généraux ont été de 101 000 livres sterling, moins de 3/4 pour 100 de la dépense totale.

La vente des denrées se fait contre les monnaies fiduciaires locales, qui n’ont cours que dans un rayon restreint, tandis que les achats au dehors ont dû être payés en or. Les fonds ont été fournis par des contributions charitables et des subventions gouvernementales, provenant en partie de crédits budgétaires, en partie d’obligations assumées par des institutions belges ou par des communes françaises, et qui seront liquidées après la guerre.

Les dépenses faites pour les indigens belges, les cartes de rations donnant droit aux denrées importées, les achats de produits locaux, le maintien des soupes populaires et des ouvroirs, se sont élevées à 8 875 000 livres sterling. Les indigens du Nord de la France sont soutenus grâce à des avances communales. Les dons en nature ont été évalués à 1 279 000 livres, les souscriptions en argent ont été de 2 214 000 livres, soit au total 3 493 000 livres, provenant de toutes les parties du monde.


III. — ORGANISATION DU RAVITAILLEMENT

Voyons maintenant comment s’est effectué le ravitaillement. Trois organismes ont été créés, les deux premiers en octobre 1914, le troisième en mars 1915. Le premier est la Commission de ravitaillement belge, désignée par les initiales C. R. B. Commission of Relief for Belgium, dirigée par des neutres, principalement des Américains, qui sont devenus aujourd’hui des belligérans ; le second, le Comité national de secours et d’alimentation C. N., organisation belge, qui compte parmi ses membres des représentans de la Commission neutre ; enfin le Comité d’alimentation du Nord de la France, C. F., organisation française, qui compte également parmi ses membres des représentans de la Commission et du Comité national. En Belgique comme dans le Nord de la France, des Comités locaux se chargent de la distribution de détail et des secours aux indigens. Afin de centraliser l’administration et de simplifier les relations, les comités communaux sont groupés en comités régionaux, ceux-ci à leur tour en comités provinciaux en Belgique et en comités de district dans le Nord de la France.

La Commission neutre de ravitaillement a son siège à Londres. Par son agence de Bruxelles, elle entretient deux organisations séparées pour la Belgique et pour le Nord de la France, collaborant avec le Comité national et les comités français de district en vue de la répartition dus vivres. La Commission a un caractère semi-diplomatique ; elle jouit de privilèges pour le transport de ses denrées et ses transactions financières. Elle surveille l’application des garanties internationales, en vertu desquelles les vivres ne doivent sortir de ses mains qu’au moment de la distribution aux consommateurs. La création de cet organisme neutre, avec ses ramifications, exigeait au préalable la solution de graves difficultés. La question de savoir quel est celui des belligérans qui, légalement et moralement, doit nourrir des populations civiles, dont la situation est sans précédent dans l’histoire humaine ; les aspects militaires de l’arme économique qu’est le blocus alimentaire ; les problèmes du transport des denrées à travers les zones de guerre et les frontières des pays ennemis, et de leur distribution, sont de la plus haute importance pour les peuples combattant. Ceux-ci surveillaient donc de près les travaux de la Commission. Cette dernière s’organisait avec l’aide des habitans eux-mêmes qui, en Belgique comme en France, témoignaient d’une énergie admirable. Elle s’efforça de coordonner son action avec celle des associations qui se consacraient déjà aux œuvres de secours. La plupart des institutions charitables de Belgique se groupèrent autour du Comité national.

Les opérations comprennent le ravitaillement, les finances, les secours aux indigens. Trois départemens correspondant à ces trois ordres d’activité ont été créés, non seulement dans le sein de la Commission, mais dans celui des sous-comités, toutes les fois que leur compétence s’étend à plus d’une de ces trois fonctions. Le département du ravitaillement est chargé d’importer, pour 9 500 000 personnes, les denrées qui leur sont revendues par les agens de distribution. Il a fallu, pour éviter les fuites, remplacer le commerce de détail de ces denrées par des comités volontaires, qui les prennent dans 4 657 magasins communaux et les vendent directement aux habitans. Le département des finances et du change emploie la majeure partie des fonds à l’achat de denrées au dehors et le surplus à soutenir les populations. Le département d’assistance reçoit les souscriptions charitables recueillies dans diverses parties du monde ; il y joint les gains réalisés par le département de ravitaillement : le tout est employé à nourrir et à vêtir les indigens. Grâce à ces opérations, ceux qui n’auraient pas eu d’argent pour acheter leur nourriture sont mis en mesure de le faire et s’adressent au ravitaillement dans les mêmes conditions que ceux qui ont conservé des ressources propres disponibles : ayant reçu des secours, ils sont à même de payer leur ration.


IV. — RÉPARTITION GÉOGRAPHIQUE

Le territoire envahi a été divisé par l’armée d’occupation en trois zones. Celle des opérations, située immédiatement en arrière de la ligne de feu, n’est pas accessible au ravitaillement. La zone d’étapes comprend le Nord de la France et la plus grande partie des provinces belges de la Flandre orientale et de la Flandre occidentale : elle est sous les ordres directs de l’Etat-major. Enfin, la zone d’occupation comprend le reste de la Belgique : elle est soumise à un gouverneur général installé à Bruxelles avec des pouvoirs civils et militaires.

Les autorités allemandes garantirent que les vivres importés par la Commission ne seraient pas réquisitionnés. Les gouvernemens alliés accordèrent la même promesse. Au mois de juin 1915, des négociations furent entamées pour que la récolte des céréales de l’année fût mise à la disposition de la Commission et réservée à la population civile. Un Comité fut établi dans la zone d’occupation ; des représentans des autorités allemandes y siégèrent à côté des membres américains et belges : il prit en main toute la récolte des grains afin d’en assurer une répartition équitable. Dans la zone d’étapes, une convention signée entre la Commission et l’Etat-major allemand assura à la population civile une allocation par tête et par jour de 180 grammes de farine, prélevée sur la récolte qui avait été entièrement réquisitionnée par l’armée.

La détermination de la nature et de la quantité des importations requises était délicate : elle dépassait le cadre d’un simple problème de physiologie alimentaire. Il fallait tenir compte du caractère et des habitudes de la population, connaître le stock utilisable de produits indigènes, fixer la ration minima, chercher, vu les difficultés de transport, à fournir aux ravitaillés les matières qui, sous le moindre volume, continssent le plus de substances nutritives, écarter les obstacles financiers résultant de l’absence de monnaies métalliques.

