Le Retour de Varennes (juin 1791)/03

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Le Retour de Varennes (juin 1791)
Revue des Deux Mondes5e période, tome 21 (p. 413-440).
LE
RETOUR DE VARENNES
JUIN 1791

III[1]
LA RENTRÉE

Le temps était superbe, la route semblait, pour ainsi dire vivante ; dans tous les villages, dans toutes les fermes isolées, on savait, maintenant, la fuite et l’arrestation du Roi. C’était, sur le pavé, de poste en poste, un incessant va-et-vient de courriers, d’estafettes, de curieux ; les paysans, sur leurs seuils, regardaient : la voiture des commissaires de l’Assemblée, à chaque halte, était annoncée, attendue, entourée ; on saluait, on acclamait ; les palefreniers montraient du zèle, les postillons, joyeusement, sautaient en selle et se faisaient gloire de mener à grande allure. A neuf heures du matin, les commissaires entraient à la Ferté-sous-Jouarre, — seize lieues de Paris, — passaient le pont de la Marne ; à l’entrée de la ville, leur voiture s’arrêta, la procession de la Fête-Dieu sortait de l’église ; ils mirent pied à terre, attendirent la fin du défilé, gagnèrent une auberge où, pendant qu’on changeait les chevaux, ils se firent servir à déjeuner. La municipalité de la ville vint les saluer : ils apprirent là que la famille royale avait passé la nuit à Châlons et qu’une foule de paysans et de gardes nationaux la ramenait vers Paris, par le chemin d’Epernay[2].

Ils poursuivirent leur route sur le pavé de Château-Thierry, laissant à droite celui de Montmirail : les courriers se succédaient à courtes distances, dans les villages, les gens attelaient des charrettes pour aller voir ; d’autres partaient à pied, par groupes ; la route ressemblait à une rue très passante. La joie et l’enthousiasme régnaient dans toute cette admirable et riche vallée de la Marne, où, durant l’été, quand midi chauffe, le jour splendide semble faire des semailles de soleil ; sur tous les sentiers blancs serpentant à travers la fournaise des plaines, se hâtaient, soulevant la poussière, des bandes de campagnards gagnant la grand’route.

A midi, les commissaires étaient à Château-Thierry : vers trois heures, ils parvenaient à Dormans, gros village dont les maisons, d’allure bourgeoise, s’alignent des deux côtés du pavé ; ils s’arrêtèrent à l’hôtel du Louvre, vaste et basse maison d’auberge, située près de la place circulaire où est la mairie et qui forme, du côté de Paris, l’entrée du bourg.

Tandis que Barnave, Pétion, Maubourg et Dumas, très entourés, se disposent à dîner, des courriers arrivant incessamment apportent des bruits alarmans : « L’armée de Bouillé est à la poursuite du Roi ; on a vu de la cavalerie sur les coteaux de la Marne ; la bande de patriotes volontaires qui ramène, à marche forcée, la berline royale, est excédée et mal en état de résister à l’attaque d’une troupe aguerrie ; le Roi va être enlevé d’un instant à l’autre, Varennes est détruit, et ses habitans massacrés ; tout le pays se lève pour repousser l’ennemi ; et c’est la petite ville d’Epernay, où le Roi fait halte en ce moment, qui semble devoir être le théâtre de la rencontre. »

Quoique ces nouvelles parussent bien invraisemblables et que, de la part de Bouillé, une semblable « housarderie » ne présentât aucune chance de succès, les commissaires, se contentant « de manger debout un morceau et de boire un coup, » hâtèrent leur départ. Dès la sortie de Dormans, l’allure devint plus lente, tant la route s’encombrait de villageois accourus sur le bruit que les uhlans de Bouillé approchaient : ces héroïques paysans de Champagne, dont l’ardeur ne devait pas être attiédie, un quart de siècle plus tard, lors des grandes invasions, épilogue du drame dont ils voyaient ce jour-là le début, ces braves gens dont la naïveté et l’ignorance étaient proverbiales, arrivaient crânement tous ensemble, « amenant les vieux, les femmes, les enfans, avec des faux, des « croissans, » des fléaux, des broches, des sabres, de vieux fusils... Ils allaient comme à la noce, des maris embrassaient leurs femmes, disant : « Eh bien ! s’il le faut, nous irons à la frontière tuer ce gueux-là, ce j...-f -là ! Ah ! nous l’aurons, ils auront beau faire !... »

Ils couraient aussi vite que la voiture des commissaires, ils applaudissaient, ils criaient : Vive la nation ! Les députés, dans leur chaise de poste, « émerveillés, attendris, » saluaient, souriaient et passaient.

De quoi causaient-ils ? De choses indifférentes, a raconté Pétion ; il semble que, dans cette extraordinaire aventure de Varennes, toute la révolution menaçante se soit, à maintes reprises, esquissée et symbolisée ; ici, c’est la royauté maladroite, vaincue, avilie, feignant la résignation, qu’on traîne prisonnière vers sa rivale victorieuse, l’Assemblée ; celle-ci a dépêché trois de ses membres, trois seulement, et chacun d’eux représente un de ces partis dont la lutte impitoyable déchirera la France : un royaliste, un constitutionnel, un républicain ; la droite, le centre, la gauche ; la Plaine, le Marais, la Montagne. Genou contre genou, dans leur berline, en cette circonstance si propice aux épanchemens de fraternité, — un mot, qui, à chaque minute, est sur leurs lèvres, — tous trois s’observent, s’épient, se soupçonnent, se taisent, et cette comédie, mesquine au fond, passe sous le grand soleil, parmi l’enthousiaste naïf du peuple obstinément crédule et si bien grisé de promesses que vingt-cinq ans de massacres, de guerres, de misère parviendront à peine à le désillusionner.

Les trois députés s’abstenaient donc de se communiquer leurs réflexions : à certain moment, pourtant, comme on en était venu à parler du Roi, et que tous trois étaient tombés d’accord, « que c’était une bête qui s’était laissé entraîner et qu’il fallait le traiter comme un imbécile, » Pétion surprit un signe de Barnave à Maubourg, « un de ces signes d’intelligence pour celui à qui on les fait, et de défiance pour celui de qui on ne veut pas être vu. »

On laissa donc la politique et l’on plaisanta : Dumas, à cheval à la portière, jouait au soldat, il sondait le lointain, d’un regard de stratège élaborant des plans. — « Si Bouillé arrive, indiquait-il, il ne peut surgir que par là, on l’arrête à ce défilé, sa cavalerie ne peut plus manœuvrer. » Il exécuta même une évolution, déploya avec le plus grand sérieux la garde nationale d’un village ; puis il revenait à ses compagnons, qui se divertissaient de ses prétentions militaires ; les milices villageoises le prenaient, de bonne foi, pour un conquérant, et il était le premier à rire de leur confiance en lui ; contraste éternellement surprenant entre l’emphase officielle des héros de la Révolution et la jovialité de leurs façons intimes ; dès qu’on les surprend hors de la scène, sans cothurnes et sans masque, ils sont si jeunes et de si séduisante humeur, si pleins de l’amour de vivre et de la loie des aventures, qu’ils ont l’air de passionnément s’amuser, — c’est le seul mot, — des catastrophes qu’ils déchaînent et de l’ouragan qui les emporte.

Il était sept heures après-midi, le soleil commençait à peine à descendre sur la forêt de Ris et la chaleur était accablante. Après les villages de Troissy et de Mareuil-le-Port, la route ondule entre des collines, à droite, et la Marne. De l’autre côté de la rivière, un long coteau barre l’horizon, velouté de grands carrés verts, de ce vert mat des vignes crayeuses de Champagne, coupées de falaises blanches, velues de bois au sommet. Les courriers se multiplient ; tous annoncent l’arrivée du cortège royal, la chaise des députés traverse le hameau de Port-à-Binson ; des gens sur les portes crient : « Le Roi approche ! » Une demi-lieue encore sur la route bordée de paysans, campés, assis aux talus, les pieds dans le fossé ; puis une clameur lointaine, toutes les têtes penchées vers le même point, là-bas, où s’élève un gros nuage de poussière. Au hameau de la Cave, îlot de chaumières décrépites et penchées, des gardes nationaux s’approchent de la voiture des commissaires, qui maintenant s’avance au pas des chevaux entre, une double haie impatiente :

— Messieurs, voilà le Roi ! disent-ils.

Une foule compacte barre la route, déborde sur les contre-allées, dans les champs, jusqu’à la Marne, qui coule, à cet endroit, tout près du chemin : foule tumultueuse, en désordre, deux mille hommes environ : gardes nationaux en uniformes divers, en blouse, en vareuse, à cheval, à pied, entassés sur des charrettes, débraillés, suans, assoiffés, poussiéreux, triomphans ; une ferme[3] pose de guingois son portail en colombier, à gauche de la route ; au bas d’une petite descente, la berline royale arrêtée, portières ouvertes, semble, dans la cohue effervescente, une épave sous une bourrasque.

Les trois commissaires ont mis pied à terre, les huissiers précèdent, les têtes se découvrent : « Place ! Silence ! Voilà les députés de l’Assemblée nationale ! » Un passage s’ouvre, dans la foule : ils arrivent à la portière de la berline, d’où sort un bruit confus ; la Reine, très émue, éplorée, se penche, les larmes aux yeux.

