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Le Roman d’un bas-bleu

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LE ROMAN
D’UN
BAS-BLEU


PAR


GEORGES DE PEYREBRUNE


PARIS

PAUL OLLENDORFF, ÉDITEUR

28 bis, RUE DE RICHELIEU, 28 bis



1892

Tous droits réservés.


LE ROMAN D’UN BAS-BLEU




— Si je vous demandais de prendre ces notes, ces lettres, ces pages commencées, ces ébauches de romans, des débauches de rêves, de les classer et… de les publier, le feriez-vous ?

— Cela dépend.

— De quoi ?

— Vous m’embarrassez.

— Est-ce la responsabilité d’une semblable publication qui vous effraie ?

— Peut-être.

— Je vous croyais brave.

— Lorsqu’il le faut.

— Et s’il le fallait ?

— Expliquez-vous.

— Non. Un mot seulement. Que pensez-vous du métier de femme de lettres ? Ne tressautez pas : j’ai dit « métier », parfaitement.

— Ce que j’en pense ? C’est que ce travail est un divertissement pour les unes ; une gloriole, une pose une affiche, ou un passe-partout pour d’autres ; un ridicule pour presque toutes et un calvaire pour le plus grand nombre : celles qui ont pris une plume pour se vider le cœur de quelque peine secrète ou bien parce qu’elles ne savaient aucun autre… métier, comme vous dites, pour gagner proprement leur vie.

— Vous avez dit : « Proprement ? »

— Certes ! Eh bien ?

— Rien. Vous prendrez ce dossier et vous le publierez, c’est un devoir. Il est des choses qu’il faut oser dire. Et qui l’oserait ? Un écrivain-femme, en possession d’une situation, péniblement acquise, craindrait de la perdre, car l’homme sait se venger ! Et lequel de nos confrères daignerait se pencher sur ce cas délicat — que tous méprisent — pour en tirer, par une analyse aidée de documents cruels, tout l’enseignement qu’il comporte ?

Vous voyez bien qu’il faut que ce soit un « bas-bleu », en train de mourir et n’ayant plus rien ni personne à redouter, qui prenne le courage de livrer le roman de sa propre vie, afin qu’il serve d’épouvante salutaire aux autres, à ces jeunes romanesques, encore hésitantes de la route à suivre, mais qui rêvent de talent, de gloire, de renommée, de fortune même, parce qu’elles ont une imagination et du style, du courage et pas beaucoup plus de vingt ans.

— Avez-vous donc tant souffert ?

— J’en meurs. Oh ! ne protestez pas. J’en mourrai, vous dis-je ! Et, tenez, je m’y engage ! Peut-être hésitez-vous à me dépouiller toute vive, page à page, et lambeau par lambeau, et à jeter au public ces morceaux brûlants de mon être encore tout frémissant de passion et de courroux ? Et vous pensez : « Quand elle ne sera plus, j’accomplirai son vœu. » Rassurez-vous donc et mettez-vous à l’œuvre. Dieu merci, ma vie m’appartient, et j’en puis disposer à mon gré. C’est ma consolation et ma force : je suis libre, puisque je puis anéantir tout à l’heure, s’il me plaît, ce qui me reste de cette odieuse vie. Je suis libre et de parler, et de crier, et de maudire, et de proférer l’anathème sur cette tourbe d’individus qui compose ce qu’on appelle le monde. Et, du moins, avant que de m’arracher… — oh ! avec quelle farouche joie ! — à cette belle terre inhumaine, je veux boire la volupté de mes pleurs hautainement répandus ; je veux sentir passer entre mes mains débiles le frisson des soufflets dont j’aurai déshonoré ta face, ô monstre, ô satyre, homme !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

— Cependant, ces lettres ?… Vous me permettrez d’en faire un choix… prudent ? La vengeance est mauvaise.

— Oui. Ne publiez que ce qui sera indispensable à la preuve d’authenticité des notes.

— Avez-vous songé à la forme qu’il convient d’adopter pour cette publication ?

— Mon avis, c’est qu’elle n’en doit point avoir. Il ne s’agit pas ici d’une œuvre rêvée, préparée, dont on trace d’abord les grandes lignes, dont on pétrit soigneusement la maquette. Ce sont là, plutôt, des lambeaux de vie qu’il faut accrocher l’un après l’autre, et comme des haillons sur une corde, tout au long du chemin que vous allez prendre. Ah ! le voilà bien, le roman vécu ! Pourvu qu’il ne vous effarouche pas !

— S’il ne s’agit que de le collationner !…

— Détrompez-vous. S’il n’eût fallu que cela, je l’aurais fait moi-même, encore que depuis longtemps la plume me soit tombée des mains, de lassitude et de dégoût. Mais ce que je ne pouvais faire, c’est de me juger.

— Eh quoi, vous voulez ?…

— Je crois que j’ai commis des fautes. Il serait inique de les taire tandis que j’accuse. À chacun sa part de responsabilité. C’est d’une âme impartiale que vous devrez tirer des faits ces responsabilités et les mettre en lumière.

D’ailleurs, les documents que je vous remets sont abondants et confus. Que de choses vous devrez écarter, détruire, remplacer par quelques notes explicatives. Il est utile, toutefois, de laisser à ce roman la saveur de son réalisme intense, toute sa vérité brutale.

Vous devrez donc réagir contre l’emballement artistique qui vous pousserait à le faire entrer dans un moule convenu ou non, mais ayant la forme cherchée d’une œuvre purement littéraire.

J’imagine, en y songeant, comme un large papyrus lentement déroulé, rempli au jour le jour des faits intimes d’une existence curieuse, consignés ainsi qu’ils se présentent dans la vie, entremêlés de l’aveu naïf des sensations, qui sont aux faits comme la couleur est au dessin. De sorte qu’en arrivant au bout, on ait, presque, devant les yeux comme un tableau naïf et sincère, avec ses clartés et ses ombres, ses détails, ses perspectives, ses plans, ses reliefs, le rapport et la valeur de ses tons ; de même qu’un paysage peint sur une toile et qui nous laisse voir tout à la fois l’ensemble et les détails, les cieux et les champs, les arbres et les fleurs, les herbes et les troupeaux qui paissent, et les clochers lointains fusant vers l’infini.

Un roman qui donnerait la sensation de quelque fresque primitive, comme celle du Campo-Santo de Pise, où l’on peut lire, du haut en bas, toute la légende chrétienne, depuis la création et le paradis terrestre jusqu’au châtiment du jugement dernier.

Un roman qui serait comme une vue prise, non sur l’extériorité d’une créature, mais sur ce qui fut la manifestation de son être, ses actes et ses heurts dans un milieu spécial.

Et ce roman, le mien, ce tableau vraiment déroulé du haut en bas, ce serait, après les brèves aurores, le commencement des enfers qui se poursuivraient avec la vision vertigineuse des spirales fuyantes sur lesquelles, tour à tour passerait, en des attitudes diverses, la suppliciée, dont une légende, issant de la bouche ouverte, crierait l’état précis des mortelles douleurs ; jusqu’à l’avant-dernière marche, sur laquelle, arrêtée, elle clamerait, dans le rictus des béatitudes, le mot des prochaines délivrances : Enfin !

Et cette fresque, on la ferait peindre dans le parloir des pensions de filles, afin que toutes, désormais, apprenant à filer de la laine et à coudre le lin, se trouvent avoir, au jour des infortunes, un métier dans les doigts, et qu’elles s’écartent avec horreur de cet art d’inventer et d’écrire qui ne saurait, si elles sont pauvres et sans appui dans le monde, que les condamner à vivre, bafouées et humiliées, ou bien déshonorées et vendues, ou bien martyrisées jusqu’à la mort.

— Votre programme m’effraie. Je demande la liberté de la mise en scène.

— Comme il vous plaira ; mais je vous connais, vous dramatiserez.

— Quand cela serait ?

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Une soirée rue de Grenelle. Le directeur du grand journal austère, académique et conservateur, le Vieux Monde, reçoit tous les mardis. L’élite seule est admise. Des hommes graves, tous, même les plus jeunes, et presque tous décorés, sauf les éphèbes, et encore. Des femmes très décolletées et très prudes, la mine guindée et la conversation libre ; d’ailleurs entre deux âges. Beaucoup de diamants à monture ancienne ; les robes sont toutes de l’an dernier, même d’avant, somptueuses et conservées. Les coiffures aussi retardent. Très peu de maquillage, pas assez.

Deux salons communiquent par de larges baies qui encadrent une cheminée tout en glaces. Dans le premier, un immense piano à queue et des rangs de chaises. Dans l’autre, les fauteuils et les poufs et les dos-à-dos et les canapés, raides et moelleux, d’un style Empire très pur, mêlés de quelques modernités recouvertes d’étoffes chatoyantes. Beaucoup de plantes et beaucoup de fleurs. Un éclairage discret, brillant toutefois.

En ce salon se glissent ceux qui voudraient causer tout bas, car le murmure des voix s’élève à peine, encore interrompu par des « chut » que profère à tout instant, à l’entrée de l’une des baies, le maître de la maison. Des artistes se succèdent au piano où s’exécute tout un programme délicat, savant, sérieux, à peine coupé par un intermède d’une gaité de bon goût ; et l’on est prié, énergiquement, d’écouter. On écoute. Entre deux numéros, après le dégel des applaudissements, vite, les causeurs se rapprochent. Des hommes, très dignes en leur gravité souriante, glissent d’un fauteuil à l’autre, s’assoient près de quelque jupe solennelle, et devisent. C’est d’un roman nouveau, c’est d’une étude dernièrement parue dans le Vieux-Monde, c’est des chances du candidat de la maison au prochain fauteuil de l’Académie. Ces immortels sont entourés ; leurs femmes ont une cour ; les écrivains en vogue reçoivent çà et là des volées d’encens…

— Chut !

La maîtresse de la maison est au piano. C’est une virtuose et une artiste. Elle est, de plus, charmante. Grande et brune, des yeux magnifiques, les plus belles dents du monde, accueillante et simple avec un grand air et une majesté naturelle due à son buste superbe et à son port de tête d’une fière élégance. Elle dégage une impression de grande dame admirablement honnête, simple, intelligente et bonne.

On l’écoute avec recueillement, on l’applaudit avec passion.

Il est minuit, c’est la fin. Le directeur du Vieux-Monde achève d’accomplir ses fonctions. Il va et vient, conduisant au buffet des femmes aux traînes encombrantes. Son nom est connu dans tout l’univers : Il se nomme Turmal. La notoriété déjà ancienne de son journal en fait un homme célèbre, bien qu’il n’ait jamais rien écrit. Mais il juge avec des idées arrêtées et un entêtement si âpre et une humeur si capricante les œuvres qui lui sont présentées, qu’il inspire, malgré l’urbanité presque timide de son accueil, une véritable terreur aux débutants, et même à ses habituels collaborateurs. D’ailleurs, franchement ennemi de la littérature actuelle, n’admettant aucune concession et se trompant, avec la meilleure foi du monde, sur la valeur des manuscrits qu’on lui présente, grâce à cette antipathie pour l’écriture moderne qui lui fait rejeter, pour leur forme artiste, des œuvres de valeur et en admettre d’autres, qui n’en ont aucune, sinon, à ses yeux, la banalité de leur style.

On s’attardait un peu, en traversant cette salle à manger où l’on versait le thé et les boissons glacées ; puis, de là, on gagnait l’antichambre. C’était l’heure bruyante de la soirée. Parmi le cliquetis des tasses, quelques rires sonnaient. Tout autour de la table des groupes debout. Les rares femmes encore jeunes triomphaient, respectueusement pressées, vues de près, savourant les flatteries d’un ragoût littéraire parfois poncif. Les hommes célèbres s’abandonnaient avec grâce aux interviews rapides, aux épigrammes légères entre ennemis courtois.

C’était exquis.

Demeurée dans le premier salon, une femme rieuse, la voix haute maintenant, retenait autour d’elle un groupe important de fidèles : grosse, courte, épanouie, la mine spirituelle, le verbe facile : c’était Mme Auber de Vernon, l’académicienne célèbre, le Mécène bruyant des célébrités en herbe. Dans ce cercle, ou cénacle, madrigalisaient les critiques autorisés du Vieux-Monde, flânaient les directeurs de journaux et de Revues en quête de copie à la mode, car on venait chez Turmal chercher les évincés à l’écriture artiste que la bonne grâce de Mme Turmal retenait et rappelait quand même. Et les éditeurs venaient aussi ébaucher des traités, entre une sonate de Beethoven et un quatuor de Gluck ou d’Haydn.

Mme Auber de Vernon, en gesticulant, laissa tomber son éventail ; une jeune femme, assise non loin d’elle, se baissa vivement, le ramassa, et le lui tendit avec un sourire timide, une rougeur et quelque chose dans le regard qui semblait appeler la bienveillance de cette puissante faiseuse de réputations littéraires. Mme Auber, ayant remercié avec grâce, arrêta un moment sur la jeune femme son regard riant et hardi.

Celle qui faisait l’objet de cet examen rapide était moins et plus que jolie : elle était sympathique. Les yeux brun clair, intelligents et doux, l’arrangement modeste de ses cheveux cendrés, sa bouche grave, aux coins abaissés, son attitude un peu rigide et jusqu’à sa toilette fort simple, toute blanche, unie, un peu étroite, qui moulait les lignes sculpturales de son corps mince et souple, et presque toute petite, ce qui la rajeunissait, — car elle n’accusait pas les trente ans qu’elle se plaisait à avouer, — elle charmait ainsi, et son charme était fait de candeur et de grâce triste.

Mme Auber de Vernon ressentit sans doute une impression favorable : elle se pencha tout de suite vers sa voisine et lui demanda le nom de cette intéressante personne.

— Comment, vous ne la connaissez pas ? répondit avec surprise Mme Arsène Barin qui est une personnalité littéraire remarquable.

Elle reprit :

— Vous ne connaissez pas Sylvère du Parclet, la romancière, l’auteur de Therka qui a paru dans le Vieux-Monde avec un si grand succès ? Voulez-vous que je vous la présente ?

— Non, merci, murmura brièvement Mme Auber, en détournant son regard, subitement froid, du visage de la jeune femme qui avait tout entendu, tout compris, et qui pâlissait, les paupières battantes.

Mme Arsène Barin s’écarta légèrement de Sylvère du Parclet ; et celle-ci continua à demeurer seule, sans une femme auprès d’elle, sans avoir trouvé à échanger avec aucune un seul mot. Car, à chaque présentation, ces dames saluaient puis se détournaient ; c’était fini : des hommes, rien que des hommes s’arrêtaient près de la romancière, encore que son attitude glaciale les éloignât promptement.

— Qu’a-t-on fait encore à ma pauvre Sylvère ? murmura Guy d’Harssay, un grand beau personnage, encore jeune, d’esprit et de grâce, poète charmant, écrivain célèbre, romancier, historien, artiste et par-dessus tout amoureux, comme un grand seigneur, des belles-lettres françaises, un dont le nom restera, en dépit des nouveaux venus, parmi ceux de nos plus brillantes gloires contemporaines.

Il s’adressait à un mince romancier blond, Roger Dablis, auquel le Vieux-Monde avait fait un bout de réputation, moins répandue toutefois que sa renommée d’amoureux excentrique, de fier-à-bras passionnel et sentimental.

Celui-ci braqua méchamment les vrilles étincelantes de ses petits yeux noirs sur Mme du Parclet et répondit :

— Du Parclet ? une poseuse !

— Dites : une vertueuse, corrigea Guy d’Harssay en souriant ; et, malignement, il ajouta :

— Vous en êtes revenu bredouille, hein ?

— Je n’y suis point allé, répondit dédaigneusement Roger Dablis, elle ne me plaît pas !

— Vous êtes difficile !

— Je l’avoue, et je le prouve.

— Don Juan !

— Gardez le compliment pour vous, cher maître.

Le poète, souriant, caressait sa belle et pâlissante barbe, encore blonde, cependant, comme des avoines mûres. Puis, laissant là Dablis, il se rapprocha de Mme du Parclet, et, lui offrant son bras :

— Venez-vous prendre une tasse de thé, mon enfant ?

Sylvère, le voyant venir, s’était soulevée vivement, comme pour se jeter vers lui.

— Oh ! oui, emmenez-moi, emmenez-moi, mais pas là, dans l’antichambre ; mon manteau… Je veux m’en aller, vite !…

— Qu’avez-vous ? je voyais bien… Allons, calmez-vous, ma chère…

En deux mots elle lui conta ce qu’elle venait d’entendre ; et sa poitrine se soulevait rapidement dans une colère douloureuse, et ses yeux clairs étincelaient :

Mme Auber de Vernon… vous me surprenez !… Elle est charmante.

— Mais toutes, toutes, dit-elle. Pourquoi me fuit-on ? Qu’ai-je fait ?… Oh ! maître, je souffre atrocement, je voudrais me tuer…

— Êtes-vous folle ! murmura doucement Guy d’Harssay, en pressant affectueusement le bras qui frémissait sur le sien. Jolie comme vous l’êtes, parler de mourir !… Vous tuer d’amour, oui, je comprends cela, c’est la seule mort que je vous permette… — Laissez votre bras tranquille ; vous savez bien que je vous parle en ami, puisque vous n’avez pas permis que je vous parle autrement. En ami et en philosophe. Ma chère, le monde est ainsi : il faut, pour qu’il accepte une femme, qu’elle lui soit imposée, j’allais dire garantie par un homme, son mari ou son amant, peu importe ! Quant aux hommes dont vous attendez l’appui, ils ne s’intéresseront à vous que s’ils en espèrent quelque chose, c’est-à-dire tout.

Or, vous dépendez d’eux, absolument. Quel que soit votre talent, et il est réel, incontestable, vous n’arriverez à rien, à lutter toute seule. Plus tard, vous verrez que j’avais raison, et vous regretterez…

— Mais c’est horrible !… mais c’est monstrueux !

— Non, ma chère : c’est tout naturel ; vous êtes jolie, on vous désire, on essaie de vous obtenir en vous offrant, en échange, la gloire que vous êtes venue chercher dans la bataille littéraire, comme on vous offrirait des perles si vous étiez une coquette et des petits hôtels si vous étiez une courtisane. Vous n’avez pas à vous plaindre ; c’est à vous d’accepter ou…

— Et je refuse, oh ! oui je refuse. Mais, Seigneur Dieu ! fit-elle en retirant son bras du bras de Guy d’Harssay et se plantant devant lui, hautaine en son courroux, cela ne se voit-il point que je ne suis pas à vendre ?…

— Et c’est grand dommage pour vos amoureux, répondit le poète, dont le galant scepticisme souriait de toutes ces grandes douleurs, mais, reprit-il, qu’avez-vous fait à Roger Dablis ?

— Je l’ai giflé.

— Griffé, vous voulez dire ?

— Non, mon poing dans sa face.

— Quel petit dragon !… Et, son crime ?

— Une injure.

— Bon, mais encore ? Je parie qu’il a osé vous dire qu’il vous adorait… Voyez l’impertinent !

— Ne riez pas, maître. Non, c’est un outrage, vous dis-je, et puisque vous insistez… Voilà ! C’est moi, Sylvère, qui vais prononcer ces jolies paroles ! Dablis me pressait d’aller passer trois mois à la campagne avec lui pour écrire ensemble une pièce, qu’il s’engageait à faire jouer. Vous savez qu’il a eu déjà quelques succès.

— Eh bien, mais c’était superbe pour vous ! Ah ! tête folle !…

— Cher maître, par grâce… Je n’aime pas M. Dablis. J’en suis arrivée à comprendre qu’on aime, même j’admets que, dans certaines circonstances, une passion violente puisse entraîner, peut-être… Vous voyez si votre monde m’a assez pervertie !…

— Innocente !… Continuez. Alors n’aimant pas Dablis, vous le lui avez dit, bien gentiment, hein ?… Je vous vois d’ici…

— C’était loyal.

— Et naïf. Enfin ! Ensuite, sœur Agnès.

— Si vous connaissez Dablis, vous devez savoir qu’il n’admet pas que l’on résiste à ses charmes. Il vous regarde et vous devez tomber foudroyée. C’est de lui cette belle parole : « Être aimé, ce n’est rien. On ne l’est que trop aimé ! mais, le difficile, c’est de pouvoir aimer soi-même ! Oh ! l’impossibilité d’aimer !… »

Il crut sans doute que je voulais me faire seulement prier ; mais que j’étais résignée à cette… collaboration complète, comme il l’appelait, cette union parfaite de l’esprit et du corps qui devait donner le jour un chef-d’œuvre.

Et il me brusqua.

— Diantre ! C’est alors !…

— Non. Vous savez quelle est ma situation ? La bonne camaraderie de Dablis eût été pour moi un véritable secours. On le disait généreux, chevaleresque, j’en appelais à ces sentiments, je le priais, je le suppliais de faire pour moi, de bonne amitié, ce qu’il m’offrait à d’inacceptables conditions. Et il promettait des merveilles, une série de pièces, un article-réclame pour mon prochain livre, en première page du Figaro. Et il chiffrait tout cela chez mon éditeur. C’était admirable, j’étais sauvée ! J’évitais donc de le froisser. En le repoussant, je plaidais ma cause, j’essayais d’émouvoir, d’éveiller une pitié, chez ce faux sentimental, cet hypocrite défenseur des opprimés… Bien vainement. Il devenait grossier, je fus brutale. Et le combat cessa. Alors, furieux et cynique, il ricana :

— Je vois ce que c’est, vous devez n’aimer que les femmes.

Je le souffletai.

Il ajouta, sans se troubler :

— Comme cette marquise qui me repoussait et que je surpris, un jour, enfermée avec une amie. Elle était à ses genoux et…

Ô maître ! j’entendis tout au long l’ignoble phrase avant que d’avoir pu m’enfuir ! Violer, en paroles, la pudeur d’une femme n’est-ce pas comme si on la souillait ? C’est un sadisme secret dont plus d’un se délecte, d’ailleurs.