La Belgique est le pays le plus industrialisé d’Europe et le Nord de la France la partie la plus industrialisée de son territoire : les agriculteurs comptent pour moins de 30 pour 100 dans la population belge, moins de 40 pour 100 dans celle des départemens français. La majeure partie des habitans est donc actuellement privée des moyens de travailler et, partant, de gagner sa vie. Le total des personnes secourues, sous une forme ou sous une autre, est de 3 à 4 millions. Leur nourriture se compose essentiellement de pain, de légumes et de graisse. Le Belge, en temps normal, consomme près de trois fois, le Français près de deux fois et demie autant de pain que l’Allemand, 670 et 590 grammes par jour contre 240. La production de légumes avant la guerre atteignait 2 kilogrammes par tête et par jour. Il fallait combiner les importations, de façon à procurer aux habitans les albuminoïdes, les graisses et les hydrates de carbone indispensables à leur nutrition. La Commission n’ayant pu importer de blé, du 31 octobre 1914 au 31 octobre 1915, que jusqu’à concurrence du tiers du chiffre normal, a remplacé par du riz, des pois secs, des haricots, des lentilles, le froment qui manquait. Elle a fixé pour l’hiver 1915-16 un programme d’importations mensuelles comportant 60 000 tonnes de blé, 20 000 tonnes de maïs, 5 000 tonnes de riz, 4 000 tonnes de pois et haricots, 4 800 tonnes de saindoux et de lard, 1 000 tonnes de produits divers tels que café, thé, sel.

La situation en France est encore plus grave. Dès le mois de février 1915, la région occupée était à court de vivres. Par suite de la mobilisation des hommes valides, de la destruction des animaux de trait et du manque d’engrais, la récolte de céréales de 1915 fut peu importante. Il ne fut prélevé sur cette récolte, pour être distribué à la population, que 100 grammes de farine par tête et par jour. Il eût fallu y ajouter au minimum 200 grammes, représentant une importation mensuelle de 46000 tonnes de blé : il a été loin d’être atteint. D’autre part, le bétail a presque entièrement disparu et les habitans des villes sont pour ainsi dire privés de viande, de beurre et d’autres matières grasses alimentaires. La récolte de pommes de terre a été très faible : elle n’a pu fournir que 200 grammes, par tête et par jour. Les stocks de sel, de sucre, de café, de savon, ont été épuisés. Dans l’ensemble, la Commission n’a pu importer que 450 grammes par tête et par jour : joints aux 500 grammes indiqués ci-dessus, ils n’ont fourni que 950 grammes, alors que la consommation normale est de plus du double, à savoir 2 kilogrammes. La population souffre donc cruellement. Dans le Nord de la France, elle s’alimente presque exclusivement par les importations de la Commission : celle-ci croyait qu’elle arriverait, au cours de la campagne 1915-16, à assurer à chaque habitant une ration représentant 2 300 calories, alors que la normale pour un homme qui travaille est de 3 000. Elle est restée bien en deçà du premier chiffre.


V. — ACHATS ET TRANSPORT ; DISTRIBUTION

En raison des prohibitions édictées chez la plupart des belligérans, la Commission a opéré ses achats presque exclusivement dans les pays d’outre-mer. Les transports s’organisent à Londres, tandis que les acquisitions se font au dehors par la Commission. La plupart des intermédiaires ont refusé tout honoraire. Les compagnies de chemins de fer ont fait de multiples concessions ; elles ont souvent accordé le transport gratuit, des privilèges pour la manutention et la livraison des marchandises. De grandes maisons d’affrètement ont fourni leurs services à titre gracieux. Les banques ont effectué gratuitement les opérations de change, tout en payant à la Commission l’intérêt maximum sur ses dépôts. Les assurances ont été facilitées par les commissaires d’assurances du gouvernement anglais ; les arbitres qui fixent le taux de la prime ont consacré leurs honoraires à des souscriptions charitables. Les droits de port ont été supprimés ; les compagnies de déchargement ont baissé leurs tarifs. La Hollande a accordé la gratuité des transmissions télégraphiques. Les autorités allemandes elles-mêmes ont aboli en Belgique l’octroi et les droits de canal sur les importations de la Commission ; elles ont réduit de moitié les tarifs de chemin de fer et accordé la priorité de passage aux envois destinés à la Commission. Un soin scrupuleux a présidé à l’inspection des denrées.

Les navires sont déchargés à Rotterdam en soixante-douze heures en moyenne. Les cargaisons sont transbordées sur des chalands, qui sont remorqués sur les canaux jusqu’aux magasins et centres de minoterie. Les chalands sont scellés par la Commission et la douane hollandaise : les sceaux ne sont brisés qu’à l’arrivée à destination finale par les représentans de la Commission, qui vérifient le contenu en le rapprochant des bordereaux reçus de Rotterdam et s’assurent ainsi qu’aucun détournement n’a eu lieu.

La méthode de distribution a varié selon les provinces. Dans les premiers temps, le Comité communal remettait aux boulangers la ration de farine d’après la liste des cliens visés par le Comité. La ration de 250 grammes devait fournir 330 grammes de pain. Plus récemment, un contrat intervint, en vertu duquel le boulanger livre 1 350 grammes de pain pour chaque kilo de farine et reçoit 8 centimes par kilogramme pour frais de fabrication. Les boulangers remettent le pain à un dépôt où les habitans vont le chercher. Chaque chef de famille signe l’engagement de ne revendre aucune des denrées qui lui ont été délivrées ; on a eu grand’peine à faire respecter cette interdiction en ce qui concerne le riz : les populations du Nord manifestaient beaucoup de répugnance pour cet excellent aliment, et cherchaient à en revendre les quantités qui leur étaient allouées. Des inspecteurs à bicyclette se rendent dans chaque village pour y contrôler les ventes des magasins communaux.


VI. — ORGANISATION FINANCIÈRE

L’organisation financière comportait deux problèmes : celui du ravitaillement de la population encore en mesure de payer, et celui des indigens. Le prix du pain et des denrées importées devant être acquitté par l’acheteur, les Comités d’assistance se sont substitués aux indigens pour ces paiemens. Toutefois, ils n’ont eu à intervenir ni à Lille ni à Valenciennes : les allocations distribuées y ont permis à tous les acheteurs de payer comptant. Les comités d’assistance tirent leurs ressources des bénéfices réalisés par le département du ravitaillement et des souscriptions charitables, qui ont toutes été appliquées à la Belgique. Au moyen de ces sommes, ils achètent encore les denrées indigènes qui servent à entretenir les soupes populaires. Les ventes du département de ravitaillement sont faites avec une marge, destinée à couvrir les pertes de change, les risques de destruction, et à fournir des subsides au département d’assistance. Ce bénéfice équivaut à une contribution de la population aisée en faveur des pauvres.