— Messieurs ! messieurs ! Ah ! monsieur de Maubourg !

Elle parle « avec précipitation, oppressée, » et prend la main e Maubourg ; son autre main se tend vers Barnave :

— Ah ! monsieur ! monsieur… qu’aucun malheur n’arrive ! que les gens qui nous ont accompagnés ne soient pas victimes ! qu’on n’attente pas à leurs jours !...

Madame Elisabeth serre le bras de Pétion.

— Le Roi n’a pas voulu sortir de France.

Louis XVI, à son tour, se penche.

— Non, messieurs, dit-il avec volubilité, je ne sortais pas, je l’ai déclaré, cela est vrai.

Maubourg répond quelques mots ; Pétion se borne à des Ah ! des mots insignifians, « et quelques signes de dignité sans dureté, de douceur sans afféterie. » Puis, brisant ce colloque, il tire de sa poche le décret de l’Assemblée, en donne connaissance au Roi, qui l’écoute attentivement, sans mot dire : alors, montant sur le siège de la berline, où se tiennent, impassibles dans leur livrée jaune, Malden, Valori et Moustier, Pétion fait à voix très haute une seconde lecture du décret. Tous les fronts découverts, le plus religieux silence, le soleil déclinant derrière les coteaux de Châtillon, la campagne flamboyante et dorée, donnaient à cette scène une majesté singulière.

Dumas prit aussitôt la direction de l’escorte et commanda le départ ; les commissaires exposèrent au Roi « que les convenances les obligeaient à prendre place dans sa voiture. » Barnave et Pétion y montèrent, non sans quelque cérémonie.

— Mais, sire, nous allons vous gêner,... il est impossible que nous trouvions place ici.

La berline, en effet, contenait six voyageurs, mais le Roi insista.

— Je vous prie de vous asseoir, nous allons nous presser, vous trouverez place.

Il désirait, au surplus, qu’aucune des personnes qui l’accompagnaient ne le quittât. Le Roi et la Reine, dans le fond, s’écartèrent et Barnave prit, entre eux, la place du Dauphin que la Reine assit sur ses genoux ; la banquette du devant était occupée par Madame Elisabeth et Mme de Tourzel, ayant entre elles Madame Royale ; celle-ci se plaça debout devant sa gouvernante, et Pétion s’installa en face de Barnave. Quant à La Tour-Maubourg, il se réfugia dans le cabriolet des femmes de chambre.

On part, ainsi tassé, et, tout de suite, c’est un « caquetage. » « Le Roi n’a pas eu l’intention de sortir du royaume ; la seule chose dont on s’inquiète, c’est le sort des trois gardes du corps ; » chacun, sur ces deux points, répète dix fois la même chose ; les paroles se pressent, se croisent, sans ordre : il semble que c’est un thème d’avance concerté. Mais bientôt la conversation tomba ; Pétion, qui, pour la première fois, approchait la famille royale, observait, sans trop parler : la mise très simple des voyageurs le frappa ; il remarqua que leur linge était fort sale ; en levant les yeux, il aperçut dans le filet de la voiture un chapeau galonné, le chapeau de laquais qui avait servi au Roi dans son déguisement et qu’on avait négligé de faire disparaître.

L’intrusion des commissaires apportait dans la carrossée quelque embarras : la Reine restait boudeuse, bientôt elle laissa tomber son voile et ne dit plus mot[4]. Barnave, il faut l’avouer, avait maladroitement débuté ; imbu de la légende populaire que l’un des gardes du corps qui se trouvaient sur le siège était le comte de Fersen, ce gentilhomme suédois dont le dévouement à la Reine donnait si beau jeu aux médisances, il se permit un regard et un sourire malins, presque sardoniques. Marie-Antoinette se hâta de faire connaître, sans affectation, le nom des trois gardes, et Barnave se tut, subitement repentant. Pétion y mit plus d’insolence et de rudesse ; il dit qu’il savait tout, « que les fugitifs étaient montés près du château, dans une voiture de remise, menée par un Suédois, nommé... » il feignit de ne pas se rappeler le nom et le demanda à la Reine, qui répliqua, avec hauteur :

— Je ne suis pas dans l’usage de savoir le nom des cochers de remise.

Pourtant, ces premières escarmouches passées, une sorte de cordialité s’établit ; le Roi se montra simple et bon ; le visage de la Reine « s’éclaircit. »

« Elle[5] causait avec aisance et simplicité ; elle appelait Madame Elisabeth, « ma petite sœur, » et faisait sauter le Dauphin sur ses genoux. Madame Royale, plus réservée, jouait avec son frère ; le jeune prince était fort gai et surtout « très remuant ; » il échappait aux bras de sa mère et s’insinuait entre les genoux des deux commissaires, d’un air espiègle auquel s’ajoutait quelque chose de confiant à la fois et d’apeuré ; il posait mille questions à « ces messieurs, » et, comme il jouait avec les boutons qui garnissaient l’habit de Barnave, il y découvrit des lettres qu’il épela. Vivre libres ou mourir, telle était la devise gravée, suivant une mode assez répandue, sur ces boutons de métal. Enchanté d’avoir déchiffré l’inscription :

— « Tiens, maman, vois-tu, dit-il, vivre libres ou mourir. » Il examinait les autres.

— « Oh ! maman, sur tous, partout : vivre libres ou mourir... vivre libres ou mourir. »

La Reine ne répondit rien : d’ailleurs, nulle tristesse, pas d’abattement, beaucoup de bonhomie et « un air de famille » qui plut à Pétion ; le Roi regardait d’une mine satisfaite. Pourtant il raconta, très affecté, le meurtre de M. de Dampierre.

— « C’est abominable, disait la Reine, M. de Dampierre faisait Beaucoup de bien dans sa paroisse ; ce sont ses villageois qui l’ont assassiné. »

Elle ajouta un fait qui lui tenait à cœur :

— « Pourriez-vous le croire ? Je vais pour donner par la portière une cuisse de volaille à un garde national qui paraissait nous suivre avec quelque attachement ; eh bien ! on crie au garde national : Ne mangez pas, défiez-vous ! en faisant entendre que cette volaille pouvait être empoisonnée. Oh ! j’avoue que j’ai été indignée de ce soupçon et, à l’instant, j’ai distribué de cette volaille à mes enfans et j’en ai mangé moi-même. »

Puis, engrenant une histoire à l’autre :

— « Nous avons été ce matin à la messe à Châlons, mais à une messe constitutionnelle. »

Madame Elisabeth appuya. Pétion, choqué de ce genre de persiflage, remarqua que cela était fort bien, que « ces messes étaient les seules que le Roi dût entendre. »

De la promiscuité, de la crainte d’aborder les sujets trop brûlans, de la tranquillité qu’éprouvaient les fugitifs à se sentir maintenant protégés, résultait ce miracle qu’ils plaisantaient sur leur aventure. La nuit était venue ; l’obscurité, presque complète dans la berline, incitait aux causeries particulières : Barnave parlait à la Reine, Pétion à Madame Elisabeth, contre laquelle il était serré ; la voiture roulait très lentement, quoique Dumas fût parvenu à immobiliser une partie de l’escorte, qu’il avait campée, sous prétexte d’arrêter l’armée de Bouillé, dans une fraîche vallée, coupant la route, le long du Flageot, en arrière de Mareuil-Ie-Port ; on bivouaqua sous les saules, on alluma les feux, on posa des grand’gardes, tandis que la famille royale, ainsi débarrassée de ses meneurs, poursuivait, avec moins de fatigue, sa route vers Dormans.

La lune montait dans le ciel pur. Madame Royale, sur les genoux de sa tante, s’était endormie ; sa tête reposait contre l’épaule de Pétion, auquel il arriva un grand malheur. Le pauvre garçon, qui, accoutumé à la pruderie bourgeoise de Mme Pétion, approchait pour la première fois les grands de la terre, commit la sottise de s’illusionner sur la familiarité de Madame Elisabeth, aux yeux de laquelle, bien certainement, ce démocrate, en tant qu’homme, ne comptait pas. Elle étendit son bras, sans façon ; il ne retira pas le sien ; les deux bras se trouvèrent enlacés, et Pétion, qui était bel homme et qui le savait, resta persuadé que la sœur du Roi, frappée « du coup de foudre, » éprouvait pour lui un sentiment des plus tendres qu’elle ne prenait pas la peine de dissimuler[6].

Qu’il s’y trompât, la chose arrive à plus d’un petit bourgeois fourvoyé dans le monde et qui prend pour de l’abandon le dédaigneux laisser aller des belles dames, mais le maladroit crut devoir consigner, par écrit, le récit de bonne fortune : dans sa relation du retour de Varennes, il la conte en trente lignes qui le vouent pour toujours au ridicule. On a publié en quatre volumes les Œuvres de Pétion, que personne, d’ailleurs, n’a lues ni ne lira jamais : de tout ce qu’il écrivit, ces trente lignes survivront comme un monument d’infatuation et de naïveté.

