Le Roi Lear/Traduction Hugo, 1872/Scène I
Scène I.
Je croyais le roi plus favorable au duc d’Albany qu’au duc de Cornouailles.
C’est ce qui nous avait toujours semblé ; mais à présent, dans le partage du royaume, rien n’indique lequel des ducs il apprécie le plus : car les portions se balancent si également que le scrupule même ne saurait faire un choix entre l’une et l’autre.
N’est-ce pas là votre fils, milord ?
Son éducation, messire, a été à ma charge. J’ai si souvent rougi de le reconnaître que maintenant j’y suis bronzé.
Je ne puis concevoir…
C’est ce que put, messire, la mère de ce jeune gaillard : si bien qu’elle vit son ventre s’arrondir, et que, ma foi, messire, elle eut un fils en son berceau avant d’avoir un mari dans son lit… Flairez-vous la faute ?
Je ne puis regretter une faute dont le fruit est si beau.
Mais j’ai aussi, messire, de l’aveu de la loi, un fils quelque peu plus âgé que celui-ci, qui pourtant ne m’est pas plus cher. Bien que ce chenapan soit venu au monde, un peu impudemment, avant d’être appelé, sa mère n’en était pas moins belle : il y eut grande liesse à le faire, et il faut bien reconnaître ce fils de putain… Edmond, connaissez-vous ce noble gentilhomme ?
Non, milord.
Milord de Kent. Saluez-le désormais comme mon honorable ami.
Mes services à Votre Seigneurie !
Je suis tenu de vous aimer, et je demande à vous connaître plus particulièrement.
Messire, je m’étudierai à mériter cette distinction.
Il a été neuf ans hors du pays, et il va en partir de nouveau… Le roi vient.
Glocester, veuillez accompagner les seigneurs de France et de Bourgogne.
J’obéis, mon suzerain.
— Nous, cependant, nous allons révéler nos plus mystérieuses intentions… — Qu’on me donne la carte !
Sachez que nous avons divisé en — trois parts notre royaume, et que c’est notre intention formelle — de soustraire notre vieillesse aux soins et aux affaires — pour en charger de plus jeunes forces, tandis que — nous nous traînerons sans encombre vers la mort… Cornouailles, notre fils, — et vous, Albany, notre fils également dévoué, — nous avons à cette heure la ferme volonté de régler publiquement — la dotation de nos filles, pour prévenir dès à présent — tout débat futur(19). Quant aux princes de France et de Bourgogne, — ces grands rivaux qui, pour obtenir l’amour de notre plus jeune fille, — ont prolongé à notre cour leur séjour galant, — ils obtiendront réponse ici même… Parlez, mes filles : — en ce moment où nous voulons renoncer au pouvoir, — aux revenus du territoire comme aux soins de l’État, — faites-nous savoir qui de vous nous aime le plus, — afin que notre libéralité s’exerce le plus largement — là où le mérite l’aura le mieux provoquée… Goneril, — notre aînée, parle la première.
Moi, sire, — je vous aime plus que les mots n’en peuvent donner — idée, plus chèrement que la vue, l’espace et la liberté, — de préférence à tout ce qui est précieux, riche ou rare, — non moins que la vie avec la grâce, la santé, la beauté et l’honneur, — du plus grand amour qu’enfant ait jamais ressenti ou père inspiré, — d’un amour qui rend le souffle misérable et la voix impuissante ; — je vous aime au-delà de toute mesure.
— Que pourra faire Cordélia ? Aimer, et se taire.
— Tu vois, de cette ligne à celle-ci, tout ce domaine, — couvert de forêts ombreuses et de riches campagnes, — (20) de rivières plantureuses et de vastes prairies : — nous t’en faisons la dame. Que tes enfants et les enfants d’Albany — le possèdent à perpétuité… Que dit notre seconde fille, — notre chère Régane, la femme de Cornouailles ?… Parle.
— Je suis faite du même métal que ma sœur, — et je m’estime à sa valeur. En toute sincérité — je reconnais qu’elle exprime les sentiments mêmes de mon amour ; — seulement, elle ne va pas assez loin : car je me déclare — l’ennemie de toutes les joies — contenues dans la sphère la plus exquise de la sensation, — et je ne trouve de félicité — que dans l’amour de Votre Chère Altesse.
C’est le cas de dire : Pauvre Cordélia ! — Et pourtant non, car, j’en suis bien sûre, je suis plus riche — d’amour que de paroles !