La première difficulté du financement résultait du fait que les achats à l’étranger se règlent en or, tandis que les ventes sont payées en papier, et en papier n’ayant cours que dans un rayon très restreint. La Commission a obtenu que les restrictions imposées par les belligérans fussent relâchées. Ainsi les personnes du dehors qui désirent faire parvenir de l’argent en Belgique peuvent le remettre à la Commission, qui paie l’équivalent au bénéficiaire en monnaie locale.

Au début, de grandes quantités de vivres en nature avaient été remises à la Commission à titre gracieux pour les indigens, Ces dons étaient variables dans leur composition et arrivaient irrégulièrement. La répartition d’une cargaison entre plusieurs milliers de communes exigeait un système spécial de transports. Il était difficile de les ajuster aux besoins de chaque région. Il fut convenu, pour simplifier, que les dons en nature seraient rachetés à leur pleine valeur par le département de ravitaillement et rentreraient ainsi dans le courant général.

Pour le Nord de la France, l’ensemble des denrées importées est facturé aux comités de district à des prix fixés par la Commission. Les comités de district revendent les denrées aux comités communaux avec une légère augmentation, destinée à couvrir les frais. Les communes revendent les vivres, sans aucun bénéfice, à la population. Pour suppléer au manque de numéraire, chaque commune a émis des billets allant de 20 centimes à 50 francs ; elles s’en servent pour payer les services communaux, pour faire aux habitans des avances garanties par leurs propriétés, pour secourir les indigens. Le comité communal accepte ce papier en paiement de ses ventes quotidiennes de nourriture. Il remet ensuite les billets à la commune, qui s’oblige à retirer ce papier après la guerre. Ces engagemens, joints à la garantie donnée par les membres des comités de district, constituent la contre-partie des avances en or qu’obtient la Commission. Les grandes villes sont d’ailleurs créancières de l’Etat, pour le compte duquel elles ont effectué de nombreux paiemens. Afin de faciliter les règlemens, les denrées sont débitées par la Commission au Comité national belge qui reçoit les obligations communales. La liquidation des engagemens des communes et des particuliers est remise à la fin de la guerre.

Le prix moyen du blé livré par la Commission en Belgique et en France, au cours de l’année écoulée du 1er novembre 1914 au 31 octobre 1915, a été de 12 livres, 17 shillings, 11 pence par tonne, alors que le prix moyen, d’après les cotes correspondantes de Londres, était supérieur d’environ 1 livre, soit 8 pour 100. Sur le seul chapitre du blé, le travail de la Commission et sa méthode d’achat direct ont procuré une économie d’un demi-million de livres. Le taux des changes obtenus par la Commission a été supérieur à la cote moyenne de l’année : elle a réalisé de ce chef une économie de 500 000 dollars, qui représente plus que le total des frais généraux.


VII. — NORD DE LA FRANCE

Un rapport nous renseigne sur ce qui s’est passé jusqu’au 1er janvier 1917 dans le Nord de la France, c’est-à-dire dans une région de 21 000 kilomètres carrés, sur laquelle restaient, après l’occupation, environ 2 150 000 habitans. Depuis le mois d’avril 1915 jusqu’au mois de décembre 1916, il y a été importé 334 000 tonnes de blé (la plupart sous forme de farine) et 205 000 tonnes d’autres denrées, telles que pois, haricots, riz, lard, saindoux, lait condensé, café, sucre, sel, savon, charbon, 1 197 tonnes de tissus, de vêtemens et de chaussures ont été distribuées. Les envois, à l’exception d’une partie de ces 1 197 tonnes, avaient été payés par la France. Le travail de répartition et de distribution a été fait en vertu de conventions intervenues entre la Commission et l’état-major allemand.

Plus de la moitié de la population ravitaillée se trouve dans les arrondissemens de Lille, Valenciennes et Douai, dont l’alimentation, en tout temps, exige des importations considérables. Dès le début de l’invasion, les autorités locales, aidées par des comités de volontaires, réunirent les approvisionnemens disponibles et cherchèrent à en régler la distribution aussi équitablement que possible. Mais le moment arriva où ils étaient épuisés. Au début de l’année 1915, certaines quantités prélevées sur les stocks belges furent envoyées à Givet, Fumay, Sedan, Charleville, Mézières et Longwy.

C’est le 13 avril 1915 qu’une convention, signée à Bruxelles, entre le commandant en chef des armées allemandes en France et la Commission de ravitaillement pour la Belgique, chargea cette dernière d’entreprendre l’approvisionnement de la population des territoires français envahis. Le commandant allemand s’engageait à ne pas réquisitionner ni saisir les marchandises importées à cet effet. La Commission de ravitaillement belge était autorisée à nommer comme délégués des citoyens américains. Les demandes de ravitaillement seront adressées à la Commission belge par des trustees (fidéicommissaires) français, représentant leurs communautés. D’autre part, deux Américains seront admis, dans chacun des districts de distribution, à surveiller les opérations. Postérieurement de nombreux arrangemens ont été pris entre les autorités allemandes et la Commission, notamment en ce qui concerne les récoltes locales. Des quantités, fixées d’abord à 100 grammes de farine et 200 grammes de pommes de terre par tête, doublées ensuite, furent promises aux habitans : mais les livraisons effectives restèrent presque toujours très en deçà de ces chiffres.


VIII. — ORGANISATION DE L’ADMINISTRATION ET DU PERSONNEL

Une collaboration étroite s’est établie entre la Commission de ravitaillement pour la Belgique, le Comité français d’alimentation du Nord de la France, et le Comité national d’alimentation et de secours de la Belgique. La Commission est chargée de procurer l’appui financier nécessaire, d’acheter et d’importer les denrées, d’en faire une première répartition dans les centres de distribution, de passer toutes conventions avec les belligérans. Le Comité d’alimentation du Nord de la France effectue le transfert des denrées des centres principaux vers les diverses localités ; il veille à l’organisation des distributions gratuites de soupe et de pain, ainsi que des autres secours. Enfin le Comité national belge s’occupe de la comptabilité et des dispositions financières.