Et c’est ainsi, Barnave s’entretenant à voix basse avec la Reine, Pétion se croyant aimé de la sœur du Roi, les enfans endormis, Louis XVI somnolent, que la berline entra dans Dormans illuminé ; on suivit dans toute sa longueur la rue du bourg, pour s’arrêter à l’hôtel du Louvre, où, dans l’après-midi, les commissaires avaient fait halte. Il était onze heures du soir : la place de la mairie, les avenues qui y convergent, étaient obstruées d’une multitude mugissante : aucun cri de : Vive le Roi ; mais sans cesse, Vive la Nation ! Vive l’Assemblée nationale ! Quelquefois : Vive Barnave ! Vive Pétion ! La berline pénétra dans la cour de l’hôtel ; on en ferma les portières, dont les clefs furent remises à la Reine. Quatre hommes de la garde nationale de Dormans furent placés en sentinelles pour la nuit autour de la voiture[7].

Au premier étage de l’auberge, la table était servie pour le Roi et sa famille : il avait convié les commissaires de l’Assemblée ; déjà, sans façon, Pétion s’était assis aux côtés de la Reine[8] ; mais Barnave, modestement, déclina l’honneur qui lui était offert, et Pétion dut se lever de table pour aller souper dans une autre pièce avec ses collègues : le Roi leur envoya une bouteille de son vin de Tokaï[9].

Barnave et Pétion passèrent la nuit dans un même lit ; autour de l’auberge, sur la place et dans les rues avoisinantes, grondait la foule tumultueuse[10] : la population de toute la contrée affluait à Dormans, les vivres manquèrent ; il y eut un commencement de révolte, vite apaisé : on but et on chanta en dansant des rondes, jusqu’à l’aurore. Le Roi dormit trois heures seulement, sans se dévêtir, étendu dans un fauteuil. Les cris : Vive la Nation ! Vive l’Assemblée nationale ! qui commencèrent avec le jour, firent une telle impression sur l’esprit du Dauphin qu’il se vit en rêve avec des loups, dans un bois où sa mère était en danger : il se réveilla en sanglotant ; on ne put le calmer qu’en le conduisant chez la Reine ; là, il se laissa recoucher et dormit tranquillement jusqu’au départ[11].

Le vendredi 24 juin, dès cinq heures, Dumas et les trois commissaires passèrent en revue, sur la route de Paris, les gardes nationales, qui les acclamèrent. Avant six heures, sous un soleil étincelant, la famille royale remontait dans sa berline[12] ; Pétion, cette fois, prit place dans le fond de la voiture, entre le Roi et la Reine ; Barnave s’assit sur le devant, entre Madame Elisabeth et Mme de Tourzel. Le Roi, que sans doute on avait stylé, fit des efforts pour converser : il s’informa si Pétion était père : le député répondit qu’il avait un fils un peu plus âgé que le Dauphin : puis, comme, en sa qualité de philosophe stoïcien, Pétion ne voulait perdre aucune occasion de donner une leçon au monarque, il fit admirer à son royal interlocuteur la superbe vallée de la Marne, dont on découvrait de la route, à mi-hauteur, toute la splendide opulence.

— Quel beau pays ! disait-il, il n’est pas dans le monde de royaume qui puisse lui être comparé.

L’allusion, d’ailleurs, semblait perdue : Louis XVI ne quittait pas son Itinéraire et ses cartes, qu’il consultait avec application, remarquant :

— Nous sommes ici dans tel département, dans tel district, dans tel endroit.

Son visage restait froid, inanimé, « d’une manière vraiment désolante, » et, à vrai dire, « cette masse de chair semblait insensible. » Sa gaucherie, au reste, le paralysait : à certain moment, il se laissa aller à parler des Anglais, de leur industrie : il articula une ou deux phrases, ensuite il s’embarrassa, s’en aperçut, et rougit. « Ceux qui ne le connaissent pas, note Pétion, seraient tentés de prendre cette timidité pour de la stupidité, mais on se tromperait ; il est très rare qu’il lui échappe une chose déplacée et je ne lui ai pas entendu dire une sottise. »

La Reine, elle, causait beaucoup. Tout en grignotant les cuisses d’un pigeon, dont elle jetait les os par la portière, elle exposait son système d’éducation ; elle « parlait en mère de famille et en femme assez instruite ; » répétant « qu’il fallait du caractère » et désirant qu’on lui en crût. Les voyageurs parvenaient, en devisant ainsi, à s’isoler du peuple armé qui, processionnellement, entourait et suivait la voiture ; toute tentative faite pour dérouler les stores avait été accueillie par des murmures ; on voulait voir la famille royale, et des têtes, à chaque instant, s’encadrant dans la portière, plongeaient à l’intérieur de la berline des regards d’avide curiosité.

A onze heures du matin, après cinq lieues au tour de roue, on parvint à Château-Thierry ; l’affluence dans le faubourg et aux abords du Pont-de-Marne était si grande qu’on ne fit halte, pour le relais, que sur la Levée, longue et double allée d’arbres qui borde la rivière et la sépare de la vaste place triangulaire du Champ-de-Mars. La municipalité, dès la veille, avait publié la défense « d’adresser à la famille royale aucune insulte ; » des voix grossières pourtant s’élevèrent, criant : — « Louis, Toinette, montre donc ta figure ! » et, pendant l’arrêt de la voiture on « prenait plaisir à faire crier au Dauphin : Vive la Nation ! ce dont le pauvre enfant s’acquittait de bonne grâce[13]. » Ces avanies, d’ailleurs, profitaient aux captifs, en ce qu’elles leur valaient les excuses des commissaires indignés ; ils y gagnèrent, en outre, d’être délivrés pour une étape de leur suante et traînarde escorte ; sur l’ordre de Barnave, à la sortie de Château-Thierry, la garde nationale à cheval, venue de Soissons, barra la route[14] ; la berline et le cabriolet qui la suivait partirent au grand trot[15], entourés seulement de quelques cavaliers servant d’état-major au général Mathieu Dumas. Une heure et demie plus tard, on s’arrêtait à la Ferme de Paris, maison de relais isolée sur la route. Vignon, le maître de poste, eut à fournir trente-huit chevaux[16], ce qui renseigne sur le peu d’importance de l’escorte dont était accompagnée la berline ; on se remit en route sans embarras, à bonne allure, n’ayant à rencontrer, jusqu’à la Ferté-sous-Jouarre, qu’un seul village, Montreuil-aux-Lions, qu’on traversa à fond de train, laissant déçus les groupes de paysans rangés, bouche bée, sur les contre-allées.

L’entretien, dans la berline, se poursuivait « libre et même gai[17]. » Pétion, répondant aux questions du Roi, saisit l’occasion de lui dire « ce que l’on pensait de la Cour, de tous les intrigans qui fréquentaient le Château. » On parla de l’Assemblée nationale, du côté droit, du côté gauche, « mais avec cette aisance que l’on met entre amis. » Louis XVI suivait très intelligemment la conversation, Pétion lui reprochant de ne lire que des feuilles aristocrates :

— Je vous assure, répondit-il, que je ne lis pas plus l’Ami du Roi que Marat[18].

Puis, il ajouta curieusement :

— Vous êtes pour une République, vous, monsieur Pétion ?

Et Pétion, déjà courtisan, quoiqu’il ne respirât que depuis vingt heures « l’air empoisonné de la Cour, » répondit :

— Sire, je l’étais à la tribune ; ici, je sens que mon opinion change[19].

Marie-Antoinette paraissait prendre le plus vif intérêt à cette discussion : « elle l’excitait, l’animait, faisant des réflexions assez fines, assez méchantes[20]. » Comme elle cherchait à pressentir sur ces mêmes points Barnave, celui-ci, très réservé, se défendit de donner son avis, et détourna la tête.

— Dites donc, je vous prie, à M. Barnave, fit en riant la Reine à Pétion, qu’il ne regarde pas tant à la portière quand je lui pose une question[21].

Vers deux heures, à l’entrée de la Ferté-sous-Jouarre, où l’on dut ralentir à cause de la descente, une foule entassée attendait la berline dès qu’elle parut, ce fut une clameur : Vive la Nation ! Vive l’Assemblée ! Vive Pétion ! Ces cris, d’intention injurieuse, laissaient le Roi très indifférent ; la Reine et surtout Madame Elisabeth s’en montraient froissées, et les députés, confus, ne savaient comment se faire pardonner leur succès. Dans la rue du Limon, qui traverse la ville, grande affluence, point hostile, presque respectueuse. Le maire de la Ferté, Régnard de l’Isle, avait demandé par courrier que la famille royale consentît à s’arrêter chez lui, ce que le Roi avait accepté. La berline pénétra donc dans la dernière rue à droite, avant le pont, où s’ouvrait l’élégant portail de la maison Régnard de l’Isle. L’habitation, récemment construite, était vaste et confortable ; elle existe encore, un peu décrépite, mais toujours élégante, avec ses fines toitures d’ardoises moussues, ses hautes fenêtres à petites vitres de vieux verre, ses deux ailes à balcon de fer surplombant la Marne, entre lesquelles s’étend un jardinet en terrasse où s’ouvrent les portes du rez-de-chaussée et dont le parapet domine la rivière. Du côté de la rue, une cour, un peu triste, bien encombrée ce jour-là ; puis, un vestibule contenant le charmant escalier, sur la rampe duquel la main de la Reine s’est posée. Les grandes chambres du premier étage avaient été réservées au repos de la famille royale : tandis que les femmes de chambre y réparaient la très modeste toilette de la Reine et que Mme de Tourzel lavait les enfans, Barnave, Pétion et La Tour-Maubourg se dégourdissaient sur la terrasse : l’endroit était frais, éloigné du bruit et à l’abri des indiscrets ; la vue qu’on y découvre est riante : la Marne, verte et claire, sur un fond de grandes herbes ondulantes, les maisons du faubourg de Condets sur l’autre rive, et, au delà, les coteaux de Jouarre.

