Le Rhin/XI

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Hetzel (Tome Ip. 125-130).
LETTRE XI


À PROPOS DE LA MAISON IBACH


Philosophie. — Comment les causes se comportent pour produire les effets. — Curiosités du hasard. — Leçons de la providence. — Chaos d’où se dégage un ordre profond et effrayant. — Rapprochements. — Éclairs inattendus et jaillissants. — Un reproche au roi Charles Ier. — Une question sur Marie de Médicis. — Louis XIV. — Grande figure dans une gloire.


Andernach.


Mon ami ! mon ami ! ce que font les choses, elles le savent peut-être ; mais à coup sûr, et d’autres que moi l’ont dit, les hommes, eux, ne savent ce qu’ils font. Souvent, en confrontant l’histoire avec la nature, au milieu de comparaisons éternelles que mon esprit ne peut s’empêcher de faire entre les événements où Dieu se cache et la création où il se montre, j’ai tressailli tout à coup avec une secrète angoisse, et je me suis figuré que les forêts, les lacs, les montagnes, le profond tonnerre des nuées, la fleur qui hoche sa petite tête quand nous passons, l’étoile qui cligne de l’œil dans les fumées de l’horizon, l’océan qui parle et qui gronde, et qui semble toujours avertir quelqu’un, étaient des choses clairvoyantes et terribles, pleines de lumière et pleines de science, qui regardaient en pitié se mouvoir à tâtons au milieu d’elles, dans la nuit qui lui est propre, l’homme, cet orgueil auquel l’impuissance lie les bras, cette vanité à laquelle l’ignorance bande les yeux. Rien en moi ne répugne à ce que l’arbre ait la conscience de son fruit ; mais, certes, l’homme n’a pas la conscience de sa destinée.

La vie et l’intelligence de l’homme sont à la merci de je ne sais quelle machine obscure et divine appelée par les uns la providence, par les autres le hasard, qui mêle, combine et décompose tout, qui dérobe ses rouages dans les ténèbres et qui étale ses résultats au grand jour. On croit faire une chose, et l’on en fait une autre. Urceus exit. L’histoire est pleine de cela. Quand le mari de Catherine de Médicis et l’amant de Diane de Poitiers se laissent aller à de mystérieuses distractions près de Philippe Duc, la belle fille piémontaise, ce n’est pas seulement Diane d’Angoulême qu’il engendre pour Horace Farnèse, c’est la future réconciliation de celui de ses fils qui sera Henri III avec celui de ses cousins qui sera Henri IV. Quand le duc de Nemours descend au galop les degrés de la Sainte-Chapelle sur son roussin le Real, ce n’est pas seulement la folie des jeux dangereux qu’il met à la mode, c’est la mort du roi de France qu’il prépare. Le 10 juillet 1559, dans les lices de la rue Saint-Antoine, quand Montgomery, ruisselant de sueur sous son vaste panache rouge, assure sa lance en arrêt et pique des deux à l’encontre de ce beau cavalier fleurdelysé applaudi de toutes les dames, il ne se doute pas de toutes les choses prodigieuses qu’il tient dans sa main. Jamais baguette de fée n’aura travaillé comme cette lance. D’un seul coup Montgomery va tuer Henri II, démolir le palais des Tournelles et bâtir la place Royale, c’est-à-dire bouleverser la comédie providentielle, supprimer le personnage et changer le décor.