Des milliers de Français et de Françaises collaborent à ce travail de ravitaillement, dont le coût est de 35 millions par mois, soit à peu près 17 francs par tête. Aux importations d’outre-mer, effectuées par la Commission, se sont ajoutés les rations de blé et de pommes de terre provenant des champs du pays, les achats effectués en Hollande par la Commission, certains comestibles fabriqués pour les enfans en Belgique, les achats effectués en Hollande par les comités locaux représentant des villes du Nord de la France et les produits des jardins, vergers et basses-cours. Malgré la diversité de ces sources, il n’est que trop certain que la population n’a pas été nourrie d’une façon complète. L’état sanitaire s’en est ressenti. La mortalité a cruellement augmenté : le nombre des décès dus à la phtisie a doublé.


IX. — EXEMPLE D’UN DISTRICT

Les denrées alimentaires et autres produits importés destinés au Nord de la France sont au préalable entreposés en Belgique. Leur répartition donne lieu à un travail considérable. Prenons comme exemple le district de Charleville, peuplé d’environ 150 000 habitans, ne comptant que deux villes de plus de 10 000 âmes, Charleville et Sedan. Ses 335 communes sont groupées en cinq régions. En février 1915, un comité de ravitaillement formé à Charleville constitua un syndicat de communes conformément à la loi du 23 mars 1910. Le syndicat tint sa première assemblée à l’hôtel de ville de Mézières, le 29 mars 1915 : 65 communes étaient représentées, chacune par deux délégués. Les autres centres suivirent l’exemple : quatre syndicats furent fondés pour les régions de Sedan, Poix-Perron, Rethel et Rimogne. Les cinq syndicats se fédérèrent à Charleville le 4 mai et formèrent un district, dirigé par un comité de quinze membres.

Le transport des marchandises, des entrepôts de district qui ont été créés à Charleville jusqu’aux magasins régionaux des comités, est effectué par chemin de fer et de là par voiture aux magasins communaux. Les habitans sont divisés en trois classes : la première comprend ceux qui peuvent et doivent payer ; la deuxième, ceux qui sont actuellement privés de disponibilités, mais qui pourront rembourser plus tard ; la troisième est formée des indigens qui reçoivent les alimens gratuitement. La plupart des communes font la distribution des denrées et comestibles le 1er  et le 15 de chaque mois. D’autres ne distribuent qu’une seule catégorie de marchandises par jour. Quelques-unes font vendre les produits par les épiciers et les charcutiers, auxquels elles les cèdent à un prix qui lient le milieu entre celui qu’elles paient elles-mêmes et celui auquel elles les revendraient aux particuliers.

À Charleville, la municipalité avait installé, avant que la Commission eût commencé à fonctionner, des soupes populaires, auxquelles 6 500 personnes environ étaient admises. Lorsque le ravitaillement eut été organisé, de nombreuses familles quittèrent les soupes et demandèrent à être ravitaillées contre paiement différé. Elles prenaient l’engagement de solder, après la guerre, ce qui leur était actuellement livré sans contre-valeur. Au 1er octobre 1916, sur 10 500 rations, 3 934 étaient délivrées contre paiement intégral ; 586 contre paiement de la totalité, sauf le pain qui était remis gratuitement ; 265 étaient fournies à un taux réduit (soupes populaires) ; 230 étaient payables plus tard, sauf le pain, dont le prix était acquitté comptant ; 4 599 étaient à payer en totalité ultérieurement ; 886 représentaient la part des hôpitaux, des prisons, des enfans en bas âge.

C’est le Comité de district sur qui repose la responsabilité financière. Non seulement il centralise les dettes des comités régionaux comprises dans le chiffre de la dette générale du district envers le Comité d’alimentation du nord de la France, mais il administre le capital disponible, s’élevant à environ deux francs par habitant, qui sert à régler le transport et les frais généraux mensuels des comités régionaux. Il administre également les sommes provenant du « Crédit allemand. » Ce fonds a été créé par la remise au Comité de district d’un cinquième du produit de la récolte de 1915, de moitié de la récolte de 1916 et par le remboursement qu’ont effectué les autorités allemandes d’une partie des frais de la récolte. Enfin le Comité de district administre un compte spécial intitulé Achats en compte, constitué par le dépôt qu’effectuent les communes de fonds destinés à l’achat de certains produits, tels que tabac, allumettes, mercerie, quincaillerie, payables en monnaie française ou allemande.

La comptabilité des régions consiste dans le débit que la région inscrit au passif des communes du chef des denrées qu’elle leur livre. Les frais généraux de chaque dépôt sont réglés mensuellement par le district. Les comités régionaux sont responsables de l’administration des communes. Le produit des ventes est tout d’abord appliqué aux frais d’administration, de transport et de distribution ; le solde aux emprunts communaux, aux travaux de voirie, au maintien des services municipaux et des écoles, aux impôts de guerre. Les communes s’engagent, vis-à-vis des comités régionaux, pour une somme représentant l’estimation des frais de l’alimentation pendant une période déterminée. Une garantie conjointe et solidaire, fournie par un certain nombre d’habitans, cautionne cet engagement des communes : celles-ci approuvent chaque semaine les comptes présentés par le comptable régional et reconnaissent leur dette envers la région, le district, le Comité d’alimentation du nord de la France, le Comité national belge et la Commission de ravitaillement pour la Belgique.

Des établissemens de crédit, dont l’activité est limitée aux besoins de l’alimentation, ont été créés dans certaines villes. Ils font des avances aux habitans qui sont temporairement dans l’embarras, mais paraissent néanmoins solvables. Ces avances sont effectuées sur livrets de caisse d’épargne, sur rentes viagères de la Caisse nationale, sur traitemens de l’Etat, des départemens ou des communes, sur obligations, coupons, effets échus. A Lille, grâce à l’initiative de M. Louis Guérin, une Banque de prêts temporaires a été fondée : elle fait des avances sur tous les gages d’une valeur certaine qui lui sont offerts.

La Commission s’est chargée de l’importation de vêtemens et de chaussures. Au début, ses envois n’étaient destinés qu’aux indigens : mais ensuite les communes ont été autorisées à vendre moitié de ces vêtemens aux personnes en état de les payer. Les sommes produites par ces ventes sont versées à la caisse de secours du district et servent à acheter d’autres vêtemens destinés aux indigens. Des ouvroirs ont été établis, qui occupent de nombreuses femmes.