— À toi et aux tiens, en apanage héréditaire, — revient cet ample tiers de notre beau royaume, — égal en étendue, en valeur et en agrément — à la portion de Goneril.
À votre tour, ô notre joie, — la dernière, mais non la moindre ! Vous — dont le vin de France et le lait de Bourgogne — se disputent la jeune prédilection(21), parlez : que pouvez-vous dire pour obtenir — une part plus opulente que celle de vos sœurs ?
Rien, monseigneur.
Rien ?
Rien.
— De rien rien ne peut venir : parlez encore.
— Malheureuse que je suis, je ne puis soulever — mon cœur jusqu’à mes lèvres. J’aime Votre Majesté — comme je le dois, ni plus ni moins.
— Allons, allons, Cordélia ! Réformez un peu votre réponse, — de peur qu’elle ne nuise à votre fortune.
Mon bon seigneur, — vous m’avez mise au monde, vous m’avez élevée, vous m’avez aimée ; moi, — je vous rends en retour les devoirs auxquels je suis tenue, — je vous obéis, vous aime et vous vénère. — Pourquoi mes sœurs ont-elles des maris, si, comme elles le disent, — elles n’aiment que vous ? Peut-être, au jour de mes noces, — l’époux dont la main recevra ma foi emportera-t-il avec lui — une moitié de mon amour, de ma sollicitude et de mon dévouement ; — assurément je ne me marierai pas comme mes sœurs, — pour n’aimer que mon père.
— Mais parles-tu du fond du cœur ?
Oui, mon bon seigneur.
— Si jeune, et si peu tendre !
Si jeune, monseigneur, et si sincère !
— Soit !… Eh bien, que ta sincérité soit ta dot ! — Car, par le rayonnement sacré du soleil, — par les mystères d’Hécate et de la nuit, — par toutes les influences des astres — qui nous font exister et cesser d’être, — j’abjure à ton égard toute ma sollicitude paternelle, — toutes les relations et tous les droits du sang ; — je te déclare étrangère à mon cœur et à moi — dès ce moment, pour toujours. Le Scythe barbare, — l’homme qui dévore ses enfants — pour assouvir son appétit, trouvera dans mon cœur — autant de charité, de pitié et de sympathie — que toi, ma ci-devant fille !
Mon bon suzerain…
Silence, Kent ! — Ne vous mettez pas entre le dragon et sa fureur. — C’est elle que j’aimais le plus, et je pensais confier mon repos — à la tutelle de sa tendresse… Arrière ! hors de ma vue !… — Puisse la tombe me refuser sa paix, si je ne lui retire ici — le cœur de son père !… Appelez le Français !… M’obéit-on ?… — Appelez le Bourguignon !… Cornouailles, Albany, — grossissez de ce tiers la dot de mes deux filles : — que l’orgueil, qu’elle appelle franchise, suffise à la marier. — Je vous investis en commun de mon pouvoir, — de ma prééminence et des vastes attributs — qui escortent la majesté. Nous-même, — avec cent chevaliers que nous nous réservons — et qui seront entretenus à vos frais, nous ferons — alternativement chez chacun de vous un séjour mensuel. Nous ne voulons garder — que le nom et les titres d’un roi. — L’autorité, — le revenu, le gouvernement des affaires, — je vous abandonne tout cela, fils bien-aimés : pour gage, — voici la couronne ; partagez-vous-la !
Royal Lear, — que j’ai toujours honoré comme mon roi, comme mon père, suivi comme mon maître, — et nommé dans mes prières comme mon patron sacré…
— L’arc est bandé et ajusté : évite la flèche.
— Que plutôt elle tombe sur moi, dût son fer envahir — la région de mon cœur ! Que Kent soit discourtois — quand Lear est insensé ! Que prétends-tu, vieillard ? — Crois-tu donc que le devoir ait peur de parler, — quand la puissance cède à la flatterie ? L’honneur est obligé à la franchise, — quand la majesté succombe à la folie. Révoque ton arrêt, — et, par une mûre réflexion, réprime — cette hideuse vivacité. Que ma vie réponde de mon jugement : — la plus jeune de tes filles n’est pas celle qui t’aime le moins : — elle n’annonce pas un cœur vide, la voix grave — qui ne retentit pas en un creux accent !
Kent, sur ta vie, assez !
— Ma vie, je ne l’ai jamais tenue que pour un enjeu — à risquer contre tes ennemis, et je ne crains pas de la perdre, — quand ton salut l’exige.