— Le maladroit ! murmura d’Harssay. Ah ! ma pauvre enfant, comme vous auriez mieux fait de rester dans vos landes, parmi vos bruyères et vos genêts. Vous ne serez jamais une Parisienne, une vraie, une Parisienne de derrière l’éventail. Si vous saviez comme je vous plains ! mais il y a tant de votre faute !

— Encore !…

— Toujours, ma belle.

— Eh bien, je m’en irai.

— Non, je vous en défie.

— Parce que ?…

— Parce que vous avez mordu au fruit capiteux de la gloire, parce que vous êtes une artiste, et que la lutte vous fouette les nerfs, parce que… Il y a bien d’autres raisons encore, mais vous vous fâcheriez si je vous les disais.

— Dites-les donc !

— Ma chère, vous êtes femme, en dépit de toutes vos vertus ; et vous n’empêcherez pas votre beau marbre d’être secrètement caressé par tous ces souffles de désirs qui montent autour de vous. Et vous vous accoutumerez à ces adorables caresses, tout en vous en défendant ; et vous trouverez une volupté dans les effleurements qui vous font jeter des cris de colère, et vous demeurerez vibrante, avec des battements de cour exquis, à l’échappée de tous ces bras avides, vainement tendus. Et vous finirez par vous faire, vous aussi, une volupté secrète de ce jeu subtil de votre chair inviolée, disputée aux flammes qu’elle traverse en courant et sans autre atteinte que la brûlure rapide d’un baiser envolé… ou volé. Et vous resterez là, courroucée, adorée, enviée, haïe, furieuse, mais palpitante et dans un ravissement intime de votre glorieuse féminité, comme un bel oiseau sauvage que l’on pourchasse, et qui sera peut-être bien heureux quand on l’aura pris. Ah ! que ne puis-je être l’oiseleur !…

— Bonsoir, maître.

— Vous voyez bien que vous vous fâchez.

— Non ; je m’en vais. Voulez-vous me faire donner mon manteau ?

— Et vous ne m’en voulez pas ?

Elle hésita.

— Pas trop.

— Donc vous avouez ?

— Quoi ?

— Que j’ai raison.

— Raison, dans vos conseils ? Peut-être.

— Alors ?

— Alors, rien.

— À quand votre premier amant ?

— Quand j’aimerai.

— Choisissez bien.

— Avez-vous un candidat ?

— Impertinente !

— C’est vrai. Eh bien ! cher maître, je prends un engagement.

— Avec moi ?

— Je vous jure que si jamais je fais une bêtise… ce sera en votre faveur.

— Merci !

— Il y a bien de quoi remercier !

— C’est ce que je veux dire.

— Et maintenant, bonsoir.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

En rentrant dans le salon, déjà presque vide, Harssay aperçut Mme Lagé, la femme du directeur de la Revue Verte, qui le menaçait du doigt en souriant.

Il s’approcha et fut complimenté sur sa bonne fortune. Ce cher monsieur d’Harssay, il n’y en avait que pour lui ! C’est qu’elle était assez belle, vraiment, cette petite du Parclet !

Et le ton familier, légèrement méprisant, qui accompagnait ces paroles, intrigua le poète. Pour faire parler, il parla de Sylvère avec son enthousiasme accoutumé. Ses éloges affirmaient surtout le talent et la grande honnêteté de la nouvelle romancière.

— C’est vous qui le dites, lui fut-il répondu avec une gracieuse impertinence.

Naïvement il demanda :

— Me trompé-je ? Que lui reproche-t-on ?

— Mais, cher maître, vous me demandez cela comme si je la connaissais ?

— Ah ! vous… N’écrit-elle pas dans votre Revue ?

— Oui ; mon mari lui trouve un certain talent.

— Et vous ne la recevez pas ?

— J’ai des filles, monsieur d’Harssay.

— Et, toutes charmantes, chère madame ; mais, encore une fois, car vous m’intéressez, qu’a donc contre elle Mme du Parclet pour qu’on la tienne ainsi a l’écart d’un monde qui est le sien et où elle a tous les droits d’être reçue et accueillie ! Car il me semble qu’ici, excepté Mme Turmal, toutes les femmes lui font grise mine.

— Que voulez-vous, monsieur d’Harssay, on ne peut cependant pas ouvrir son salon à toutes les… inconnues, vous voyez que je suis polie, qui sous le prétexte d’un talent littéraire, plus ou moins contesté, viennent frapper à la porte d’une Revue ou d’un journal. On les reçoit… au bureau, cela suffit.

Mme du Parclet n’est pas une de ces inconnues dont vous parlez, madame. On sait qui elle est, d’où elle vient, comment elle vit…

— Pardon, on ne sait rien du tout, que ce qu’il lui a plu de dire. Elle se prétend mariée ; où est le mari ? À la campagne, dit-on. Bien étrange, ce mari aux champs, pendant que sa femme court les bureaux de rédaction.

— Il y a parfois de cruelles nécessités dans la vie, madame.

— C’est possible, mais il y a aussi de malpropres intrigues, avouez-le. Et d’ailleurs de quoi vit-elle ici, seule, avec un enfant ?…

— De son travail.

— De sa copie ? Hum ! C’est maigre, le travail d’une femme ! Allons donc ! Il y a quelqu’un derrière assurément.

— Et si je vous donnais ma parole d’honneur, madame, que la vie de Mme du Parclet est tout ce qu’il y a de plus honorable et respectable…

— Vous êtes admirable ! mais, croyez-moi, vous ne convaincrez personne… Les femmes seules, à Paris, lorsqu’elles n’ont pas des ressources claires, connues, probantes, des relations, une famille, quelque chose enfin qui réponde pour elles dans le monde, celles-là rentrent, pour nous, dans la catégorie des irrégulières et du monde à côté. Ces femmes mariées et sans mari ne nous disent rien qui vaille. Et nous préférons recevoir, en fermant les yeux, telle qui s’est quelque peu compromise, mais n’a point quitté le foyer conjugal, que n’importe quelle… vertu que n’accompagne point son éditeur responsable. Votre Mme du Parclet peut être une personne très honorable, je vous jure qu’elle ne sera ni respectée des hommes, ni accueillie par les femmes, les honnêtes femmes s’entend.

— Avouez qu’elle ferait joliment bien de s’en venger.

— De quelle façon ?

— En se laissant manquer de respect par les maris de ces honnêtes femmes qui la repoussent !

— Et qui vous dit qu’elle ne le fait pas ?

— Pauvre Sylvère, murmura d’Harssay, c’est bien la peine, vraiment !




Quelle est donc cette Sylvère du Parclet ? Une femme comme les autres, assurément. La définir, ne serait-ce pas les expliquer toutes ?

Rien de simple, au fond, comme cet être d’apparence complexe ou qu’on se plaît à imaginer tel. Dans les conditions ordinaires de la vie, celle-ci eût passé calme, heureuse peut-être, honnête probablement. Il paraît évident qu’elle était née pour filer de la laine dans une tapisserie, au coin d’un foyer respecté.

Or, elle s’est trouvée transportée par les événements en plein milieu parisien, et à l’endroit le plus trouble, le plus orageux. Imagine-t-on une nonne enfermée tout à coup dans une maison Tellier ? Que deviendrait-elle ? Sylvère finira-t-elle par comprendre la nécessité philosophique du louis dans son bas bleu ?




Un coin de ciel pâle, très ennuagé ; à l’horizon lointain une bande violette où vibrent des clartés : la mer. Un sol breton dont les landes rougeoient sous la pourpre des bruyères, et verdoient dans le crépitement des ajoncs. Un carré long de murailles blanches, hautes. Et dans cet enclos, une fillette triste déjà, et sans cause, peut-être ; uniquement parce qu’elle est douce, pitoyable, sensible, impressionnable, imaginative, rêveuse, étant née sous ce ciel, et passablement belle.

Elle a des cheveux blond cendré, longs, légers ; des yeux de la couleur de ses cheveux, avec un peu d’or au fond, et des ténèbres sous la raie des cils noirs, épais. La bouche, triste, est infiniment chaste, les lèvres étroites ; il n’y aura pas de place pour le baiser. Le visage allongé : très blanc, ressemble à celui d’une petite madone en marbre.

Elle se promène dans le jardin d’un couvent, entourée d’un groupe de ses compagnes, qui, toutes, l’aiment passionnément, inconsciemment, pour sa beauté, aussi pour sa bonté et son intelligence qui la rend l’oracle du couvent. Dès qu’un cas grave se présente, on accourt, de toutes les classes, vers Sylvère. On lui soumet les litiges ; elle juge comme Salomon et plaide, au besoin, grimpée sur un banc, afin de convaincre avant de prononcer la sentence. On écoute sa voix, alors même que la gravité des mots ne serait pas comprise ; et l’harmonie de cette voix apaise tout. Avec un sourire elle obtient les plus grandes concessions.

— Voilà une petite fille à qui tout sera soumis dans la vie, disent les mères.

Si chaste d’ailleurs, si parfaitement innocente, que toutes les brûlantes histoires du couvent se déroulent devant elle et autour d’elle sans que sa divine ignorance en soit éclairée, même effleurée. Cependant tout l’intéresse, comme les autres, mais sans curiosité malsaine. Des choses qu’elle entend dire tout bas par les grandes, elle les répète naïvement tout haut, en demandant l’explication. Mais il suffit de lui répondre :

— C’est mal, mademoiselle, pour qu’elle cesse d’y penser.

Une grande question s’agite dans la classe des fillettes de douze ans. Quelques-unes, précoces, ont revêtu, depuis peu, les robes longues ; elles ont acquis, en même temps, des allures mystérieuses. Ce sont de très petites femmes que le mystère de la vie, à peine entrevu, inquiète déjà.

Et dans les coins du jardin, à l’ombre des grands ormes, en groupe, on se chuchotte cette interrogation importante :

— Comment se font les enfants ?

Sylvère, trop intelligente pour croire désormais au chou, au rosier blanc, au coffret qui arrive de Paris, Sylvère, qui a surpris chez sa grand’mère la conversation dune femme dont la grossesse était avancée, et qui d’ailleurs a beaucoup réfléchi sur la salutation angélique, reprend :

— … Et Jésus, le fruit de vos entrailles est béni.

Puis elle touche ses chastes flancs, et riposte très grave :

— C’est là !

Toutes le savaient et de petits rires nerveux éclatent. Ce n’est pas de cela qu’il s’agit. Mais, encore une fois, comment se font les enfants ?

— Ils poussent comme des fleurs sur une tige, répond encore Sylvère.

— Alors, dit une maligne, pourquoi n’en pousse-t-il pas sur les filles non mariées ?

— Cela arrive, réplique une autre. La femme de chambre de maman vient d’avoir un petit garçon, ainsi !… Même que papa dit que c’est notre cocher qui en est le père.

Sylvère réfléchit.

— Moi, je le sais, commence une toute petite.

On l’entoure, et on l’écoute avidement.

— Voilà. Il paraît que c’est en s’embrassant.

— Es-tu sotte, ma pauvre Loulou, fait, du haut de sa raison, Sylvère ; on ne t’a donc jamais embrassée, toi ? Voyons, essaie de réfléchir.

— Si, reprend l’enfant dépitée, mais c’est parce que je suis trop petite ; il faut avoir fait sa première communion.

— Qui te l’a dit ?

— Mon frère Paul.

— Avec cela que Paul se gêne pour m’embrasser, moi qui ai fait ma première communion, riposte la plus grande. Est-ce que j’ai un enfant ?

— On ne sait pas ?

— Comment, on ne sait pas, grande niaise ?… Je le sais peut-être bien, moi ?

Grave, la toute petite lui tâte le ventre : les autres, anxieuses, regardent. Une, sournoisement, tire sa jupe et rougit. Une autre, effrontée, fait bouffer la sienne, devant.

Sylvère secoue son beau front rêveur et se détourne :

— C’est bien simple ; je vais aller demander cela à sœur Honorine.

Mais on la retient avec de petits cris effarés :

— Malheureuse ! Tu veux nous faire punir ?

— Pourquoi ? C’est donc mal ce que nous disons ?

— Certainement, c’est mal !…

— Eh bien, pourquoi nous occupons-nous de ces choses ? Je vous défends de m’en reparler.

Elle s’éloigne ; derrière elle les propos continuent.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

— Mademoiselle Sylvère du Parclet ?

— C’est moi, monsieur le professeur.

— Levez-vous, mon enfant. Cette narration : « le Lion de Florence », vous l’avez faite toute seule ?

— Oui, monsieur.

— Bien sûr ?

La sœur gardienne du cours :

— Mademoiselle du Parclet ne ment jamais, monsieur le professeur.

— Mille pardons. Eh bien, mademoiselle, permettez-moi de vous faire mes compliments ; c’est parfait, et même très curieux. Quel âge avez-vous ?

— Douze ans et demi, murmure Sylvère.

— Vous lisez beaucoup ?

Sylvère le regarde sans comprendre.

La sœur répond :

— J’en doute, monsieur, Sylvère ne sait jamais ses leçons et passe toutes ses récréations à jouer.

Le professeur murmure en parcourant les feuilles de la narration :

— Il y a cependant là des tours de phrases, des intentions de style, des expressions, des images… Très curieux vraiment !

Se penchant vers la sœur, tout bas :

— L’intelligence de cette petite fille est remarquable. Votre meilleure élève, assurément, ma sœur.

— Certes, si elle voulait, soupire la sœur gardienne ! mais une paresse !… Indolente et dissipée, la voilà toute. Quand elle ne rêve pas des heures, le nez en l’air, elle saute, court, bondit comme une chèvre… Mais une horreur du travail !… Et, je ne sais pas comment elle s’arrange, elle finit par tout savoir sans avoir rien appris.

— C’est bien cela, marmotte le professeur, un nouveau, un jeune, qui s’oublie à contempler Sylvère toujours debout, rougissante, le front baissé.

Puis la leçon continue : il appelle les places :

— Première, Mlle du Parclet…

— Comme toujours, grommèle une mécontente.

— Et cela, parce qu’elle est jolie, siffle une jalouse.

Mais ces murmures sont entendus. Sylvère pleure, la sœur punit, le professeur sourit et dit à demi-voix :

— Petites femmes, allez ! Pauvre Sylvère !…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

« Chère grand’mère, merci, votre lettre m’est arrivée à mon réveil comme une caresse, comme vos baisers du matin, là-bas, chez nous. Vous me demandez ce que je veux que vous me donniez pour l’anniversaire de ma naissance, pour mes quatorze ans, parce que vous ne pouvez croire, dites-vous, au désir que je vous ai exprimé, à ce sujet, la dernière fois que je vous ai vue ; vous me dites que je suis une trop grande fille, maintenant, pour jouer à la poupée, et vous m’offrez le choix entre une ombrelle marquise, en soie blanche, doublée de rose, et une robe de percale à fleurs, très longue. C’est bien joli cela ; mais, voyez-vous, grand’mère, j’ai trop envie, depuis longtemps, non pas d’une poupée, mais d’un bébé, un de ces bébés joufflus qui roulent les yeux et font des petits cris quand on les touche.

« Oh ! j’en meurs d’envie, grand’mère ! Je lui ferai un beau trousseau, des bonnets, des bavettes, des petits bas, et je l’emmailloterai, je le bercerai, cela m’amusera beaucoup, beaucoup !… Si cela ne coûtait pas trop cher, je voudrais bien avoir aussi une barcelonnette, oh ! toute simple, en osier, que j’habillerais moi-même avec des chiffons et des bouts de ruban, les rubans de vos vieux bonnets, grand’mère. Et comme nous nous amuserons pendant les vacances !… Votre chien Zizi s’assoira gravement sur son derrière, auprès du berceau, pour garder le petit ! Ce beau cadeau me fera joliment plaisir, je vous assure, et je vous promets d’être bien sage désormais, bien studieuse… Ah ! que c’est ennuyeux les livres ! mais pour vous faire plaisir, bonne grand’mère, j’essaierai de les rabâcher comme font les autres. Vous voyez que j’aurai bien gagné mon bébé ! Donc, merci d’avance et tous mes baisers tendres.

« Votre petite Sylvère. »




— Au verso d’un cahier d’étude :

C’est cependant vrai qu’il est blond ! Louise me le disait, je soutenais le contraire. Oui, blond ; et c’est bien joli pour un homme ! mais il l’est autrement qu’une femme.

Je crois ses cheveux un peu rudes, une crinière plutôt, s’il les portait longs. D’ailleurs ses yeux ne sont pas bleus… Comment sont donc les yeux des fauves ? Je l’ai bien vu, sans en avoir l’air, lorsque Louise, sous un vain prétexte, m’a fait appeler au parloir. Elle nous a présentés : Mon frère, Paul Ruper : ma meilleure amie, Sylvère du Parclet. Il a salué d’un beau geste, avec un air comme s’il eût promené un de ces feutres emplumés du grand siècle. C’est la première fois que l’on me traite si cérémonieusement. Déjà ! seize ans !… me voici en robe longue, presqu’à traîne, et l’on me salue comme une duchesse.

C’est drôle la vie !… Est-ce qu’elle serait amusante aussi ? Je ne le pensais pas. Nous verrons bien.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


Dans la cour du couvent, une antique berline où l’on vient de charger deux petites malles.

Madame la supérieure reconduit vers cette voiture, avec des façons cordiales et respectueuses, une très vieille dame, jolie, sous ses cheveux d’un blanc qui évoque la poudre, et dans la rigide soie de sa robe longue, floconnée de dentelles anciennes. L’antique douairière paraît rayonnante et attendrie. Lentement, elle regagne sa place, au fond douillet de sa voiture, en attendant Sylvère.

Celle-ci s’est attardée dans ses adieux au couvent, aux amies qu’elle laisse et ne retrouvera peut-être plus dans la vie. On pleure parmi des enlacements.

Vers le dortoir, où Sylvère avait oublié, près de son lit, un rameau de buis, bénit aux dernières Pâques et qu’elle veut conserver, doux souvenir, deux jeunes filles ont accompagnée, les plus chères : Emmeline Denauve et Mathilde de la Vanière.

Toutes trois, arrêtées, les mains unies, se regardent avec des pleurs.

Mathilde dit :

— Nous reverrons-nous ?

— Au ciel, j’espère, murmure la douce Emmeline.

Mathilde lève impatiemment ses belles et déjà grasses épaules :

— Nous parlons d’ici-bas, ma chère.

— Je propose, dit Sylvère, d’échanger un serment.

Et, romanesque, elle ajoute :

— Dans dix ans d’ici, en quelqu’endroit que nous soyons, nous tenterons de nous réunir. Moi, je m’y engage.

— Dans dix ans : c’est bien long ! Enfin, reprend Mathilde, soit, dans dix ans… si les embarras de mon ménage le permettent.

— Quel ménage ? soupire Emmeline.

— Mais, mon mari, je Suppose, et, je l’espère, mes enfants. Tiens ! croyez-vous que j’ai la vocation d’être vieille fille ! Non ! Pas plus que vous, Sylvère.

— Oh ! moi !

— Eh bien ?

— Tout m’est égal.

— Quoi ! vous ne désirez rien ? Vous ne vous faites aucune imagination de la vie que vous voudriez vivre.

— Non… parce que… je ne sais pas !… quoi.

— Vous ne savez pas, quoi ?…

— Ce que je voudrais, parce que je ne sais pas ce qui existe.

— Vous ne ressentez aucune aspiration, aucun désir pour quoi que ce soit ?

— Si, je voudrais… je ne sais pas dire cela ; je voudrais être toujours sage, oh ! très sage, comme lorsque je reviens de confesse et que mon âme est blanche, paraît-il. Cet état me plaît…

— Le couvent, ma chérie, c’est le couvent qu’il faut à votre désir de colombe, soupire Emmeline, les yeux vers le ciel, doucement extatique.

Mais Sylvère :

— Non : je veux être libre ; pas de murs, pas de grilles, l’espace ! Si je me voyais enfermée dans un cloître et dans des murs… il me semble que j’étoufferais.

— Vous avez bien raison, reprend Mathilde. Ce qu’il vous faut, voyez-vous, c’est de rencontrer un jeune homme qui vous aime, que vous aimerez et dont vous deviendrez la femme. Moi, je l’avoue, je rêve d’amour.

— Oh ! fit Emmeline choquée.

— Eh bien, quoi !… Comme nos mères, après tout ! N’est-ce pas, Sylvère ?

— Aimer !… murmura dédaigneusement Sylvère, cela me paraît bien difficile !

— Quoi, ma chère ?

— Mais, reprit angéliquement Sylvère, d’aimer, comme nous nous aimons là, un de ces êtres énormes, barbu, à la voix rude que l’on rencontre sur son chemin, et qui sont des hommes !… Moi j’en ai peur comme d’une vilaine bête !

— Pauvre Sylvère ! fit avec une compassion moqueuse la savante Mathilde, voici le résultat de ton éducation. Elevée par ta grand’mère seule, sans père ni frère qui aient amené des hommes à ton foyer, tu ne connais ces « vilaines bêtes-là » que pour avoir rencontré quelquefois, pas souvent, dans les rues de notre petite ville, de braves gens, plus ou moins laids, qui parlaient fort, riaient haut, et te regardaient peut-être un peu trop hardiment sous ton joli nez. Alors, pour toi, les hommes c’est ça ?…

— Évidemment, répliqua Sylvère, et même ils se ressemblent tellement tous que je me demande parfois comment on fait pour les reconnaître !

— Tous ?

Et Mathilde, avec un sourire malin, en regardant Sylvère au fond des yeux, ajouta :

— Je parie que tu ne reconnaîtrais même pas Paul Ruper ? Hein ?

Un flot de sang monta aux joues de Sylvère. Alors, se fâchant presque, elle bredouilla vivement :

— Mais ce n’est pas un homme, Paul Ruper, c’est un enfant.