X. — RÉSUMÉ

Malgré tous ces efforts, la situation est de plus en plus sombre. Dans le nord de la France, la viande a presque disparu. Les populations les plus favorisées reçoivent une ration de 125 grammes par tête et par semaine. Le lait de vache diminue de jour en jour ; les stocks de lait condensé s’épuisent rapidement. Le beurre a presque disparu, en raison des réquisitions allemandes et, dans certaines régions, de la prohibition de la fabrication du beurre. Les œufs sont extrêmement rares. Les poulets et lapins, dernière ressource des ménages prévoyans, sont également menacés, faute du son nécessaire à leur nourriture. La culture de pommes de terre et de légumes, activement poussée en de nombreux endroits, est seule de nature à conserver quelques ressources aux habitans, qui dépendent plus que jamais de la Commission de ravitaillement. La Belgique et le Nord de la France sont enfermés dans une muraille d’acier qui ne laisse passer aucune des matières premières dont auraient besoin les manufactures et qui ne laisse sortir aucun produit d’exportation. La seule brèche faite l’a été par la Commission qui a pu importer les vivres et les vêtemens strictement indispensables aux malheureuses populations. Le temps, au lieu d’améliorer la situation, l’empire : car les stocks des négocians, les ressources et les crédits des gens aisés s’épuisent, les vêtemens et les souliers de chaque ménage s’usent. Si les habitans ne meurent pas de faim, c’est parce que la Commission leur fournit tout juste les alimens indispensables à la conservation de la vie.


XI. — ENSEIGNEMENT A TIRER DE CETTE EXPÉRIENCE

On a cherché à dégager de cette vaste expérience d’approvisionnement en commun, imposée par la plus cruelle des nécessités, des conclusions au point de vue de la possibilité d’appliquer à l’avenir quelques-unes des méthodes employées. M. Robinson Smith, membre de la Commission d’assistance belge, a émis à ce sujet certaines idées qui reposent sur une interprétation inexacte des faits observés. Constatant que le pain s’est vendu à meilleur marché dans les pays occupés qu’à Londres, il se demande à quoi est dû ce phénomène : est-ce à la façon dont la Commission a opéré ses achats de blé dans le monde, au mode de transport, à la mouture, à la panification, au mode de vente au détail ?

La Commission a été, en vertu d’une autorisation du gouvernement anglais et de l’acquiescement des autorités allemandes, le seul importateur de denrées alimentaires en Belgique : elle était ainsi investie d’un monopole d’Etat. Elle importa jusqu’à 100 000 tonnes par mois et devint, avec le Comité belge national, le seul acheteur des récoltes indigènes de céréales. Durant la première année de son existence, elle a payé de 5 à 10 pour 100 de moins que l’acquéreur le plus favorisé. Elle y réussit de diverses manières, par exemple en opérant à Chicago le jour où peu de demandes existaient sur le marché. Quant au riz, elle attendit, nous dit-on, que les prix eussent baissé dans l’automne de 1915 pour acheter 40 000 tonnes. Au lendemain de cet achat, le cours rebondit de 20 pour 100. D’autre part, la Commission s’est assuré des tarifs spéciaux sur les lignes de chemins de fer américains. Elle a une flotte portant à la fois le pavillon belge et le sien. Elle s’arrange de façon qu’aussitôt que l’un de ses 75 navires arrive dans un port de l’Atlantique, du Pacifique ou de l’Océan Indien, il soit chargé sans délai. N’ayant qu’un seul objet en vue, elle a pu régler les mouvemens de ses vaisseaux plusieurs mois à l’avance. Ils n’abordaient à Rotterdam que lorsque les appareils de déchargement étaient rangés le long du quai : on a vu, en quatorze heures, un vapeur de 7 000 tonnes vidé de sa cargaison, que vingt péniches emportaient par canaux vers vingt directions différentes en Belgique et dans le Nord de la France.

M. Robinson Smith attribue ces remarquables résultats à la qualité des chefs qui ont accepté la charge de diriger l’affaire. La tâche de sauver dix millions d’êtres humains de la famine a paru assez belle à des hommes de premier ordre pour les déterminer à s’y consacrer entièrement. Dans son pittoresque langage américain, M. Smith nous dit qu’un esprit C. R. B. s’est développé parmi eux. Chacun des volontaires attachés à l’un des bureaux de l’entreprise était animé du même zèle. Pourrait-on obtenir, en temps de paix et pour une œuvre dont le but serait d’assurer la nourriture du peuple au meilleur marché possible, des concours aussi éclairés et aussi désintéressés ? M. Smith le croit. Il ajoute que ce n’est pas dans le domaine des achats, mais dans celui de la vente, que la Commission a rendu les plus grands services. Si, dit-il, elle a fait une économie de 10 pour 100 en amenant le blé des lieux de production aux points de distribution, elle en a réalisé une de 30 à 40 pour 100 dans la seconde étape, celle qui fait passer le froment du port au moulin, du moulin chez le boulanger et de là dans l’estomac du consommateur. En temps normal, le paysan belge vend son blé 16 centimes le kilogramme au meunier, et l’ouvrier paie le kilogramme de pain 30 centimes. Pendant la guerre, ce dernier prix ne s’est élevé qu’à 38 centimes, alors que la hausse proportionnelle de la matière première avait été bien plus forte.) Le paiement au comptant a toujours été exigé. Le Comité de Londres a reçu de cette manière le montant des ventes consenties aux comités provinciaux ; ceux-ci opèrent de même vis-à-vis des comités régionaux, lesquels à leur tour exigent le paiement immédiat des communes. Les comités provinciaux, par exemple celui du Hainaut, ont été organisés en sociétés coopératives, conformément à la loi : les actions ont été souscrites par les communes et les habitans, en proportion des impôts qu’ils paient. Un bureau d’inspection générale, installé à Bruxelles, rayonne sur le pays par l’intermédiaire d’inspecteurs qui se transportent incessamment d’un centre à l’autre.

La Commission ne s’est pas seulement occupée du ravitaillement ; elle avait dans ses attributions les secours, le logement, le vêtement, les soins à donner aux nouveau-nés, aux enfans, aux mutilés, le contrôle des récoltes indigènes, l’importation des produits pharmaceutiques, du fourrage, les écoles, les établissemens religieux, les sociétés de prêt, les ateliers, l’emploi des 100 millions de francs recueillis en deux ans dans le monde pour l’œuvre et des 500 000 francs que les Belges expatriés envoient chaque mois à leurs compatriotes demeurés sur la terre natale. La valeur du million de tonnes importées la première année, en y ajoutant les frais de transport et de distribution, représente environ 400 millions de francs. Les prix de vente encaissés ont atteint 460 millions : le bénéfice de 60 millions a été remis aux comités provinciaux, qui en ont donné la moitié aux pauvres et mis l’autre moitié en réserve.