Madame Elisabeth, prête la première, vint sur cette terrasse retrouver les commissaires : elle s’entretint assez longtemps avec Pétion, que décidément elle avait conquis : « Je serais bien étonné, écrit-il, si elle n’avait pas une belle et bonne âme, quoique très imbue des préjugés de naissance et gâtée par les vices d’une éducation de cour. » La Reine parut ensuite et fit quelques pas avec Barnave ; puis le Roi, descendant le perron, très bonhomme dans sa chemise sale et son habit de voyage brun peluché, s’approcha des députés et leur demanda, sans façon, s’ils voulaient lui faire le plaisir de dîner avec lui.

Sur le pont, aux berges de la rive droite, la foule entassée regardait, de loin, se jouer, dans ce jardinet, cette page d’histoire : on distinguait mal les personnages, mais on reconnaissait les deux enfans qui s’amusaient à courir en attendant le dîner. La table de la famille royale était dressée dans une des salles du rez-de-chaussée ; les députés ayant refusé l’invitation du Roi, dans la crainte de paraître suspects[22], demandèrent à être servis dans une autre pièce. Les repas furent « splendides, » au dire de Pétion[23] ; simples, mais proprement présentés, s’il faut en croire Mme de Tourzel ; un fait digne d’être rapporté est la conduite de Mme Régnard de Liste, qui ne voulut point consentir, quoique le Roi l’en priât, à prendre place à la table royale[24] : coiffée de son plus beau bonnet de bonne ménagère, son trousseau de clefs pendu à la ceinture de son tablier[25], veillant à tout, dirigeant ses domestiques, elle servit elle-même[26] la Reine et se tint debout, derrière sa chaise, tant que dura le dîner ; à la fin du repas, comme on se retrouvait sur la terrasse, M. Régnard de l’Isle, s’approchant de Barnave :

— Si vous le permettez, dit-il, on criera : Vive le Roi[27] !

A cinq heures, Dumas fit atteler les chevaux et donna le signal du départ. Dès que la berline parut, tournant l’angle de la rue pour s’engager sur le pont, une poussée telle se produisit que la haie formée par la garde nationale fut rompue : il y avait là des curieux forcenés venus de Paris. Dans la bagarre, la voiture fut tellement pressée que la Reine ne put réprimer un mouvement de frayeur. Le Dauphin poussa des cris : un homme, très échauffé, fendit la foule et jeta cette injure.

— Pour une brute comme celle-là, voilà bien du train !

Pétion avança la tête et reconnut un député breton, Kervélégan, qui poursuivit, très important, s’adressant à ses deux collègues :

— Sont-ils tous là ? Prenez garde, car on parle encore de les enlever : vous êtes là environné de gens bien insolens !

— Voilà un homme malhonnête, dit la Reine en détournant la tête.

Ce fut le seul incident du voyage jusqu’à Saint-Jean-les-Deux-Jumeaux, la poste suivante, où, trois jours auparavant, au petit jour, les fugitifs, pleins d’espoir, avaient relayé.

De là, jusqu’à Meaux, dont on atteignit les premières maisons vers huit heures du soir, la route, absolument droite, était garnie d’une double rangée de badauds. A Trilport, dans d’autres villages, les habitans, devant les maisons, avaient dressé des tables couvertes de pain tout coupé, de brocs de vin, de bière et d’eau[28] ; le cortège passé, il ne restait rien ; l’élément parisien, fanfaron et godailleur, mêlait déjà sa note débraillée au tumulte qui saluait les prisonniers. Le long du faubourg Saint-Nicolas, l’accueil fut le même : bruyant, ricaneur, insultant.

La berline, souvent arrêtée, avançait lentement, par saccades, sous un ciel de plomb[29], une étouffante atmosphère d’orage, dans l’étranglement des rues de la vieille ville ; c’était un entassement humain ; l’escorte fut bientôt disloquée, en déroute, émiettée ; et c’est livrée aux hasards des colères populaires que, dans la nuit qui tombait, parmi les vociférations et les menaces, la famille royale atteignit la place Saint-Etienne et le parvis de la cathédrale. Les gardes nationales locales s’étaient massées là, et aussi un bataillon de la garde parisienne, arrivé dans la journée[30].

La voiture pénétra dans la cour de l’Evêché et s’arrêta au pied de la massive et sévère tour carrée qui forme avant-corps à la façade du palais de Bossuet. Aux fenêtres, dans les cours, sur le chaperon des murs, sous les voûtes du jardin, aux ogives de la maîtrise, partout, des gardes nationaux encore ; on en voyait penchés aux lucarnes des toitures, hissés au faîte des cheminées, accrochés aux sculptures effritées de la cathédrale, qui noyait dans la pénombre sa colossale silhouette, magnifique et grise, de ce gris ocreux des vieilles églises de la Brie. La porte basse qui sert d’entrée à l’Evêché donne accès à la rampe de briques dont les plans très déclives tiennent lieu d’escalier[31]. On monta, traînant les pieds à la lueur des torches, dans ce décor d’une nudité austère, jusqu’aux appartemens préparés en hâte pour le Roi et sa suite.

La maison épiscopale était démeublée depuis le départ de Mgr de Polignac, qu’avait récemment remplacé un évêque constitutionnel, nommé Mgr Thuin : celui-ci, n’occupait dans le vaste palais qu’une chambre, très pauvrement garnie, et il fallut, en hâte, à l’annonce de l’arrivée du Roi, courir au couvent des Ursulines, chez qui M. de Polignac avait provisoirement déposé son mobilier : on rapporta deux lits pour le Roi et la Reine ; des bourgeois complaisans de la ville prêtèrent d’autres lits et des couchages, et, tant bien que mal, on organisa les logemens.

Le premier étage de l’Evêché n’était pas, comme il est aujourd’hui, divisé en plusieurs salons ; il comportait une très longue salle capitulaire, à l’extrémité de laquelle s’ouvrait un seul appartement composé de trois grandes pièces : la première avait servi, croit-on, de salon à Bossuet ; une autre contenant une alcôve ouvrait par deux hautes fenêtres sur le jardin ; on l’attribua à la Reine : la troisième, où le Roi devait coucher, communique avec la précédente ainsi qu’avec le premier salon, qui sert à ces deux pièces d’antichambre commune.

Quand la famille royale parvint à la salle capitulaire, qu’elle dut suivre dans la moitié de la longueur pour gagner ses appartemens, l’immense pièce se trouvait encombrée d’une cohue d’officiers de tous grades, de municipaux, de délégués de la garde parisienne, et aussi de ces curieux, insinuans et dégourdis, qui parviennent à se glisser partout où il y a un spectacle à voir. Dans le salon qui suivait, on avait installé trois lits pour les gardes du corps : le couverts du souper y était déjà dressé. La Reine, avec sa fille et Madame Elisabeth, s’enferma dans sa chambre ; le Roi s’installa dans la sienne avec le Dauphin : il commença par examiner posément les dispositions de la pièce, ouvrit une petite porte dissimulée dans la tapisserie, aperçut un escalier dérobé, s’informa où cet escalier conduisait et pria qu’on y mît une sentinelle. Puis il se dévêtit, s’assit, en chemise, dans un fauteuil ; comme la chaleur était excessive, et qu’il en souffrait beaucoup, il avait demandé qu’on laissât ouvertes toutes les portes, de sorte que les curieux, entassés dans la grande salle et contenus par deux sentinelles, l’apercevaient dans ce simple costume, très peu soucieux des regards fixés sur lui[32].

A neuf heures, on annonce le souper : le pauvre évêque constitutionnel s’étant trouvé dans l’impossibilité de fournir le moindre matériel de table, on avait fait appel à l’obligeance des habitans de Meaux ; une partie de la vaisselle et du linge furent empruntés à la Poste-aux-chevaux, voisine de l’Evêché, et l’on commanda le repas à Levallois, le premier cuisinier de la ville : le menu était imposant, plus peut-être que délicat ; on en a conservé le détail.

Les potages.

Les côtelettes de veau glacé ; les poulets gras à la Tartare ; la matelotte d’anguille ; les maquereaux à la maître-d’hôtel.

Les poulets rôtis et les pigeons de volière ; les lapereaux.

— Les deux salades ; les artichauts à la sauce ; les artichauts frits ; les deux plats de petits pois.