— Un enfant de vingt ans ! Merci ! Mais il a des moustaches, ma chère ! Même qu’il a passé son bachot et qu’il fait son droit ! si vous n’appelez pas cela être un homme ! Eh bien ! les hommes desquels je vous parle, ceux qui peuvent devenir des maris, un jour, prochainement, ce sont des jeunes gens comme Paul Ruper, blonds ou bruns, mais faits comme lui, et il ne me paraît pas du tout aussi difficile qu’à vous de choisir, parmi ceux-là, quelqu’un que l’on puisse aimer. Convenez franchement que j’ai raison.

— Je ne sais pas, je n’avais pas encore réfléchi à cela, répondit rêveusement la sage Sylvère, mais j’y penserai.

— Au revoir donc, ma chérie, et emportez tous mes vœux de bonheur.

— On est toujours heureuse, je crois, lorsque l’on fait son devoir. J’obéirai à Dieu, à grand’mère…

— Et à la destinée, conclut Mathilde. Allons, à dix ans, n’est-ce pas, Emmeline ?

— Moi, je ne puis rien promettre.

— Parce que ?

— Je serai dans les ordres.

— Qu’en savez-vous ?

— Je le désire !

— Oh ! ce n’est pas toujours une raison !

On appelait Sylvère. Leurs bras s’ouvrirent comme des ailes blanches, elles s’étreignirent, très pures, des baisers à leurs joues mouillées de pleurs, et Sylvère s’enfuit.

Elle quittait le couvent à seize ans et demi.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Sur la route de Vannes à Quiberon, à l’orée d’un bois de sapins, une antique maison à vieilles tourelles basses : c’est le Parclet. Des tilleuls et des frênes lui font un rideau du côté où la brise de mer souffle ; de ce côté, des landes vertes d’ajoncs, et aussi de tamaris légers qui fusent en effilant leur grêle feuillage, qu’éparpillent follement les rudes vents du large.

La façade, tournée au sud, se fleurit de glycines, de roses et d’aristoloches.

Un gai jardin s’étend vers l’intérieur des terres.

Autour, des champs encadrés de pierrailles alignées, quelques prairies et encore des landes. Çà et là, un bouquet de pins. C’est triste et doux, avec un air de pauvreté tranquille. Les routes sont blanches et nues ; on aperçoit, très loin, clairsemés, des villages.

Sylvère et sa grand’mère vivent là.


Une après-midi de juillet. Le vent souffle du nord-ouest, rude et vif. De la terrasse plantée de frênes, Sylvère se penche vers le chemin qui longe le mur. Dans sa robe de laine blanche, à plis droits et ceinturée d’une cordelière, elle paraîtrait monacale, étant très enveloppée et rigide ; mais sa tête est enfouie sous un béret blanc qui souligne drôlement son profil de vierge, et ses cheveux fous lui embroussaillent les yeux d’une crêpelure qui paraît fauve au soleil. D’ailleurs, près du cou, et comme boutonnant sa robe, une touffe de bruyères roses étoile coquettement son corsage.

Elle tire une boule d’opale qui pend sur sa poitrine, et amène, par l’échancrure de sa robe, une mignonne montre qu’elle regarde longtemps, attentive. Puis elle se penche encore sur le chemin désert. Rien ne bouge : l’horizon semble noyé dans la ligne brillante qui paraît tourner en demi-cercle autour d’elle, comme si cette mer lointaine, à peine entrevue, environnait toute la terre ainsi qu’une île immense. Et, sur la lande étalée, s’en allant mourir vers les grèves, lui semblent immobiles les troupeaux retenus au piquet, les vaches rêveuses, si calmes en leurs pas rares et lents, et si longuement arrêtées, le mufle tendu, l’œil plein de songes. Seules, les alouettes qui montent tour à tour dans le ciel, palpitantes et folles, chantent éperdument, vers le soleil qui les enivre, leur cantique d’amour.




— Mon enfant !

— Grand’mère ?

— Je suis bien vieille !

— Coquette, vous êtes toujours jolie.

— Ne ris pas. Je n’ai pas longtemps à vivre maintenant ! Tout finit !

— Voulez-vous bien vous taire ! Ai-je donc commis quelque faute que vous teniez à me faire pleurer ?

— Sylvère, causons sérieusement, veux-tu ?

— Oui, grand’mère.

— Alors, mon enfant, écoute-moi ; tu vas avoir bientôt dix-huit ans. Tu es forte, bien portante, bien raisonnable, sérieuse même, une petite femme tout à fait.

— Toute petite, oui grand’mère.

— Oh ! pas tant que ça, quand tu as de hauts talons !… Enfin, ne penses-tu pas que tu serais d’âge à être mariée ?

— Si, grand’mère, répondit tranquillement Sylvère.

— Ah ! fit l’aïeule un peu surprise. Tu y avais donc songé ?

— Certainement.

— Bien !… Et à quel propos ces idées te sont-elles venues ?

— Mais… Je ne sais pas, grand’mère, tout naturellement je pense. N’est-ce pas ainsi que cela se passe autour de nous ? Une fille grandit, se marie, devient mère, puis grand’mère, et puis… voilà ! Ne faut-il pas que je fasse comme tout le monde ?

— Si fait. Ainsi, tu as le goût du mariage ?

— Le goût ? Je ne comprends pas.

— Enfin, tu penses avec plaisir à prendre un mari ?

— Avec plaisir ? Non.

— Non ?… Alors quoi ? Comment ?

— Mais je vous l’ai dit, grand’mère, parce que je vois que la vie s’arrange ainsi pour les autres ; et puis peut-être, au fond, parce que je ne serais pas fâchée d’être appelée « madame » et de pouvoir lire tous les livres qui me sont interdits.

— C’est ce que tu vois de plus intéressant dans le mariage ?

— Oui, grand’mère. Surtout, oh ! par-dessus tout, pour avoir des enfants.

— Ah ! bon. Et… pas du tout, du tout pour le plaisir d’être… aimée par ton mari.

— Et s’il ne m’aime pas, grand’mère ?

— Jour de Dieu ! Il serait bien difficile !

— Mais cela peut arriver, et il est inutile que j’espère une chose qui peut me manquer. J’en souffrirais ensuite.

— Fort bien, mademoiselle Raison. Alors, tu accepteras un mari sans lui demander d’amour et sans en éprouver toi-même !…

— Oh ! moi !

— Plaît-il ?

— Je veux dire que si j’épouse un honnête homme, intelligent et bon, je ne pourrai manquer d’avoir de l’affection pour lui.

— De l’affection… sans doute, sans doute, ma fillette ; mais il existe, vois-tu, certaine sympathie qu’il n’est pas mauvais de ressentir l’un pour l’autre lorsqu’on se marie.

— Eh ! oui, grand’mère, c’est ce que je dis.

— Mais non ! grande sainte Anne ! Tu ne me comprends pas ! Que c’est donc difficile d’éduquer les filles ! De mon temps, cependant !… Enfin ! c’est ma faute aussi ma petite Sylvère ; je t’ai élevée comme une sauvage, loin du monde et des fréquentations… et tu ne sais rien de rien de ce qu’il faudrait pourtant que tu pressentisses ayant de t’embarquer dans une union qui… Voyons, comprends-moi. Mais, jarnibleu, quand j’avais ton âge, je m’étais bâti tout un roman sur le mari que j’attendais. Je le rêvais comme ceci, comme cela ! Je ne me souviens plus, moi ! mais enfin je lui voulais les cheveux de cette couleur et les yeux de cette façon et le nez comme ceci…

— Et celui que vous avez épousé, grand’mère, ressemblait-il au mari de vos rêves ?

— Certes non ?… Ce qui ne m’a pas empêchée d’aimer ton grand’père de tout mon cœur dès que je l’ai vu.

— Vous voyez donc bien que ce n’est pas la peine de se raconter des histoires par avance !

— La drôle de petite-fille que j’ai là ! Je voulais seulement te faire comprendre, ma raisonneuse, qu’il est bon d’éprouver quelque sympathie… physique pour la personne même de son mari. M’entends-tu ? Et qu’il serait cruel, quand tu serais mariée, de t’apercevoir que la personne de ton mari te cause une répugnance. Là !… est-ce clair ?

Sylvère, rêveuse et calme :

— Je n’éprouve aucune répugnance pour les êtres laids ou difformes, pourquoi en ressentirai-je si l’un de ceux-là devenait mon mari ?

— Mais, parce que l’intimité des relations conjugales… Dieu du ciel, quelle corvée !… Enfin, ma Sylvère, tu parlais d’enfant tout à l’heure ; ton mari en sera le père, le créateur !…

— Ah bon ! vous voulez parler de la ressemblance ? afin que les enfants soient beaux, bien faits, je comprends ! Eh bien, mais c’est très simple : tout le temps de ma grossesse, je ne regarderai pas mon mari, s’il est laid, voilà tout. Et je m’efforcerai de créer, par la pensée, un être parfait, et je contemplerai longuement quelque œuvre d’art, un beau portrait ou une belle personne, vous, par exemple, grand’mère !

— Et tu penses que cela suffit pour qu’un enfant ne ressemble en rien à son père ?

— Évidemment, car comment cela se pourrait-il si les yeux de la mère ne s’arrêtent pas sur lui ?

— Mais, chère innocente, c’est par la transmission du sang ?

— Quel sang ?

— Assez, ma fille. Le mariage a ses mystères, comme une religion ; il en est une, en effet. Ces mystères te seront révélés par ton mari ; je te préviens seulement qu’ils sont graves. Mais puisque le couvent et la candeur de tes rêves t’ont laissé l’âme plus naïve et plus vierge que celle du plus pur des anges, je suis bien forcée de te dire : prends garde !… Assure-toi d’aimer assez profondément l’homme que tu épouseras pour que tu puisses en accepter, sans dégoût, tout, même la souffrance.

Et maintenant, venons au fait ; car tu penses bien que je ne tourne pas, depuis une heure, autour de cette question brûlante pour le simple plaisir de causer.

Tu sais, que nous ne sommes pas riches : les revenus du Parclet, et c’est tout ! Ils ne sont pas gros, ces revenus ! Bref, bien que ce domaine, qui représente ta dot, vaille de soixante à quatre-vingt mille francs, il ne sera pas possible d’en réaliser le prix avant ma mort. Et la rente que je pourrais te faire… en attendant, sera mince, bien mince ; encore que j’accepte d’avance toutes les privations, et Dieu sait avec quelle joie !…

— Grand’mère !…

— Laisse-moi dire. Ce qui serait à souhaiter, dans notre situation, ce serait de trouver un mari qui ne t’emmenât pas, qui restât ici, avec nous, vivant sur le domaine…

— Mais il faudra bien qu’il en soit ainsi, ou je ne me marierai pas, car je ne veux pas vous quitter.

— Bien vrai ? Ah ! que je suis heureuse, ma chérie !… Eh bien je crois que nous avons trouvé…

— Quoi ?

— Ce mari.

— Et c’est ?… dit-elle, un peu pâlissante.

— Tu ne devines pas ? Voyons, cherche, dis un nom. Nos relations sont si restreintes ! Allons, que je t’aide : il n’y a pas bien longtemps que tu ne l’as vu…

— Ah ! dit-elle, en rougissant cette fois, c’est Paul Ruper.

— Ruper ! s’écria l’aïeule, quel Ruper ? Le frère de ton amie Louise ?… À quoi penses-tu, Sylvère ? Ah ! si tu crois que les Ruper soient des gens à marier leur fils avec une fille pauvre comme toi ! Non : Ces petits banquiers de province, usuriers pour les trois quarts et voleurs pour le reste, d’ailleurs riches à pourrir, ont bien d’autres visées !… Mais d’où t’est venue l’idée de le nommer, ce… Paul Ruper ? Je t’ai parlé d’une personne que tu avais vue depuis peu, et, je ne sache pas que celui-ci !… Tu l’aurais donc aperçu ?

— Oui, grand’mère.

— Où ? En quelle occasion ? En quel endroit ?

— Ici même, au pied de cette terrasse sur laquelle vous êtes venue me surprendre presque à l’heure…

— Achève, Sylvère !

— … Où il passe à cheval, chaque jour, murmura la jeune fille. Et, tenez, fit-elle soudain, chut ! Entendez-vous ce galop ? Dans une minute il sera là…

— Et alors ? balbutia la grand’mère.

— Alors, je me penche, il me regarde, me salue et s’éloigne lentement…

— Lentement ?

— Oh ! très lentement, en se retournant à demi, l’air fort triste.

— C’est tout ?

— C’est tout.

— Jamais il ne t’a parlé ?

— Jamais.

— Et toi, tu viens là tous les jours ?

— Oui, grand’mère. Il est maintenant sous la terrasse, entendez-vous ?

— J’entends ; il est même arrêté ; son cheval piaffe… ! Sylvère !

— Grand’mère !

— Ne te penche pas, ne le regarde pas, ni aujourd’hui, ni jamais.

— Pourquoi ?

— Parce que tu ne peux épouser Paul Ruper, et qu’une honnête femme ne doit regarder que son mari… Tu as de la peine, ma fille ?

— Oui !

— Las ! l’aimais-tu donc, celui-ci ?

— Je ne sais pas. J’avais du plaisir à le voir… Écoutez, il s’en va !… Oh !… c’est triste la vie ! Je m’en doutais. Rentrons, grand’mère.




« Ma chère Sylvère, est-ce bien vrai, tu épouses le Dr Maurine ? On dit même que les bans sont à l’église ! Tu ne peux aimer cet homme-là, toi, toi, Sylvère, avec tes goûts d’artiste et de poète ! Et que tu l’acceptes sans l’aimer je ne puis le croire. Alors quoi ? Tout cela est faux, n’est-ce pas ?… Oh ! réponds-moi bien vite ; car je te jure qu’il y a quelqu’un près de moi en ce moment, lisant sur mon épaule, qui a bien de la peine. Il insiste pour que j’écrive, « terriblement ». C’est fait.

« Parlons à cœur ouvert, veux-tu ? Tu sais que Loulou est et sera toujours ton amie, une vraie, malgré son étourderie, et que tu peux te fier à elle, bien qu’elle compte deux années de moins que toi. Mes seize ans sont plus éveillés que tes dix-huit, soit dit sans t’offenser, et je sais, de la vie, bien des choses que tu ignores. Voilà ce que c’est que d’avoir un grand frère de vingt et un ans !

« Tu ne diras pas que je néglige l’art des transitions. M’y voici enfin arrivée à ce grand frère, car je ne t’écris que pour te parler de lui. Depuis que le bruit de ton mariage s’est répandu, il en a la tête à l’envers. Enfin, ma petite Sylvère, allons-y carrément ; Paul t’aime. Voilà le grand mot lâché.

« Tu devais bien t’en douter un peu ! Tu n’ignores point qu’il faisait tous les jours, par tous les temps, une vingtaine de kilomètres, voyage qui se bornait à contourner ta terrasse, vers l’heure à laquelle tu t’y promenais. La régularité ponctuelle de cet itinéraire n’a pas laissé que de t’édifier, je le crois et je l’espère. Et puisque, sans reproche, tu te rencontrais là, exactement à l’heure où il passait, n’est-il pas permis de conclure — à ceux qui désirent vivement cette conclusion — que tu n’assistais pas avec déplaisir à ce quotidien pèlerinage ?

« Si tu étais une jeune fille comme les autres, ma belle amie, je te dirais même que ta conduite en cette affaire s’appelle en bon français « donner des espérances ». Ne bondis pas, nous connaissons ta parfaite innocence. Ce discours tend seulement à essayer de te prouver, à toi-même, ce point important, à savoir que Paul Ruper ne t’est pas indifférent. Et je recommence : est-il possible, dans ce cas, que tu épouses le Dr Maurine ? Paul s’imagine que tu es contrainte par ta grand’mère. Est-ce vrai ?

« Si oui, avoue-le et il tue le docteur. Oh ! il n’y va pas par quatre chemins, mon frère !… Je t’en supplie, réponds-nous, réponds-moi, veux-je dire, et tout de suite car nous sommes bien inquiets et bien malheureux…

« Ton affectionnée Louise Ruper. »


« Ma chère Loulou, avant de répondre à ta lettre, un mot. Tu me dis que M. Paul Ruper m’aime. Ensuite ? Grand’mère est vieille, et veut que je me marie ; je le désire aussi. Mais nous n’avons reçu aucune proposition de ta famille ; il paraît même qu’elle n’en fera pas ; je suis trop pauvre pour elle. Pourtant grand’mère peut se tromper. Réponds franchement : oui ou non ; je te dirai ensuite ce que tu veux savoir.

« Ton amie Sylvère. »


« Hélas ! ma chérie, j’ai bien peur que ta fierté ne veuille pas nous faire grâce. Paul est désespéré, car la cruelle vérité, la voici : papa ne veut pas.

« Ce que nous l’avons prié, supplié, imploré ?… Ce qu’il y a eu de scènes à la maison depuis huit jours !… Mais nous avons hérité de son entêtement, nous deux. Pour mon compte, je lui ai tenu ce discours : « Lorsqu’il me plaira d’épouser quelqu’un, si vous n’y consentez pas de bonne grâce, je me ferai enlever, tout simplement ». Et Paul a ajouté : Pour moi, aussitôt que mon âge me permettra de vous faire envoyer des sommations respectueuses, si Mlle du Parclet veut bien m’attendre jusque-là, nous nous marierons malgré vous, malgré tous !

« C’est crâne, n’est-ce pas ?

« Mais voilà où nous en sommes, ma pauvre Sylvère. Vous ne pourriez vous marier que dans quatre ans ! Si tu acceptes, Paul espère bien que tu ne le laisseras pas languir si longtemps sans te voir, te parler quelquefois, t’écrire même — ne serez-vous pas fiancés devant Dieu ? — Car il a bien besoin de prendre courage, et il t’aime si éperdument !

« Réponds vite. Nous t’adorons.

« Ta sœur, Loulou ».




. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

— Prière que je réciterai pendant neuf jours à l’autel de sainte Anne d’Auray : « Grande sainte, faites-moi la grâce d’aimer Jules Maurine, puisque je vais l’épouser le 15 août prochain.

« Grande sainte faites-moi la grâce qu’il n’y ait désormais ni dans mon cœur, ni dans mon esprit aucune pensée étrangère à celui qui va être mon mari.

« Faites-moi la grâce d’être une bonne épouse, fidèle et dévouée, et une mère aussi parfaite que vous l’avez été. Écartez de moi ces tristesses oppressives qui me rendent malade et donnent du souci à grand’mère. Aidez-moi à vaincre l’étrange répulsion qui me fait frissonner comme d’un grand froid, lorsque mon fiancé touche ma main.

« Ô sainte admirable, puissante et vénérée, je ne vous demande pas le bonheur, puisqu’il n’existe pas sur terre, et que Dieu exige de nous le perpétuel sacrifice de nos joies ; mais, la vie étant brève, donnez-moi le courage de la passer toute entière sans une faute, sans une défaillance.

« Soutenez-moi dans l’épreuve du mariage, cette épreuve dont on me parle comme d’un supplice mystérieux et cruel, et vers lequel je suis cependant attirée par je ne sais quel instinct qui me fait battre le cœur d’un vertigineux effroi, et comme si quelque abîme s’ouvrait sous mes pas, où il faut que je tombe, et où je vais mourir, pour renaître à une existence nouvelle, austère, sacrée, remplie de devoirs inconnus !

« Ô sainte Anne, pourquoi me dit-on que je ne porterai qu’une fois la blanche couronne des vierges ?… Et que ce sera fini ?… Quoi donc finira ?… J’ai bien peur !… Priez pour moi !… Priez pour moi ! »




Jules Maurine : vingt-sept ans. Il est officier de santé de l’académie de Montpellier. Par politesse on l’appelle « docteur ». Peut-être en eût-il conquis le grade ; mais à quoi bon ? Il exercera dans un pays perdu, entre Quiberon et Vannes.

D’ailleurs ses études ont été tardives. À dix-huit ans, après avoir passé son baccalauréat, la vocation religieuse le prit, et il revêtit le froc de novice chez les Dominicains. Mais il révéla des vices incompatibles avec la pureté de la vie religieuse ; une névrose spéciale le tourmentait : on refusa de lui conférer les ordres. Et, pour le guérir, on l’envoya étudier la médecine en province. Là ses dispositions passionnelles parurent se modifier.

Très changeant, du reste, très mouvant, l’esprit brouillon, curieux et chercheur, mais superficiel, effleurant tout, embrassant tout, et n’étreignant rien, toujours pressé de courir d’une chimère à une autre.

Ambitieux, par surcroît, et tout bouffi d’un savoir presque nul ; mais superbement d’aplomb grâce à une faconde, parfois brillante, de charlatan

À peine pourvu du brevet d’officier de santé, il retourne chez les bons pères de la rue du Bac, qui l’examinent et le soupèsent. On tâchera d’en tirer le meilleur parti possible. Il est assez bien fait de sa personne, brun, type énergique, démenti par la pâleur des yeux aux pupilles giratoires, le front trop haut, en saillie, le crâne large et plat, une barbe rude, d’un noir intense, la bouche rouge. Au détail, vulgaire, les pieds trop longs, les mains velues. Toutefois d’aspect agréable, gai, les dents belles, le rire facile, au rythme niais.

Docteur, on l’eût gardé à Paris, car il est pieux, il pratique, et ses vices même auraient trouvé leur emploi. Mais c’est impossible.

Le collège de Vannes a signalé, depuis peu, un poste vacant aux environs de la ville ; on y expédie Jules Maurine.

Il prend pied au presbytère. Le curé est l’habituel confesseur des dames du Parclet ; bientôt le nouveau « docteur » les visite ; l’aïeule est souvent fatiguée, et Sylvère est une belle fille.




Le capitaine Roland du Parclet avait été tué à Sébastopol ; presque en même temps sa femme mourut en donnant le jour à Sylvère.