On aurait tort de tirer de l’expérience qui se poursuit la moindre conclusion favorable au socialisme. En premier lieu, l’état de guerre excuse et justifie la mise en œuvre de méthodes qui seraient difficilement acceptables en temps de paix. La force des choses fait que les gouvernemens civils et surtout les autorités militaires concentrent dans leurs mains une somme de pouvoirs arbitraires telle qu’aucun peuple ne la supporterait aux époques normales. Quand il s’agit du salut de la patrie, chacun fait le sacrifice des libertés essentielles, renonce même à critiquer l’usage que les autorités font de la toute-puissance qui leur est momentanément attribuée et immole la plus grande part de son indépendance au but unique et suprême : la victoire. Non seulement le jeu naturel des facteurs qui déterminent en temps ordinaire les résolutions humaines est suspendu, mais les mobiles qui dirigent nos actes ne sont plus les mêmes. Quelle raison une compagnie de chemins de fer aurait-elle, aux époques de paix, d’opérer gratuitement des transports ? Elle n’en aurait même pas le droit vis-à-vis de ses actionnaires. Pourquoi des courtiers, qui travaillent à gagner leur vie et celle de leur famille, opéreraient-ils des achats, des assurances, des expéditions sans exiger leur juste rémunération ? Comment un ministre renoncerait-il a percevoir les droits de douane établis par la loi ? Pourquoi certains navires auraient-ils, à leur entrée dans les ports, une priorité sur d’autres pour le déchargement ? Pourquoi seraient-ils exemptés des taxes de quai, des surtaxes de pavillon ? Il suffit de rappeler les avantages concédés à la Commission de ravitaillement pour établir le côté factice de ses comptes, c’est-à-dire pour expliquer les résultats dont elle s’enorgueillit à juste titre, mais qui ne sauraient servir d’argument à ceux qui prétendraient organiser à l’avenir, sur ce modèle, les services d’importation chez les nations modernes. C’est au contraire du libre jeu des rouages économiques, de la faculté laissée à chaque individu d’acheter et de vendre à sa guise, de rechercher, dans son intérêt comme dans celui de ses cliens, la marchandise là où elle est offerte pour l’apporter là où elle est demandée, que résulte le véritable équilibre et la détermination de prix sincères.

M. Robinson Smith estime qu’un but aussi noble que celui d’assurer l’alimentation du peuple à bon marché susciterait des dévouemens semblables à ceux dont témoignent les efforts et le succès de la Commission de ravitaillement. Nous lui répondrons que les hommes politiques, dans les démocraties, cherchent peut-être sincèrement à améliorer le sort de leurs électeurs, mais qu’ils n’y réussissent pas toujours. Les expériences faites en France au point de vue du ravitaillement ne nous portent pas à croire que le résultat eût été pire si les interventions gouvernementales ne s’étaient pas produites.

L’argument tiré de la valeur et du désintéressement des hommes qui ont concouru à l’œuvre de la Commission nous semble venir à l’appui de la thèse individualiste. La plupart de ceux qui y ont collaboré sont des spécialistes, qui avaient acquis dans leur carrière une vaste expérience, et, par leur intelligence et leur honnêteté, s’étaient élevés aux premiers rangs de leur profession. Aux jours d’épreuve, mus par des sentimens altruistes, animés d’un désintéressement qui n’est pas la règle des actions humaines, ils se sont consacrés à une tâche qui leur semblait digne d’eux. Enfin ils ont eu la bonne fortune de trouver pour les diriger, pour coordonner leurs efforts, un homme d’une valeur exceptionnelle, une sorte de génie organisateur, qui s’est dévoué corps et âme à l’œuvre du ravitaillement et qui, par sa puissance de conception et sa volonté tenace, a surmonté les obstacles et résolu les problèmes. Rien ne saurait mieux le qualifier que le fait qu’il vient d’être nommé, par le président Wilson, ministre du ravitaillement à Washington.


XII. — M. HERBERT CLARK HOOVER ET SES COLLABORATEURS

Quelle fut la carrière de cet homme, qui est devenu une sorte de dictateur des vivres des Alliés, puisque les Etats-Unis sont le plus grand producteur agricole du monde ? Après avoir terminé ses études à l’université californienne de Leland Stanford, dont il est l’un des régens (trustee), il travailla comme mineur dans le célèbre mother lode, le gigantesque filon qui traverse une partie de l’Amérique occidentale. De là il partit pour l’Australie, où il avait été engagé comme ingénieur-assistant afin d’appliquer certains procédés nouveaux avec lesquels il s’était familiarisé. Il réussit, se créa des ressources, revint à San Francisco épouser la jeune fille à laquelle il s’était fiancé comme étudiant, partit avec elle pour la Chine, où il s’occupa de charbonnages. Au cours des années qu’il passa dans l’Empire du Milieu, il eut des aventures dramatiques : il fit naufrage, fut recueilli par un train dont la machine s’arrêta. Lui seul put la réparer et la remettre en marche. Lors de la campagne européenne contre les Boxers, il eut occasion de sauver des femmes chinoises de la brutalité des soldats allemands, qui montraient déjà alors ce dont ils sont capables.

Après avoir quitté la Chine, Hoover voyagea. Dans les multiples entreprises auxquelles il s’intéressa, il fit preuve à la fois d’une capacité notable comme ingénieur des mines et d’un talent d’organisateur hors ligne. La guerre le trouva à Londres, où il s’occupa du rapatriement des nombreux Américains qui se trouvaient alors en Europe : en peu de temps, il réussit à calmer la quasi panique qui s’était emparée des voyageurs et à leur donner le moyen de regagner leur pays.

Les hommes, pour la plupart de grande valeur, qui forment la Commission, sont unanimes à déclarer que Herbert Clark Hoover a été le « faiseur de miracles. » L’organisation a été achevée en trois semaines, en dépit de la confusion dans laquelle se débattaient les Alliés durant l’automne de 1914, en dépit de la difficulté qu’il y avait à se procurer des denrées et des navires. A peine avait-il pris les rênes en mains, que Hoover apportait la vie aux pays envahis. Un état-major américain réalisait les achats et les répartissait par les soins des comités belges, qui s’étaient recrutés parmi les notables du pays. Lord Curzon, dans un discours prononcé à Mansion House, rappelait que trop souvent les œuvres d’assistance sont inséparables de corruption ou d’incompétence, sinon des deux à la fois. Aujourd’hui le travail se poursuit, sur une échelle inconnue auparavant, avec une honnêteté scrupuleuse : aussi les résultats ont-ils été décisifs. Le côté diplomatique n’a pas été le moins remarquable. Il a fallu obtenir des Allemands la liberté d’agir, alors que le parti militaire voulait affamer les populations pour forcer les Alliés à renoncer au blocus. En dépit des conventions, les autorités prussiennes tentèrent plus d’une fois de faire main basse sur les approvisionnemens de la Commission. De telles menaces, connues en Angleterre, étaient de nature à ralentir les expéditions. D’autres difficultés surgirent avec le gouvernement américain. Tous les obstacles furent écartés, et aujourd’hui, alors que les États-Unis, entrés en guerre, ne peuvent plus jouer le rôle de neutres au sein de la commission, celle-ci est assez fortement organisée pour continuer son œuvre. Elle le doit en partie à son président et à la confiance qu’il a su inspirer à ceux qui étaient en rapports avec lui.

