Le Roi des étudiants/Trahison

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Décarie, Hébert et Cie. (p. 36-43).

CHAPITRE V

Trahison


Lafleur et Cardon s’amusèrent beaucoup de cette exclamation un peu prétentieuse ; mais Després, lui, eut un singulier tressaillement. Il regarda l’enfant avec des yeux étonnés, et sa main se posa sur son front, comme si une idée nuageuse cherchait à en jaillir.

Apparemment que cette idée lui parut folle, car il hocha bientôt la tête et poursuivit :

« Je vivais donc dans la plus grande sécurité et sans la moindre appréhension du côté de Lapierre. Quant à ma fidèle Louise, j’aurais cru commettre une profanation en la soupçonnant ; et, d’ailleurs, elle se montrait toujours pour moi si prévenante, si gracieuse, si aimante, que c’eût été vraiment folie de lui prêter des idées de trahison.

« C’est sous ces riantes circonstances que je dus, vers la fin d’août, faire une absence de trois ou quatre jours pour aller régler certaines affaires à Saint-Jean.

« Je partis en canot, après avoir reçu de Louise les plus chaudes recommandations de ne pas être longtemps dans mon voyage, et du bon Lapierre les meilleurs souhaits.

« La descente du Richelieu se fit en quelques heures, et, à la nuit tombante, j’arrivais à destination.

« Mes affaires furent bâclées plus rapidement que je ne m’y attendais, et, dès le lendemain, je pus effectuer mon retour.

« Je laissai Saint-Jean dans l’après-midi. Le temps était beau. Pas un souffle de vent ne ridait la surface calme et unie du fleuve. Je pouvais donc compter, en ramant ferme, que j’arriverais à Saint-Monat dans le courant de la soirée.

« En effet, vers dix heures, je n’étais plus qu’à un mille environ de chez moi. Quoiqu’il n’y eût pas de lune et que le ciel fût assez sombre pour empêcher les étoiles de rayonner librement, je pouvais cependant distinguer l’îlot qui se détachait du fleuve comme une tache noirâtre sur une plaque d’acier bruni.

« Je suivais alors la rive gauche d’assez près, afin d’éviter le courant des eaux profondes. Je ne pouvais conséquemment rien distinguer de ce côté-là, à quelques arpents devant moi, à cause des sinuosités de la berge.

« Soudain, en doublant une pointe, je vis briller une lumière dans un endroit bien connu, au fond d’une petite baie où se déchargeait le bras de rivière déjà décrit.

« — C’est là ! me dis-je, tandis qu’une émotion bizarre tenait mon aviron immobile. Et, pendant plus de cinq minutes, je restai les yeux fixés sur ce point lumineux rayonnant seul au milieu de l’obscurité ! Un sentiment d’angoisse indéfinissable me serrait la gorge, quelque chose comme un pressentiment mystérieux, comme l’appréhension d’un malheur !

« L’image de Louise, de ma Louise adorée que je n’avais pas vue depuis deux jours, se présenta à mon esprit troublé, et cette évocation me causa une impression étrange. Je la revis, comme en cette soirée fatale et heureuse où je la sauvai de la mort, lutter contre les vagues qui s’ouvraient pour l’engloutir ; mais, au lieu de mon bras, c’était celui de Lapierre qui l’arrachait au gouffre béant. Et Lapierre me saluait d’un geste moqueur, puis filait rapidement dans son canot, sur le fleuve tourmenté, en me jetant un éclat de rire sardonique !…

« Cette dernière image me secoua comme un cauchemar, et, plongeant énergiquement mon aviron dans l’eau, je fis voler mon canot dans la direction de la baie.

« Dans quel but ?… et pourquoi allonger ainsi ma route ?

« Je ne pouvais me l’expliquer. Je me sentais poussé invinciblement vers la petite lumière ; elle m’attirait comme un puissant aimant ; elle m’aspirait comme le terrible maëlstrom des côtes de Norvège.

