Le Roi/Le Capitaine VIII

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Le Roi (1900)
Flammarion (p. 198-206).

VIII


Henri, énergiquement, établit sa troupe en cinq escadrons, et la déploya.

À gauche, les deux cents cuirassés du comte de Soissons sur trois rangs. Au sommet d’une côte appelée Loupsil, la « Cornette Blanche » sur six rangs de cinquante chevaux. Quelques pas en arrière, la bande de Condé, de même force. Deux cents cavaliers gascons de Turenne, plus deux cents chevau-légers de La Trémouille ; et entre ces escadrons, les arquebusiers à cheval de Vignolles qui devaient servir d’enfants perdus. Cela fait, les trois régiments d’arrière-garde se placèrent aux ailes de la cavalerie.

— L’Etrier ! commanda le roi.

Cette troupe était de son invention. Chacune des escadres, pour « garnir ses étriers », devait avoir auprès d’elle vingt-cinq bons tireurs, pour le cas où les lances ne suffiraient plus. Sacrifiés aux chevaux, ces hommes devaient attendre la charge, tirer à cinq pas seulement, « dans l’œil », et n’avaient que très peu d’espoir de sauver leur vie. Après un ban de tambourins, M. d’Aubeterre, qui avait mission de porter les ordres, cria aux troupes :

— Que les braves et bonnes gens qui désirent. faire l’ « Etrier » sortent de leurs compagnies, s’avancent avec leurs mousquets, honnêtes charges de poudre et de balles, et munis d’affilés couteaux. D’ordre du roi : double part du butin, après la bataille, leur sera servie. Tambourins, un ban !

Quatre cents hommes s’approchèrent. C’était ainsi chaque fois, il y en avait trop du double. Les capitaines des compagnies, accourus, choisirent les meilleurs tireurs, cent cinquante ; et on les disposa, par groupes de vingt-cinq, entre les haies de gens d’armes. Les autres, grommelants, retournèrent à leurs bataillons.

Il était huit heures et la demie.

Aussitôt ses troupes rangées, le Gascon parut sur un tertre. Là, rêveur, comme il inspectait l’infanterie composée de gens de labour dont la masse voûtait en bas, humblement, ses deux mille épaules paysannes, il pensa soudain qu’il ne devait rien omettre avant coup ; et du haut de cette colline qui faisait du roi, dans le ciel, un fabuleux fantôme équestre, le sceptique de la Saint-Barthélemy, élevant la main, ordonna pour lors la prière.

Ce faisant, on le vit lui-même qui laissait son cheval, baissait le front. Les quatre mille hommes se mirent à genoux, avec leurs armes ; et non pas en latin, mais en bonne poésie française qui est la langue de la Force, dans un hurlement formidable, rauque et rythmé, comme une tempête aux larges cadences, les quatre mille hommes entonnèrent un sombre cantique, les beaux vers de Clément Marot !


Entendez le son de ces psaumes, dit au loin Joyeuse : voilà des trembleurs à moitié battus.

N’en croyez rien, monsieur, lui dit Lavardin ; les soldats du roi de Navarre font les pieux chevaliers, mais l’action venue, vous les verrez diables et tigres.


Il était neuf heures.

Pour la dernière fois, vivement, le Gascon étudia l’ennemi. Douze cents gens d’armes, près de Joyeuse, étaient formés sur trois rangs, en habits de parade, « empanachés de plumes de couleurs et armés de lances chevaleresques à banderole ». L’infanterie brillait à leurs ailes : à droite, deux mille arquebusiers ; à gauche, deux mille huit cents. Deux seuls canons. L’avant-garde, disposée de ce côté-là, comptait quatre cents lances et six cornettes de cavalerie légère. Les deux uniques pièces de cette masse furent un éclair pour le roi ; il bondit à ses artilleurs :

— Rosny ! Clermont-Gallerande ! Bois du Lys ! à vous !

Alertes, tous trois pointèrent. L’armée leva ses quatre mille têtes, pour voir… Trois cris de bronze retentirent ; une puissante fumée roula, et on aperçut dans les bataillons de Joyeuse trois passages clairs et profonds, déserts comme rues d’Afrique à midi. Un second feu ! cria le roi. Trois autres volées portèrent le nombre à six rues où pouvaient passer les charrettes ; et les suivantes, bientôt, y creusèrent un quartier tragique, de neuf rues vermeilles, que couvrit un tapis vivant de chair rouge.