N’oublions pas les difficultés particulières de la situation de ces Américains qui, jusqu’au printemps de 1917, étaient des neutres. Ils pouvaient être soupçonnés par les Allemands d’avoir des sentimens trop favorables aux Allies et par ceux-ci de ne pas faire assez pour eux. Peu s’en fallait au début que de chaque côté on les considérât comme des espions. Le ravitaillement admis, ou toléré en principe, dut être strictement réglementé, de façon à parer aux inconvéniens possibles ou réels d’une aide directe ou indirecte donnée à l’ennemi. Il devait demeurer en deçà des quantités nécessaires à l’alimentation, de façon à contraindre les populations à consommer leur production locale. La Commission, opérant sous les auspices d’agens diplomatiques de pays neutres, avait besoin d’un personnel qui contrôlât les distributions de vivres et de comités locaux chargés d’en contrôler tous les détails : plus de 35 000 agens belges et français veillent aux opérations et ont toutes facilités pour soumettre à la Commission leurs réclamations, immédiatement référées aux agens diplomatiques des nations neutres, sous l’égide desquelles fonctionne l’œuvre tout entière.

La Commission était tiraillée entre son devoir envers les populations qu’elle nourrit, qui réclament sans cesse une augmentation des rations, et les exigences des comités de restriction des Alliés, chargés d’arrêter les exportations vers l’ennemi. Après les déportations de Lille et les protestations indignées qu’elles motivèrent dans la presse alliée, l’état-major allemand se préparait à dissoudre la Commission et à laisser mourir de faim les pays envahis. Hoover passa un jour, au grand quartier général ennemi, à discuter le problème avec des hommes certainement insensibles à tout argument sentimental : quand il repartit, l’existence de la Commission était plus affermie que jamais. En 1916, un grave malentendu s’était produit entre elle et le gouvernement des États-Unis. Hoover s’embarqua pour Washington et vit le Président : deux jours après, un communiqué de la Maison-Blanche invitait tous les bons Américains à donner leur appui à la Commission.

Quand le Nord de la France lui demanda de s’occuper de deux millions d’hommes de plus, Hoover courut à Paris. En dépit de la méfiance qui y régnait à l’égard de tous ceux qui étaient en contact direct avec les Allemands, il ne tarda pas à convaincre nos ministres, et il apporta un utile concours aux grands Français dont l’intervention avait sauvé leurs compatriotes. Lorsqu’en 1917 une partie de notre territoire eut été repris à l’ennemi, c’est dans Noyon reconquis que les représentans des pays secourus adressèrent à Hoover le témoignage éclatant d’une impérissable reconnaissance. Sa bonté est à la hauteur de son intelligence : c’est ce qui explique les succès qu’il a obtenus et l’ascendant qu’il exerce à la fois sur ses collaborateurs et sur ceux qui ont des négociations d’un ordre quelconque à poursuivre avec lui. On raconte qu’au cours de l’un de ses récens voyages dans son pays natal, il fut reçu dans l’une des villes de l’Ouest par le club des Montagnes Rocheuses. Les hommes de sport qui le composent venaient de réunir une somme d’un million et quart de dollars, près de huit millions de francs au change actuel, pour organiser la chasse dans les forêts du district. L’hôte fit une conférence d’un quart d’heure, au bout duquel ses auditeurs renonçaient à leur projet et lui remettaient le million et quart de dollars pour l’œuvre du ravitaillement.

A côté de Hoover, d’innombrables dévouemens ont collaboré à la grande œuvre. Nous ne pouvons nommer ici tous ceux qui ont prodigué leur temps et leur peine au service des populations martyres : mais nous proclamerons l’incomparable vaillance de ces dernières. Une Américaine, Mme Charlotte Kellogg, a consacré un livre aux femmes belges avec ce sous-titre. « Elles ont fait de la tragédie un triomphe. » Dans une série d’émouvans chapitres, l’auteur nous montre comment elles sont demeurées à leur poste, s’occupant de tout et de tous, des malades, des enfans, des nouveau-nés et de leurs mères, organisant des ateliers de couture, des fabriques de jouets, réussissant, par des prodiges d’ingéniosité, à donner du travail aux dentellières. La société des Petites Abeilles fait vivre à Bruxelles 25 000 êtres humains, pour lesquels elle a ouvert des cantines, des dortoirs, des ouvroirs, des gouttes de lait. A côté des femmes, le comité belge, qui compte dans son sein des chefs tels que Francqui, Solvay, de Wouters, Janssen, a multiplié ses efforts et contribué à soutenir non seulement les forces physiques, mais l’inébranlable moral des villes et des campagnes envahies.

Mme Kellogg décrit les souffrances indicibles des familles brisées, des veuves dont le mari a été tué par les Allemands, dont les fils sont au front et qui n’ont plus un sou vaillant. Et au milieu de ces épreuves, ces femmes restent courageuses et souriantes. Leur sœur américaine ne trouve pas de mots pour exprimer son admiration. Elle évoque la figure héroïque du cardinal Mercier, dont les inoubliables lettres pastorales ont apporté à la Belgique un ravitaillement moral aussi précieux que l’autre. Le 21 juillet 1916, anniversaire de la proclamation de l’Indépendance belge, les Allemands avaient ordonné que toutes les boutiques fussent ouvertes. Aucune ne resta fermée ; mais le patron et les employés étaient assis de façon à en défendre l’entrée. Le port des couleurs nationales avait été interdit : chacun avait à sa boutonnière un ruban vert, signe de l’espérance, ou une feuille de lierre, emblème de la fidélité. Dans la cathédrale de Sainte-Gudule, où le cardinal dit la messe, des milliers de fidèles se tenaient debout depuis le matin, serrés les uns contre les autres. Pendant des heures ils ont attendu. Quand le prélat apparut, la foule, saisie d’une émotion indescriptible, eut cependant la force de retenir l’explosion de ses sentimens. Elle écouta dans un silence, plus impressionnant que toutes les manifestations, les prières dites sur le catafalque élevé en l’honneur des soldats belges tombés pour la patrie.

