Le Roi/Le Roi VI

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Le Roi (1900)
Flammarion (p. 287-295).

VI


La troupe navarraise marchant dans l’ordre qu’elle devait garder à la bataille, selon cette théorie particulière au roi qu’  « il était plus avantageux de faire combattre la cavalerie en escadron qu’en haie », arriva le 13 mars 1590, à dix heures du matin, dans la plaine circulaire d’Ivry. Le Gascon l’ordonna en sept escadres flanquées de toute l’infanterie, et faisant l’office de « sergent de bataille », harassa trois chevaux à son inspection minutieuse.

Le maréchal de Biron, chef de l’aile droite, commandait aux trois cents reîtres de Schomberg, au bataillon de piquiers suisses de Clary encadré par le régiment de Termes, aux deux cent cinquante gendarmes de Biron et au bataillon de Balthazar protégés par le régiment de Saint-Jean.

Le duc de Montpensier menait l’avant-garde : aile gauche, comprenant les deux cents gendarmes du maréchal d’Aumont mêlés à deux cents. gentilshommes normands augmentés des régiments de Brigneux et d’Argenton.

MM. de Saint-Denis, de Vignoles et de Parabère fournissaient en avant des ailes deux bataillons de piquiers et d’arquebusiers qui devaient courir en « enfants perdus », et à droite de M. de la Guiche, Maître de l’artillerie, les quatre cents chevaux du comte d’Auvergne et du baron de Givry formaient deux grandes troupes qui devaient garder les canons.

Le roi s’était réservé le centre, une formidable escadre de six cents chevaux servie à droite par les gardes-françaises, à gauche par le bataillon suisse de Galaty, soutenue en arrière par les deux compagnies à cheval des arquebusiers de Rosny, et éclairée en avant par l’escadre cents cuirasses du baron de Biron.


Ces six cents Chevau-légers, sur six rangs, portaient en main une javeline de cinq pieds et demi, la bandoulière à l’épaule, le pistolet, et rien de plus. Au long de leurs combats, ces hommes avaient abandonné une à une les armes empêchantes : bourguignotes, casques pesants, dures épaulières fort mal aisées pour se mouvoir, et n’avaient comme défensive qu’un plastron de buffle à l’épreuve, avec simple toile derrière, marquant en cela qu’il est inutile aux braves de « garder leur dos », lequel ne doit point tourner à l’ennemi. On disait de leur bande : petit et bon. Hautains, jamais oisifs, n’ayant jamais su s’il était midi ou huit heures, l’air buté à tout sauf au roi, vertueux par-dessus l’épaule, sobres, les jambes d’une raide venue, le poing fait au maillet, le sang aux ongles et voyant d’un œil plus que de deux, ils apparaissaient sur leurs chevaux le vivant engin de la mort. Un détail de toilette, unique, désignait leur race, indiquait un frisson, un rêve, le point d’argile de ces blocs. En travers des plastrons, chacun à la couleur d’une Dame, de multicolores satins bouffaient sur leurs imployables thorax écharpes turquoise, zinzolin, orange, bleu-mourant, paille, écarlate, gris d’été, souci, ceil-de-nonne, argent, lin, perle, céladon. Fermes sur leurs bêtes nues qui n’avaient ni bardes ni chanfreins, ils montraient dans leurs rangs les divers types militaires, depuis l’adolescent cadet, échappé de manoir, à la dent plus longue que la moustache, jusqu’au vieux soudard d’Italie ; mais, anciens ou nouveaux, riches ou affamés, ardents ou moroses, qu’ils eussent coquette barbe « à la balayeuse » peignée en l’air, ou toute grise « à la savetière » qui ne croit que par les rivets, une vie commune, la même direction et discipline, cent assauts sous un chef et le compagnonnage du danger les faisaient magnifiquement reconnaître au milieu des autres : cette troupe de six cents hommes, arme du roi et fleur des batailles, était la Noblesse Française, la Cornette Blanche.

— Vous avez fort belle tenue, messieurs, dit le roi en les parcourant.

Il admira les écharpes dont les teintes vives ou mortes s’empressaient sur le cœur usé des vieillards comme au sein bondissant des jeunes, et sourit.

— Monsieur de Pouydraguin, dit-il, faites-moi l’honneur, je vous prie, de porter ma plus chère souvenue à la baronne.