Là-bas, dans l’armée ennemie, Lavardin criait à Joyeuse :

Monsieur ! Vous laisserez-vous détruire de pied coi ? il faut jouer !

Attaquons, Beaumanoir !

Et l’armée partit.


Cette charge de l’avant-garde qui emmenait avec elle une foule énorme de chevau-légers et d’Albanais soutenus de quatre cents lances accourut au roi de Navarre, culbuta les enfants perdus de Vignolles, fendit sous le grand train de sa galopade furieuse les escadrons de La Trémouille, et ne put s’arrêter, pantelante, qu’au bourg de Coutras, au milieu du parc à bagages. Le Gascon qui avait pâli remarqua que les Albanais, comme à Fornoue, se mettaient à piller les morts sans plus songer à la lutte ; un terrible rire méprisant rebroussa sa barbe.

— Salignac et Parabère ! hurla-t-il, alerte ! veillez vos arquebusiers !

La double masse ennemie s’avança contre la Garenne, hérissée d’airain ; on eût dit deux forêts en marche. Ces tumultueux bataillons, gigantesques, s’agrippant à ceux de Navarre, pénétrèrent le brasier gascon, s’y rôtirent. Le nombre, avait dit le roi, ne tient pas contre la vaillance. Le fourmillement dura un quart d’heure. Dans la nue épaisse envolée du feu on n’entendit rien qu’un grand râle, ensuite on n’entendit rien.

Les deux escadrons du roi et de Condé attendaient toujours.

— Hommes d’armes ! s’écria Joyeuse désespéré, suivez-moi !

Les douze cents chevaux s’ébranlèrent. En voyant accourir à lui, comme un monstre, cette charge poilue de lances, le roi, par-dessus l’épaule, regarda Soissons et Condé :

— Parents, n’oubliez pas que nous sommes du même sang ; je suis votre aîné.

Les cousins tranquilles saluèrent :

— Nous nous montrerons bons cadets.

C’est alors qu’entendant le galop de fer s’approcher, actifs et attentifs, tels qu’aux champs, sans une émotion, sans une faute, les fameux soldats de l’  « Etrier », encadrant les lances, firent leur mortelle manœuvre : ils plaquèrent la main droite à l’arme, saisirent leur mèche allumée, la soufflèrent jusqu’au charbon, l’engagèrent dans le serpentin fermement. (La charge accourait). Au bout de quelques secondes, tout à coup, on vit leurs premiers rangs s’abattre, la poitrine à terre ; les seconds se placer à genoux — le terrain sonore qui trépidait sous leurs os les étonna. À ce moment, leurs mousquets formaient deux étages. Contre les troisièmes qui penchaient leur col, les quatrièmes rangs un peu à droite s’effacèrent pour laisser viser les derniers. Puis, aucun mot. Tout se figea. Quand la charge fut à vingt pas d’eux, ils mirent la crosse au sein. Lorsqu’elle fut à douze, ils semblèrent, tant le sol trembla, piétiner sur place. À six pas, les caporaux dirent : « Tirez. » À trois pas, cinq cents hommes tombèrent. Et la bourrasque d’airain passa sur eux.

— Charge ! hurlèrent les trois Bourbons, accostez !

