Le Roi Lear/Traduction Hugo, 1872/Scène XXIV
Scène XXIV.
— Sachez du duc si son dernier projet tient toujours, — ou s’il s’est décidé — à changer d’idée. Il est plein d’hésitation — et de contradictions. Rapportez-nous ses volontés définitives.
— Il est certainement arrivé malheur à l’homme de notre sœur.
— C’est à craindre, madame.
Maintenant, doux seigneur, — vous savez tout le bien que je vous veux. — Mais dites-moi, vraiment, avouez la vérité, — n’aimez-vous pas ma sœur ?
D’un respectueux amour.
— Mais n’avez-vous jamais pris la place de mon frère — à l’endroit prohibé ?
— Cette pensée vous abuse (76).
— Je soupçonne que vous vous êtes uni — et accolé à elle aussi étroitement que possible.
— Non, sur mon honneur, madame.
— Jamais je ne pourrai la souffrir. Mon cher seigneur, — ne soyez pas familier avec elle.
Ne craignez rien. — Elle et le duc son mari…
— J’aimerais mieux perdre la bataille que voir cette sœur — le détacher de moi.
— Charmé de rencontrer notre bien-aimée sœur.
— Messire, voici ce que j’apprends : le roi a rejoint sa fille — avec d’autres que les rigueurs de notre gouvernement — ont forcés à la révolte (77). Je n’ai jamais été vaillant, — lorsque je n’ai pu l’être honnêtement. En cette affaire, — si nous nous émouvons, c’est parce que la France envahit notre pays, — mais non parce qu’elle soutient le roi, et tant d’autres qui, je le crains, — ont, pour nous combattre, de trop justes et trop douloureux griefs.
— Messire, vous parlez noblement !
Et à quoi bon raisonner ainsi ?
— Combinons toutes nos forces contre l’ennemi ; ces querelles domestiques et personnelles ne sont pas la question ici.
Déterminons — avec les vétérans notre plan de bataille.
— Je vais vous retrouver immédiatement à votre tente (78).
— Sœur, venez-vous avec nous ?
Non.
— C’est le plus convenable ; de grâce, venez avec nous.
— Oh ! oh ! je devine l’énigme.
J’y vais.
— Si jamais Votre Grâce daigne parler à un si pauvre homme, — qu’elle écoute un mot.
Je vous rejoins.
Parle.
— Avant de livrer la bataille, ouvrez cette lettre. — Si vous êtes victorieux, que la trompette sonne — pour celui qui vous l’a remise : si misérable que je semble, — je puis produire un champion qui attestera — ce qui est affirmé ici. Si vous échouez, — tout en ce monde est fini pour vous, — et les machinations cessent d’elles-mêmes. Que la fortune vous aime !
— Attends que j’aie lu la lettre.
Défense m’en est faite. — Quand il en sera temps, que le héraut donne seulement le signal, — et je reparaîtrai.
— Soit ! adieu ; je veux parcourir ce papier.
— Mettez vos troupes en ligne : l’ennemi est en vue. — Voici l’évaluation de ses forces effectives — faite sur d’actives reconnaissances ; mais toute votre célérité — est maintenant réclamée de vous.
Nous ferons honneur aux circonstances.
— J’ai juré amour aux deux sœurs : — chacune fait horreur à l’autre, comme la vipère — à l’être mordu. Laquelle prendrai-je ? — Toutes deux ? l’une des deux ? ni l’une ni l’autre ? Je ne pourrai posséder ni l’une ni l’autre, — si toutes deux restent vivantes. Prendre la veuve, — c’est exaspérer, c’est rendre folle sa sœur Goneril ; — et je ne pourrai guère mener à fin mon plan, — tant que vivra le mari de celle-ci. En tout cas, servons-nous — de son concours pour la bataille : cela fait, — si elle désire tant se débarrasser de lui, qu’elle trouve moyen — de le dépêcher ! Quant à la clémence — qu’il prétend montrer pour Lear et pour Cordélia, le combat une fois fini et leurs personnes en notre pouvoir, — elle ne se manifestera jamais ! car mon état, — c’est de me défendre et non de parlementer.