« Le ciel était devenu plus sombre, et je pouvais à peine distinguer à vingt pas en avant de la pince de mon canot. Je filais toujours quand même, guidé par le foyer étincelant qui se rapprochait à vue d’œil. Comme s’il se fût agi d’une reconnaissance en pays ennemi, je plongeais en silence mon aviron dans l’eau tranquille, ne la laissant même pas toucher le rebord de l’embarcation.

« Tout à coup, une obscurité plus profonde se fit à quelques pas de moi, et mon canot s’engagea doucement dans les ajoncs, fila quelques secondes en les frôlant, puis s’arrêta.

« J’étais arrivé.

« Et par un singulier hasard, je me trouvais justement dans une petite crique du bras de rivière, ombragée de massifs très épais, et à une vingtaine de pieds tout au plus de la fenêtre illuminée, qui était celle de la chambre de Louise.

Je demeurai là immobile, fixant de mon regard ardent cette fenêtre bien-aimée, derrière laquelle devait se trouver ma douce fiancée. J’espérais entrevoir la charmante silhouette de la jeune fille ; je lui dirais alors mentalement adieu, puis je prendrais ma course.

Mais rien ne bougeait dans la chambre, et j’en conclus que la pieuse Louise adressait à Dieu sa prière accoutumée, avant de se mettre au lit.

« La chère enfant, murmurai-je, elle dit peut-être, à cette minute précise où je suis à deux pas d’elle, un « pater » et un « ave » pour que son bon ami Gustave lui revienne sain et sauf. »

Amère ironie de ma pensée !

Je n’avais pas finie cette réflexion émue, qu’un bruit étouffé de conversation à voix basse me parvint.

J’éprouvai comme une secousse galvanique et me rapprochai, en me glissant silencieusement à travers le feuillage, de l’endroit d’où semblaient partir les chuchottements.

Ce fut l’affaire d’une minute. Quand je fus assez près pour être sûr de ne pas perdre une syllabe de la conversation mystérieuse, j’écartai doucement le feuillage et je regardai.

À cinq ou six pas de moi, près de la maison, il y avait un homme et une femme. L’obscurité m’empêchait de distinguer leurs traits, mais mon cœur, qui battait à se rompre, les reconnut, lui.

L’homme était Lapierre ; la femme, Louise, ma fiancée ! Leur voix, qui se fit entendre au même moment, ne me laissa aucun doute à cet égard.

Ainsi, j’étais trahi !… trahi par la femme que j’aimais le plus au monde, qui m’avait juré une inviolable fidélité et que j’avais arrachée, deux mois auparavant, à une mort certaine !… trahi par l’homme qui me devait aussi la vie, par l’homme dont la bouche hypocrite me disait, la veille même, des paroles d’amitié, par le confident qui avait reçu tous les secrets de mon cœur !

C’était trop à la fois, et le coup qui m’atteignait en pleine poitrine était porté trop soudainement !… Un flot de sang me monta aux yeux et je dus me cramponner désespérément à un arbre, pour ne pas tomber.

Puis la réaction se fit, immense, terrible ; une froide rage serra mes tempes, et ce fut avec un calme effrayant que je me dis :

« Avant de les frapper, je dois les entendre. Je ne suis plus un amant ; je suis un juge ! Écoutons. »

Et, concentrant toutes les facultés de mon âme dans un seul sens : l’ouïe ; j’entendis mot à mot le dialogue suivant :

« En vérité, ma chère Louise, disait Lapierre, vous êtes trop pusillanime ce soir. Les ombres de la nuit vous feraient-elles peur et n’auriez-vous de courage qu’à la clarté du soleil ?

— Ne raillez pas, Joseph : j’ai peur, en effet, répondait la jeune fille.

— Peur de quoi ?

