Le Roi/L’homme V

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Le Roi (1900)
Flammarion (p. 101-111).

V


À peine arrivé à la cour, l’ex-roi de Pologne, Henri III de France, s’informa de la conduite de son frère duc d’Alençon, et d’Henri de Navarre. Catherine les lui désigna : l’un inutile et irrité ; l’autre corrompu, mais toujours dangereux.

Car celui-ci pouvait se réveiller. Un geste de ce paysan, trop brusque, pouvait faire craquer la peau du prince, fine comme une taie neuve, sa botte de soldat écraser les pièges d’Armide.

— Voyez, disait l’Italienne en le lui montrant, lorsque le Gascon, qui les avait vus d’un guin d’œil, gonflait sa ceinture et glissait de faiblesse sur les parquets ; regardez, mon fils, le moricaud agonise ; un an, et son ombre elle-même s’effacera.

— À l’affût, sire, disaient au prince ses secrétaires. Courage ! Jouez toujours votre mauvais rôle ; l’heure vient…

Ils l’aidaient chaque soir à se dévêtir. Le héros s’exhalait de sa chrysalide de mailles.

— Il n’est rien de vrai que les images ! chuchota d’Aubigné rêveur. Lorsqu’on posa la couronne sur la tête du nouveau roi, il dit assez haut qu’elle le blessait, et lui coula du front par deux fois comme si elle eût voulu tomber. C’est augural.

— Poète, souriait Henri.

Débarrassé, à l’aise, le Gascon s’asseyait avec ses amis ; et lorsqu’ils n’avaient pas écritures, leurs causeries épuisaient le temps.


Quoique de sujets divers, elles revenaient toutes au même but. La préoccupation de ces trois hommes était la France, sa gloire, sa paix. Le pain des hameaux d’abord, joie universelle. Puis l’industrie, le commerce, les arts des villes, sources de la force, de la richesse et de la pensée nationales ; la vieille question du bonheur humain, un rêve qu’ils débattaient dans la solitude, à voix nerveuses et prudentes, unis, amicaux, enfants, les mains dans les mains, le roi entre ses deux conseillers, entre un calculateur et un poète : Rosny le futur Sully, et d’Aubigné.

— Parlez l’un après l’autre, disait le Gascon, et que le plus jeune des deux commence ; s’il discourait après, la hardiesse de ses conseils pourrait s’en gâter, et il n’est de franchise que libérée de la gêne. À toi, Rosny.

— Sire, dit le secrétaire, vous connaissez mes moraleries pour les avoir maintes fois baguenaudées, mais je m’y obstine cependant. Je suis le résumé d’une série de générations qui déposèrent en moi leurs mystérieux enseignements, et me firent tel que vous me voyez et me verrez toujours, fidèle au roi (il pensa bien dire au roi que j’ai choisi, mais se tut) et aussi fidèle à ma race. Ma famille se range, par les Coucy, dans l’ancienne Maison d’Autriche, et remonte par les comtes d’Alsace et d’Hasbourg à Ethie Ier, duc d’Allemagne. Malgré ces origines lointaines, nul n’ignore que depuis que la France existe, les miens ont été Français, et par eux je le suis, et vous me verrez à l’œuvre, sire, ou me faudra fendre le jarret ! Mais dans le legs d’idées que me transmirent mes proches, lesquels versèrent leur sang pour la gloire du sol que nous habitons, une part m’en revient de ces personnages du Nord. J’hérite d’une vieille race brutale et libre qui se réunissait autour des plats de bœuf et des pots de bière, et disait franchement ses opinions. J’aime l’indépendance. Je voudrais qu’on reconnût enfin la valeur d’un chacun vis-à-vis du roi et à l’égard de tous, et qu’en guerre comme en paix, comme jadis, les rois ne se pussent passer de l’assentiment de ceux qu’ils commandent. Un homme vaut…

— Je connais tous tes airs de flûte ! rit le Gascon ; un homme vaut un homme, c’est cela que tu allais dire ?

— Oui, balbutia l’enfant.

— Rêve de liberté. Individualisme des anciens Germains, folies !

— J’imagine, dit le secrétaire, le pays composé d’une foule d’hommes puissants et seuls.

— Et moi, dit d’Aubigné reprenant la phrase de Rosny, à votre place, sire, je voudrais à la France un groupe de familles puissantes et seules.

— Le vieux sol des Gaules, rêva le prince : des bandes inquiètes, de petites sociétés rivales les unes des autres, et qui ne s’unissaient qu’aux feux allumés par la main des brenns, lorsque l’étranger menaçait…

— Vous me prenez trop à ras, dit le poète ; non point un amas de petites familles, mais un groupe de provinces qui auraient chacune sa vie propre, et ne voisineraient que des coudes.

— Ce sont grands malheurs de France que tu nous contes là, d’Aubigné. Fédéralisme, c’est-à-dire morcellement, broiement de la patrie, les pouvoirs multipliés, mille seigneurs chefs, exploitation des faibles, rivalités haineuses plus terribles que dans l’orgueilleux système de Rosny, lequel au moins ne considérait que l’homme.

