Le Roi Lear/Traduction Hugo, 1872/Scène XXIII
Scène XXIII.
— Ô mon Kent, comment pourrais-je vivre et faire assez — pour être à la hauteur de ton dévouement ? Ma vie sera trop courte, — et toute ma gratitude impuissante.
— Un service ainsi reconnu, madame, est déjà trop payé. — Tous mes récits sont conformes à la modeste vérité : — je n’ai rien ajouté, rien retranché, j’ai tout dit.
Prends un costume plus digne de toi. — Ces vêtements rappellent des heures trop tristes ; je t’en prie, quitte-les.
Pardonnez-moi, chère madame. — Révéler déjà qui je suis, ce serait gêner mon projet. — Faites-moi la grâce de ne pas me connaître, — avant le moment fixé par les circonstances et par moi.
— Soit, mon bon seigneur !
Comment va le roi ?
— Madame, il dort toujours.
Ô dieux propices ! — réparez la vaste brèche faite à sa nature accablée ! — Oh ! remettez en ordre les idées faussées et discordantes — de ce père redevenu enfant !
Plaît-il à Votre Majesté — que nous éveillions le roi ? Il a dormi longtemps.
— N’obéissez qu’à votre art, et procédez — selon les prescriptions de votre propre volonté. Est-il habillé ?
— Oui, madame ; grâce à la pesanteur de son sommeil, — nous avons pu lui mettre de nouveaux vêtements.
— Soyez près de lui, bonne madame, quand nous l’éveillerons ; — je ne doute pas qu’il ne soit calme.
Fort bien.
— Je vous en prie, approchez.
Plus haut, la musique (72) !
— Ô mon père chéri !… Puisse la guérison suspendre — son baume à mes lèvres, et ce baiser — réparer les lésions violentes que mes deux sœurs — ont faites à ta majesté !
Bonne et chère princesse !
— Quand vous n’auriez pas été leur père, ces boucles blanches — auraient dû provoquer leur pitié. Cette tête était-elle faite — pour être exposée aux vents ameutés, — pour lutter contre le tonnerre redoutable et profond — en dépit du terrible feu croisé — des rapides éclairs, pour veiller, pauvre sentinelle perdue, — sous ce mince cimier (73) ?
Le chien de mon ennemie, — quand il m’aurait mordue, serait cette nuit-là resté — au coin de mon feu ! Et tu as été forcé, pauvre père, — de te loger avec les pourceaux et les misérables sans asile — sur un fumier infect ! Hélas ! hélas !… — C’est merveille que la vie et la raison — ne t’aient pas été enlevées du même coup… Il s’éveille.
Parlez-lui.
— Parlez-lui vous-même, madame : cela vaut mieux.
— Comment va mon royal seigneur ? Comment se trouve Votre Majesté ?
— Vous avez tort de me retirer ainsi de la tombe…
— Tu es une âme bienheureuse ; mais moi je suis lié — sur une roue de feu, en sorte que mes propres larmes — me brûlent comme du plomb fondu.
Sire, me reconnaissez-vous ?
— Vous êtes un esprit, je le sais : quand êtes-vous morte ?
Toujours, toujours égaré !
— Il est à peine éveillé ; laissons-le seul un moment.
— Où ai-je été ? où suis-je ? Le beau jour !… — je suis étrangement abusé… Moi, je mourrais de pitié — à voir un autre ainsi… Je ne sais que dire… — je ne jurerais pas que ce soient là mes mains… Voyons : — je sens cette épingle me piquer. Que je voudrais être sûr — de mon état !
Oh ! regardez-moi, sire, — et étendez vos mains sur moi pour me bénir…
— Non, sire, ce n’est pas à vous de vous agenouiller.
De grâce ! ne vous moquez pas de moi ! — Je suis un pauvre vieux radoteur — de quatre-vingt ans et au-delà… pas une heure de plus ni de moins. — Et, à parler franchement, — je crains de n’être pas dans ma parfaite raison… — Il me semble que je dois vous connaître, et connaître cet homme. — Pourtant, je suis dans le doute ; car j’ignore absolument — quel est ce lieu ; et tous mes efforts de mémoire — ne peuvent me rappeler ce costume ; je ne sais même pas — où j’ai logé la nuit dernière… Ne riez pas de moi ; — car, aussi vrai que je suis homme, je crois que cette dame — est mon enfant Cordélia.
Oui, je la suis, je la suis.
— Vos larmes mouillent-elles ? Oui, ma foi. Je vous en prie, ne pleurez pas. — Si vous avez du poison pour moi, je le boirai. — Je sais que vous ne m’aimez pas ; car vos sœurs, — autant que je me rappelle, m’ont fait bien du mal. — Vous, vous avez quelque motif ; elles, n’en avaient pas.
Nul motif ! nul motif !
— Est-ce que je suis en France ?
Dans votre propre royaume, sire.
— Ne m’abusez pas.
— Rassurez-vous, bonne madame : la crise de frénésie, — vous le voyez, est guérie chez lui ; mais il y aurait encore danger — à ramener sa pensée sur le temps qu’il a perdu. — Engagez-le à rentrer ; ne le troublez plus — jusqu’à ce que le calme soit affermi.
— Plairait-il à Votre Altesse de marcher ?
Il faut que vous ayez de l’indulgence pour moi. — Je vous en prie, oubliez et pardonnez : je suis vieux et imbécile.
Est-il bien vrai, monsieur, — que le duc de Cornouailles ait été tué ainsi ?
C’est très certain, monsieur.
— Et qui commande ses gens ?
C’est, dit-on, le fils bâtard de Glocester.
On dit qu’Edgar, — son fils banni, est avec le comte de Kent — en Germanie.
Les rapports varient. — Il est temps de se mettre en garde ; les armées du royaume — approchent en hâte.
— La contestation semble devoir être sanglante. — Adieu, monsieur.
— Mon plan et mes efforts vont avoir leur résultat, — bon ou mauvais, selon le succès de cette bataille (75).