À son passage, muet, chacun s’inclinait en selle ; il levait un peu son chapeau.

— Mettez-moi aux pieds de votre mère, monsieur d’Urgosse. Et vous, monsieur de Vielcapet, votre femme veut-elle toujours entrer en religion ?

— Hélas…

— N’est homme ni dame où n’y ait un si ; entreprenez-la au retour et faites-lui enfants, elle oubliera le ciel. — Comte d’Etchebar, je lis sur votre écharpe la devise des Faudoas, vous aimez leur fille, paraît-il ; morbieu ! je la connais bien, faudra l’épouser après nos batailles, c’est une belle marque de maison qu’une belle femme ! — Monsieur de Tuzagnet, monsieur de Castres (il les désignait en les saluant), monsieur de Maulichères, Chevalier d’Herrebouc, monsieur d’Armentules, je vois des noms sur vos poitrines qui me remémorent vos amoureuses. (D’un rang à l’autre, il les flattait tous) Marquis de Cazaril qui aimez encore à soixante-cinq ans, votre Dame du fond du cœur m’est connue, n’y a qu’elle pour porter atours. (Il salua un voisin plus vieux) Tête folle ne blanchit jamais ! Monsieur de Peysurdax, voici à votre écharpe un certain petit nom qui m’assure de votre goût. — Jeune comte de Rhodes, Apollon du camp, je n’ignore point où s’est posé votre amour, sur le sein de la plus mignote pucelette, églantier à peine verdi dont je tairai le nom aux jaloux. — Il termina la revue, parlant à chacun, riant et devisant sur les broderies des écharpes, saluant les vieux et pignant le nez aux plus jeunes, dévisagé par tous, en silence, d’un terrible regard d’adoration absolue. Soudain, des voix retentirent.

Une foule d’officiers se portait à l’entrée du camp. Le roi les vit ôter leurs chapeaux, faire mille cérémonies, virvoustes et saluades à la mode des gens de bien ; et comme il s’approchait à son tour, un gracieux visage par-dessus les autres lui sourit.

C’était madame de Gramont.

En robe blanche aux filures d’incarnadin, une gaze à la Romaine sur ses cheveux poudrés à l’iris, serrée dans une vertugale bouffante, un cerceau de linon à chaque épaule — deux ailes, — on eût dit qu’amenée au camp par une brise, ce souffle allait la ressaisir pour la rendre aux cieux d’où sa grâce semblait venue. Après le baise-mains, le Gascon, lui tenant le doigt, conduisit sa Dame à la ferme où était pour lors son logis. L’armée empressée suivait la Maîtresse et respirait son parfum simple et pur comme la fleur même ; elle le sentit, rougit, et en fut heureuse. Lorsqu’elle passa près des piquiers, quelques capitaines chenus, vieillards aux façons courtoises, firent battre les tambourins et plièrent le genou gauche. Elle marchait « à la colombine », balançant les jupes d’avant arrière, et levait sa robe par le bout, un peu, découvrant très gentillement une première cotte d’orangé, une autre à fleurettes vertes, une troisième couleur d’ormus, et l’ajustement d’un pied fin tendu de soie grise dans le plus petitot soulier qui eût fait plut pfut sur la terre. Autour d’elle les cœurs grillaient.

— Par saint Jacques la belle femme ! dirent de grogneux mestres de camp, le roi ne lui parlera pas latin cette nuit :

Pendant que l’armée apprêtait ses armes pour le grand et proche combat, les deux amoureux, clos dans leur ferme, répétaient la chanson connue où « couplet et refrain marchent tout ensemble », Mais après avoir fait caresses, sucé l’aile d’un canard jeunet cuit à la dodine et bu d’un vin vieux l’épaisseur de l’ongle, la maîtresse comprit qu’il fallait parler.

— Sire, dit-elle en se levant, je vois bien sous vos galantises, et malgré vos airs de muguet, que vous en avez contre ma personne depuis la glorieuse nuit (le roi devint triste) où je fis à notre amour l’héroïque litière de vos drapeaux de Coutras. Vou sm’en gardez toujours noise, et ne m’embrassez depuis qu’avec vos grosses dents (sa voix s’altéra), ce dont je peine et pâtis, car l’affection n’existe que main en main, et de bon compère à commère. (Elle se mit à genoux) Voyez et recon naissez mon cœur, sire ; je viens pour partager le plus dur, tracas et travaux, et jouir en mon secret de vos gloires. On dit que vous allez combattre dans peu (demain, fit le roi) ; eh bien ! s’écria madame de Gramont, je vous demande comme le plus grand bonheur qui me puisse venir de vous d’ordonner qu’on me laisse un coin dans la troupe de vos gentilshommes, au milieu de cette Cornette dont on dit partout les merveilles ; je m’y comporterai, sire, comme ceux de la maison de Gramont qui vivaient à cheval plus qu’à table et gardèrent toute leur vie leur habillement de loyauté. Pesez, sire, et veuillez répondre.