Lorsque Charles II d’Angleterre, après la bataille de Worcester, se cache dans le creux d’un chêne, il croit se cacher, rien de plus ; pas du tout, il nomme une constellation, le chêne royal, et il donne à Halley l’occasion de taquiner la renommée de Tycho. Le second mari de Mme  de Maintenon, en révoquant l’édit de Nantes, et le parlement de 1688, en expulsant Jacques II, ne font autre chose que rendre possible cette étrange bataille d’Almanza, où l’on vit face à face sur le même terrain l’armée française commandée par un anglais, le maréchal de Berwick, et l’armée anglaise commandée par un français, Ruvigny, lord Galloway. Si Louis XIII n’était pas mort le 14 mai 1643, l’idée ne serait pas venue au vieux comte de Fontana d’attaquer Rocroy dans les cinq jours ; et un héroïque prince de vingt-deux ans n’aurait pas eu cette magnifique occasion du 19 mai, qui a fait du duc d’Enghien le grand Condé. Et au milieu de tout ce tumulte de faits qui encombrent les chronologies, que d’échos singuliers, que de parallélismes extraordinaires, que de contre-coups formidables ! En 1664, après l’offense faite au duc de Créqui, son ambassadeur, Louis XIV fait bannir les corses de Rome ; cent quarante ans plus tard, Napoléon Buonaparte exile de France les Bourbons.

Que d’ombre ! et que d’éclairs dans cette ombre ! Vers 1612, lorsque le jeune Henri de Montmorency, alors âgé de dix-sept ans, voyait aller et venir chez son père, parmi les gentilshommes-domestiques, apportant l’aiguière et donnant à laver, dans l’humble attitude du service, un pâle et chétif page, le petit de Laubespine de Châteauneuf, qui lui eût dit que ce page, si respectueusement incliné devant lui, deviendrait sous-diacre, que ce sous-diacre deviendrait garde des sceaux, que ce garde des sceaux présiderait par commission le parlement de Toulouse, et que, vingt ans plus tard, ce page-sous-diacre-président demanderait sournoisement des dispenses au pape afin de pouvoir le faire décapiter, lui, le maître de ce drôle, lui Henri II, duc de Montmorency, maréchal de France par le choix de l’épée, pair du royaume par la grâce de Dieu ! Quand le président de Thou, dans son livre, fourbissait, aiguisait et remettait si soigneusement à neuf l’édit de Louis XI du 22 décembre 1477, qui eût dit à ce père qu’un jour ce même édit, avec Laubardemont pour manche, serait la hache dont Richelieu trancherait la tête de son fils !

Et au milieu de ce chaos il y a des lois. Le chaos n’est que l’apparence, l’ordre est au fond. Après de longs intervalles, les mêmes faits effrayants qui ont déjà fait lever les yeux à nos pères reviennent, comme des comètes, des plus ténébreuses profondeurs de l’histoire. Ce sont toujours les mêmes embûches, toujours les mêmes chutes, toujours les mêmes trahisons, toujours les mêmes naufrages aux mêmes écueils ; les noms changent, les choses persistent. Peu de jours avant la pâque fatale de 1814, l’empereur aurait pu dire à ses treize maréchaux : Amen dico vobis, quia unus vestrum me traditurus est. — Toujours César adopte Brutus, toujours Charles Ier empêche Cromwell de partir pour la Jamaïque ; toujours Louis XVI empêche Mirabeau de s’embarquer pour les Indes ; toujours et partout les reines cruelles sont punies par des fils cruels ; toujours et partout les reines ingrates sont punies par des fils ingrats. Toute Agrippine engendre le Néron qui la tuera ; toute Marie de Médicis enfante le Louis XIII qui la bannira.

Et moi-même, ne remarquez-vous pas de quelle façon étrange ma pensée arrive, d’idée en idée et presque à mon insu, à ces deux femmes, à ces deux italiennes, à ces deux spectres, Agrippine et Marie de Médicis, qui sont les deux spectres de Cologne ? Cologne est la ville des reines mères malheureuses. À seize cents ans de distance, la fille de Germanicus, mère de Néron, et la femme de Henri IV, mère de Louis XIII, ont attaché à Cologne leur nom et leur souvenir. De ces deux veuves, — car une orpheline est une veuve, — faites, la première par le poison, la seconde par le poignard, l’une, Marie de Médicis, y est morte ; l’autre, Agrippine, y était née.