Les escadres muettes, à ce cri, pour venger ceux de l’ « Etrier », s’animèrent sinistrement comme des métaux à la forge. Leurs chevaux bardés, tout pesants de bronze, reçurent l’effroyable vague et y disparurent pour réapparaître, droits, tels que des rochers hennissants. Cette charge arrêtée, commença le dur corps à corps : « Pièce à pièce ! » mugit le roi. Lui-même, tournoyant l’épée à deux mains, se mit à battre. Du fouillis des lances, Saint-Sauveur qui le surveillait lui lança un coup. « Yam ! rit le Gascon, tu peux dire ton In manus. » Et cabré en selle, d’une balle de pistolet lui perça boyaux jusque près de l’autre côté. « Gardez-vous ! lui criaient des voix, on tire ! » Tourné sur les arquébuses, il bondit auprès, empoigna soudain leurs canons comme une gerbe d’épis tintants, de quoi l’heure était bien sonnée, car ils firent feu dans ses bras. Plusieurs de la « Cornette », trente jeunes cadets sans poil le voyant ruer au plus chaud s’élancèrent parmi les balles pour en faire ôter le Gascon ; Gallerande le prit par le faux du corps : « Arrière ! sire, vous courez danger ; ne voyez-vous pas qu’on vous guette ! » Le roi passa outre : « À quartier, messieurs ! (Un sang d’enthousiasme lui monta au front, son épée parut un éclair) Ne m’ollusquez pas, je veux paraître aujourd’hui ! » Tête nue, les armes faussées, il clamait au travers des glaives « Gascogne ! Provence ! Auvergne ! À toutes mains ! Sus aux ennemis du bon peuple ! Y en a-t-il parmi vous qu’on n’ait point nourris pour mourir ! En avant ! Action ! » Moissonnante, autour de son cheval, sa main gauche à travers la presse enfonçait de larges poignardades cependant que de l’autre poing son grand fer abattait les piques, broyait les morions, les têtes sous les morions, les vertèbres sous les crânes et les lourds chevaux sous les hommes. N’osant l’écarter, cent des siens le suivirent, leurs cent lames tendues en l’air, protectrices de celle du roi qui frappait seule. On s’écartait devant lui : cet incandescent visage au sourire rouge épouvanta la bataille qu’un mystérieux prodige ralentissait par ailleurs. C’est en vain, attaquant sans cesse, que le roi en chercha la cause. D’insolites vides, devant lui, creusaient les rangs ; des montures tombaient ; leurs cavaliers glissaient, raides ; et la terre à son tour exhalait la mort. C’étaient les survivants de l’  « Etrier », larves et couleuvres issues des cadavres, qui tranchaient les jarrets aux chevaux, massacraient les hommes. L’un d’eux, en avant des autres, malgré les cent mille écus de la rançon de Joyeuse, le frappa d’un coup de pistole qui lui émietta le garde-reins et perça son cœur. À cette nouvelle l’ennemi s’enfuit. Deux montagnes de fer girent funèbrement à Loupsil et à Aunebeau. Pour contraindre la fureur des troupes, le roi fit sonner à son étendard ; et triste de visage, souillé de son propre sang, inspecta ses bandes victorieuses « en donnant des regrets aux morts. »



Sire, lui vint dire Rosny, quelques-uns des hommes de l’  « Étrier » qui vous forcèrent la victoire n’ont point voulu de la double part que vous leur aviez fait promettre.

Étonné, le roi fit venir ceux-là.

Des cent cinquante, trente-huit restaient. Sur ces trente-huit, quinze qui étaient du même pays avaient refusé l’argent. C’étaient des Auvergnats aux faces carrées, aux yeux simples.

— Pourquoi n’avez-vous point accepté votre double part ? Vous êtes d’une nation économe…

Grande gêne, tous les yeux à terre.

— Puisque ce n’est pas l’envie de l’argent qui vous fit sortir de vos bataillons lorsque j’appelai ceux de bonne volonté, parlez, gens d’Auvergne, il n’y a plus de roi devant vous, mais un ami.

-… la Saint-Luc avant-hier, murmura un homme, les semailles, sire…

Etranges paroles. Le roi regarda le soldat ; il s’essuyait le sang du visage et souriait.

— Explique, compagnon. Pour vous être dévoués si bien à l’armée, il faut, je le redis, qu’une cause noble vous ait tous piqués sur le point d’honneur… Laquelle ?

Il sembla au roi qu’un rais de lumière, aérien, s’envolait de ces yeux candides et joignait le cœur de chacun, par le souvenir, à son modeste hameau ; et l’homme, souriant toujours, balbutia ; — Sire, c’était la fête dans nos villages.

À ces mots, qui n’avaient pour eux aucun sens, les gentilshommes chuchotèrent, mais le roi debout imposa silence. Avant de congédier ces soldats, il toucha l’épaule de chacun, familièrement, d’une caresse qui les enchantait ; — et lui seul, roi-paysan, comprit ces exilés des fermes qui, d’instinct, pendant que leurs familles, là-bas, autour des feux de chenevottes, s’égayaient en mangeant la poule, avaient à leur manière célébré la fête natale, s’étaient distingués au combat dans la naïve croyance que les vieilles et les petits, à travers l’espace, les reconnaissaient et les acclamaient, et qui, tous, orgueilleux seulement d’avoir une bataille à dire aux veillées, n’avaient point voulu de leur double part en argent, parce qu’ils avaient eu leur part de réjouissance, c’est-à-dire leur part de gloire… c’est-à-dire leur part de mort.