— Le sais-je ?… De tout : du vent qui agite le feuillage, du coassement des grenouilles au bord de la rivière, du cri des hibous, là-bas, dans ces gorges sombres…

— Allons donc !

— Il me semble que tous ces bruits et toutes ces voix de la nuit ne s’élèvent que pour me reprocher mon infidélité.

— Vous êtes folle, Louise : les hibous et les grenouilles n’ont rien à voir dans nos affaires, croyez-moi.

— Je le sais bien… Mais ce sentiment de vague terreur que j’éprouve n’est pas de ceux que l’on surmonte par le raisonnement.

— Si vous m’aimiez, Louise, autant que je vous aime, vous chasseriez bien vite toutes ces idées superstitieuses et vous ne craindriez rien au monde, quand je suis là pour vous défendre.

— Vous aimer, Joseph ?… Lorsque, pour vous, je trahis des serments solennels ; lorsque je trompe à toute heure du jour un franc et loyal jeune homme qui a foi en moi ; lorsque je récompense le dévouement de celui qui m’a sauvé la vie en jouant vis-à-vis de lui la comédie de l’amour, tandis que mon cœur appartient à un autre ; vous me demandez si je vous aime !… »

Louise avait prononcée cette tirade d’une voix forte, quoique étouffée, et avec une énergie fébrile. Je n’en perdis pas un mot, pas une intonation. Aussi, l’effet fut-il foudroyant, et je demeurai accablé, la tête appuyée au tronc d’un arbre, le visage baigné de larmes.

Lapierre reprit :

« Je vous crois, Louise, et la démarche que vous faites ce soir confirme vos dires ; mais combien les actions prouvent mieux que les paroles !

— Ce que vous me demandez est si grave, que je ne puis m’y résoudre.

— Qu’y a-t-il dans ma proposition de si extraordinaire ? Vous n’aimez pas l’homme que vos parents vous destinent ; pour vous soustraire à la dure nécessité d’épouser cet homme-là, vous fuyez avec celui que votre cœur a choisi… Encore une fois, qu’y a-t-il dans ce projet de si étrange ?

— Gustave Després m’a sauvé la vie !

— La belle affaire ! Tout autre, à sa place, en eût fait autant. Est-ce qu’on laisse périr sous ses yeux une personne qui se noie, sans lui porter secours ?

— Je lui ai dit que je l’aimais et promis de n’être jamais qu’à lui !

— Propos d’amoureux que tout cela. Ces sortes d’engagements ne tirent pas à conséquence et se rompent tous les jours. Després a abusé de votre jeunesse et escompté votre reconnaissance, en vous faisant promettre une chose semblable. C’est tout simplement odieux. »

À cette lâche accusation de Lapierre, je me redressai, pâle de colère et prêt à bondir sur lui ; mais la voix de Louise m’arrêta.

« Laissez-moi réfléchir, disait la jeune fille. Demain, à la même heure, soyez ici : je vous dirai à quoi je suis résolue.

— Ne craignez-vous pas le retour de Després ?

— Oh ! non, il m’a déclaré que son absence durerait au moins trois jours.

— J’attendrai, puisqu’il le faut. Mais songez, Louise, que le temps presse et que la découverte de notre liaison peut tout gâter.

— Demain, j’aurai pris une décision.

— À demain, donc ! La frontière n’est pas loin et mon canot est rapide.

— Je serai prête. À demain ! »

Louise rentra, et j’entendis, à quelques pas de moi, le bruit des branches froissées par Lapierre, qui regagnait son canot.

Je le laissai partir.

Cinq minutes après, je filais silencieusement dans son sillage. Mon heureux rival fredonnait un gai refrain, pagayant mollement, comme un homme qui n’est pas pressé.

Je l’abandonnai à la hauteur de l’îlot, pour obliquer à gauche et me diriger vers la demeure de mon père.

Lui se perdit dans l’obscurité, en amont, et je l’entendis atterrir presque en même temps que moi.