Le roi souriant la releva.

— J’aime ces résolutions ! cria-til. Y avait en l’antiquité d’accortes amazones qu’il m’eût plu à mener combattre, mais tous ces beaux temps sont finis. Vous seriez âprement déchirée des glaives.…

— Nani ! Et quand cela serait, je mourrai debout à vos côtés !

— Vous passez la neige en blancheur, un coup plein de poudre noircirait ces lis du visage.

Elle se jeta dans ses bras. Vaincu, il aceorda tout au baiser.

— Mais vous ne pouvez me suivre ainsi, dit-il, en vertugadin et dentelles de grand gala.

— Faites-moi donner l’armement, sire, la tête qui porte un pareil amour peut se coiffer de fer sans fatigue, et mon cœur plein de vous soutiendra fort bien la cuirasse.


Rendu par cet héroïque enjonement, le roi fit appeler le jeune comte de Rhodes, porte-cornette, qui avait la taille de sa maîtresse, et lui demanda sil avait un double armement. Le comte en apporta un qui lui arrivait d’Italie ; et Corisande de Gramont, qu’une fièvre enthousiasmait, s’écarta dans sa chambre où les filles de son service l’habillèrent. Lorsqu’elle revint, le roi la regarda longuement. Était-ce là sa maîtresse ? Un mince officier se tenait debout devant lui, casque en tête, l’épée au flanc, ceint d’une cuirasse que le feu des bougies allumait d’ardentes étincelles. Cet inconnu s’agenouilla, respectueux, pour baiser la grande main royale, mais le Gascon l’arrèta : « Non, dit-il, car comment vous appellerai-je pour vous faire lever d’ici ? vous voilà maintenant quasi-homme. » Immobile devant cette grâce en armes et sans sexe, il se rappela l’ « Ordène » de jadis, et dégaina : « Pour votre candeur en maints eôtés enfantine, je vous nomme page. » Il n’avait qu’étendu la main, il la lui donna tout à fait : « J’élève ce page à la dignité d’écuyer puisqu’il veut combattre et qu’il en est digne. » L’amant, alors, prit les deux éperons, et redit la formule ancienne : « Qu’ils vous servent à presser vos chevaux. » Il saisit l’épée de Corisande : « Je vous en pare pour défendre le bien français, empêcher les pauvres d’être malmenés par les riches, les faibles d’être opprimés par les forts. » Et brandissant enfin son épée d’Arques dont il effleura au cou sa maîtresse : « Madame de Gramont, s’écria-t-il d’une voix forte, je vous fais ce soir chevalier ; relevez la tête, et embrassons-nous comme deux hommes ! »

Ils s’élancèrent, émus : lui à la pensée de la voir combattre le lendemain, elle par ce nouveau titre qui la tirait de l’ombre, sanctifiait sa confusion et la replaçait dès lors, non comme maîtresse, mais en soldat, aux côtés de son rude amant. Minute mélancolique ; entre leurs cœurs joints, séparés par une simple feuille de métal, madame de Gramont ne vit pas qu’une séparation commençait, et n’entendit pas l’éternel adieu qu’échangeaient ces cœurs, rapprochés une dernière fois, chuchotants, comme s’ils savaient qu’ils ne battraient plus l’un vers l’autre et que c’était fini, à jamais fini. La brisure s’était faite, sourde, tout d’un coup ; le Gascon en eut seul l’avertissement. Comme il regardait par la porte ouverte la chambre où sa mie s’était dévêtue, il vit avec douleur les trois robes, les jupons brodés, l’intime chemisette, blanche et floconneuse. Ces atours parfumés, de couleurs tendres, gisaient comme les pétales tombés d’un vase, la rose était morte ; — et devinant qu’il n’étreignait plus qu’un soldat, ses mains retombèrent.