— Un homme ne se suffit pas, bon ; mais une province se soutient elle-même.

— Ni un homme ni une province ! s’impatienta le Gascon. Et puisqu’il faut faire ici ma partie, j’en vais dire enfin ma râtelée. L’arrosoir !

On lui passa le cruchon. Il but un verre de vin du Lot, rebroussa sa barbe soyeuse contre son grand nez, se leva et dit :

— Je n’ai point à vous convertir ni à démêler vos fumées. Je ne le voudrais point, car je vous sais pour francs hommes, d’opinions sincères et vigoureuses, et m’en remets à l’expérience qui vous fera connaître dans l’avenir qui de nous eut le mauvais jeu. Les divers avis, par surplus, m’ont semblé toujours excellents par la pique amicale dont ils excitaient notre cœur. Restez donc sur vos réflexions, voici les miennes.

Immobile, il toucha les fronts des secrétaires :

— Avant tout, en vous écoutant, m’est venu d’abord à l’esprit que nous représentions à nous trois les races mères dont fut élaborée au commencement de l’histoire l’âme de ce pays-ci. (Il secoua la tête de Rosny) Ce bavard est Allemand. (Le Gascon bourra d’Aubigné) Cet autre est Gaulois.

Après un silence :

— Et moi Latin.

Il sourit.

— Ainsi logé entre « monsieur et madame », je ne me dénouerai pas la hanche à vous bouter hors du lit commun, il est assez grand pour tous : c’est la France elle-même. Chacune de ces trois races a déposé sur le sol le blot d’instincts qu’elle amenait avec elle. Mais il m’apparaît à vous entendre que l’union de ces races n’est point faite encore, et qu’au lieu de simples Français il y a ici…

Au geste des secrétaires, il pressa le sol de sa botte :

— Me laisserez-vous finir ! Vous avez fait chacun le bon bec, c’est à ma salive de mousser ! — Je dis que Rosny vient de parler comme ces soldats farouches du Nord, sans règles ni mesures, et que d’Aubigné nous a servi le prêche d’un druide, l’impossible songe des tribus distinctes. Toi, Rosny, qui parlais de la liberté, du développement de l’homme solitaire, tu veux trop. Toi, d’Aubigné, qui n’exaltes que ta province, tu ne veux pas assez. Mon cœur proclame que vous vous trompez tous les deux, et que d’être né simplement pour soi ou pour sa famille, c’est en bon français être né une bête !

— Le Latin… murmura d’Aubigné.

— Oui, dit le roi qui avait l’oreille fine, je pense et agis comme un Latin : je suis l’homme du Sud, court, trapu, à tête carrée, organisateur et soldat. Ne vous plaignez pas, hommes blonds ! Que firent. ces petits noirauds de leur conquête ? un enchantement national. Ils jardinèrent la forêt gauloise où l’homme seul était viande à loup, ils y voulurent des routes, bâtirent des villes. Plus de dispersion, des centres. Et la province naquit pour s’élever plus tard au rang de nation : cela est l’œuvre du Latin.

— Et l’État ? questionna Rosny.

— L’État aussi est idée latine. L’État, c’est-à-dire pas d’états dans l’État.

— Une volonté, un seul maître, dit le secrétaire tout bas.

Le subtil Gascón vit la répugnance.

— En voilà d’une autre cuvée ! Est-ce done aussi effrayant, un maître ? Le roi en a un qui est son peuple, le peuple en a un qui est son roi. En un couplet n’y a qu’un bon mot, en un pays n’y a qu’un homme ! C’est pour l’avoir oublié que la France est en proie aux querelles. Tu voulais me mettre à cul, Rosny, avec ta question sur l’État. Je n’ai point eu besoin de faire écritures ni de lire des livres pour savoir de quoi l’État souffre  : il n’y a point de chef, ou s’il parle, est discouru par les autres et ne fait rien de bon !

Emporté de long en large, rêveur, par phrases nettes, rigoureuses, il fit le procès de l’époque :

— Les troupes dures au peuple, — les gouverneurs de provinces libres d’abuser, — les commissaires de l’impôt vendus, — cet impôt accidentel, sans force, démoralisation des privilèges, — multiplication, désordre, égoïsme, faiblesse des nombreux États, les municipalités tyranniques, deux cents législations différentes, — les bénéfices donnés à tort et à travers, — les cabales, les partis, les mécontents, — la vie voluptueuse des nobles, les cadets trop pauvres turbulents, les déclassés,

Un arrêt. Le roi soupira :

— … et la misère des paysans.

— Le remède ? fit d’Aubigné.

Une flamme rougit l’œil du roi. Il eut l’air d’un paysan-apôtre :

— Unitė.

Mais une fois le mot dit, preste, il le corrigea.