Ils étaient, tous les deux, de délicats et subtils musiciens ; elle pour l’exécution, lui pour la composition, qu’il avait originale, un peu nébuleuse, ultra-moderne, beaucoup plus intuitive que scientifique. Mais ils se comprenaient et se communiquaient d’ineffables joies d’artistes.

Sylvère, au retour du couvent, avait découvert, parmi les reliques chères que la triste aïeule lui conservait pieusement, un livre qui faisait revivre pour elle l’âme, tout embaumée de poésie, de ses bien-aimés morts. Elle en retrouvait la forme, le parfum, l’idéale puissance, comme elle retrouvait ailleurs les traits de leurs visages sous le dessin et la couleur.

Ce livre, relié d’un pan de moire blanche pris à la robe de mariée de Mme Roland du Parclet et chiffré d’un entrelacement d’initiales, était un cahier de fort papier de Chine, large et carré, renfermant, écrite au recto seulement, toute la musique que le capitaine avait composée pendant ses rares et trop brefs loisirs.

Et non seulement la musique, laquelle, très diverse, passait d’une mélodie à une pavane, et d’un essai symphonique à quelque fragment d’opéra ou de drame lyrique, mais aussi des paroles, écrites par deux mains différentes, et qui paraissaient avoir été composées par l’un et l’autre des deux époux, et comme pour mieux exprimer le chant qui se déroulait au-dessus ; car ces paroles, souvent sans suite apparente, n’avaient ni commencement ni fin, ainsi que le balbutiement de quelque pensée saisie au vol, d’une émotion soudainement jaillie, d’une sensation que l’on veut fixer en plein frissonnement, ainsi qu’un papillon cloué, les ailes vibrantes.

Mais ces ébauches mystérieuses gardaient un parfum d’amour, de rêve à deux, d’entente divine de deux âmes magnifiquement appareillées et se cachant, pour fuir ensemble, pendant les nuits étoilées, à la recherche vertigineuse de quelque délirant problème d’harmonie et d’art.

Sylvère avait épelé toutes ces pages, note à note et mot à mot, souvent sans comprendre, mais avec le respect qu’on a pour un livre sacré.

Elle y trouvait une douceur d’extase ; et des caresses maternelles lui semblaient monter vers elle de ce livre entr’ouvert d’où s’exhalait le plus pur des deux âmes qui s’y étaient ensemble consumées comme des cires embaumées ou comme des perles d’encens.

Le verso de chaque feuille demeurait blanc.

Sylvère pensa :

— Si je laissais là parler mon cœur ? Ne serait-ce pas comme si je me confessais à leurs genoux ? Je ne puis pas tout dire à grand’mère ! Je n’ose pas, mais il me semble que j’oserais lui confier bien des choses, à elle ! celle que je n’ai jamais pu appeler : maman !


Et sur le premier verso :

« 14 août. Demain. C’est demain !

« Je voudrais me recueillir, faire une retraite, comme la veille de ma première communion ; on ne m’en laisse pas le temps. Cela me trouble de m’en aller ainsi, à l’étourdie, vers cet avenir mystérieux qui commence demain ! Cependant il me semble que j’ai moins peur : sainte Anne doit m’avoir exaucée.

« D’ailleurs que peut-il m’arriver de si terrible ? Jules a l’air bon. Je me suis accoutumée à sa présence.

« Il me suit pas à pas dans la maison, comme un brave chien. Il me récite une interminable litanie de choses douces, tendres, qui, peu à peu, me gagnent le cœur. J’ai remarqué que le tremblement de ses mains, lorsqu’il est parvenu à emprisonner l’une des miennes, me communique une émotion singulière, que je ne m’explique pas, que jamais encore je n’avais ressentie.

« Et cependant — je ne comprends pas pourquoi — il me semble que lorsque M. Paul passait sur la terrasse, je ressentais, par les yeux, un peu comme un commencement d’une émotion semblable. Cela ressemble à une défaillance qui ne s’achève pas et qui gonfle le cœur d’un désir indéfini.

« Il paraît que je suis devenue très pâle, le jour du contrat, où, pour la première fois, il m’a embrassée. Cela, par exemple, m’a été bien désagréable. Oh ! sentir cette barbe, cette grosse moustache traîner sur ma joue ! Toute la nuit, ensuite, j’ai frotté ma figure avec un mouchoir, à cet endroit-là ; et je pensais, malgré moi, avec un dégoût, à ces petites limaces qui rampent sur les lis, et dont je les débarrasse, chaque matin, avec tant de hâte et de joie ; car cela doit les faire bien souffrir !

« Et pourtant, je sais, on me l’a dit, il aura le droit de m’embrasser !… Mon Dieu, tout s’arrangera peut-être. Il suffira que je lui demande, que je le prie, en lui avouant ma répugnance, et, pour m’être agréable, il ne m’embrassera plus.

« Une autre chose aussi m’ennuie beaucoup ; cette chambre que l’on prépare là, à côté. J’ai demandé à grand’mère pourquoi elle me faisait quitter ma chambrette de jeune fille ; elle m’a répondu d’un ton sec, oh ! mais sec ! que celle-ci était trop petite pour deux. Pour deux !… Oui, cela doit être le commencement des mystères. Oh ! mais j’arrangerai tout cela avec Jules ! Il m’a promis de faire toutes mes volontés ! Ainsi !

« Laissons passer demain ! Grand’mère en prend vraiment trop à son aise avec mes goûts nullement consultés. C’est comme pour mes robes de nuit, toutes fanfreluchées de vieilles dentelles, lorsqu’elles sont arrivées de la ville et que Jules — il est vrai que c’était indiscret — lui a demandé à les voir : grand’mère a répondu brusquement, car elle brusque à tout propos maintenant : « Vous les verrez bien assez tôt !… » Si c’était une réponse ça !… Je me demande ce qu’il a à voir avec mes robes de nuit ? Grand-mère a l’air de perdre un peu l’esprit en ce moment.

« Il n’y a que moi de calme dans la maison. Et pourtant je suis à la veille du grand mystère ! Jules aussi, d’ailleurs, est à la veille. Puisqu’il n’a jamais été marié il ne doit pas connaître les secrets.

« Mais, au fait, qui nous les apprendra ?

« M. le curé m’a dit :

« — Mon enfant, votre mari vous initiera aux devoirs intimes du mariage ; obéissez-lui en tout.

« Fort bien. Mais qui donc l’initiera, lui ? »




15 août. — Sylvère a voulu se marier le jour de l’Assomption. Le curé a répondu :

— Soit, après l’office ; la vierge sera bénie à l’autel de sa mère.

Et l’église est parée, depuis le porche jusqu’à la chapelle ; d’un revêtement de feuillages, dont le vert intense est parsemé d’une innombrable floraison blanche et lourdement parfumée. Sur l’autel, les arums dressent leurs longs calices, et, tout le long de la balustrade du chœur, les blancs magnolias tendent leurs coupes enivrantes, comme à la table d’un festin.

L’étoile des jasmins a fourni la jonchée, et les anthémis, effeuillés, du fauteuil des époux ont fait un nid d’argent.

Midi ; la cloche grêle de l’église rustique danse à grande volée ; la population des campagnes accourt, se presse et se range, aux deux côtés du porche béant dont l’enfoncement noir se fleurit, comme d’une éclaboussure de fusée, du scintillement astral d’un groupe inégal de cierges.

Et la noce, que d’antiques carrosses ont menée, entre en majestueuse théorie.

Sylvère est vêtue d’un fourreau de soie très long, qu’enveloppe le tulle nuageux de son voile ; les cheveux, relevés sur le front, et couronnés d’un étroit diadème, font resplendir son visage, un peu fier, aux traits purs, à l’expression d’une idéale candeur. Elle fait songer involontairement à quelque Iphigénie héroïque dans sa soumission aux dieux. Un vieillard la conduit ; un soldat qui porte sur sa poitrine tremblotante une barre éclatante de médailles et de croix ; c’est un ancien camarade du capitaine du Parclet et qui l’a vu mourir.

Après les filles d’honneur, pensionnaires en robes légères comme des pétales de fleurs, marche péniblement l’aïeule, si jolie sous sa poudre et dans le vieux damas de son antique robe ramagée, conservée et fleurant le doux parfum d’antan.

L’émotion la fait lourde au bras du fiancé.

Celui-ci piétine, manque le pas, heurte les demoiselles d’honneur et s’agite, gauche, bruyant, riant, sa tête de nègre virant en girouette ; il reluit, l’habit, le vernis des hottes et la barbe du même noir dur et lustré, et il se cambre, pincé, joli et mal ganté.

À peine assis, il se retourne de çà, de là et promène sur la foule ses prunelles claires sans cesse remuées. Puis il se penche sur l’épaule de Sylvère, se redresse, croise ses bras, les ouvre et ne s’apaise que lorsque s’approche le prêtre, son étole d’argent au cou.

En haut, se tait le petit harmonium qui, après avoir clamé, de toutes ses forces, dans l’essoufflement hâtif des pédales, une entrée triomphale, s’était mis à chanter mélancoliquement.

Et le prêtre bénit l’union de Sylvère du Parclet avec Jules Maurine.

Pendant la messe une douce voix se fait entendre, dans des strophes angéliques. L’on dirait un chant du ciel, où rien d’humain ne vibre. C’est moins une voix qu’un souffle mélodieux de flûte céleste pendue aux lèvres d’un archange. Les têtes se retournent cherchant la chanteuse cachée par l’harmonium ; toutes ces têtes de Bretonnes coiffées de blanches ailes inégales que leur mouvement d’ensemble vers le même point fait ressembler au déplacement des voiles d’une flottille par une saute de vent.

Cependant Sylvère est troublée par la tristesse, on dirait prophétique, de cet étrange chant nuptial, que lui envoie d’en haut, comme si elle était déjà partie pour le paradis de ses rêves, son amie Emmeline Denauve.

C’est fini : dans la petite sacristie pauvre, sur ses dalles brisées entre lesquelles l’herbe pousse, Sylvère est menée par son mari. Grand’mère la suit, qui, silencieusement, l’étreint, l’embrasse, soupire et pleure. Puis la nouvelle mariée tend ses joues pâles au becquettement rieur des jeunes filles qui l’entourent et l’étourdissent d’un ramage d’oiselles grisées. Les invités défilent. Quelques hommes s’emparent du docteur Maurine et le félicitent avec des poignées de mains nerveuses.

Un moment les deux époux sont séparés. Alors une fillette, entrée sournoisement dans la sacristie, se glisse près de Sylvère, la tire, la retourne vers elle et se jette dans ses bras.

— Loulou !…

— Oui, moi ! Tu ne m’attendais pas ? Oh ! Sylvère ! Sylvère ! quelle bêtise tu viens de faire !

— Tais-toi, Louise, je te défends…

— Oh ! c’est inutile. Je ne dirai plus rien, puisque tout est fini ; mais toi, tu t’es bien mal conduite avec nous… Répondre à ma lettre par la lettre de faire part de ton mariage !…

— Je n’avais rien autre à y répondre.

— Alors tu aimes ce… monsieur Maurine que tu viens d’épouser.

— Je dois l’aimer, puisqu’il est mon mari.

— C’est-à-dire que tu l’aimes par devoir ?

— Oui, répondit candidement Sylvère.

— Et tu appelles cela aimer, toi !

— C’est tout ce que Dieu nous demande.

— Et ton cœur, il ne te demande donc rien, lui ?

— Il me demande d’obéir en tout et toujours à mon devoir.

— Écoute, Sylvère, c’est peut-être fort beau de penser comme toi, et tu es certainement une très brave fille, mais, vois-tu, on ne m’ôtera pas de l’esprit que l’on t’a mariée trop tôt. Tu es très en retard. Je t’assure que, nous autres, toutes tes amies de couvent, nous avons des idées bien plus sensées sur cette question importante de l’amour, que tu me parais traiter avec un dédain inconcevable !… Ainsi, moi, je me marierai avec l’homme qui me plaira, que j’aimerai follement, quel qu’il soit, et sans consulter personne, car si tu as choisi le devoir pour devise, moi, j’en ai choisi une autre.

— Laquelle ?

— Le bonheur. Le bonheur absolu, aussi complet que possible et à n’importe quel prix, voilà ! Tu es un rat des champs, ma pauvre Sylvère, moi je suis une petite souris qui a vu le monde et qui sait déjà grignoter la vie. J’ai fait mon choix, je veux être heureuse, je le serai.

— Prends garde, Loulou !

— À quoi ? aux imbéciles ! Je m’en moque ! Si tu avais fait comme je pense, tu aurais attendu Paul et…

— Tais-toi…

— Et il ne serait pas en ce moment à pleurer, seul, derrière un pilier de cette église… où il s’est traîné, tout malade et fou de chagrin qu’il soit !… Ah ! tu as fait un beau travail, va ! Il nous quitte, il va partir… pour je ne sais où, très loin !… mon pauvre Paul !…

— Vous êtes là, vous ? mademoiselle Ruper ?

C’était l’aïeule.

— Oui, moi ! riposta l’effrontée avec un léger haussement d’épaules : je faisais mes compliments à cette « pauvre » Sylvère !

Mme Maurine n’est pas à plaindre, mademoiselle.

— Je le souhaite pour elle, madame. Adieu, Sylvère. Avant qu’on ne me mette à la porte, je m’en vais. Mais, tu sais, je te reste amie, toujours, quand même ?… Et nous nous écrirons, dis ?… Allons, adieu… Mais, à propos, je n’assisterai pas à la distribution de ton bouquet. Donne-moi tout de suite un brin de fleur d’oranger. Cela porte bonheur aux jeunes filles et je tiens à être heureuse, moi !…

Sylvère, du bout des doigts, détacha un petit paquet de boutons mi-clos qui retenait son voile sur l’épaule gauche, un peu bas, près du cœur, et l’ayant lentement, tendrement porté jusqu’à ses lèvres, d’un mouvement rêveur et doux, elle le tendit à Loulou qui suivait d’un regard malin tous ses gestes :

— Tiens ! dit-elle, et fasse Dieu qu’il te porte bonheur !

— Merci, répondit la petite en enlevant prestement la fleurette ; et, se penchant à l’oreille de Sylvère, elle murmura en l’embrassant :

— C’est pour lui.

Sylvère eut une secousse d’angoisse, tendit ses mains en avant ; mais Loulou s’était échappée, et filait en courant, déjà loin.

Mme Maurine, plus pâle, avec un lourd battement de cœur, reprit le bras de son mari et, quittant la sacristie, rentra dans l’église à la tête des couples reformés.

Alors, le petit harmonium, en haut, la réveilla par une marche finale, solennelle, mais joyeuse en son rythme. Emmeline rêvait de quelque apothéose, et toutes les trompettes du ciel acclamaient les élus. La noce descendait vers le porche ; Sylvère, ayant rabattu son voile, les paupières baissées, la face rigide, d’un pas héroïque, car elle se sentait lasse, marchait.

L’église paraissait vide ; la foule groupée au dehors attendait. Un peu avant d’arriver au dernier pilier, une chaise, avec fracas, tomba, tout près de la traîne blanche. Sylvère, surprise, fit un léger cri et se retourna brusquement. Loulou relevait sa chaise. Mais, à ses côtés, adossé au pilier, se tenait Paul Ruper. Il s’y tenait, comme pour se perdre dans son ombre et soutenir sa défaillance visible. Il y appuyait sa tête renversée, son front d’une blancheur d’ivoire. Et ses bras pendaient, les mains enlacées.

Il regarda Sylvère, à travers ses pleurs subitement jaillis ; elle se détourna, calme, sereine, hautaine ; mais un grand froid venait de lui glacer le sang, comme si elle était entrée en quelque crypte funéraire.

Et l’orgue exultait.




Les nouveaux époux ne sont point partis pour un voyage de noces ; la clientèle naissante du « docteur » ne l’a pas permis.

Dès le lendemain du mariage, la vie de famille a commencé.

À huit heures du matin, Maurine est monté dans son cabriolet, et il est rentré à midi, après avoir fait sa tournée. Sylvère s’est mise à table en peignoir de cachemire bleu ; on a parlé de l’avenir.

Grand’mère est fort pâle. Ses yeux sont gonflés ; elle a mal dormi ; ses mains remuent d’un petit tremblement nerveux. Elle fait semblant de manger, elle fait semblant de causer ; mais elle tient son visage penché sur son assiette et ses regards évitent de rencontrer les yeux de Sylvère, qui, elle, la regarde obstinément, gravement : regard empreint d’un douloureux reproche. Lui, pareil à un étourneau, gesticule et bavarde. Cependant, tous les trois cachent leur véritable pensée, sous la banalité polie de leur conversation.

Ce groupe est charmant dans la salle à manger claire, ouvrant au nord, sur le parc frais, dans l’ombre des frênes. En son fauteuil, l’aïeule, poudrée sous de fines dentelles retombantes ; près d’elle, la nouvelle jeune femme, dont la natte flottante, couleur de feuilles mortes, glisse sur la forme grêle des épaules voilées de bleu. En face, la tête folle et brune du gai bavard aux dents blanches. La servante bretonne tourne autour de la table, avec son bonnet brodé bien lissé, aux panneaux raides qui palpitent, à la coiffe pointue comme un hennin. Son corsage à bavette est orné de velours, les manches froncées.

Dans une corbeille, aux pieds de grand’mère, le petit chien Zizi dort ; et la chatte Manon, sur le bras du fauteuil, ronronne, les yeux mi-clos ; mais elle tape d’un air précieux, à coups précis, de sa patte veloutée, sur les doigts tremblants qui l’oublient.

Devant la porte-fenêtre des moineaux sautillent et piaillent en se disputant les miettes que Sylvère leur jette, d’un grand geste nonchalant d’idéale semeuse.

Et, dans les branches, les fauvettes s’égosillent comme des chanteurs ambulants avant la quête. Des parterres fleuris s’épand la gourmande senteur des héliotropes et l’encens voluptueux des dernières roses safranées qui fleurent l’ambre des jeunes chairs.

Le roucoulement lointain des colombes semble être un chœur de vierges pleurant sur une de leurs sœurs, morte. Lui pense :

— C’est dommage, elle est gentille cette petite Sylvère, mais un glaçon !… À peine formée, une gorge d’enfant, et une innocence ridicule ! C’est pas une femme ça ! Elle n’aura jamais de tempérament. Elle m’adore cependant !… Mais ce n’est pas ça, pas ça !… J’espérais mieux !… Il n’y a encore que les femmes qui connaissent l’amour. Si celle-là voulait se réveiller, parbleu ! je ne dis pas !… On verra !…

L’aïeule pense :

— Pourquoi l’ai-je entendue, toute la nuit, réciter son chapelet à haute voix ? Oh ! ces Ave Maria ce qu’ils m’ont brûlé goutte à goutte le cœur !… Un moment elle a dit : « Demain je serai morte, sans doute, je veux que l’on m’enterre dans ma robe blanche avec ma couronne et mon voile !… » Oh ! mon enfant ! Et lui riait !… le monstre ! l’idiot !… Qu’ai-je fait, mon Dieu, de ma belle innocente vierge ? À qui l’ai-je livrée ?… Oh !… vingt fois j’ai failli me jeter sur cette porte, devant laquelle, agenouillée, je râlais, et la lui reprendre, ma fille, l’emporter !… Oui, j’aurais dû… mais je me suis évanouie quand je l’ai entendue crier : « Grand’mère, oh ! grand’mère !… »

Je n’ose pas la regarder, ce matin : ses yeux, ses doux yeux, si douloureusement surpris, me poignardent…

Sylvère pense :

— Je ne comprends pas Loulou ; non, je ne la comprends pas ! Elle avait l’air de savoir bien des choses, tout peut-être ! Et elle parle du bonheur dans le mariage !… Quoi ! le bonheur, ce martyre, ce supplice, cette épouvante !… Être meurtrie, assassinée, le bonheur !…

Et j’ai crié au secours et personne n’est venu !… Oh ! grand’mère !… Et j’ai voulu m’enfuir et il m’a dit : Sylvère, Dieu vous ordonne de rester et de m’obéir… Je me suis rappelé les saintes qu’on livrait dans l’arène aux bêtes fauves, et j’ai récité mon chapelet en attendant la mort… Pourquoi ne suis-je pas morte ?… Il m’a dit : on n’en meurt pas. Mais, lui ai-je demandé, en expiation de quelle faute dois-je endurer ce supplice ? Il m’a dit : — Ce n’est pas un supplice, c’est une fonction. Voulez-vous être mère ? — Oh ! certes je le veux. — Eh bien…

Alors je vais être mère, je le suis.

Je comprends, maintenant, quand on dit que les enfants coûtent cher ! Si j’avais su !… oh ! si j’avais su !… Emmeline a raison : le couvent !… Et grand’mère qui savait cela et qui ne me l’a pas dit !…

Toute ma vie, si longue soit-elle, je n’oublierai jamais les affres torturantes de cette nuit cruelle, unique, Dieu merci ! Je n’aurai qu’un enfant, voilà tout !… un enfant ! Il est là maintenant ! Je suis enceinte ! Sera-ce une fille ?… Je vais m’occuper de la layette.

Et dans ces songeries, l’un à l’autre cachées, les heures lentes passaient.


Vers le soir, Jules Maurine, cherchant sa femme, la trouva installée au frais d’une charmille, affairée à coudre et découper des linges fins, très blancs, de forme bizarre.

Il l’embrassa sur le cou — elle avait obtenu qu’il renonçât à ses lèvres — et lui dit, en son éternel rire :

— Que diantre cousez-vous là ? Ma parole, on dirait !…

— Ce sont les petites brassières, dit-elle.

— Quelles brassières ? Pour qui ?

— Mais, pour l’enfant.

— Quel enfant ?

— Le mien.

— Le vôtre ! fit-il en sursautant, comment le vôtre ?

Elle le regarda, effarée.

— Sans doute. Ne suis-je pas enceinte ?

— Vous ? Quelle est cette plaisanterie ?

— Une plaisanterie !…

Elle se leva toute droite :

— Ne m’avez-vous pas dit…

— Quoi ?