Les deux crèmes à l’anglaise ; les deux petits gâteaux d’abricots ; les quatre jattes de fraises ; les quatre assiettes de sucre ; les deux assiettes de cerises ; les assiettes de biscuits et macarons[33].

Pendant ce souper, servi rapidement et qui fut court, les salles de l’Evêché s’engorgeaient d’une affluence sans cesse plus compacte, et aussi les corridors, la rampe, le jardin, — le grave jardin de Bossuet, planté de buis en dessin de mitre, — et encore le parvis, la place, les rues. Pendant toute la nuit, continuellement, s’accumulaient, aux portes fermées de la ville, les populations campagnardes, campant dans les fossés, au pied des antiques tours, sur les vieux remparts, et, le bourdonnement sourd de cet entassement humain parvenait jusqu’aux salles nues et sonores où veillaient le Roi et la Reine[34].

Le Roi, incommodé par la chaleur, avait, contre son habitude, très peu soupé et s’était retiré de bonne heure. La Reine, inquiète du lendemain, s’informait fréquemment de l’état de Paris. Les commissaires, après avoir « mangé un morceau » dans une salle à part, rédigeaient leurs dépêches, quand la Reine fit demander M. Barnave. D’après une tradition, elle se serait promenée avec lui dans le jardin épiscopal, et lui aurait communiqué ses craintes au sujet des gardes du corps. Ces malheureux subissaient depuis trois jours un martyre sans relâche. Comment et pourquoi le peuple regardait-il ces serviteurs comme les promoteurs de l’évasion ? Lui avait-on soufflé que l’une de ces livrées jaunes tant honnies et tant conspuées, dissimulait, comme Barnave l’avait cru, le comte de Fersen, le familier de la Reine, l’étranger, sur qui, dans l’opinion populaire, pesaient toutes les responsabilités, sur qui, par suite, s’accumulaient toutes les rancunes ? Ou bien les colères, encore timides, retombaient-elles sur ces trois hommes, n’osant frapper directement la Majesté royale ? Toujours est-il que, depuis le départ de Varennes, ils avaient vu, plusieurs fois, la mort de bien près. La veille notamment, entre Dormans et Château-Thierry, la foule s’était ruée sur eux dans l’intention de « les garrotter aux roues de devant du carrosse » et de les écraser sous la voiture en marche ; déjà, quelques exaltés avaient arrêté les chevaux, et Barnave s’était vu obliger de mettre pied à terre et d’employer toute l’autorité de son caractère pour forcer ces monstres à se désister de leur affreux projet[35].

On redoutait donc, pour ces trois hommes, la rentrée dans Paris, qui s’annonçait menaçante ; Valori, dont le fantaisiste Précis historique ne doit être consulté qu’avec grande prudence, rapporte ici un beau discours à la Tite-Live qu’aurait prononcé le Roi : « Témoins et compagnons de notre infortune, vous en partagez la douleur... » A l’en croire, Pétion aurait proposé de déguiser les trois gardes et de les faire évader, sous prétexte de leur épargner la colère de Paris, mais, en réalité, « dans l’intention secrète de les faire assassiner par derrière... » Il est probable que, le souper fini, les commissaires de l’Assemblée et le général Mathieu Dumas se réunirent à la famille royale et qu’on parla de la journée du lendemain. Il paraît certain que la Reine insista pour que les gardes conservassent leur livrée. « Le Roi, dit-elle, doit rentrer à Paris avec sa famille et ses gens comme il en est sorti[36]. » Pétion ne parle pas de ce conciliabule, auquel peut-être il n’assista pas.

Le samedi, 25 juin, dès cinq heures, tout le monde était debout au Palais épiscopal de Meaux. Le Roi, en faisant sa toilette, jugea son linge si sale qu’il emprunta une chemise à l’un des huissiers de l’Assemblée.

On servit à la famille royale un plat d’œufs, de la crème, du sucre et des pains mollets. Le maître de poste eut à fournir vingt-quatre chevaux, onze pour les deux voitures du Roi, huit pour deux voitures de suite, deux bidets, l’un pour un officier de service, l’autre pour La Tour-Maubourg qui ne se souciait pas de faire son entrée à Paris dans le cabriolet des femmes de chambre[37] ; enfin on attela de trois malliers le chariot où les Varennois triomphans s’entassèrent[38]. Quant à Mathieu Dumas, il s’adjugea pour la journée le beau cheval l’Argentin que, quatre jours auparavant, l’officier de Eriges avait laissé à Meaux[39]. A six heures, on était en route, sous un ciel de feu, sans un nuage, par une chaleur de 22 degrés, qui faisait prévoir une écrasante journée. Dès la porte de l’Evêché, le cortège se heurta à une cohue si dense qu’elle paraissait infranchissable : elle s’ouvrit pourtant, parmi les cris, devant les croupades des chevaux de la garde nationale parisienne, dont un détachement encadrait la berline[40]. Pétion avait repris sa place, sur la banquette, entre Madame Elisabeth et Mme de Tourzel : Madame Royale resta presque constamment sur ses genoux ; Barnave était assis au fond entre le Roi et la Reine, et tenait le Dauphin debout entre ses jambes ; sur le siège, les trois gardes du corps, très serrés sur l’étroit strapontin, étaient, comme les chevaux, la voiture, l’escorte elle-même, couverts de la poussière soulevée par les sabots des chevaux et le piétinement de la foule, et qui pénétrait dans la berline en tourbillons suffocans.

Le Roi, « tout aussi flegme, tout aussi tranquille que si rien n’eût été, » avait à ses côtés, dans la voiture, une carafe d’orangeade, dont il se versait de temps à autre, une rasade : il présentait lui-même le verre à Pétion auquel il servait complaisamment à boire. La Reine, Madame Elisabeth et Mme de Tourzel, pendant les treize heures que dura la route, ne manifestèrent aucun désir. Le jeune prince fut moins patient : une sorte de grande tasse d’argent servait à ses besoins. Le Roi la lui présenta à plusieurs reprises ; une fois même, ce fut Barnave qui s’acquitta de cet office.

A dix heures, on descendait la côte très rapide qui précède Claye, où l’on changea de chevaux. La bourgade traversée, dès qu’on eut repris au pas, dans la foule, la marche sur le pavé poudreux, la cohue, plus animée et plus bruyante, de nouveau assiégea la voiture : le bouillonnement de Paris envoyait son écume jusque-là : à chaque tour de roue, on sentait grandir les colères ; et cette marche lente vers l’immense ville dont on devinait à l’horizon la fermentation menaçante prenait, de cette expectative, une solennité tragique.

Villeparisis passé, vers midi, le cortège entrait dans le bois de Bondy ; un nouveau détachement de la garde à cheval parisienne était posté aux abords de la forêt : les cavaliers tentèrent de se frayer un passage jusqu’à la berline ; mais les grenadiers ne voulurent pas céder la place ; il y eut une mêlée, sabres au clair, baïonnettes croisées ; dans le désarroi de la garde, une bande de forcenés tout à coup sortit du fourré, en poussant des clameurs féroces, et s’élança à l’assaut du cortège ; des femmes échevelées, à demi ivres, — les mégères des journées d’Octobre, — passaient sous le ventre des chevaux pour arriver jusqu’à la Reine ; ce fut une bouffée d’ordures : « La b..., la gueuse, la p... ! »

— Elle a beau nous montrer son enfant, on sait bien qu’il n’est pas du gros Louis. — Le Roi, très distinctement, entendit ce propos : le Dauphin, effrayé du bruit, du choc des armes, des figures horribles, se mit à pousser des cris. Sa mère l’attira à elle ; Pétion vit des larmes sur les joues de la Reine.

A trois heures, on atteignit Pantin, courte halte. Lafayette attendait là avec son état-major ; sous l’implacable soleil, dans la rue droite du village, était tassée une cohue silencieuse ; tel était le mot d’ordre de Paris : pas un mot et les têtes couvertes. De temps à autre pourtant, lorsque apparaissait à la portière le visage de Pétion ou celui de Barnave, un grand cri de : Vive la Nation ! partait, vite réprimé par des chut ! impératifs. Quand les voitures se remirent en marche, il sembla qu’elles entraînaient les populations de toute une province : dans les champs, aussi loin qu’on pouvait voir, c’était un moutonnement de têtes ; sur la route large, une armée, au pas d’enterrement, marchait ; du lointain, en avant, en arrière, parvenaient des bruits de tambour, des cris, des chants ; mais, sur le passage des fugitifs, pas une clameur, pas un salut ; des bousculades, des piétinemens, une curiosité effrénée, des regards avides scrutant l’attitude du Roi. celle de la Reine surtout, qu’on apercevait à peine dans la berline surchargée de patriotes, hissés sur l’impériale à la place des bagages, assis sur les paracrottes, cramponnés aux cous de cygne, juchés aux ressorts, partout où il y avait place pour accrocher la main ou pour poser le pied. Sur le siège, deux grenadiers, suspendus on ne sait comme, formaient rempart aux gardes du corps, et sous cette carapace vivante, qui menaçait de s’écrouler au moindre cahot, la voiture royale avançait, noyée dans la cohue, sans cesse plus ardente et plus épaisse, à mesure qu’on approchait de la barrière.