— Exemple : Du temps que je faisais médecine, j’étudiai dans l’œuf le magnifique rôle du cœur, qui est de s’empresser aveuglément à la circulation des atomes qui servent à faire un corps en utilisant les matières accumulées dans l’œuf. Ce cœur, malgré qu’il soit le père véritable, n’est point à l’abri pour cela des influences intérieures qui peuvent modifier le rythme et l’énergie de ses battements. Ainsi le roi, ainsi le pays. L’organisme humain montre cette heureuse autonomie dans laquelle la liberté et les fonctions des moindres organes sont subordonnés à l’intérêt de tous les autres, tandis que l’ordre général, dicté par le Cœur, maintient la vie et la prospérité de chacun. (Il haussa l’épaule) Le provincialisme d’Agrippa serait ainsi satisfait.

Les trois hommes rêvèrent.

— C’est peut-être là un remède, dit d’Aubigné, et si vous étiez roi de France un jour…

Ce mot fut une explosion dans le silence.


— Ah ! rugit le Pyrénéen, voilà le fameux mot prononcé ! Je l’attendais !… Eh bien, oui ! rien n’est dangereux ! Un désespéré vaut cent braves ! On doit faire éclat tout d’un coup, et j’ai l’âme qu’il faut pour exécuter ! (Il releva sa barbe du poing). Je ne sais qui me retient de fuir cette cour où je grince des dents d’inaction forcée, pour m’aller remettre en Béarn à la tête de mes Gascons, et jeter hors de France ce roi caduc qui nous est venu de Pologne et s’habille en femme, ainsi que sa séquelle de petits badins de salons, glorieux comme des pets, qui n’ont égards pour personne ! (Il reprit haleine comme un buffle). Si l’idée m’en prend un matin, camarades, je défie à feu et à sang qu’on m’en fasse écarter d’un pouce ! (Il frappa son cœur). Le moyen d’agir, je l’ai là ! Avec mes capitaines, lieutenants, sergents, caporaux et lancepassades, je remettrai l’ordre, et ferai taire les raisonneurs qui n’ont que brailleries au ventre ! En l’obéissance on voit la vertu, Que veut notre patrie vertueuse ? Obéir. Que demande-t-elle pour obéir ? Un homme à son image et qui soit à lui seul aussi fort qu’elle tout entière. Or, avec le droit sur ma selle et mes mangeurs d’ail à l’entour, je puis être demain cet homme-là ! D’Albret et la Reine qui s’y connaissaient m’ont taillé sur le patron-peuple je lui ressemble, je parle ses gaillards mots. Qu’il me voie monter à cheval, le pays saisira la bride et je n’aurai plus qu’à marcher, lui et moi sommes frères ! (Il s’échauffait par grands gestes). Une fois devenu l’État, que ferai-je ? N’est pas grand docteur qui devine. J’époussèterai l’Espagne à coups de canon, et j’unifierai après ce pays-ci. Grouper, lier. Tenir ce qu’on a lié d’une d’une main forte. Une seule loi. Si la gauche du pays chancelle, j’équilibre ; si la droite se plaint, j’accours. Dominant chacun, je dispense mieux. Ah ! vous vouliez un État nouveau, mais l’ar, moire sent toujours la pomme : on aura beau dire: la France est femme, lui faut un galant qu’elle aime, et n’a que faire de vos trop lourdes libertés. Du pain dans sa huche, un amour au cœur, des armes pour les défendre, voilà sa vie. (Il se calmait peu à peu) Problèmes, rêves, idées : philosophicailles que cela, abstractions chimériformes, du vent ! Faire de la politique m’a toujours semblé vaniteux, c’est gratter un quintal de marbre avec ses ongles. Au lieu de tant tournoyer, pourquoi ne pas aller au droit but, qui est de faire moudre les moulins ? Vivre ! crie la France, vivre en paix ; éteindre mes querelles religieuses, me débarrasser de la gale dont me rongent cent mille maîtres, n’en respecter qu’un : être une dans un. N’entendez-vous point par cela qu’elle veut demeurer latine, et que j’ai raison contre vous qui pensez et parlez comme des Germains et Gaulois ? Assez. Il me suffit de croire qu’à la besogne vous me soutiendrez de vos peines. Je n’ai jamais eu manque de hardiesse, et vous en faudra, compagnons. Après le jour mortel viendra le jour du triomphe : ce sera le jour de la paix. Je ferai alors comme Robin à la noce, du mieux que je pourrai ; et j’espère qu’avec vos conseils nous amènerons sur la France un temps de demoiselle : ni brouillards, ni vents, ni grésils. — Tous les diables ! Ma langue ! J’ai parlé comme une poissonnière du Petit-Pont !


Il s’assit. Sa figure animée redevint morne. — Faut s’aller coucher, dit-il au bout d’un instant.

Restés seuls, les jeunes gens émus tombèrent dans les bras l’un de l’autre.

— Enfin ! murmura Rosny, la grande aventure va commencer, je crois qu’il nous faut faire nos bagages.

— Les miens sont prêts, dit d’Aubigné.