— Que si je voulais un enfant…

Alors, il comprit et repartit d’un rire inextinguible.

Puis, tout en pouffant et sans voir la pâleur mortelle qui couvrait le visage éperdu de Sylvère :

— Alors, vous avez cru, comme ça, le premier jour !… Diantre ! comme vous y allez, vous !

Tout à coup, il s’aperçut qu’elle chancelait, et la soutenant :

— Là ! voyons ! ne vous désolez pas. — S’il n’y est pas de cette fois, le petit, il y viendra sûrement, un jour ou l’autre. Rien ne presse, d’ailleurs, nous y travaillerons… Hé ! hé !… je ne boude pas à l’ouvrage moi !…

Il s’esclaffa.

Sylvère, d’un geste tragique, écarta sur son front ses cheveux mouillés d’une sueur d’agonie, et s’arrachant à l’étreinte de son mari, dans un recul de tout son être, elle cria :

— Que voulez-vous dire ?… Quoi !… Ce n’est pas fini ?… Encore !… Encore !… Comme hier !…

— Fini ! vous êtes folle, ma chère ! mais tous les jours et toutes les nuits que le bon Dieu nous donnera, j’espère bien !…

— Tuez-moi donc tout de suite ! clama l’épouvantée, j’aime mieux mourir…

Et elle tomba toute raide, les bras tordus, la bouche ouverte, sans souffle.

Lorsqu’elle se réveilla, après une longue crise nerveuse, dans les bras de l’aïeule sanglotante, elle lui murmura, cramponnée à son cou :

— Grand’mère ! grand’mère ! pourquoi ne m’avez-vous pas dit la vérité ?

— Parce que tu ne te serais pas laissé marier, mon pauvre ange !

— Mais c’est bien mal à vous, grand’mère ; connaissant ces douleurs, vous auriez dû me les épargner.

— C’est que je ne les connaissais pas, ma fille !

— Quoi ! vous dites !… votre mariage ?…

— N’a été qu’une adorable félicité.

Sylvère bondit.

— Comment, vous aussi, vous parlez de bonheur en cet état… misérable !… Mais alors je suis folle, moi !… Ou bien, l’on me cache quelque chose encore ? Oui, je sens vaguement que la vie doit avoir d’autres mystères, plus doux. Il est impossible que le mariage et l’amour ce soit cela !… Tout ce qui vit autour de moi me le dit, me le crie : Le bonheur existe, mais où est-il ?

— Sylvère, il est dans le devoir. Ne l’oublie jamais ! Allons, ma fille, va retrouver ton mari qui est mécontent de toi, et sois bonne, aime-le…

La nuit d’été tout étoilée, tout embaumée, enveloppa le Parclet d’ombres et de rayons, de souffles et de parfums. Et dans le grand ciel bleu la lune d’or monta. Lune d’or, lune de miel !




En 188…, la Revue des Universités possédait, rue Jacob, un vieil hôtel, triste et froid, médiocrement égayé d’ailleurs par la rédaction sérieuse et un peu gourmée de cette Revue antique, savante et hebdomadaire, qui traitait de sujets graves, d’une politique modérée, tout à fait couleur du Vieux-Monde. Ces deux publications semblaient marcher de pair, et l’on eût dit, fréquemment, que Turmal dirigeait la Revue et que de Labut inspirait le journal.

Toutefois, les deux directeurs, un peu rivaux au fond, affables à la surface, se coudoyaient fort peu dans la vie privée. D’abord Turmal était marié et de Labut garçon. L’hôtel de Turmal s’ouvrait pour des réceptions artistiques et mondaines, celui de Labut demeurait clos un peu mystérieusement. Le directeur du Vieux-Monde vivait en famille, celui de la Revue des Universités vivait, disait-on, dans la famille des autres, comme l’oiseau du printemps ; mais sous le couvert d’une grave et austère « respectabilité ».

L’hôtel de la rue Jacob fleurait l’encens, on y parlait bas, on y marchait bas, on ne fumait que dans les coins, en se cachant. Le seul endroit gai — relativement — était le cabinet, un salon haut et vaste, du secrétaire de la rédaction, M. Jacques. Celui-ci, d’une figure fraîche et poupine, avec de beaux yeux clairs, d’une honnêteté candide, d’un accueil toujours gracieux, retenait souvent près de lui les visiteurs, les solliciteurs qui, de là, passaient, comme à confesse, tout bas et presque émus, un à un, dans le bureau de Labut. Quelquefois, dans ses bons jours, le rédacteur en chef, Blondel, quittait sa case particulière et venait conférencier, toujours intéressant d’ailleurs, chez l’aimable secrétaire. C’était une bonne fortune pour les clients qui attendaient. Ces conversations étaient généralement littéraires, et Blondel, l’éminent critique, essayait là, souvent, sur ces auditeurs de hasard, les coups de boutoir qu’il s’apprêtait à distribuer, dans le grand style, aux naturalistes, d’une part, et aux modernistes, de l’autre.

Un coup de sonnette : les clients tressautaient et deux portes s’ouvraient, une sur l’antichambre pour la sortie discrète de l’expulsé, l’autre sur le salon du secrétaire pour inviter, dans des formes exquises, un nouveau patient à passer chez le directeur.


— Étiez-vous hier soir chez Mme Turmal ? demande à M. Jacques un jeune homme qui attendait son tour, en compagnie de Guy d’Harssay venu là, non pour lui, mais pour recommander quelqu’un.

— Certainement ! un monde fou. Après onze heures on s’entassait aux portes. Plus moyen d’entrer.

— Des femmes ?

— Oui, oui, dit complaisamment M. Jacques.

— Heu ! fit Guy d’Harssay, des robes, peut-être !… Mais diantre, j’oublie que la belle Sylvère était là.

— Qui donc, Sylvère ?…

Mme du Parclet ; et je viens justement parler d’elle à de Labut.

— Du Parclet ? répéta le jeune homme avec une soudaine vivacité, vous la connaissez ?

— Très bien.

— Je voudrais la voir ; elle m’intéresse énormément. Du talent, vous savez ? Et dans ce talent, un charme qui me… Pourriez-vous me présenter, maître ?

— Pas facile, mon cher, Mme du Parclet est une petite sauvage qui meurt de peur à Paris ; tout et rien l’effarouche et… elle n’est pas heureuse enfin !

— Vraiment ! quelque roman dans sa vie ?… Un drame peut-être ?

— Vous le dites, un drame ! Et qu’elle s’obstine à tenir caché. En quoi elle a tort ; car bien des sympathies iraient vers elle, si la vérité était connue, qui s’en détournent précisément à cause du mystère dont elle s’enveloppe.

— Pas complétement toutefois, puisque vous savez…

— Oh ! moi, je suis un ancien ami !

— J’en connais un nouveau qui saurait lui garder le secret de ses douloureuses confidences, murmura José de Meyrac, un peu ému.

— Vous êtes curieux, fit Guy d’Harssay en souriant.

— Non, elle m’attire, voilà tout.

— Prenez garde !

— Oh ! soyez tranquille. À mon âge on ne s’emballe plus.

— Présomptueuse jeunesse !

— Jeune ! j’ai vingt-sept ans. À notre époque, cela veut dire quarante. Nous sommes des vieux, nous ! mais revenons à Sylvère…

Les portes s’ouvrirent :

— Monsieur Guy d’Harssay ! appela le garçon de bureau.

— Je vous retrouverai, dit le poète à de Meyrac en entrant chez le directeur.

Alors, le secrétaire de la rédaction prit sur son bureau une courte épreuve, tirée sur le beau papier fort réservé à la Revue des Universités, et la tendant au jeune homme :

— Voici la note qui vous concerne. Elle passera dans le prochain numéro. Si vous voulez en prendre connaissance…

— Merci. Qui l’a rédigé ?

— Mais… moi-même, M. de Meyrac, et trop heureux de…

— Vous êtes charmant. Donnez !

José de Meyrac lut :

« L’auteur de cet intéressant ouvrage : Égypte, est trop connu de nos lecteurs qui ont apprécié, plus d’une fois ici, ses remarquables aperçus politiques, pour que nous nous attardions à une longue présentation. Rappelons seulement que ce jeune écrivain, après avoir fait dans le Vieux-Monde et dans la Revue Verte ses débuts comme polémiste puissant, à la dialectique serrée, aux vues larges et neuves, a voulu nous donner le régal d’une œuvre exécutée comme par un touriste fantaisiste et cependant si réellement observateur et si coquettement poète, en même temps, que cet ouvrage demeurera l’une des études les plus brillantes et les plus sincères qui aient été publiées sur ce merveilleux pays d’Orient, tout resplendissant encore d’une incomparable beauté, pour qui sait le voir à travers la magie de ses souvenirs. »

— Mais c’est parfait, mon cher monsieur Jacques, et je vous remercie cordialement. Je venais justement parler à de Labut pour cette note ; mais puisqu’elle est faite, vous le remercierez de ma part. Et je me sauve, car je tiens absolument à revoir Guy d’Harssay aujourd’hui, et je vais l’attendre chez Blondel, afin de le cueillir au passage. Adieu et merci.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Lorsque Guy d’Harssay sortit du bureau de Labut, celui-ci accompagnait, avec une déférence obséquieuse, l’aimable auteur des Belles Dames, et, lui serrant la main, sur le seuil, il lui dit :

— Vous pouvez compter, cher maître, sur toute ma bienveillance pour votre protégée ; mais, je vous le répète, j’ai mon comité de lecture, je ne décide pas seul, je me suis volontairement lié les mains afin de résister aux entraînements que, parfois, de belles personnes… Et puis, la Revue est très sévère, très fermée… Enfin, on verra. Au revoir !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Guy d’Harssay remontait, en compagnie de José de Meyrac, le boulevard Saint-Germain. Il habitait les Champs-Élysées, et José le Parc Monceau. Ce dernier renvoya son coupé pour accompagner le maître alerte, qui marchait volontiers près des tout jeunes gens, ceux-ci graves et un peu lourds, et qu’il entraînait de son pas souple, infatigable, avec comme un naïf orgueil de sa toujours triomphante jeunesse.

Plus haut de taille que Meyrac, il le dominait de sa belle tête dont le blond palissant et soyeux gagnait, par des boucles folles, la barbe éventaillée comme une gerbe de blés murs.

Plus noir en paraissait le jeune homme. Noirs, ses yeux grands et doux ; noirs les cheveux courts plaqués sur sa tête ronde et puissante ; noire la barbiche effilée et la moustache enroulée découvrant la bouche rouge et sensuelle. Le teint coloré, la raie du cou très blanche, révélant une peau fine au sang bleu, le corps râblé, assis : une force.

Guy d’Harssay continua :

— Tel fut le mariage de Sylvère ; une initiation brutale qui devait influer sur toute sa vie. Car si elle avait appris l’amour, si elle en avait connu les joies, elle ne serait certainement pas aujourd’hui farouche, épouvantée, dédaigneuse jusqu’à l’écœurement et toujours prompte à rejeter les plus insignifiants hommages, ce qui détourne d’elle la sympathie des hommes, l’intérêt qu’elle éveille d’abord et qui la fuit bien vite, dès que l’on s’aperçoit qu’avec elle il n’y a rien à espérer, pas même un flirt aimable.

— Mais, c’est pour cela justement qu’elle me paraît tout à fait intéressante, votre amie, répondit Meyrac, troublé. Et je vous jure que si je pouvais lui être utile…

Guy d’Harssay le regarda de côté, longuement :

— Vous pensez qu’avec un peu d’adresse et beaucoup de patience on l’apprivoiserait, hein ? Bah ! qui sait ?…

— Et depuis quand est-elle à Paris ?

— Voilà quatre ans, je pense, que Jules Maurine…

— Qui cela, Maurine ?

— Le mari.

— Ah ! Eh bien ?…

— Non, laissons celui-là… où il est. Il y a environ quatre ans qu’elle m’arriva, un jour, avec une lettre d’un de nos amis communs, le vieux capitaine Dartic, qui avait connu son père, un officier comme lui, mort là-bas, en Crimée. Le mariage de Sylvère n’avait pas été heureux, naturellement. Le Dr Maurine, un défroqué mal guéri de certains vices, et les cultivant tous d’ailleurs, était devenu… malade. Sa clientèle l’avait abandonné et la misère, presque, ne tarda pas à assombrir ce charmant petit castel du Parclet, où Sylvère languissait entre ce mari, sa vieille grand’mère désespérée du choix qu’elle avait fait pour son enfant, et une petite fille, née après deux ans d’une union si cruelle. Puis une douleur nouvelle vint encore éprouver la malheureuse jeune femme, son adorée grand’mère mourut.

Dès lors, le Parclet, criblé d’hypothèques, — il fallait vivre, n’est-ce pas ? — fut vendu. Les dettes payées, Sylvère ramassa les débris de cette petite fortune et vint à Paris avec son enfant…

— Et le mari ?

— Il lui fallait gagner leur vie, continua d’Harssay, sans paraître avoir entendu ; car les quelques mille francs qui lui restaient ne pouvaient suffire à procurer une rente, même médiocre, mais tout au plus à permettre d’attendre. Sylvère n’avait aucun métier dans ses jolis doigts. Mais elle tenait de sa mère une remarquable poésie de style, et, de ses propres études, accomplies pour se distraire, dans sa solitude du Parclet, une connaissance assez approfondie de l’histoire, de la philosophie et de la littérature du siècle. Elle songea donc à écrire.

D’ailleurs, un instinct, un besoin la poussaient à se vider le cœur, comme elle disait, des rêves accumulés, des désirs jamais éclos, des sensations longuement recueillies. Tout un bagage qui pouvait lui servir pour entreprendre un voyage d’imagination. Je lui conseillai de faire un roman, ou, plutôt, pour commencer, une nouvelle. L’inspiration vient d’elle-même, mais le métier s’apprend. Pour que le don naturel devienne un talent, il faut qu’il s’exerce.

Courageuse, elle me répondit :

— Je travaillerai.

— Et elle a joliment profité de vos leçons, interrompit de Meyrac.

— De mes conseils, répondit modestement le poète, car Sylvère est douée d’un véritable tempérament d’écrivain. Et ce qu’il y a de bizarre, au fond, c’est que cette petite sauvage, trop chaste, est une passionnée, une nerveuse, une sensorielle. De là, cette virilité de plume qui égare ceux qu’elle… rabroue, dès qu’on cesse de la poursuivre sur le terrain littéraire, pour l’attirer dans un chemin plus… tendre.

J’en sais quelque chose, ajouta Guy d’Harssay en riant. Mais cette pudeur est un charme ; je me suis mis à l’aimer et à la respecter de tout mon cœur. Aussi suis-je devenu l’ami, le confident. Et ce que j’en vois couler de belles larmes lorsqu’elle m’arrive, en courant, toute effarouchée de quelque alerte et qu’elle me narre, avec des sanglots, les entreprises de nos polissons de confrères.

J’avoue que je suis un confesseur profane, car je la blâme quelquefois au lieu de la consoler.

— Vous ? s’écria de Meyrac, presque scandalisé.

— Mon cher, où prenez-vous qu’une femme, une artiste réussisse à quoi que ce soit, dans ce monde, sans y aller de sa peau ? Voyez les actrices…

— Mais Mme du Parclet !…

Mme du Parclet n’arrivera à aucune position sérieuse, solide, si elle persiste dans son entêtement, voilà la vérité. Cela est triste, sans doute, mais c’est dans nos mœurs. Villeson, à une jeune fille qui faisait des façons pour y passer, et n’avait pas d’autres moyens de gagner sa vie, dit :

— Maintenant, ma fille, — et il l’avait prise cavalièrement, — les chemins sont ouverts, faites votre fortune.

Meyrac, de sa canne, en marchant, tapait nerveusement des coups secs. Puis, après un silence, il cria presque :

— Mais enfin, elle n’a pas besoin de cela, elle réussit.

— Non, répondit nettement d’Harssay, on l’apprécie, ce n’est pas la même chose. Il lui manque la camaraderie, les coups d’épaule que l’on se donne, quelquefois forcément, entre hommes ; il lui manque surtout, près d’elle, l’homme, le mari ou l’amant, celui enfin qui doit faire la préface de l’œuvre d’une femme, comme disait Mme de Girardin, et sans lequel ou lesquels elle est fatalement mise à l’écart.

Nous ne valons pas grand’chose, tous, tant que nous sommes, conclut d’Harssay, en frappant amicalement sur l’épaule de Meyrac.

Celui-ci se redressa, prêt à se récrier pour son compte. Mais il se tut, rêveur.




« À Madame Sylvère du Parclet,

« Madame, depuis que vous avez publié votre première ligne, nul n’a plus admiré que moi votre merveilleux talent.

« S’il pouvait vous être agréable de vous entendre dire, de vive voix, combien j’admire vos conceptions, vos pensées, et la forme que vous donnez à ces pensées, j’en serais tout simplement heureux.

« Par le temps qui court, madame, il est si rare de rencontrer des occasions d’admirer, et c’est si bon de pouvoir dire du fond du cœur son admiration.

« Croyez-moi, madame, après avoir pardonné mon indiscrétion, votre très obéissant et très respectueux :


« José de Meyrac. »

6 avril.


Sylvère habitait un très vieil hôtel du Marais, rue des Francs-Bourgeois, au fond de la cour, le devant de l’hôtel avait subi des transformations, tandis que le corps de bâtiment, précédé d’une cour sablée, avait conservé ses larges fenêtres, bordées de la dentelle de fer de leur balcon, à peine cintré, et son vestibule immense, et la rampe admirable de son escalier vaste, aux douces marches usées. Le deuxième et dernier étage, habité par Mme du Parclet, se composait de grandes pièces, au plafond très élevé, au parquet légèrement en pente, comme dans les maisons très vieilles. Et l’antique ameublement breton qu’elle y avait transporté, armoires, coffres, buffets, crédences, cathèdres, se trouvait à l’aise et à sa place dans cette vastitude claire, entre les moulures des hautes portes et leurs trumeaux sculptés dans le bois, et les cadres en bois tournés des glaces tachées d’usure.

Quelques touffes de fougères, de ces belles fougères du bord des prairies mouillées, s’étalaient, çà et là, en de rustiques vases ; mais peu ou point de fleurs, ce luxe des grandes mondaines et des petites bourgeoises qui ne se fleurissent qu’à leur « jour ».

D’ailleurs, les fenêtres ouvertes et les rideaux écartés avec un évident besoin d’air révélaient des habitudes campagnardes et aussi l’inutilité du mystère.

Mme du Parclet sortit de sa chambre, où elle s’enfermait pour écrire, traversa vivement le salon et vint à la porte de la cuisine :

— Janie !

— Comme vous voilà tout en velours, ce jourd’hui ! exclama la servante bretonne.

Les ailes troussées du raide bonnet blanc brodé encadraient son frais visage de sexagénaire bien portante. La poitrine toute ronde sous la bavette du tablier, le fichu tiré derrière le cou par une épingle, les larges manches bouffantes relevées au poignet, la vieille servante épluchait des verdures, et ne se dérangea point, demeurant les genoux écartés, les pieds juchés sur la boîte en bois percée de trous en laquelle luisait une écuelle garnie de braise.

— Janie, reprit Sylvère, j’attends quelqu’un tout à l’heure ; vous ne congédierez pas, comme c’est votre habitude, mais vous ferez entrer cette personne au salon.

— Qui c’est-il ? demanda la servante, qui avait vu naître Sylvère.

— Un monsieur.

— Un monsieur ! bonne sainte Vierge ? C’est donc pas M. Paul ?

— Non, Janie.

— Alors qui que ça peut bien être, que vous vous soyez mise ainsi sur votre trente-et-un pour le recevoir ?

— C’est un confrère qui s’intéresse à moi.

— Hé ! dites donc, madame !

Sylvère s’en allait.

— … Ça sera-t-il quelqu’un qui vous ferait acheter vos livres ?

— Probablement, Janie.

— Ah ! merci Dieu ! ça ne viendrait pas trop tôt.

On sonnait. Elle jeta ses légumes, et les mains tout embaumées de parfums frais, elle alla vivement introduire le visiteur.

— Votre nom, s’il vous plaît, sans vous offenser, dit-elle au nouveau venu.

— José de Meyrac.

La particule rassurait toujours Janie. Elle sourit et partit chercher Sylvère.

Dès l’entrée, M. de Meyrac avait tout de suite compris qu’il était chez une tranquille honnête femme, d’essence bourgeoise, corrigée par un goût d’artiste. Une poupée sur un meuble l’intrigua : il souleva le joujou, et il contemplait dans son costume de pêcheuse de crevettes, le filet sur l’épaule, le bonnet de coton sur l’oreille, la petite bonne femme de carton, fraîche comme une buveuse de cidre, lorsqu’il tressaillit, ayant deviné, plutôt qu’entendu, venir Sylvère.

Et il oubliait de saluer, demeurant surpris, peut-être ému, certainement curieux de la grave et douce personne qui s’avançait avec une lenteur timide, longue et mince dans le serpentement noir de sa robe collante à traîne étroite.

Le regard inquiet de Sylvère s’était vite éclairci, en apercevant l’embarras admiratif et respectueux du jeune homme. Elle se rassurait, abandonnait son instinctive méfiance ; une sympathie, tout à coup révélée, comme dans la reconnaissance spontanée d’un allié, d’un ami retrouvé, la transforma. De rigide, elle devint gracieuse, souriante, et, s’approchant, le pas vif, elle tendit à Meyrac ses deux mains.

— Ah ! monsieur, comme votre lettre m’a fait plaisir, et combien je vous remercie !

— Vraiment ! dit-il, déjà charmé, vous devez être cependant blasée sur les admirations et les enthousiasmes que votre talent vous attire.

— Pas encore, dit-elle. On les épargne si bien à ma modestie !

— Alors, c’est que vous refusez de les entendre…

— Peut-être.

— Et pourquoi ?