On a conté souvent l’attitude formidable du peuple et la façon dont la famille royale humiliée dut enfin affronter Paris ; Louis Blanc, particulièrement, a tracé, à l’aide des journaux du temps, un tableau pittoresque auquel on ne peut rien ajouter : l’immense parcours imposé, de la barrière de la Villette à celle de Neuilly, le long du mur d’enceinte ; la revue du cortège passée par Lafayette et son état-major devant le pavillon de la barrière de Monceau, où le Roi, pour se remettre le cœur, demanda un grand verre de vin qu’il vida d’un trait ; la descente dans les Champs-Elysées, bordés d’une haie de gardes nationaux, présentant l’arme, la crosse en l’air, comme aux enterremens ; la traversée de la place, noire de foule, et silencieuse comme un désert.

Mais on a moins dit ce qui se passait à l’Assemblée tandis que la famille royale suivait cet affreux calvaire. La séance permanente, commencée le mardi 21, durait toujours ; ce samedi 25, elle avait été suspendue à une heure et reprise à sept heures du matin ; on avait occupé les premières heures par la lecture des correspondances arrivées de tous les points du royaume, protestations de dévouement à l’Assemblée, récits des émotions éprouvées par les municipalités de l’Est et du Nord à la nouvelle de l’évasion. Chacune de ces communications était chaudement applaudie, on fit même paraître à la barre l’un des courriers, porteur des dépêches expédiées de Verdun, et ce brave homme, sans timidité ni gaucherie, raconta l’étonnant spectacle auquel il avait assisté.

« Du côté de Bar, Verdun, Nancy, dit-il, il y a plus de huit cent mille hommes sur la route... Je serais arrivé hier au soir sans la multitude de patriotes qui se trouvaient sur le chemin, il n’est pas possible de passer. » Le Manège s’était juré de rester calme ; pourtant l’écho de l’émotion qui secouait tout le pays réchauffait d’autant plus qu’autour de lui Paris bouillonnait d’impatience. L’Assemblée, dans cette atmosphère de colères, d’enthousiasme et d’anxiété, perdait peu à peu de sa froideur voulue pour se monter à la température extérieure. Chaque instant rapprochait de la capitale le Roi fugitif, et les députés profitaient de ce qu’ils étaient les seuls maîtres pour prendre barre sur leur adversaire. Vers dix heures du matin, Voidel, au nom du Comité des Recherches, proposa qu’avant l’entrée de la famille royale, les scellés fussent apposés sur tous les papiers trouvés aux. Tuileries, et la motion fut adoptée. Thouret, au nom du Comité de Constitution, présenta un projet de décret plus subversif : « Dès que le Roi sera arrivé au Château, il lui sera donné une garde qui répondra de sa personne : pareille surveillance sera établie autour de la Reine et de l’héritier présomptif de la couronne. » Et, sur ce projet de mettre le Roi en arrestation, la discussion s’engagea, aigre, tumultueuse. En dépit d’une belle défense de Malouet, la gauche l’emporta sur les constitutionnels. Le décret est voté, augmenté d’un article 5, qui enjoint au ministre de la Justice « d’apposer le sceau de l’Etat aux décrets de l’Assemblée, sans qu’il soit besoin de la sanction ou de l’acceptation du Roi., » C’est la suspension, presque la déchéance, et les avancés exultans obtiennent que la nouvelle en soit, à son de trompe, publiée sur-le-champ dans tous les-quartiers de Paris. La porte est ouverte aux mesures révolutionnaires, et l’on vote, non sans disputes, la conversion en monnaie des cloches provenant des églises supprimées. On passe au paiement des pensions, mais l’inquiétude et l’angoisse grandissent ; toute la population de la ville est en ce moment massée autour des Tuileries et des Champs-Elysées, attendant le retour du Roi, annoncé pour six heures, et l’on entend, du Manège, l’immense rumeur qui monte de la foule. La séance, suspendue à trois heures, est reprise à cinq ; le mot d’ordre est : « Du calme, du calme. » L’Assemblée nationale tient à donner au monde le spectacle de sa magnifique indifférence pour tout ce qui n’est pas son devoir parlementaire ; et il a été entendu que, tandis que le Roi rentrera aux Tuileries » la discussion se poursuivra suivant l’ordre du jour.

Aussi, après lecture de quelques dépêches arrivées de Metz et de Strasbourg, voit-on monter à la tribune M. Bureaux de Pusy, rapporteur du projet de décret du Comité militaire sur les places de guerre. Mais le pouls de l’Assemblée bat la fièvre ; par les allans et venans, on apprend, de minute en minute, des nouvelles du dehors : le cortège royal a paru sur la hauteur de l’Etoile, il descend maintenant les Champs-Elysées ; le voilà à la place Louis XV ; il pénètre dans le jardin des Tuileries ; et M. Bureaux de Pusy, imperturbable, s’obstine dans la lecture de son rapport, que bien peu, sans doute, écoutent. Bon nombre de députés ont déserté leurs bancs et vont sur la terrasse des Feuillans pour assister, de là, au passage du Roi[41] et tout à coup l’on voit l’un d’eux rentrer en courant dans la salle, criant :

— Monsieur le président, il y a du tumulte aux Tuileries... il faut nommer des commissaires pour s’y transporter.

En un instant, le masque d’impassibilité est jeté, toute la salle est en émoi. — Oui ! oui ! nommez des commissaires ! Vite, monsieur le président, vite... Dans le bruit, le président, — c’était encore Beauharnais — désigne six noms : Dupont, Noailles, Menou, Coroller, l’abbé Grégoire et Le Couteulx. Ils sortent, on applaudit ; dans la salle et aux tribunes, tout le monde s’apprête à les suivre ; on s’agite, on circule. Beauharnais, avec une énergie de dompteur, ramène d’un mot les représentans à leurs sièges.

— C’est avec le plus grand respect, dit-il, que je rappelle à l’Assemblée que le calme lui est absolument nécessaire. J’ordonne aux tribunes le plus profond silence : c’est aux membres de cette Assemblée à leur en donner l’exemple...

Et l’on voit cette chose extraordinaire : M. Bureaux de Pusy, placidement, reprend la lecture de son rapport sur les places de guerre et les postes militaires, tandis que tous les cœurs battent, que toutes les gorges sont muettes d’anxiété, que toutes les oreilles tendues guettent le bruit de tonnerre lointain qui s’élève du jardin envahi.

Les six commissaires avaient percé la cohue et couru jusqu’au perron du château, où ils arrivèrent juste au moment où la berline royale s’y arrêtait. C’était l’instant critique : une meute humaine, les bras levés, réclamait, pour les massacrer, les trois gardes du corps, toujours assis sur le siège ; les baïonnettes, les sabres nus, les piques, les poings fermés se dressaient vers eux. « A mort, les gardes, à mort ! » Sur le large perron, haut de trois marches[42], qu’il fallait nécessairement traverser pour arriver à l’abri de la porte centrale du pavillon de l’Horloge, la foule se rue, furieuse, désordonnée ; la garde nationale est débordée ; ses alignemens rompus, roulés, noyés. Mathieu Dumas s’évertue à rétablir l’ordre, il perd son chapeau, on arrache son ceinturon, le fourreau de son épée, on déchire ses vêtemens. A la violence de la cohue, il semble que tout cet océan de peuple, que la berline a traversé depuis Varennes, reflue et déferle contre le château : un des gardes du corps, le premier, chancelle et tombe, — c’est Moustiers ; — il disparaît dans la tourmente, on le tire, on l’entraîne ; il est saisi, blessé, poussé enfin, sanglant, sous le vestibule, où un heyduque de la Reine, nommé Bercq, le recueille[43]. Le second garde, Malden, est plus heureux ; il parvient, sous les coups, à gagner le château sans blessure. Lafayette a rallié quelques gardes ; une haie se forme, les députés se font jour ; à leur aspect, il y a une accalmie ; on emporte à son tour le troisième garde qui se débat et pousse des cris de fureur[44]. Et, tout à coup, un grand silence : la portière de la berline s’est ouverte ; le Roi paraît, il sort posément, traverse le perron, nul ne dit mot. La Reine, maintenant, émerge de l’étroite portière, on murmure. M. de Noailles s’empresse, l’escorte ; les autres députés l’entourent ; il y a quelques cris, vite réprimés ; maintenant, c’est le Dauphin et sa sœur, qu’on applaudit. — « Voilà l’espérance, le soutien des Français ! » puis Madame Elisabeth et Mme de Tourzel, que Barnave et La Tour-Maubourg conduisent. La grille du péristyle retombe[45]. Il est sept heures du soir[46].