J’ai visité à Cologne la maison qui a vu expirer Marie de France, — maison Ibach, selon les uns, maison Jabach, selon les autres, — et, au lieu de vous dire ce que j’y ai vu, je vous dis ce que j’y ai pensé. Pardonnez-moi, mon ami, de ne pas vous donner cette fois tous les détails locaux que j’aime et qui, selon moi, peignent l’homme, l’expliquent par son enveloppe et font aller l’esprit de l’extérieur à l’intérieur des faits. Cette fois je m’en abstiens. J’ai peur de vous fatiguer avec mes festons et mes astragales.

La triste reine est morte là, le 3 juillet 1642. Elle avait soixante-huit ans. Elle était exilée de France depuis onze ans. Elle avait erré un peu partout, en Flandre, en Angleterre, fort à charge à tous les pays. À Londres, Charles Ier la traita dignement ; pendant trois ans qu’elle y passa, il lui donna cent livres sterling par jour. Plus tard, je le dis à regret, Paris rendit à la reine d’Angleterre cette hospitalité que Londres avait donnée à la reine de France. Henriette, fille de Henri IV et veuve de Charles Ier fut logée au Louvre dans je ne sais quel galetas où elle restait au lit faute d’un fagot l’hiver, attendant les quelques louis que lui prêtait le coadjuteur. Sa mère, la veuve de Henri IV, finit à Cologne à peu près de la même manière, — dans la misère la plus profonde. À la demande du cardinal-ministre, Charles Ier l’avait renvoyée d’Angleterre. J’en suis fâché pour le royal et mélancolique auteur de l’Eikon Basilikè ; et je ne comprends pas comment l’homme qui sut rester roi devant Cromwell ne sut pas rester roi devant Richelieu.

Du reste, j’insiste sur ce détail plein d’une sombre signification, Marie de Médicis fut suivie de près par Richelieu, qui mourut l’an d’après. À quoi bon toutes ces haines dénaturées entre ces trois créatures humaines, à quoi bon tant d’intrigues, tant de persécutions, tant de querelles, tant de perfidies, pour mourir tous les trois presque à la même heure ? — Dieu sait ce qu’il fait.

Il y a un triste doute sur Marie de Médicis. L’ombre que jette Ravaillac m’a toujours paru toucher les plis traînants de sa robe. J’ai toujours été épouvanté de la phrase terrible que le président Hénault, sans intention peut-être, a écrite sur cette reine : — Elle ne fut pas assez surprise de la mort de Henri IV.

J’avoue que tout ceci me rend plus admirable l’époque, claire, loyale et pompeuse de Louis XIV. Les ombres et les obscurités qui tachent le commencement de ce siècle font valoir les splendeurs de la fin. Louis XIV, c’est le pouvoir comme Richelieu, plus la majesté ; c’est la grandeur comme Cromwell, plus la sérénité. Louis XIV, ce n’est pas le génie dans le maître ; mais c’est le génie autour du maître, ce qui fait le roi moindre peut-être, mais le règne plus grand. Quant à moi, qui aime, comme vous le savez, les choses réussies et complètes, sans contester toutes les restrictions qu’il faut admettre, j’ai toujours eu une sympathie profonde pour ce grave et magnifique prince si bien né, si bien venu, si bien entouré, roi dès le berceau et roi dans la tombe ; vrai monarque dans la plus haute acception du mot, souverain central de la civilisation, pivot de l’Europe, auquel il fut donné d’user, pour ainsi dire, et de voir tour à tour pendant la durée de son règne paraître, resplendir et disparaître autour de son trône huit papes, cinq sultans, trois empereurs, deux rois d’Espagne, trois rois de Portugal, quatre rois et une reine d’Angleterre, trois rois de Danemark, une reine et deux rois de Suède, quatre rois de Pologne et quatre czars de Moscovie ; étoile polaire de tout un siècle qui, pendant soixante-douze ans, en a vu tourner majestueusement autour d’elle toutes les constellations !