Hors de ma vue !
— Sois plus clairvoyant, Lear, et laisse-moi rester — le point de mire constant de ton regard.
— Ah ! par Apollon !
Ah ! par Apollon, roi, — tu adjures tes dieux en vain.
Ô vassal ! mécréant !
Cher sire, arrêtez (23).
— Va ! tue ton médecin, et nourris de son salaire — le mal qui te ronge !… Révoque ta donation, — ou, tant que je pourrai arracher un cri de ma gorge, — je te dirai que tu as mal fait.
Écoute-moi, félon ! — Sur ton allégeance, écoute-moi ! — Puisque tu as tenté de nous faire rompre un vœu, — ce que jamais nous n’osâmes ; puisque, dans ton orgueil outrecuidant, — tu as voulu t’interposer entre notre sentence et notre autorité, — ce que notre caractère et notre rang ne sauraient tolérer, — fais pour ta récompense l’épreuve de notre pouvoir. — Nous t’accordons cinq jours pour réunir les ressources — destinées à te prémunir contre les détresses de ce monde. — Le sixième, tu tourneras ton dos maudit — à notre royaume ; et si, le dixième, — ta carcasse bannie est découverte dans nos domaines, — ce moment sera ta mort. Arrière !… Par Jupiter, — cet arrêt ne sera pas révoqué.
— Adieu, roi. Puisque c’est ainsi que tu veux apparaître, — ailleurs est la liberté, et l’exil est ici !
— Que les dieux te prennent sous leur tendre tutelle, ô vierge, — qui penses si juste et qui as si bien dit !
— Et puissent vos actes confirmer vos beaux discours, — et de bons effets sortir de paroles si tendres !
— Ainsi, ô princes, Kent vous fait ses adieux : — il va acclimater ses vieilles habitudes dans une région nouvelle.
— Voici les princes de France et de Bourgogne, mon noble seigneur.
— Messire de Bourgogne, — nous nous adressons d’abord à vous qui, en rivalité avec ce roi, — recherchez notre fille. Que doit-elle — au moins vous apporter en dot, — pour que vous donniez suite à votre requête amoureuse ?
Très Royale Majesté, — je ne réclame rien de plus que ce qu’a offert Votre Altesse ; — et vous n’accorderez pas moins.
Très noble Bourguignon, — tant qu’elle nous a été chère, nous l’avons estimée à ce prix ; — mais maintenant sa valeur est tombée. La voilà devant vous, messire ; — si quelque trait de sa mince et spécieuse personne, — si son ensemble, auquel s’ajoute notre défaveur — et rien de plus, suffit à charmer Votre Grâce, — la voilà : elle est à vous.
Je ne sais que répondre.
— Telle qu’elle est, messire, avec les infirmités qu’elle possède, — orpheline nouvellement adoptée par notre haine, — dotée de notre malédiction et reniée par notre serment, — voulez-vous la prendre, ou la laisser ?
Pardonnez-moi, royal sire : — un choix ne se fixe pas dans de telles conditions.
— Laissez-la donc, seigneur : car, par la puissance qui m’a donné l’être ! — je vous ai dit toute sa fortune.
— Je ne voudrais pas faire à notre amitié l’outrage — de vous unir à ce que je hais : je vous conjure donc — de reporter votre sympathie sur un plus digne objet — qu’une misérable que la nature a presque honte — de reconnaître.
Chose étrange ! — que celle qui tout à l’heure était votre plus chère affection, — le thème de vos éloges, le baume de votre vieillesse, — votre incomparable, votre préférée, ait en un clin d’œil — commis une action assez monstrueuse pour détacher d’elle — une faveur qui la couvrait de tant de replis ! Assurément, sa faute — doit être bien contre nature — et bien atroce, ou votre primitive affection pour elle — était bien blâmable : pour croire chose pareille, — il faudrait une foi que la raison — ne saurait m’inculquer sans un miracle.
J’implore une grâce de Votre Majesté. — Si mon tort est de ne pas posséder le talent disert et onctueux — de dire ce que je ne pense pas, et de n’avoir que la bonne volonté — qui agit avant de parler, veuillez déclarer la vérité, sire : — ce n’est pas un crime dégradant, ni quelque autre félonie ; — ce n’est pas une action impure ni une démarche déshonorante, — qui m’a privée de votre faveur ; j’ai été disgraciée — parce qu’il me manque (et c’est là ma richesse) — un regard qui sollicite toujours, une langue — que je suis bien aise de ne pas avoir bien qu’il m’en ait coûté — la perte de votre affection.