— Un peu parce que je suis très maladroite à les accueillir et que je me dérobe souvent dès le premier mot, et beaucoup parce que je vis très retirée et ne m’expose guère à rencontrer des admirateurs.

— Ce sont eux qui s’en plaignent. Mais, en effet, on ne vous voit nulle part. Je vous ai cherchée longtemps avant de me décider à cette indiscrétion qui m’a valu l’honneur insigne d’être si cordialement accueilli. Oui, poursuivit Meyrac, répondant à un regard de Sylvère, je vous ai cherchée depuis que je vous ai lue, car, indépendamment du talent de l’écrivain, j’ai senti vibrer, dans tant de pages émues, un cœur si ardent, une âme si visiblement passionnée, et, au fond de tout cela, j’ai découvert une mélancolie si profonde, qu’une attirance irrésistible m’a poussé vers la femme avec un désir sincère de lui être utile, de la servir enfin, de toutes mes forces et de tout mon cœur.

Sylvère avait pâli : un halètement doux soulevait son corsage. Elle demeura un moment les yeux baissés ; enfin elle balbutia :

— C’est la première fois que je reçois une telle marque d’intérêt, et j’en suis touchée.

— Comment, s’écria Meyrac, vos amis !…

— Je n’ai pas, ou du moins j’ai peu, très peu d’amis. Oh ! si peu !…

— Mais, répliqua Meyrac, timidement et la voix plus basse, un seul suffirait à s’occuper de votre bonheur et de votre gloire, si vous aviez daigné en choisir un.

Mme du Parclet s’empourpra subitement, et son regard effaré se dévoila soudain rempli d’une telle angoisse, que Meyrac, pris de pitié et de respect pour cet effarouchement sincère, s’empressa de tourner la conversation vers un sujet moins délicat, et il lui parla de ses travaux.

D’abord, embarrassée et presque confuse d’avoir à répondre aux pressantes questions de Meyrac sur la genèse de sa vocation littéraire, sa façon de travailler, ses tendances, ses projets, elle finit par se laisser dominer et entraîner à une sorte de confession spirituelle qui lui causait, peu à peu, un véritable allégement, une réelle joie de se communiquer, de se sentir comprendre si intelligemment, si affectueusement, par le déjà célèbre publiciste. Des réticences, une à une s’achevaient en des aveux plus complets.

Et lorsqu’il se leva pour partir, après une heure d’un entretien absolument fraternel, Meyrac connaissait Sylvère comme un ami ancien ; il avait tout compris ou tout deviné d’elle, sauf la nature intime d’une tristesse de laquelle elle se taisait, en abaissant sur la révélation possible de ses yeux clairs et francs, le voile de ses lourdes paupières frangées d’ombre.

Sans rien demander qu’une amitié parfaite, Meyrac offrit et promit tous ses services, naïvement acceptés d’ailleurs. Par son influence, certains journaux qui lui étaient dévoués parleraient de Sylvère, la rendraient familière à ce grand public, celui qui fait, sinon les renommées, du moins la popularité et la fortune.

Le dédaigneux silence d’une critique, aujourd’hui dévoyée, étant cotée trop cher, ne pèserait plus si lourdement sur l’œuvre de la vaillante et sincère artiste. Elle dut lui promettre de surmonter ses défaillances, de travailler courageusement, de prendre ses conseils et de compter sur lui.

— Nous sommes amis ? dit-il en la quittant et tendant à son tour ses deux mains, en lesquelles celles de Sylvère vinrent se blottir, comme des mains d’enfant craintive et heureuse d’être protégée !

Elle répéta, radieuse :

— Amis !

Meyrac sortit, très content de lui, vaguement heureux, mais s’avouant toutefois qu’il savait bien ce qu’elle avait dans la tête, mais rien du tout de ce qu’elle avait dans le cœur.

Pour Sylvère, la porte à peine refermée derrière José de Meyrac, elle ramassa follement sa traîne et courut vers Janie.

— Quel bonheur !… Quel bonheur !… criait-elle.

— Eh bien ! quoi qu’il y a donc ? marmotta la vieille femme, tout émue.

— Il y a… il y a que j’ai un ami, un vrai, un sincère ami !

— Heu !… un qui ne demande rien ? C’est un oiseau rare, ma petite madame, prenez garde encore à celui-ci !

— Oh ! non ! Il y a donc encore des honnêtes gens de par le monde ! Celui-ci est un doux et fier esprit que révoltent toutes les injustices. Je suis pour lui, non pas même une femme, mais une cause, une cause intéressante, et il me défendra avec la même ardeur qu’il apporte à soutenir ses convictions politiques. Cette cause : la femme honnête qui veut gagner sa vie par les moyens dont elle dispose, quels qu’ils soient, et sans être obligée de subir les hontes, les ignominies des marchés qu’on lui propose pour lui permettre de prendre sa place parmi les travailleurs.

Il les connaît toutes ces turpitudes ; et les actrices qui paient de leurs corps leurs rôles et leurs costumes, et les ouvrières qui subissent l’odieuse loi des patrons, et toute cette ignoble exploitation de la femme pauvre qu’on ne laisse vivre que si elle consent à être souillée.

Je m’indignais de toutes les propositions que j’ai dû entendre ; mais ce n’est pas une exception, c’est la règle, c’est l’usage. « Donnant, donnant » comme me disait cet usurier auquel on m’avait adressée pour un emprunt, quand je lui demandai quelle garantie il exigeait pour m’avancer une certaine somme et qui me répondit brutalement : « votre peau ».

Et ce banquier de la rue de Londres que j’allai voir ensuite et qui, refusant le billet que j’étais prête à souscrire, me dit :

— Voyons, de bonne foi, pourquoi voulez-vous que je vous oblige ? Vous me refusez la seule chose qui puisse me tenter pour exposer mon argent sur votre signature. Mais j’aime mieux le donner pour rien à la première coureuse venue, si cela peut l’empêcher de mourir de faim, car ces femmes-là nous sont utiles. Et vous, les honnêtes femmes, à quoi nous servez-vous ? à rien.

Et cet abominable Dablis !…

— Voyons ! Voyons ! ma petite dame, calmez-vous. Et espérons que ce monsieur le baron de…

— Quel baron ?

— Eh ! bien là, tout à l’heure…

— José de Meyrac ?

— Ah ! j’avais entendu baron de… Enfin, il sera peut-être honnête, tout de même.

— Oh ! lui ! j’en réponds !

— Comme vous voilà confiante tout à coup ? Ah çà ! mais… est-ce qu’il reviendra souvent, ce monsieur-là ?

— Je l’espère, Janie.

— Et ça fera-t-il bien du plaisir à M. Paul ?

— Pourquoi pas ? un ami !

— Un ami, un ami ! si vite que ça ! Enfin, nous verrons ce que cette amitié-là nous apportera de chance. Car, vrai !… c’est pas pour taquiner le bon Dieu, mais il est devenu joliment sourd depuis quelques années !…

Et la vieille servante remuait furieusement sous le nez de Sylvère la casserole fumante où bouillonnaient des choux.

— Pauvre Janie ! murmura Sylvère, nous faisons maigre chère, c’est vrai ! Ce n’est pas ma faute, je vous assure, je travaille…

— Hé ! petite madame, c’est pas pour vous que je dis ça ! mais enfin, il n’y a plus de monnaie, vous savez, dans la bourse.

— Et la pension de Lili ? continua Sylvére !

— Et le terme prochain ? grommela Janie.

— Sans compter qu’il m’a encore écrit de lui envoyer de l’argent, là-bas !

— Ah ! pour celui-là, gronda Janie, en bousculant ses plats, il a le temps d’attendre ! Et, comment va-t-il, tout de même ?

— Moins bien.

Sylvère n’eut pas l’air d’avoir entendu lorsque Janie soupira :

— Tant mieux !


José de Meyrac à Sylvère :

« Madame, j’ai lu l’un des deux livres que vous venez de m’envoyer : Thérèse, votre chef-d’œuvre. Thérèse, qui est un livre exquis, parfumé comme les plus jolies fleurs du printemps. Cette Thérèse est une des plus délicieuses créations de jeunes filles que j’aie jamais rencontrée, et vraie, entièrement et profondément vraie.

« Je viendrai, si vous le permettez, à moins que le ciel ne me tombe sur la tête — ce qui est peut-être écrit — vous voir mercredi. Nous causerons plus à l’aise de vos deux livres. Nous causerons aussi de cette dominante de votre inspiration qui est la haine, et pis que la haine, le mépris de l’homme. Pourquoi ce mépris et cette haine ? Après avoir lu Thérèse, je me suis demandé si je devais vous revoir.

« Vous semblez dire que toutes les natures d’hommes, sans exception, sont basses, viles, égoïstes, intéressées, libertines, despotiques. Pourquoi alors me laisser prendre à l’éclat de votre génie et au charme de votre personne ? J’aurai beau faire. Vous direz : c’est un homme, donc, etc… à mort, aux gémonies : alors, à quoi bon vous aimer ? Appartenant au sexe infâme, réprouvé par vous, puis-je même prétendre à une simple amitié ?

« Voilà quelques-uns des points d’interrogation que je me pose et qui m’attirent d’autant plus vers vous, ô vous qui avez pris cependant un nom d’homme, ô Sylvère !

« José de Meyrac.


« P.-S. — Je viens de lire votre deuxième volume et je veux vous le dire tout de suite : c’est admirable. »

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

« Où trouvez-vous ces scènes dramatiques, cette vue profonde ? Comment en quatre coups de crayon, donnez-vous le sentiment du froid ou du chaud ?…

« Il faudra que nous reparlions de vous, car je vous ai sentie malheureuse et pour que votre génie puisse librement se développer, il faut que vous soyez heureuse et tranquille.

« Quel est votre passé ? Quel est votre présent ? Avez-vous des amitiés sûres ? Avez-vous un amour réconfortant au cœur ?… Je n’ai pas le droit de vous demander ces choses, mais voici ce que je vous prie de noter dans vos tablettes. Comme j’ai quelque crédit dans les sphères — c’est ainsi qu’on parle en néo-français, — du gouvernement, si jamais, par quelque hasard, d’une manière ou de l’autre, vous vous trouviez dans une position critique, difficile, en danger de perdre votre liberté sous le coup de menaces, etc., etc., — ne sachant rien d’une manière exacte, je ne puis prévoir les cas — sans hésiter, tout de suite, adressez-vous à moi, j’accourrai me mettre à votre disposition, vous défendre.

« Je vous le répète, j’ai assez d’influence pour pouvoir vous être utile, et je vous admire trop pour ne pas être heureux de vous être utile à l’occasion.

« J. M. »


Une petite table carrée, en vieux chêne, aux pieds tournés, si encombrée qu’il restait juste la place à un étroit cahier de feuilles coupées sur laquelle Sylvère griffonne. Ou plutôt, non, elle n’écrit pas, la plume est sèche ; sur le cahier presque blanc, à peine trois lignes.

Et Sylvère, renversée au dossier couronné d’un fauteuil très ancien, recouvert d’une vieille tapisserie, regarde en l’air, obstinément.

Elle est vêtue d’une robe d’indienne noire en forme de blouse, froncée à la taille et au cou, et piquée au corsage d’une aiguille enfilée. Un dé d’argent roule sur la table, et, dessous, traîne un bas d’enfant. Dans une coupe, des cigarettes, dans une tasse, du thé. Un vaporisateur, grand comme le doigt, reçoit dans sa boule irisée les rayons du soleil, qui entre là comme chez lui et touche à tout du bout de ses griffes d’or. Cette boule renferme un mélange de verveine et d’éther.

Mme du Parclet n’a point entendu sonner, aussi demeure-t-elle sans bouger, les yeux perdus dans son rêve.

La porte s’ouvre et José de Meyrac s’écrie :

— Je m’étais promis de vous surprendre au travail.

— Eh ! bien, voilà qui tombe mal, dit-elle en riant, un peu troublée : je travaillais à ne rien faire.

— Paresseuse ! alors j’arrive bien pour gronder. Comment allez-vous ?

Et les mains de Sylvère furent longuement baisées.

— Je m’ennuie.

— Parce que ?

— Parce que je vis : la raison n’est-elle pas suffisante ?

— Je ne trouve pas. J’ai le bonheur de vivre et je m’en félicite.

— Vous êtes bien heureux !

— Ou bien raisonnable. Et vous ne l’êtes guère. Mais, voyons, où en sommes-nous ? Que faites-vous en ce moment ?

— Une nouvelle.

— Pour le Vieux-Monde ?

— Peut-être.

— Pourquoi peut-être ? Turmal ne vous l’a-t-il point demandée ?

— Oh ! depuis quelque temps il refuse systématiquement tout ce que je lui apporte. C’est Dablis qui me perd dans son esprit.

— Ah ! Dablis ! oui, je sais, Guy d’Harssay m’a raconté…

— Oh ! l’indiscret !… murmura Sylvère en détournant son visage rougissant.

— Il n’y a pas d’indiscrétion, ma chère Sylvère, d’Harssay vous aime bien et vous défend comme il convient. Mais, parlons de votre nouvelle qui, certainement, sera la bien reçue à la Revue-Verte. Lagé vous porte aux nues…

— Et sa femme jette les hauts cris lorsqu’on la prie de me recevoir. J’aime autant éviter cette maison-là ; cela me blesse.

— Et les raisons de Mme Lagé ?

— Elle me croit séparée de mon mari.

— Quand cela serait ?

— Mais cela n’est pas. Ah ! tenez, parlons d’autres choses, voulez-vous ? Parlons de vous.

— Vous voulez bien vous intéresser à moi ? Mais vous me rendez trop heureux !… Pourquoi, après cette bonne parole, me refusez-vous votre main ?

Sylvére, empourprée :

— Vous l’avez déjà baisée deux ou trois fois, si je ne me trompe.

— Ah ! si vous passez votre temps à tenir des comptes pendant que je parle ! Eh bien, comptons, soit. Savez-vous que depuis que je suis votre ami…

— Il y a trois mois !

— Il y a toujours, madame. Depuis cette éternité, veux-je dire, ne devrais-je pas avoir le droit de vous embrasser, tranquillement, affectueusement sur ces beaux cheveux, et même sur cette joue qui rougit de colère en ce moment.

— Non, mon ami, ce n’est pas de la colère, c’est…

— Achevez.

— De la tristesse, si vous voulez.

— Ah ! Sylvère, si vous aviez pour moi un peu de cette immense tendresse que j’ai pour vous, ce n’est pas de la tristesse que vous ressentiriez, c’est de la joie, du bonheur. Mais, rien, rien, aucune amitié…

— Si, mon ami, de l’amitié, beaucoup, je vous jure. Mais…

— Rien que de l’amitié, vous voulez dire, aujourd’hui, et demain, toujours ! N’est-ce pas ?…

Sylvère prête à pleurer :

— Mais c’est très doux, très bon, c’est ce qu’il y a de meilleur au monde, l’amitié ! Ah ! Dieu, si les hommes voulaient !…

— N’ayez point de peine, mon amie, je vous en prie. Je ne vous demande rien, je n’espère rien, je vous aime, voilà tout. Et comme je vous aime beaucoup, voyons, aimez-moi un peu… Bien… je m’en vais. À propos, vous ai-je dit ? Je pars pour Dieppe. M’écrirez-vous quelquefois ?

— Certes ! n’ai-je pas pris l’habitude de me confesser à vous, de vous dire mes ennuis !

— Oui, vos ennuis, je sais, mais rien que cela ! Je ne sais pas tout, sans doute, mais je crains, je devine… Enfin ! que votre volonté soit faite, Sylvère ! Et au revoir ! Vous permettez ?…

Elle allongea, très loin d’elle, ses mains un peu tremblantes et José, les gardant longuement sous sa bouche amoureuse, écouta si la corde effleurée n’allait point vibrer tout à coup. Mais rien qu’une tension nerveuse, angoissée, un raidissement, peut-être volontaire, et qui, de par un ordre intime, donnait à cette douce chair de femme la rigidité du marbre.

Mais dès qu’elle fut seule, la tête dans ses mains, elle pleura.




Lili est pensionnaire au couvent des sœurs de Sainte-Marie, à Vannes ; Mlle Louise Maurine, que l’on appelle Lili du Parclet, du nom de sa mère. Une entente affectueuse s’est faite, à l’instigation de la jeune supérieure, mère Saint-Louis de Gonzague, pour que l’enfant ne portât pas le nom de Maurine. Et, peu à peu, toutes les sœurs, ainsi que les pensionnaires, ont pris la coutume de dire : Lili du Parclet.

Cela vaudra mieux ainsi, pour plus tard, avait dit la mère de Gonzague, Emmeline, l’ancienne amie de Sylvère, devenue la confidente de ses intimes peines depuis le jour où elle a pris le voile des novices, par une vocation de son âme angélique.

Un peu bien difficile à élever et à instruire, Lili, une frêle et nerveuse fillette, trop pâle, trop curieuse, une agitée, sans cesse en émoi, et qui tenait de son père un regard inquiet, un front trop haut, une tête cabossée, inquiétante sous la fourrure animale de ses cheveux épais.

Une supérieure autre que mère Louis de Gonzague l’aurait rendue a sa famille. Toutefois, prudente quand même, Emmeline gardait souvent auprès d’elle, pendant les récréations, la petite fille aux instincts précoces ; elle en garait les autres élèves… et s’efforçait, durant ces heures, d’influencer cette intelligence trop vibrante, de faire dévier au profit des enthousiasmes religieux les élans d’un cœur trop chaud.

Mais cette familiarité d’entretien l’exposait à de cruels dialogues.

— Mère Gonzague, maman vous a-t-elle écrit ?

— Oui, ma fille. Elle vous recommande…

— D’être sage, oui, je sais la chanson ?

— Lili !…

— Mère Gonzague, ce n’est pas amusant d’être sage.

— Mais c’est la volonté de Dieu, mon enfant.

— La volonté de Dieu est donc que l’on s’ennuie sur cette terre ?

— Si vous aimiez la vertu, vous n’auriez point d’ennui à la pratiquer.

— On n’aime pas ce que l’on veut. Moi, je n’ai jamais pu aimer à faire mes devoirs. En revanche, j’aime beaucoup à m’amuser. Ce n’est pas ma faute. Prouvez-moi que c’est ma faute.

Mère Gonzague soupirait, baisait son chapelet et l’approchait des lèvres de Lili, qui esquivait la croix et mordillait les doigts de la religieuse ; une morsure qui brûlait.

— Lili, vous êtes insupportable !

— Alors, pourquoi me gardez-vous ?

— Par dévouement à votre pauvre mère, assurément.

Lili :

— Ma « pauvre mère » ferait mieux de me garder près d’elle

— Vous savez bien que vous êtes malade à Paris. Et d’ailleurs, Sylvère n’a pas le temps de s’occuper de vous. Elle travaille.

— À quoi ? Elle n’a pas appris un métier, je suppose ?

— C’en est un que d’écrire.

Lili, bas :

— Oui, elle s’amuse, elle, bien sûr !

— Oh ! mon enfant, d’où vous viennent ces injustes pensées ?

— D’où ? mais de ma tête, simplement. J’en ai beaucoup de pensées, moi ! et je dis que maman fait, sans doute, ce que je ferais si j’étais à sa place, voilà !

— Dieu vous garde, un jour, des tentations et des périls que votre mère brave si héroïquement pour l’amour de vous. Vous feriez pleurer les anges. Voyons, ma petite Lili, vous n’aimez donc pas les anges ?

— J’aime ceux qui sont beaux comme le petit, vous savez, qui soutient l’autel de Saint-Jean, à gauche. Celui-là, je l’aime tant !…

— Qu’il a fallu le faire repeindre parce que vous lui aviez gâté toute la figure, à force de l’embrasser.

— Je vous jure pourtant, ma mère, que je l’embrassais bien doucement, avec ma langue.

— Fi ! la malpropre !

— Les anges ne sont pas sales. Et puis, tant pis, ça me faisait tant de plaisir !

Mère de Gonzague, en levant les épaules, angéliquement :

— Comme un bébé qui lèche sa tartine !

— Oh ! bien meilleur ! répond Lili, devenue toute rouge, les yeux virant follement, puis s’arrêtant, larges et fixes.

Au bout d’un instant :

— J’ai bien mal à la tête, ma mère, oh ! que j’ai mal !


Dieppe.

« Ma chère Sylvère, si vous ne travaillez pas, si vous prenez des poisons pour vous exciter au travail, si vous fumez plus de six à sept cigarettes par jour, si enfin… Eh bien ! je reviens, et je vous enlève, pour vous obliger à suivre un régime sain et raisonnable, sous le plus tyrannique des gouvernements.

« À votre âge, charmante et délicate comme vous l’êtes, ornée de l’intelligence la plus facile qu’on puisse rêver, ayant le don d’écrire, en vous jouant, avoir recours à de pareils breuvages noirs et verts, à ces procédés barbares des vieux chroniqueurs fatigués, c’est de la pure folie, c’est vouloir miner toutes vos santés, enlever à votre talent sa fraîcheur et sa grâce ; c’est insensé, et je suis absolument furieux contre vous.

« Est-ce que vous vous imaginez, par hasard, que ces procédés artificiels puissent donner quoi que ce soit de bon ? Allez respirer les fleurs de serre chaude : le moindre œillet blanc a plus de parfum.

« Et vous me dites ces choses-là tout tranquillement ; c’est donc une habitude pour vous, que vous trouvez ce système tout naturel ?

« Ah ! je me félicite une fois de plus de vous avoir connue ; il était sans doute écrit au grand livre que je vous empêcherais de vous tuer à petit feu…

« Pardon de vous parler ainsi, je n’en ai pas le droit, je le sais bien, mais j’ai pour vous une si profonde et complète affection, tant de tendresse, j’ai tant de souci de vous, ma pensée la plus douce est tellement, du matin au soir, et du soir au matin avec vous…

« Ce n’est pas seulement dans les romans, vous le savez, qu’aimer donne un certain droit d’avertir, de conseiller ! Voilà mon excuse. Trouvez-la mauvaise si vous en avez le courage, mais par amour pour vous-même, sinon pour un autre, ne devenez pas une buveuse de haschich.