Le Roi et la Reine, maintenant, montent le grand escalier de pierre à double rampe qui conduit aux appartemens. Pour le service, tous les valets sont là, à leur poste et dans leur costume d’usage ; on dirait une rentrée de promenade ou de chasse. Louis XVI, très souriant, traverse les antichambres, pénètre dans son appartement ; la Reine le suit, et Madame Elisabeth ; et, à sa suite, entrent les six députés dépêchés par l’Assemblée, et aussi Barnave, La Tour-Maubourg et Pétion ; celui-ci, à moitié mort de fatigue, écrasé par la chaleur, haletant de soif, demande à Madame Elisabeth de lui faire servir à boire, et la complaisante princesse s’en occupe aussitôt ; on apporte de la bière ; scène intime. Le Roi fait sa toilette, l’air satisfait ; le député Coroller s’approche, houspille paternellement Sa Majesté. « Ah ! oui ! vous avez fait là une belle équipée ! Ce que c’est que d’être mal environné ! » Et, s’attendrissant, il poursuit d’un ton bourru : « Vous êtes bon, vous êtes aimé... mais voyez quelle affaire vous avez là[47] ! »

On sourit, mais la Reine pousse un cri : elle ne voit pas son fils. « Veut-on le séparer d’elle ? A-t-il été étouffé dans la bagarre[48] ? » Elle l’a quitté dans la voiture, et, depuis, elle ne l’a plus aperçu ; on court, on s’informe ; il y a une minute d’affreuse angoisse ; mais vite on rassure la Reine ; deux députés, Duport et Montmorency, ont porté l’enfant, excédé de fatigue, jusqu’à sa chambre et l’ont remis aux mains de ses serviteurs[49]. La Reine se calme ; elle s’approche de Lafayette et lui présente, non sans une certaine affectation méprisante, les clefs des cassettes restées dans la voiture. Lafayette se défend de les recevoir, protestant que « personne ne pense à ouvrir ces cassettes. » La Reine jette les clefs sur le chapeau que le commandant général, dans une attitude respectueuse, tient serré contre sa poitrine ; il les y maintient, s’excusant « sur la peine que Sa Majesté aura de les reprendre, attendu qu’il ne les touchera pas. » — « Oh ! dit-elle avec humeur, j’en trouverai de moins délicats que vous[50]. »

Le Roi est entré dans son cabinet et a écrit quelques lettres, qu’en prisonnier déjà docile, il charge son valet de chambre de communiquer au général avant de les faire parvenir. Mais Lafayette s’emporte ; il estime « fort mauvais » qu’on lui attribue ce rôle d’espion ; et, comme il fait mine de se retirer, en demandant au Roi les ordres de Sa Majesté : — « Il me semble, dit Louis XVI en riant, que je suis plus à vos ordres que vous n’êtes. aux miens. » Les trois commissaires de l’Assemblée, consultés, renchérissent : c’est au commandant général qu’appartient la surveillance du château, il doit mettre en arrestation les trois gardes du corps, Mme Brunier et Mme Neuville. Quant à Mme de Tourzel, elle sera gardée à vue dans ses appartemens. Pétion, Barnave et La Tour-Maubourg prennent enfin congé, vers huit heures et demie du soir, et regagnent le Manège où l’interminable séance se poursuit toujours. On y est rassuré maintenant sur la réintégration des fugitifs dans leur « prison, » mais on attend le retour des commissaires ; ils entrent, de longs applaudissemens éclatent et Barnave monte à la tribune. Il parle, mais on l’entend à peine, il y a des protestations, du bruit ; il fait un geste :

— Vous m’excuserez peut-être, dit-il d’une voix brisée, quand vous ; saurez que, depuis que nous avons quitté l’Assemblée, nous n’avons pas pris un seul moment de repos...

Un silence religieux s’établit, et Barnave raconte le départ des commissaires, les incidens de la route, la rencontre des personnes royales, les détails du retour, les difficultés de la marche depuis. Meaux, l’obligation où était le cortège « de s’arrêter tous les quarts d’heure, en raison de l’affluence des citoyens sur la route, » enfin la rentrée aux Tuileries et la mise en surveillance de la famille du Roi.

L’épilogue fut sans solennité. Le lendemain 26, trois nouveaux délégués de l’Assemblée se présentèrent à six heures et demie du soir aux Tuileries, non pas pour interroger le Roi, mais pour recevoir sa déclaration et celle de la Reine, touchant les faits qui avaient motivé leur départ et les circonstances de la fuite. Ils trouvèrent le Roi seul dans sa chambre ; il leur donna lecture d’un court factum, très insignifiant, par lequel il renouvelait sa protestation de n’avoir point voulu sortir du royaume. Quand ils en eurent reçu communication, et qu’ils en eurent devant lui signé la copie, ils témoignèrent le désir d’être introduits chez la Reine, dont ils devaient également recevoir la déclaration. Madame Elisabeth parut à ce moment.

— Elisabeth, dit le Roi, va donc voir si la Reine peut recevoir ces messieurs, et qu’elle ne les fasse pas attendre[51]...

La princesse obéit et rentra presque aussitôt, annonçant que la Reine « venait de se mettre au bain. » Louis XVI la pria de retourner « et de s’informer si ce serait long. » Les délégués, respectueusement, — c’était Duport, Tronchet et d’André, — prièrent que la Reine leur désignât elle-même l’heure de l’entrevue ; elle fit répondre qu’elle les recevrait le lendemain matin à onze heures.

Elle les attendait dans sa chambre, leur fit offrir des fauteuils, s’assit elle-même sur une chaise[52]. Cet ironique renversement de l’étiquette fut sévèrement interprété. La déclaration, très vide d’ailleurs, de la Reine, ne plut pas davantage : la lecture en fut accueillie à l’Assemblée par des murmures[53]. Le public ne se montra pas plus indulgent. « Peut-on mentir à ce point ! » disait-on[54].

Déjà on pardonnait au Roi, mais la rancune contre l’Autrichienne restait implacable.