Mieux — vaudrait pour toi n’être pas née que de m’avoir à ce point déplu.
— N’est-ce que cela ? La timidité d’une nature — qui souvent ne trouve pas de mots pour raconter — ce qu’elle entend faire ?… Monseigneur de Bourgogne, — que dites-vous de madame ?… L’amour n’est pas l’amour, — quand il s’y mêle des considérations étrangères — à son objet suprême. Voulez-vous d’elle ? — Elle est elle-même une dot.
Royal Lear, — donnez seulement la dot que vous-même aviez offerte, — et à l’instant je prends par la main Cordélia, — duchesse de Bourgogne !
— Rien !… J’ai juré ; je suis inébranlable.
— Je suis fâché que, pour avoir ainsi perdu un père, — vous deviez perdre un mari.
La paix soit avec messire de Bourgogne ! — Puisque des considérations de fortune font tout son amour, — je ne serai pas sa femme.
— Charmante Cordélia, toi que la misère rend plus riche, — le délaissement plus auguste, l’outrage plus adorable, — toi, et tes vertus, vous êtes à moi. — Qu’il me soit permis de recueillir ce qu’on proscrit… — Dieux ! dieux ! N’est-ce pas étrange que leur froid dédain — ait échauffé mon amour jusqu’à la passion ardente ?…
Roi, ta fille sans dot, jetée au hasard de mon choix, — régnera sur nous, sur les nôtres et sur notre belle France. — Et tous les ducs de l’humide Bourgogne — ne rachèteraient pas de moi cette fille précieuse et dépréciée ! — Dis-leur adieu, Cordélia, si injustes qu’ils soient. — Tu retrouveras mieux que tu n’as perdu.
— Elle est à toi, Français : prends-la ; une pareille fille — ne nous est rien, et jamais nous ne reverrons — son visage.
Pars donc, — sans nos bonnes grâces, sans notre amour, sans notre bénédiction… — Venez, noble Bourguignon.
Dites adieu à vos sœurs.
— Bijoux de mon père, c’est avec des larmes dans les yeux — que Cordélia vous quitte. Je sais ce que vous êtes ; — et j’ai, comme sœur, une vive répugnance à appeler — vos défauts par leurs noms. Aimez bien notre père : — je le confie aux cœurs si bien vantés par vous. — Mais, hélas ! si j’étais encore dans ses grâces, — je lui offrirais un trône en meilleur lieu. — Sur ce, adieu à toutes les deux !
— Ne nous prescris pas nos devoirs.
Étudiez-vous — à contenter votre mari, qui vous a jeté, en vous recueillant, — l’aumône de la fortune. Vous avez marchandé l’obéissance ; — et vous avez mérité de perdre ce que vous avez perdu.
— Le temps dévoilera ce que l’astuce cache en ses replis. — La honte finira par confondre ceux qui dissimulent leurs vices. — Puissiez-vous prospérer !
Viens, ma belle Cordélia ! —
Sœur, j’ai beaucoup à vous dire sur un sujet qui nous intéresse toutes deux très-vivement. Je pense que notre père partira d’ici ce soir.
Bien sûr, et avec vous ; le mois prochain, ce sera notre tour.
Vous voyez combien sa vieillesse est sujette au caprice. L’épreuve que nous en avons faite n’est pas insignifiante : il avait toujours préféré notre sœur, et la déraison avec laquelle il vient de la chasser est trop grossièrement manifeste.
C’est une infirmité de sa vieillesse ; cependant il ne s’est jamais qu’imparfaitement possédé.
Dans la force et dans la plénitude de l’âge, il a toujours eu de ces emportements. Nous devons donc nous attendre à subir, dans sa vieillesse, outre les défauts enracinés de sa nature, tous les accès d’impatience qu’amène avec elle une sénilité infirme et colère.
Nous aurons sans doute à supporter de lui maintes boutades imprévues, comme celle qui lui a fait bannir Kent.
La cérémonie des adieux doit se prolonger encore entre le Français et lui. Entendons-nous donc, je vous prie. Si, avec les dispositions qu’il a, notre père garde aucune autorité, la dernière concession qu’il nous a faite deviendra dérisoire.
Nous aviserons.
Il nous faut faire quelque chose, et dans la chaleur de la crise.