« À vous,

« José. »


« P.-S. — Je n’ai pas pu encore parler, dans le journal que vous savez, de votre roman Thérèse ; et c’est tant mieux, car entre les préoccupations de la politique extérieure et le tapage de l’affaire H…, ma chronique eût été perdue pour vous comme pour moi. À moins que le vieux père du misérable que Mme H… a tué, ou essayé de tuer — car il agonise depuis quatre jours — à moins que ce vieillard ne tue, à son tour, Mme H…, puisque nous sommes revenus aux temps barbares, — je compte qu’un calme momentané me permettra d’embarquer heureusement mon article d’ici deux ou trois jours.

« Je baise vos belles mains.

« J. »


Après cette lecture, Sylvère, le soir, près de sa table à écrire éclairée d’une lampe dont l’abat-jour bariolé promène des colorations tendres sur son visage absorbé, sur ses mains jointes, la tête un peu penchée sur l’épaule, les paupières mouillées, la bouche détendue, sévère et triste, réfléchit.

— Ainsi, pense Sylvère, il m’aime ! Il le dit, du moins, et peut-être est-ce vrai ! Et je ne ressens aucune colère. Il ne me fâche pas. Je ne suis ni blessée, ni indignée. Cependant, il me sait mariée, et il me parle comme si je pouvais accepter sa tendresse, ses soins… C’est me supposer capable de… Comme les autres alors, avec plus de formes ?… Et pourtant, non ; ce n’est pas la même chose. Je n’ai nulle honte a l’entendre. Il parle à mon cœur. Il ne me demande rien, il s’offre. Serait-ce une amitié ardente, cérébrale ? Aurait-il deviné ce qui me manque vraiment, et, généreux, meilleur que tous les autres, me laisserait-il la chaste liberté d’une affection délicieusement pure ?… Ah ! j’aurais tant besoin d’une amitié semblable, dont rien en moi ni autour de moi ne s’effaroucherait ! Étranges désirs de l’être ! Jamais un bonheur n’est complet. On se croit en possession de tout ce qui doit donner une félicité absolue, et toujours quelque chose y manque ! Car, il fallait vraiment que je fusse privée d’une affinité intellectuelle, sympathique, comme celle que j’éprouve pour lui, puisque cela me paraît si doux de l’avoir rencontré, si doux que mon cœur en défaille et que je ne puis penser à lui sans pleurer.


Boulogne.

« Votre lettre a couru un peu après moi, charmante et pénétrante comme tout ce qui vient de vous, ma chère Sylvère. Je ne saurais vous dire, sans me servir d’un langage que vous avez semblé proscrire, combien je pense à vous, combien vous êtes toujours voisine de mon âme et de mon cœur. Il y a des fatalités vraiment inéluctables.

« Rappelez-vous : il n’y avait aucune raison pour que je fisse votre connaissance ; malgré le talent exquis et bizarre de vos livres, vous pouviez être sotte et laide. J’ai voulu vous connaître. J’ai eu l’audace de vous écrire. Vous avez bien voulu m’accueillir ; et, dès le second jour, nous étions de vieux amis de vingt ans.

« Près de vous, pour moi, le temps n’existe pas. Une heure a la durée d’une minute. Avez-vous deviné ce qui se passait en moi ? J’ai cru le comprendre et je me suis tu. Je me suis même absolument tu, pendant une dizaine de jours où j’ai essayé de vous oublier. Votre visage n’a pas voulu me quitter et j’ai reconnu alors le sceau de l’inéluctable, qui est l’éternel.

« Je dois vous le dire aujourd’hui, et si vous ne voulez plus que je vous le redise, je ne vous le redirai pas. Mais le sentiment que j’ai pour vous, ma chère et noble Sylvère, est plus grand que l’amitié et que l’admiration…

« Ne riez pas : je croyais être maître de mon cœur. Cela était orgueilleux, insensé ; j’en suis puni. Je suis moins maître de mon cœur aujourd’hui que je ne l’étais alors que j’effeuillais, à seize ou dix-sept ans, mes premières marguerites. Qu’en dites-vous ? qu’en pensez-vous ?

« Vous allez me répondre qu’il faut beaucoup, beaucoup travailler. Mais le travail même me rapproche de vous !

« Ah ! voyez-vous, Sylvère, c’est bien le Dieu qui est là ! Car à cet indice on ne saurait s’y tromper, je ne travaille plus pour l’art et la vérité, je travaille pour vous…

« José. »


— Ah ! s’écria Sylvère, le cœur battant a coups sourds, lourds, qui ébranlaient ses nerfs et lui secouaient le cerveau d’une trépidation douloureuse, cette fois, c’est bien vrai ! Il m’aime ! Il m’aime !… Et il faut l’éloigner de moi, tout de suite, loyalement.

Qu’ai-je donc à souffrir ainsi ? Suis-je absurde ! Vraiment l’on dirait que cela se gagne, ces fièvres-là, dans ce monde effréné de vices qui vous empeste l’âme — encore qu’on s’en écarte — comme les vapeurs mortelles d’un marais. Est-ce que je m’en vais les subir, moi aussi, ces coups de passion qui vous détraquent et vous rendent infidèles aux affections premières, aux engagements sacrés, aux fois jurées… Mais, plutôt, je m’écraserai le cœur de mes deux mains.

À quoi sert-il d’étudier, d’observer les autres, si cette étude et cette observation ne doivent pas vous préserver vous-même ? Certainement j’ai eu tort, je n’aurais pas dû recevoir José, puisque sa vue m’était si agréable et que ses entretiens me semblaient si doux. C’est ainsi qu’on laisse prendre en soi ces empreintes d’images et de souvenirs qui ensuite vous obsèdent, jusqu’à ce qu’elles soient devenues ineffaçables, et triomphent de vos plus vertueux vouloirs.

Ce qui est dangereux pour la vertu d’une femme, ce n’est pas d’être chaque jour en relation avec un grand nombre d’hommes, c’est de n’en recevoir, de temps en temps, qu’un seul.

Je m’habituais à José ; c’est évident ; tout en moi prenait cette accoutumance ; mes pensées, mes yeux, mes mains, qui ne fuyaient plus ses baisers… Il était temps !

Elle écrivit :

— « Mon cher ami, si j’étais une coquette, ou si j’avais moins d’amitié pour vous, je me laisserais aller à un marivaudage rempli de charme pour mon esprit, mais qui pourrait égarer le vôtre sur ma situation et sur mes véritables sentiments. C’est pourquoi je crois devoir, en toute loyauté, vous avouer — et cet aveu est la plus grande marque que je puisse vous donner de ma confiance et de mon estime — vous avouer que je ne suis pas libre !

J’ai pensé d’abord à vous répondre : je suis mariée, et mes devoirs… Mais vous auriez ri de cet obstacle. Je suis, d’ailleurs, tellement pervertie, débourgeoisée, mes idées morales ont pris une si libre extension, et mon indépendance a fait, sur la voie de l’affranchissement, des progrès si rapides, que je n’en suis plus, — faut-il dire, hélas ? — à considérer le mariage, un mariage tel que le mien surtout, comme une barrière infranchissable aux élans sincères d’une passion vraiment grande et véritablement honnête.

Qui sait ce qu’il fût advenu de moi, vis-à-vis de vous, si…

Mais je ne suis plus libre. Je vais vous en donner la preuve. Rapportez-vous aux récits que je vous ai faits, en diverses fois, répondant, presque malgré moi, à vos curiosités affectueuses sur les événements de mon enfance, de ma jeunesse, de mon initiation cruelle à la vie, à l’amour.

Ma première tendresse — j’ai compris depuis que mes sentiments d’alors étaient tendres — s’en était allée vers le frère d’une de mes amies, de cette étrange Louise Ruper si éveillée à un âge où, moi, je l’étais si peu ! Ah ! l’imprudence des mères ! Car, alors, si j’avais su ! Si j’avais su que le souvenir de Paul devait me rester, me poursuivre, m’obséder en dépit des efforts héroïques de mon cœur qui voulait se donner tout entier à l’amour conjugal ! amer calice, chaque jour à nouveau rempli de fiel, plus je sentais croître en moi le regret du bonheur que j’avais dédaigné par un orgueil d’enfant, le regret de ce bel amoureux dont le regard seul m’avait fait éprouver d’innocentes délices, avertissement secret de joies plus profondes.

Pourquoi vous le tairais-je ? Je fus abominablement malheureuse avec mon mari. Et un malheur plus grand survint encore ; oui, plus grand même que celui de mon dégoût de cette union monstrueuse, plus grand que mes désespoirs fous à me voir enchaînée irrévocablement, dans ce mariage fatal, comme dans une geôle au fond de laquelle je devais vivre et mourir, sans avoir respiré, sans avoir bu, de ma bouche devenue avide, un peu d’air pur, un peu d’amour.

Et ce fut justement ce malheur qui, s’aggravant encore, me rendit un jour, brusquement, inopinément, ma liberté. À quel prix ? La ruine. Cependant je respirais. Non que je songeasse, alors, à la possibilité de retrouver cet amour de jeunesse, parti bien loin, depuis longtemps, mais le hasard — il n’y a pas de hasard nous disent les théosophes — ou bien les volontés inconnues qui sont les metteurs en scène de notre incohérente comédie, avaient marqué le moment de la rentrée de celui qui devait jouer, désormais, dans ma vie un rôle unique.

Je vins à Paris avec une lettre d’un de mes vieux amis pour ce charmant Guy d’Harssay, qui est bien certainement la providence de tous les débutants. Il me donna de précieux conseils, me présenta à divers journaux, notamment au Vieux-Monde et récemment au directeur de la Revue des Universités. Et, enfin, il s’efforça de me créer quelques relations, de ces relations plus nécessaires que le talent

Ce qu’il cherchait pour moi, c’était la camaraderie, les amitiés utiles. Et il fallait pour cela courir un peu tous les mondes ! Les écrivains jeunes, militants, les enthousiastes ne s’attardent guère dans les salons hautement bourgeois, très austères, comme ceux vers lesquels mes affinités de « pecque provinciale » m’auraient de préférence portée.

On les rencontre ailleurs, dans des milieux moins triés sur le volet, dans ces salons-hall où Tout-Paris passe, méli-mélo : ministres de la veille ou du lendemain, et marchands d’orviétan, authentiques marquises et indéniables catins, grands artistes fourvoyés, petits députés, insignifiants journalistes, bourgeoises candides, et filles à marier, des poètes, des souteneurs, des étrangers et des sots. Çà et là, un écrivain, un maître — un ami qui demeure — prêtant à ce bazar l’attrait de sa glorieuse popularité.

— C’est là qu’il faut pêcher, me dit Guy d’Harssay.

J’y allai, et n’y revins point ; l’appât qu’il faut mettre au bout de sa ligne n’étant pas de ceux dont une honnête femme dispose.

Mais comme il est difficile de reconnaître sur quel terrain on met le pied ! quand on n’est pas depuis longtemps acclimaté à cet étrange pays du Paris mondain.

Je n’oublierai jamais certaine gaffe !… qui faillit me déclasser, sans le secours d’un très aimable chroniqueur de la grande presse.

Guy d’Harssay, pour qui toute femme est digne des plus empressés hommages, si elle est belle, s’avisa de me prier à dîner, chez lui, en compagnie d’un ambassadeur d’Espagne, dom M. S… de l’aimable C…o, du jeune duc de M…y, en deuil galant de la pauvre actrice russe morte pour lui, du regretté général P…, le grand maître des cérémonies de la Présidence, de M. B…t, le spirituel chroniqueur du F…, et de divers autres seigneurs non moins illustres, et enfin d’une dame fort belle, blonde, la poitrine écartelée, comme un blason, de diamants admirables, qu’il nous présenta comme la mystérieuse fille d’un grand prince vénitien, riche à millions.

Toutefois cette princesse, pour des raisons d’État, portait un nom… d’oiseau.

Dès qu’elle parut, on n’eut d’yeux que pour elle.

Vous pensez si je me faisais toute petite dans ma modeste robe noire en dentelles de Cambrai, à peine entrebâillée, juste pour les convenances, et sans une perle, ni une agrafe, ni une fleur. Mais je ne me sentais pas d’aise. L’ambassadeur m’avait offert le bras ; j’étais placée à sa gauche, et ma gauche frôlait le mélancolique jeune duc…

Je crois bien que celui-ci me dit quelques impertinences à propos de mes livres, notamment une, que mon confrère du F…, releva.

— Est-ce que vos romans se vendent bien ?

— Pas encore.

— Cela viendra.

— Je l’espère.

— Évidemment, les femmes ne demandent qu’à être achetées.

Et il daigna sourire. J’étranglais. Les mots que je voulais dire me restaient dans la gorge. Mais M. B… un peu sèchement :

— Je crois que vous vous trompez, mon cher duc ; les femmes qui ne demandent qu’à être achetées ne cherchent pas à vendre leurs œuvres ; elles n’en font point.

Pendant ce temps, ma voisine, la toute belle aux diamants, pérorait avec infiniment d’esprit et de grâce… C…o, l’attaquait, la pressait de fines questions d’une pédanterie mondaine exquise, et il s’émerveillait des promptes réparties de cette fille des Doges. Toute cette soirée ne fut qu’un triomphe pour elle.

Enfin, elle daigna s’enquérir de moi et, séance tenante, m’arracha la promesse de venir dîner chez elle, un jour prochain que l’on fixa. D’ailleurs, nous fûmes tous priés, toute la table. Et Guy d’Harssay, l’anacréontique poète, baptisa immédiatement ce dîner projeté du nom de « fête des roses. » La table devait être enguirlandée de ces fleurs, comme le front d’un convive romain.

Peu de jours après, je reçus le carton qui me rappelait ma promesse et m’avertissait qu’une soirée éminemment artistique suivrait ce dîner parfumé.

Je ne sais quelle vague inquiétude me tourmentait, quel malaise inexplicable ; malgré tout son esprit, ses diamants, son grand air, non, décidément, cette princesse ne me plaisait pas.

J’avais à Paris quelques relations dans un monde très spécial, celui des officiers retraités, d’anciens camarades de mon père, gens peu mondains pour la plupart.

L’un d’eux connaissait assez intimement le général P… Il me conduisit à l’Élysée, et demanda carrément au général si je pouvais aller dîner chez Mme M…

— Puisque j’y vais, moi ! répondit naïvement le général.

— Mais sacrebleu, mon général, ce n’est pas la même chose : un homme peut aller partout…

— Un homme, oui, mais non pas le premier officier de la maison du président.

— C’est pourtant vrai, me dit ce brave M. de C…

Malgré cela, je ne pouvais pas me décider. Et j’arrangeai une histoire, au dernier moment : un parent de province débarqué à l’heure du dîner…

Cela ne m’empêchait pas de mourir d’envie de mettre le nez dans cette maison : je m’engageai donc, par télégramme, à venir assister aux divertissements artistiques de la soirée, priant la dame blonde de me permettre d’être accompagnée par le dit malencontreux parent, rôle que M. de C… voulut bien accepter pour la circonstance.

Et vers dix heures nous nous transportâmes aux environs de l’Arc-de-l’Étoile.

La maison était un hôtel correct, sévère d’aspect et bien tenu ; les valets nous parurent irréprochables ; nous fûmes rassurés par les tentures sombres, les meubles de style, les tapisseries discrètes.

Enfin, on nous introduisit ; et dès l’entrée, nous pensâmes qu’il n’y avait personne, tant la douzaine d’invités éparpillés dans un salon immense, tenaient peu de place et faisaient peu de bruit. On parlait bas, on marchait bas, et la lumière des lampes était baissée.

Mme M… traînait une longue robe de velours noir, montante ; elle était superbe de dignité et d’élégance sobre, tout à fait grande dame.

Tous nos convives de l’autre fois étaient là, sauf le petit duc ; et Guy d’Harssay allait et venait, une rose blanche à son revers d’habit.

— J’attendais des artistes qui ne viendront pas, me dit Mme M… Je suis désolée. Mais on m’a prévenue au dernier moment.

J’ai su depuis pourquoi les artistes de la Comédie-Française avaient refusé de venir.

— Mais, ajouta la princesse, j’ai gardé les danseuses qui sont venues effeuiller des roses autour de la table pendant le dîner, et on va nous danser un pas… très suggestif. Si vous voulez venir ?…

Elle fit un signe et tout le monde, sans bruit, se dirigea vers une portière entièrement abaissée, et sous laquelle, un à un, on se coula.

La pièce où l’on entrait, étroite et longue, n’était éclairée que par une lanterne turque suspendue au plafond. Un divan garnissait tout un côté, divan très mou dans lequel on enfonçait.

J’allai jusqu’à l’extrémité, un peu inquiète de mon voisinage dans cette demi-obscurité.

Debout, au milieu d’un tapis d’Orient, la L…, cette belle danseuse d’Excelsior, se tenait lascivement cambrée, presque nue me parut-il, sous une gaze noire semée de paillettes d’or, les cheveux défaits, les seins soutenus, mais non voilés ; et, lentement, elle se mit à danser, moins des pieds que des hanches, des reins et du ventre, du ventre surtout, étrangement souligné, une sorte de danse d’almée, accompagnée par une musique barbare qui ronflait sous les doigts de quatre négrillons accroupis.

On fit recommencer deux fois cette scène trop orientale. Alors, tout à coup, la princesse, assise près de moi, se penche et me dit, très naturellement :

— Regardez donc comme ça les allume, tous ces vieux-là !… Hein ? En font-ils des yeux !…

Machinalement, et bien qu’étourdie comme si je venais de tomber d’un toit, je tournai un peu la tête, et regardai « ces vieux ».

Tous les yeux braisillaient à éclairer la chambre et toutes les joues flambaient comme passées au fard.

Mais l’un de ces visages surtout luisait, celui de mon pseudo-parent ; et c’était moi qu’il regardait, me faisant des signes terribles d’avoir à le suivre. Cela m’était impossible, à ce moment, à moins de passer le long de tous ces genoux frémissants, ou de renverser les négrillons qui bordaient le tapis. Il me fallut attendre la fin, la scène se prolongeant dans une attitude renversée de la L… magnifiquement impudique.

M. de C… avait dû sortir le premier. Un instant je me trouvai seule près de mon confrère du F…, qui s’attardait, prenant des notes.

Alors, angoissée, le geste suppliant, je m’arrêtai près de lui et j’eus le courage de lui dire :

— Par grâce, monsieur, n’écrivez pas mon nom ; ne me livrez pas toute vive aux échos ?…

— Et pourquoi pas ? me demanda-t-il en souriant…

— Parce que… Tenez, je vous en prie, rendez-moi un service : dites-moi… où sommes-nous ici ?…

— Mais, chez une très charmante femme ; me répondit M. B…, dont le sourire s’accentuait en ironie légère.

— Mais encore ? dis-je. Quelle femme ?

— Vous ne la connaissez pas ?

— C’est la première fois que je viens…

— Et qui vous a présentée ?

— Vous le savez bien, l’autre soir, Guy d’Harssay !

— Alors, vous ne savez pas ?…

— Quoi ?

Je devais avoir un air épouvanté. Il me regarda un instant, indécis, puis, se décidant tout à coup :

— Je ne puis rien vous dire, je quitte la table de Mme M… mais informez-vous avant de revenir.

— Revenir ! m’écriai-je, offensée.

— Vous me rappelez Mme C… qui vient de publier un premier volume de souvenirs sur l’Empire auquel nous avons fait un si joli succès au F… Elle m’arriva l’autre jour toute joyeuse, me dire qu’elle avait trouvé une position superbe. On lui proposait une place de lectrice-secrétaire, près d’une très grande dame qui voyageait beaucoup et l’emmènerait avec elle… Cette dame était charmante, simple, intelligente… enfin elle aurait beaucoup de temps pour écrire. On ne lui donnerait que douze cents francs par an, mais elle serait défrayée de tout, princièrement.

— C’est fort bien, lui dis-je, mais quelle est-elle cette grande dame ?

— Oh ! une richissime étrangère : Mme M…

Je m’écriai :

— Vous ? vous ? aux gages de… Mais voulez-vous bien vous sauver, disparaître, mourir de faim s’il le faut, mais ne jamais remettre les pieds dans cette maison-là.

— Ah ! Dieu ! dit-elle, et moi qui allais y entrer demain !…

Cette pauvre Mme C… s’enfuit, bouleversée. Et voilà.

— Moi aussi, je me sauve, lui dis-je, et je vous remercie, vous savez ?… Je n’oublierai jamais.

Mon nom ne parut pas dans le F…, mais Mme M… avait fait passer une note aux journaux ; et le lendemain, tout Paris put lire que Sylvère du Parclet avait « dîné », chez Mme M… Et je reçus plusieurs lettres, entre autres celle-ci :

« Eh ! quoi, madame, vous allez dîner chez mon ancienne couturière, chez cette fameuse M… dont la maison trop hospitalière fut l’objet d’une descente de police, etc., etc. »

J’appris alors toute l’histoire. Courroucée, je courus chez d’Harssay pour lui faire une scène. Mais lui, sans s’émouvoir, charmant, plein d’indulgence :

— Que voulez-vous, ma chère, elle est si belle, elle a tant d’esprit !… Moi je ne sais pas résister. Elle veut redevenir honnête, cette pauvre femme ; elle cherche à s’entourer d’honnêtes gens. C’est bien naturel. Mais vous êtes en retard, me dit-il en riant ; le général P… et l’ambassadeur d’Espagne ont été plus pressés que vous. C’est une averse, je courbe la tête !…

L’année suivante, à Madrid, l’ambassadeur — il ne l’était plus alors — me fit prier de ne pas dire à Canovas, avec qui nous devions nous rencontrer dans une fête littéraire donnée en l’honneur d’Hector Malot, de ne pas dire que nous nous étions aperçus chez Mme M… Afin de m’éviter, il ne vint même pas.