G. LENÔTRE.

  1. Voyez la Revue des 15 avril et 1er mai.
  2. « La Ferté-sous-Jouarre, jeudi à neuf heures, Monsieur le président, nous apprenons que le Roi et les personnes qui l’accompagnent ont passé la nuit dernière à Châlons où ils ont été conduits et escortés par une armée de gardes nationales, accourues des départemens voisins au moment où la nouvelle de la présence du Roi à Varennes s’y est répandue : nous espérons le joindre ce soir. Nous avons donné sur notre passage les ordres les plus précis pour la sûreté et la tranquillité de son retour et nous avons été parfaitement secondés par les dispositions des citoyens. Partout l’impression du départ du Roi a été la même qu’à Paris. La contenance du peuple est tranquille et fière : nous n’avons cessé de recueillir les témoignages de sa confiance et de son respect pour l’Assemblée nationale. Nous avons l’honneur d’être, Monsieur le président, votre très humble et très obéissant serviteur (sic) Pétion, Barnave, La Tour-Maubourg. » Archives du greffe de la Cour d’Orléans. Un fac-similé de cette pièce a été publié par Bimbenet dans sa première édition.
  3. La ferme du Chêne-fendu.
    Il est assez difficile de préciser l’endroit où les commissaires de l’Assemblée rencontrèrent la berline royale ; les indications des témoins oculaires sont très peu d’accord : A Port-à-Buisson (sic), écrit le Roi dans son Journal. — A une lieue, une lieue et demie d’Épernay, sur une très belle route, dit Pétion. Entre Dormans et Épernay, à un quart de lieue environ avant d’arriver à Epernay, rapporta Barnave à l’Assemblée, le 25 juin. Entre Épernay et Dormans, note Valori. C’est aussi ce qu’écrit Mme de Tourzel. Ces indications, on le voit, sont assez vagues et presque contradictoires.
    Je crois qu’il faut attacher plus d’importance à ce que dit Mathieu Dumas : il était le stratégiste de l’affaire, il devait avoir, en cette qualité, examiné le pays avec plus d’attention que ses compagnons ; d’ailleurs, le renseignement qu’il donne est assez précis : Entre Château-Thierry et Châlons, à deux lieues au delà de Dormans, les voitures étaient arrêtées au bas d’une petite hauteur où la route se rapproche de la rive gauche de la Marne. En comparant ces lignes avec le procès-verbal des Châlonnais qui accompagnaient le Roi, gens du pays, connaissant les localités, on arrive à déterminer assez exactement le lieu de la rencontre, — MM. X. et X, précédant le Roi, dit ce procès-verbal, avaient, proche de la ferme de la Cave, fait la rencontre de MM. La Tour-Maubourg, Barnave et Pétion… ils sont retournés avec eux au-devant du Roi…, etc.
    Donc, les commissaires passèrent la ferme de la Cave avant de rencontrer le Roi ; au delà de cette ferme, il n’y a qu’un endroit où la route se rapproche de la rive gauche de la Marne : c’est la ferme du Chêne-fendu, et cette ferme se trouve, conformément encore à l’indication de Mathieu Dumas, » au bas d’une petite hauteur. » C’est là que les commissaires trouvèrent la berline royale arrêtée. On comprend très bien que la bande des marcheurs assoiffés qui l’entourait ait fait une halte dès qu’ils aperçurent, coulant contre le talus du chemin, la Marne, que depuis Épernay, la route n’avait pas côtoyée.
  4. « L’arrivée de ces nouveaux compagnons de voyage mit d’abord du sérieux et de l’embarras dans le carrosse. La Reine, dans le premier moment, ne se souciait nullement de se lier avec eux ; elle prit même le masque de l’humeur, laissa tomber son voile sur son visage, et résolut de ne pas ouvrir la bouche, pendant toute la route, pour ne pas adresser la parole aux commissaires. » Relation de Fontanges, dans les Mémoires de Weber.
  5. Narration Fontanges.
  6. « Quoique Pétion ne pût pas Ignorer la haute vertu et l’extrême piété de Madame Elisabeth, il se permit de lui adresser quelquefois des propos équivoques qui eussent été déplacés envers une personne ordinaire mais bien élevée. Madame Elisabeth fit semblant de ne pas les entendre et n’y opposa que le silence et le mépris, mais, Pétion ayant osé se permettre quelques-unes de ces plaisanteries triviales, sur la dévotion et la religion, Madame Elisabeth le releva avec beaucoup de force et de vivacité. » Relation de Fontanges, dans les Mémoires de Weber.
  7. Souvenirs de Mathieu Dumas.
  8. Biographie universelle, article Barnave.
  9. Souvenirs de Mathieu Dumas.
  10.  » Il fut impossible de fermer l’œil de la nuit par le bruit qui se faisait dans la ville. » Mémoires de Mme de Tourzel.
  11. Mémoires de Mme de Tourzel.
  12. « M. Truet, maire de Dormans en 1791, s’est signalé en se présentant au Roi, qui lui donna sa main à baiser, et en présentant à l’infortuné monarque revenant de Varennes une garde d’honneur et de sûreté. « Essai sur Dormans. par l’abbé Robech, — 1814, — d’après un manuscrit déposé aux Archives de Dormans.
  13. Histoire de Château-Thierry, par l’abbé C. Porquet, 1839.
  14. « Nous nous sommes séparés de l’infanterie, et nous n’avons gardé auprès de la personne du Roi que les hommes à cheval. Par là, notre marche est devenue beaucoup plus prompte et s’est faite avec le plus grand succès jusqu’à Meaux. » Rapport de Barnave.
  15. Souvenirs de Mathieu Dumas.
  16. Archives nationales, M. 664. En novembre 1791 Vignon, n’était pas encore parvenu à se faire payer.
  17. Toulongeon. Histoire de France depuis la Révolution, t. II, p. 38.
  18. Voyage de Pétion.
  19. Toulongeon. Histoire de France depuis la Révolution.
  20. Voyage de Pétion.
  21. Toulongeon. Histoire de France depuis la Révolution.
  22. « Nous conférâmes, MM. Maubourg, Barnave et moi, pour savoir si nous accepterions. Cette familiarité, dit l’un, pourrait paraître suspecte. Comme ce n’est pas l’étiquette, on pourrait croire que c’est à l’occasion de sa situation malheureuse qu’il nous a invités. Nous convînmes de refuser, et nous fûmes lui dire que nous avions besoin de nous retirer pour notre correspondance, et qui nous empêchait de répondre à l’honneur qu’il nous faisait. » Voyage de Pétion.
  23. Mémoires.
  24. « ... La Reine ne vit près d’elle qu’une femme qui, à la modestie de son maintien, à la simplicité du costume qu’elle venait de prendre, avait plus l’air de vouloir demander des ordres que d’en donner, et la Reine désira savoir où est la maîtresse de la maison. — Dès que le Roi ou la Reine honorent une habitation de leur présence, eux seuls y sont les maîtres, répond à l’instant la digne femme. » Histoire de l’événement de Varennes, par le comte de Sèze, 1843.
  25. Souvenirs de Mathieu Dumas.
  26. « La femme du maire, ne voulant point, par délicatesse, manger avec la famille royale, s’habilla en cuisinière et la servit avec autant de zèle que de respect. » Mémoires de Mme de Tourzel.
  27. J.-S. Cazotte, Témoignage d’un royaliste.
  28. Compte rendu par Bodan.
  29. V. Modeste, Le passage de Louis XVI à Meaux.
  30. Idem.
  31. En descendant de voiture, Mme de Tourzel, épuisée de fatigue, s’évanouit, on la porta chez la concierge de l’Évêché : Mémoires de Mme de Tourzel.
  32. Souvenirs de Mathieu Dumas.
  33. V. Modeste, Le passage de Louis XVI. Toute cette victuaille ne coûta que 76 livres, 10 sols.
  34. Ibid.
  35. Précis historique du comte de Valori.
  36. Souvenirs de Mathieu Dumas.
  37. Nouvelle Revue, 15 mai 1902. Louis XVI à Varennes.
  38. Archives nationales, M. 664.
  39. Souvenirs de Mathieu Dumas.
  40. Mémoires de Pétion.
  41. « Une partie des députés sortit de la salle pour être témoins du spectacle ; on remarqua M. d’Orléans, ce qui parut au moins inconsidéré. » Mémoires de Petion :
    C’est là que se passa ce fait que M. de Guilhermy, l’un des députés, qui en fut le héros, racontait plus tard en ces termes, à son cousin, M. de Laborde :
    « ... On ramenait ce malheureux prince par le jardin des Tuileries, et on le faisait passer par l’allée du milieu... J’étais vis-à-vis de notre salle d’assemblée, au-dessous de l’allée des Feuillans, très affligé, causant avec plusieurs de mes camarades qui étaient assis derrière un tas de chaises empilées ; j’étais debout devant eux, ayant mon chapeau à la main. Au moment où parut le carrosse, qui portait, entassés, le Roi, la Reine, Mgr le Dauphin, Madame, Madame Elisabeth, Mme de Tourzel. gouvernante des Enfans de France, etc., un essaim de gardes nationaux s’éparpilla dans le jardin et l’un d’eux vint à moi, me criant à tue-tête de mettre mon chapeau, parce que Louis Capet et sa famille passaient. Dans ce moment, je n’étais pas dans une disposition d’esprit très flexible ; je le regardai avec mépris et lui répondis que c’était une raison pour rester découvert. Ce soldat courut sur moi, me menaçant de sa baïonnette et voulant me prendre au collet... je le repoussai avec une violence doublée par les sentimens dont j’étais assailli, il tomba les quatre fers en l’air. Dans ce moment, une trentaine de ces gueux-là tombèrent sur moi, me tirant en tout sens. En me débattant, je lançai mon chapeau, les défiant de me forcer à le mettre, — me le rapporte qui l’ose ! — Mes amis faisaient de vains efforts pour me dégager ; quelques-uns de ces hommes en uniforme, baissant le ton, disaient : C’est un député, il faut le laisser ; les autres criaient : C’est un député du côté des noirs, il faut l’écharper ! Dans ce hourvari passa un des gredins les plus signalés de l’Assemblée ; il se précipita au milieu d’eux, et leur ordonna de me laisser, leur objectant mon inviolabilité... la canaille obéit... Dans ce moment d’exaltation, tous les canons de Paris eussent été pointés sur moi qu’on ne m’eût pas fait remettre mon chapeau, et, à moins de le clouer sur ma tête, il n’y eût pas tenu. J’étais jeune alors, mais, aujourd’hui que je suis vieux, je ne crois pas, qu’en pareille occasion, je fusse ni plus souple, ni plus docile. » (Gazette de France, 22 janvier 1903.)
  42. Mémoires de Weber.
  43. Précis de Moustiers.
  44. Mémoires de Weber.
  45. Nouvelle Revue du 15 mai 1903, Louis XVI à Varennes.
  46. « Déjà la grille était fermée, je suis très froissé avant de pouvoir entrer. Un garde me prend au collet et allait me donner une bourrade, ne me connaissant pas, lorsqu’il est arrêté tout à coup ; on décline mon nom, il me fait mille excuses. » Mémoires de Pétion.
  47. Rapport de Barnave à l’Assemblée.
  48. Mémoires de Weber.
  49. « Les députés Dupont (sic) et Montmorency portaient cet auguste rejeton. Ce bel enfant promenait autour de lui ses yeux inquiets, cherchant ses parens, et semblait demander : « Pourquoi m’avez-vous séparé de mon père et de ma mère ? Pourquoi m’appelez-vous le soutien de la France ? l’espérance des Français ? Pourquoi ces applaudissemens pour moi, pourquoi ce silence pour mon père ? » Louis XVI à Varennes, Nouvelle Revue, 15 mai 1903.
  50. Mémoires de Lafayette.
    Déclaration de Joseph-Guillaume Lescuyer, capitaine aide-major du 6e bataillon de la 3e division, demeurant faubourg Saint-Denis.
    « Le 25, il était commandé pour aller au-devant du Roi ; il était placé pendant la marche près de la portière du Roi ; — après avoir marché quelque temps, le Roi l’a appelé par son nom et lui a dit à haute voix : « Monsieur Lescuyer, voilà les clefs de ma voiture ; lorsque j’en serai descendu, vous la fermerez et m’en ferez remettre les clefs. « Lescuyer a répondu qu’il exécuterait cet ordre. Arrivé sur les Champs-Elysées, le Roi lui redemanda ces clefs, qui étaient au nombre de trois ; il les rendit sur-le-champ. » Archives nationales, DXXIX b, 37.
  51. Toulongeon. Histoire de la Révolution.
  52. Mémoires de La Fayette.
  53. Archives parlementaires, 27 juin 1791, p. 533.
  54. Nouvelle Revue, 15 mai 1903. Louis XVI à Varennes.