Le Comité du Nord de la France, constitué sous le patronage de l’archevêque de Cambrai, de l’évêque de Lille et de dix-huit notables, présidé par M. Louis Guérin, l’admirable patriote qui n’a cessé d’être sur la brèche, a rendu, lui aussi, d’inappréciables services. Le Comité exécutif, composé de MM. Bruxelles, Dreux, Hermant, Eugène Motte et Turbot, ne fut jamais autorisé par les Allemands à se réunir. M. Labbé, inspecteur général de l’enseignement technique, et M. Collinet, professeur à la Faculté de Lille, ont travaillé sans relâche, avec un inlassable dévouement.

Tous ces efforts convergeaient autour de celui de la Commission, qui en était l’âme et dont Mme Kellogg résume l’action en termes éloquens : « Le monde aura peine à croire, dit-elle, tout ce qu’a accompli la Commission lorsqu’on écrira son histoire. Il fallait du pain et des vêtemens pour chacun, un toit pour les sans abri, une soupe pour les affamés, des paquets pour ceux qui étaient prisonniers en Allemagne, du lait pour les nouveau-nés, une nourriture spéciale pour les tuberculeux, des orphelinats et des crèches pour les enfans abandonnés, du travail pour les chômeurs, de l’aide pour les négocians, les artistes, les professeurs et tous ceux qui avaient été soudainement privés du moyen de gagner leur vie. »

La Commission a encore trouvé un précieux auxiliaire dans la personne de M. Louis Chevrillon qui, depuis plus de deux ans, est l’agent de liaison entre le siège de Londres et celui de Paris : sa connaissance des États-Unis et son dévouement ont fait de lui l’un des artisans les plus actifs de l’œuvre de la Commission. A celle-ci l’Amérique n’a pas seulement donné un chef dans la personne de Herbert C. Hoover ; elle l’a entouré d’une pléiade de collaborateurs. Voici comment le professeur Vernon L. Kellogg, mari de la femme éminente dont nous venons de citer l’ouvrage, termine un article dans lequel il rend compte de ce qu’il a vu au cours de la mission qu’il a dirigée dans le Nord de la France : « J’ajoute, dit-il, un mot d’appréciation de nos jeunes Américains (moi, je suis un vieux), qui ont offert leurs services et accompli leur tâche de façon à réchauffer le cœur et à mettre les larmes aux yeux de ceux qui aiment notre pays et croient en notre méthode de faire des hommes. La plupart de ces volontaires (un peu plus de soixante-dix ont jusqu’ici été attachés au service) sont de jeunes universitaires, dont beaucoup viennent de la fondation Cecil Rhodes et de diverses branches de l’Université d’Oxford. Quoiqu’ils se soient préparés à tout autre chose qu’au travail très spécial de la Commission, ils semblent avoir d’eux-mêmes appris le métier et acquis des qualités qui, ajoutées à leurs mérites naturels d’adaptabilité, d’honnêteté, de discrétion et d’initiative, ont fait d’eux des acteurs capables de figurer sur la scène du monde. Jetés dans une situation qui exige un tact et une réserve infinis, écrasés de responsabilités, ayant à gérer d’importantes affaires dans des circonstances exceptionnelles, ils s’en sont tirés presque toujours à leur honneur. Ils se sont acquis l’admiration des Belges et des Français aussi bien que des Allemands. Les États-Unis peuvent être fiers d’eux : leur œuvre est un grand encouragement pour nos méthodes d’éducation. Jugées en elles-mêmes, ces méthodes paraissaient insuffisantes à un grand nombre d’entre nous. Jugées par leurs résultats, en tant que la jeunesse américaine est un résultat de l’éducation, elles donnent un démenti salutaire à ce pessimisme. Je reprends ma chaire universitaire avec une confiance nouvelle en l’œuvre éducatrice américaine. »

Cette page méritait d’être citée. Elle résume, l’œuvre de la vaillante jeunesse d’outre-mer qui se dévouait alors à un devoir humanitaire et qui vient aujourd’hui combattre à nos côtés. C’est pour nous l’occasion d’exprimer une fois de plus notre reconnaissance aux Américains, nos amis d’hier qui sont nos alliés d’aujourd’hui. Ils ont montré à ceux qui l’ignoraient quelle est la véritable mentalité de ce grand peuple, l’un des plus sincèrement épris de justice et de vraie liberté. A l’épreuve de la lutte dans laquelle ils sont entrés, leur patriotisme va se tremper encore plus solidement. Quand leurs régimens reviendront de nos tranchées, les quarante-neuf États seront plus fermement unis que par le passé. Mais alors même qu’ils n’avaient pas encore pris les armes, les Américains avaient le sentiment du rôle qu’un grand peuple doit jouer dans la société des nations. Avant que les messages du président Wilson eussent porté jusqu’aux extrémités du globe l’affirmation de la conscience qu’ont ses concitoyens de leurs devoirs envers l’humanité, ils avaient commencé leur tâche en organisant la Commission de ravitaillement.

Les Américains, les Belges et les Français qui ont collaboré à l’œuvre que nous venons d’esquisser n’ont pas seulement sauvé dix millions d’hommes de la famine, mais ils ont entretenu chez eux l’esprit de résistance à l’envahisseur, qui n’a pu à aucun moment obtenir que des Belges ou des Français travaillassent volontairement pour lui. D’autre part, les membres américains de la Commission, qui avaient vu de leurs yeux les horreurs commises par la soldatesque teutonne, ont été aux Etats-Unis les agens les plus actifs d’une propagande qui a contribué à déterminer l’entrée en guerre de la grande République. C’est par millions que se comptent les souscripteurs qui, de l’autre côté de l’Atlantique, ont envoyé leur obole aux Belges et aux Français du Nord. Ce furent autant de partisans de l’action, à laquelle le président Wilson s’est décidé, le jour où il a senti que son peuple était d’accord avec lui. Ce n’est pas là le côté le plus apparent de l’œuvre accomplie par la Commission, mais c’en est un des plus importans et qui doit fortifier encore les sentimens que nous avons conçus pour elle. Nous rendons en même temps un hommage d’admiration aux représentans de nos vaillantes populations du Nord qui n’ont cessé de prodiguer leur dévouement à l’œuvre commune et dont les noms doivent rester unis, dans notre mémoire, à ceux de leurs collègues américains.


RAPHAËL-GEORGES LEVY.