Vous voyez, mon ami, comme il est dangereux, pour une femme dans ma situation, d’essayer de se faire des relations utiles.

Cette aventure m’empêcha longtemps, je puis dire toujours, d’accepter les invitations qui m’arrivaient assez fréquemment. C’est ainsi que je répondis par un mot de regret à une Mme de Bléry qui me priait de venir prendre une tasse de thé chez elle, rue du faubourg Saint-Honoré. J’avais cherché dans mes souvenirs, personne de ce nom ne m’avait été présenté : je trouvai l’invitation déplacée.

Huit jours plus tard, nouveau carton, avec quelques lignes dune écriture inconnue ; désir ardent de me connaître… admiratrice passionnée, lectrice assidue, compliments enthousiastes, tout le vocabulaire !

Cette fois, je donnai pour excuse la faiblesse de ma santé qui m’interdisait les veillées. Alors on m’écrivit :

« Est-il possible que votre précieuse santé soit à ce point compromise ? Je n’insisterai donc pas, car vous vous devez toute à l’art qui… etc… (Reprise des éloges)…

« Toutefois, je vous demanderai la permission de me présenter moi-même, chez vous, tant est vif mon désir de connaître et de féliciter inimitable auteur de cette Thérèse, qui m’a fait verser de si douces larmes… »

Signé, cette fois, Louise de Bléry.

Il nous est très difficile de refuser tout à fait notre porte, nous autres malheureux fabricants d’histoires d’amour qui faisons saigner parfois des cœurs, en racontant, sans le savoir, leurs passions lamentables et leurs douleurs secrètes. On vient nous crier : « Merci vous m’ayez soulagée en m’aidant à pleurer ma peine », ou bien : « Vous me connaissez donc ? » ou bien encore on vient confesser une faute, un amour, raconter un drame qui semble plus beau que tous les autres, parce qu’on l’a soi-même vécu, et l’on vous dit : « Écrivez cela, et vous verrez ! »

Il faut bien écouter ! Je répondis à Mme de Bléry que je la recevrais.

Et voici comment se passa cette entrevue qui devait à jamais fixer ma destinée…

Lorsque j’entrais dans le salon où cette personne m’attendait, je ne vis d’abord qu’une silhouette élégante de femme bien costumée, drôlement campée à contre-jour, et masquée d’une voilette qui achevait de me dérober ses traits.

Je m’avançai, elle ne bougeait point, ses yeux demeuraient fixés sur moi, la prunelle étincelante dans un blanc éclatant, un regard de nègre.

Tout à coup, elle se jeta vers moi, me saisit les mains, me fit volter, se plaçant, elle, en pleine lumière, et s’écria :

— Tu ne me reconnais donc pas !

— Loulou !… Louise !…

— C’est heureux !…

Puis un déluge de mots :

— Ingrate, oublieuse, mauvais cœur !…

— Toi !… toi !… répétais-je, tandis qu’une multitude de souvenirs me revenaient, m’agitant d’émotions très diverses.

Et je ne trouvais rien à dire : je pensais à la fois à tant de choses ! Mais elle ne perdait pas pied. En dépit des années nous étions restées les mêmes, comme effigie morale. Elle reprenait, d’autorité naturelle, presque de droit, son attitude supérieure et maîtresse, vis-à-vis de moi, son aînée de deux ans, pourtant !

Elle me dominait de toutes ses forces virtuelles. Le côté terrible de ma vie est tout entier dans cette anomalie : je ne suis pas une indépendante, et je vis et dois vivre comme si je l’étais. Rien n’est plus facile que de m’asservir ; mes vouloirs sont inertes en présence d’une autre volonté bien déterminée. Je n’ai jamais montré quelque courage à me défendre d’une domination que lorsque je me suis trouvée en péril moral. C’est alors une défense d’instinct, le clapotage éperdu d’une bête que l’on veut noyer et qui résiste. Sauf ce péril, je ne me gare qu’à la façon des tortues qui rentrent les pattes et la tête dans leur carapace et font les mortes.

C’est bien ainsi que nous nous retrouvions, Louise et moi ; elle grande, souple, forte, d’aplomb, bien en selle, tenant sous elle la vie, comme une monture frémissante mais domptée, qu’elle menait à son bon plaisir ; moi, petite, timide, aux poses toujours lassées, ployée, par prédestination, à une existence de servitude, sous le pesant fardeau des devoirs, des douleurs, dont cette même vie, impitoyablement, m’accablait. « Ils sont nés pour ça », dit-on des gens qu’une fortune spéciale favorise ou accable ; et c’est vrai : on porte en naissant le signe mystérieux de ses futures destinées.

Louise, élevée au même pays que moi, connaissait, à peu près, les tristes événements qui avaient suivi mon mariage. Elle eut le tact de ne pas me les rappeler. Même elle ne se plaignit pas de nos relations interrompues, comme pour éviter de remettre entre nous le souvenir de son frère ; soit qu’elle attendit que son nom me vint aux lèvres, curieuse de savoir s’il était demeuré du moins dans ma pensée, soit par indifférence réelle de ce roman enfantin, déjà si loin de nous.

Et moi, je n’osais pas m’informer de Paul. Pourquoi ? Je ne saurais le dire. Mais je l’interrogeai sur elle, dont je ne savais rien, sinon que, fidèle au programme qu’elle s’était tracé, elle avait réduit sa famille à l’obligation de la marier, sans délai, avec un jeune peintre de passage à Vannes, duquel elle s’était éprise, et qu’elle avait suivi avec assez d’éclat et d’imprudence pour que le mariage s’imposât. Nous n’avions même pas reçu de faire-part.

— Ton mari ? lui dis-je.

Elle rit.

— Oh ! brûlé, le mari, fini, disparu.

— Comment ? fis-je ébahie.

— Une gaffe, ma chère ! Il n’avait rien dans le ventre, ce garçon-là ! Ne prends pas déjà ton air scandalisé. Je m’étais mariée pour être heureuse, n’est-ce pas ? J’avais cru au bonheur, avec ce Van Dyck de contrebande. Eh ! bien, quand j’ai vu que je m’étais trompée… j’ai passé la main.

— Mais tu l’aimais ?

— Naïve ! Est-ce une raison pour l’aimer encore ? Écoute bien : M. de Bléry était très beau : une tête !… Van Dyck, te dis-je ! J’en perdis l’esprit. Lui, au contraire savait fort bien ce qu’il faisait : j’étais riche ; il m’enleva. C’était son jeu.

Je ne le blâme pas, je constate. Mais, enfin, j’avais bien le droit d’en vouloir pour mon argent.

Au bout de six mois, il me trompait avec tous ses modèles. Tu m’entends ? je dis « tous », ou plutôt non, tu ne m’entends pas ; mais passons. Par surcroît, il me giflait quand je survenais mal à propos.

À la fin, je cassai les vitres. Mon petit, lui dis-je, si je te fais un procès en séparation tu rendras la dot, et fini de rire, tu sais ? car tu n’es pas fichu de gagner ton intéressante vie. Donc, si tu veux, un marché. Je n’ai pas besoin de te dire que je tiens à ton amour comme à une pomme blette ; bien mieux, j’en ai assez, j’en ai trop. Mais nous avons une situation dans le monde, grâce à mon cuisinier, à nos chevaux et à ton nom : gardons-la. Le monde ne demande pas aux gens qui reçoivent s’ils sont honnêtes, mais s’ils le paraissent. Séparés, toi, tu traînerais tes grègues dans toutes les boues, moi je baisserais d’un cran ou deux en ma qualité de femme divorcée. Et pour remonter sur l’eau, je serais forcée de me remarier. Or, j’en ai assez de cette balançoire-là. Un mari, deux maris, c’est toujours le même au fond. Et s’il me fallait encore divorcer avec celui-là, peut-être même avec un troisième, cela me prendrait tout mon temps. Je crois que l’on doit faire de sa trop courte vie un meilleur usage, et que l’on peut s’arranger de façon à ne pas avoir besoin de courir après les juges, chaque fois que l’on a cessé de se plaire.

— Mais c’est le mariage libre que tu prêches là ! m’écriai-je.

— En seconde main, oui, me répondit-elle en riant. C’est-à-dire un premier contrat indissoluble — pour la moralité de surface — et les autres à la volonté des preneurs. Je n’invente rien, va ! ce sont des traditions.

— Tu m’effraies !

— C’est exactement ce que répondit mon Robert de Bléry à ce simple exposé. Mais je le rassurai dans ces termes : Donc, nous resterons, pour le monde, des époux corrects que des occupations diverses entraînent de côtés différents. Sous prétexte d’atelier, vous irez nicher assez loin de mon hôtel, en y gardant, toutefois, votre appartement, que vous serez tenu d’occuper, officiellement, de temps à autre, pour les domestiques. Je ne m’occuperai en rien de vos actes ni vous des miens. Vous serez libre de voyager, et même je vous engage à le faire. Vous n’aurez pas besoin de me donner de vos nouvelles ; mais, soyez tranquille, j’en donnerai, très sérieusement, aux gens qui s’informeront de vous. De temps en temps même, lorsque le besoin s’en fera sentir, une note paraîtra dans les journaux, apprenant à l’univers que le grand peintre, si original, — c’est un qualificatif commode — Robert de Bléry, prépare d’immenses travaux pour lesquels il est allé chercher des documents en quelqu’une des cinq parties du monde. On s’empressera de venir me féliciter, et je remercierai, avec une émotion parfaite, les cils mouillés, ce qui veloute admirablement le regard.

Moyennant quoi, vous recevrez intégralement le tiers de nos revenus actuels ; le reste m’étant indispensable au bon entretien du foyer conjugal.

« Mais » voulut objecter ledit sire de Bléry.

Je lui fermai la bouche — oh ! d’un mot seulement. Ce sera cela, lui dis-je, ou le divorce. Et il savait bien que je n’en démordrais pas. Il céda, enchanté au fond.

Le lendemain, il quittait Paris, puis la France, en compagnie d’une petite marcheuse de l’Opéra, ancien modèle un peu défraîchi, mais joliment faite au demeurant et une tête de vierge de Cimabué.

Cela le changeait de mon visage de gitane, acheva Louise.

Je remarquai alors sa beauté ardente, son teint ambré et les cheveux touffus, rebelles, qui lui plaquaient des crépelures sombres au front, aux tempes, à la nuque et jusque dans le cou.

Ces constatations, jointes à son récit, me donnaient tristement à penser. Je n’osai plus l’interroger, et ce fut en balbutiant que je dis :

— Alors, tu n’es pas heureuse, ma pauvre Louise ?…

— Moi ! fit-elle vivement. Et qui m’en empêcherait ?

Ce fut dit sur un ton hautain.

Puis, tout de suite, elle reprit son allure franche et nette :

— Ma petite Sylvère, j’ai une morale — si surprenant que cela te paraisse — et la voici : Tous et toutes nous avons droit au bonheur. Je dirai plus : nous avons le devoir d’être heureux ; sont coupables seulement ceux qui acquièrent leurs joies aux dépens des autres. Prendre à son mari une femme qu’il aime, à une femme l’homme qu’elle a choisi, exiger d’une créature la soumission à un amour imposé ; retenir dans ses liens celui qui, lassé, veut s’enfuir ; en un mot, tout bonheur qui cause à autrui un préjudice ou une douleur, est un crime. Mais la félicité pure d’égoïsme est légitime et sacrée.

Donc, rien ne m’empêchera jamais d’être heureuse, si je le puis sans faire tort, ni mal à personne. Et note bien que j’appellerais faire du mal de donner au monde le spectacle d’une conduite désordonnée, le mauvais exemple d’une existence licencieuse. Je tiens pour la correction, cette pudeur mondaine, comme je tiens pour la loyauté parfaite des joies noblement acquises.

Tu vois que si je suis une volontaire, au point de vue de mes droits stricts, je ne suis ni une égoïste, ni une effrontée, et que tu peux me donner tes deux mains en toute sécurité ; tu ne seras jamais, près de moi, ni compromise, ni scandalisée, ni lésée. Et je suis une amie sûre, va !

Maintenant, quittons ce ton sérieux, qui ne m’amuse guère. J’aime à prendre la vie en riant ; c’est plus sain ; et je puis me le permettre, puisque ma conduite s’appuie sur des principes solides. As-tu confiance ?

J’avoue qu’elle m’avait réduite à lui tendre les mains, et ce fut comme un pacte d’estime et d’amitié quand même.

— Quel jour viendras-tu dîner ! reprit-elle. Demain ? aujourd’hui ? Tout de suite ? Tiens, je t’enlève.

La fréquentation de Louise amena bien quelque relâchement dans mes travaux ; du temps perdu, disait en grommelant ma bonne Janie. Mais je me sentais moins triste, moins esseulée. Les heures me paraissaient moins lourdes, ainsi coupées par les irruptions de gaîté de cette charmante femme si sainement équilibrée et de laquelle j’enviais parfois l’indépendance crâne et mesurée toutefois. On eût dit que la fanfare de son rire sonnait en moi l’éveil du sourd désir de vivre que toutes mes volontés avaient depuis longtemps forcé à s’endormir.

Louise me disait parfois que mes soupirs languides avaient changé de note, comme ceux d’une veuve après son temps de deuil.

Cependant, et quelle que fût notre intimité, nos causeries et même nos confidences demeuraient superficielles. Ce n’était entre nous que des confessions d’épiderme, si je puis dire : elle ne m’avouait rien du fond de son cœur et ne cherchait pas à voir ce qui se passait dans le mien. Peut-être le devinait-elle, avec sa perspicacité et sa science précoce de la vie.

J’étais surprise, néanmoins, que jamais elle n’eût prononcé devant moi le nom de son frère.

Ce silence me devenait inexplicable et ma pensée sans cesse y revenait ; j’en subissais l’obsession. Et je me demandais : Est-il mort ? Est-il marié ? Est-il en France ou ne revint-il jamais de ce lointain voyage ?… Je commençais à chercher un moyen de satisfaire cette curiosité, devenue intolérable, lorsque une occasion se présenta d’une façon inattendue.

Elle m’avait priée à dîner, avec quelques amis ; une douzaine de personnages graves, me disait-elle, la série des collets-montés. Cependant elle exigea que mon « collet » ne fût pas à la hauteur de mes principes, m’expliquant comment une Parisienne sait abaisser son corsage en raison inverse de l’élévation de ses sentiments.

— Une femme qui laisse voir de belles épaules, me disait-elle, a le droit d’être prude tant qu’il lui plaît, sa pruderie n’étant alors ni ridicule, ni suspecte de cacher des laideurs.

Sur ce terrain-là, je perdis deux bons centimètres d’étoffe, sans compter les manches ; mais ce fut à regret, car je trouve le décolletage des femmes absolument impudique. Et je n’autorise pas un mari à se plaindre de l’infidélité de sa femme, alors qu’il l’exhibe, à son bras, dans l’étalage indiscret de sa chair dévoilée. Quand une femme a commencé à se dévêtir, à se laisser voir, partiellement nue, à consentir aux effleurements de sa peau, aux caresses des regards et des souffles sur sa gorge soulevée, offerte, lorsqu’elle a, pendant toute une nuit, régalé ses danseurs des effluves qui montent de son corps moite par les divers entrebâillements du corsage, comme un encens parfois révélateur, elle s’est presque donnée. Il reste si peu d’agrafes à défaire pour que la robe tombe, et si peu de pudeur à vaincre après tant de pudeurs vaincues !

Mais il faut bien se déshabiller comme tout le monde.

J’arrivai de bonne heure chez Mme de Bléry afin de n’avoir pas à entrer seule dans le salon quand ses invités y seraient déjà. Louise, encore à sa toilette, me fit passer dans sa chambre.

Maintes fois, j’y étais venue pour remettre ou poser mon chapeau. Elle était d’une élégance sobre, ordonnée, un peu solennelle, comme j’aime une chambre d’honnête femme. Louise était habillée ; mais elle s’attardait à choisir quelques bijoux, les prenant et les rejetant avec une sorte de nervosité que je ne soupçonnais pas chez elle.

Elle me consultait, puis me raillait, repoussait mon choix et cherchait encore.

Je ne pus m’empêcher de lui dire :

— Qu’as-tu donc ce soir ?

— Moi ? rien. Je me suis butée à la sotte fantaisie d’assortir une parure à la couleur indécise de ma robe, voilà tout. Et rien ne va. C’est énervant !

Entraînée par sa fièvre, j’avais pris un collier très ancien, d’un vieil or vert admirablement ciselé ; et, moi qui n’aime pas les bijoux, je m’approchai, pour essayer celui-ci, d’une glace posée sur une console. Déjà mes mains réunissaient les agrafes derrière mon cou, lorsque le collier m’échappa, dans un brusque tressaillement. Je venais d’apercevoir, en un cadre, debout sur la console, une photographie de Paul Ruper.

Comme je tournais le dos à Louise, je ne songeai pas, dans mon trouble, que la glace pouvait me trahir, et je m’efforçai de retrouver assez de calme pour profiter de cette découverte. Dans cette préoccupation, je ramassai le collier et je l’attachai, sans en avoir conscience.

— Il te va bien, me dit-elle tout à coup.

Sa voix me fit tressaillir. Elle ajouta :

— Garde-le donc !

— Merci, lui dis-je.

En essayant de dégrafer le collier, mes doigts tremblaient.

— Pourquoi ? tu me le rendras quand il ne te plaira plus.

— Je ne porte jamais de bijoux.

— Étrange femme ! Tu n’es pas faite comme les autres, toi !

Il me parut qu’elle raillait ; j’en repris courage.

Feignant d’apercevoir, alors seulement, le portrait, je m’exclamai, d’une voix tranquille, mais qui sonnait faux :

— Tiens, ton frère !

Elle ne répondit rien, et je continuai sur le même ton, en prenant la photographie :

— Il y a longtemps que c’est fait ?

— Quelques années… dit-elle alors négligemment.

Je retournai vivement le cadre, et je lus : Tourtin, Paris.

Il était donc revenu ! Oh maintenant je voulais savoir.

Et résolument :

— Pourquoi ne m’as-tu jamais parlé de lui ?

Elle, venant à moi et me regardant au fond des yeux :

— Parce que je croyais que tu l’avais oublié.

— Pas plus que je ne t’avais oubliée.

Elle leva les épaules :

— Tu ne veux pas me comprendre.

— Enfin, dis-je, impatientée, veux-tu me donner de ses nouvelles ? Où est-il ? Qu’est-il devenu ?

Elle me fit signe de me taire, écoutant, vers le salon, des bruits de voix qui nous arrivaient. Puis, marchant vers la porte en m’invitant à la suivre :

— Dépêchons-nous, je suis en retard.

Elle écarta les tentures, et, comme je passais, elle me dit à demi-voix.

— Demande-lui donc à lui-même : il dîne avec nous ce soir.

J’étais entrée ; je continuai de marcher, mais comme avec un voile devant les yeux. Au travers de ce voile transparaissaient des silhouettes. Je ne sais pas comment je n’ai pas buté, je ne suis pas tombée, et j’ai pu répondre aux présentations qui m’étaient faites, aux compliments, aux phrases verbeuses, qui m’arrivaient lointaines, comme si elles sortaient d’un téléphone.

Je tenais mes yeux fixés et ma tête raide, évitant tout mouvement qui aurait pu faire entrer dans l’axe de mon regard la silhouette de celui qui devait être là, qui y était certainement, bien qu’il ne se fût pas encore approché de moi.

Bientôt, par un bizarre phénomène de vision, je l’aperçus, un peu à l’écart, et sans que mes yeux se fussent tournés vers lui. Et je retrouvai les traits inoubliés du bel adolescent qu’il était, dans sa vingtième année, lorsqu’il passait chaque jour sous la terrasse du Parclet. Mais le visage était plus mâle, le teint plus chaud, les regards plus hardis ; la fauve chevelure crépelée, comme celle de Louise, avait gardé sa touffeur léonine, et la rouge bouche, à peine épaissie, accentuait sa forme d’arc tendu sous la moustache hérissée, retroussée, légère comme une mousse d’or. Seulement, au bas du visage que ce trait affinait une pointe de barbe rude et rousse.

Mme de Bléry s’entendait admirablement à grouper ses invités et à aguicher d’un mot les conversations les plus languissantes. Allant et venant par le salon, mettant, deçà, delà, le feu aux poudres, elle avait déjà allumé toutes les fusées qui crépitaient dans tous les coins et montaient en bavardages gais, en rires, en éclats et saillies de bonne humeur et d’esprit.

Je profitai de ce tapage, toutefois discret, pour isoler mes pensées, me recueillir et écouter ce qui se passait en moi. C’était le réveil de mes premiers rêves de jeune fille, le ressouvenir lointain des émotions virginales qui me laissaient curieuse et troublée chaque fois que Paul m’était apparu.

Toute ma vie, depuis lors, s’effaçait comme dans une brume ; je retrouvais mes dix-huit ans et leurs naïfs désirs, encore informulés :

— Madame est servie !

Je me dérangeai pour laisser passer les couples. Mme de Bléry au bras du sénateur Farvieux, l’exquise comtesse Phébé et le grave poète Marny-Leroy, Mme Alix Deschamps, le plus aimable des bas-bleus en chambre avec le galant financier Louvet, la princesse-poète Olga Doriani et le jeune rimeur fougueux et romantique Raoul de La Farge. Enfin je restai la dernière ; mon âge l’exigeait, mes vingt-huit ans me condamnaient à fermer la marche. Trois hommes s’avancèrent. Laurence, le magnifique et parfait poète, l’esprit le plus indépendant, le plus impertinent et le plus cruel du siècle, Jehan Daru, le savant dessinateur aux cheveux blonds et lisses, coupés en ligne droite sur le front, au doux visage imberbe, et qui paraît, même en habit, vêtu du pourpoint des escholiers et de leurs chausses collantes.

Mais, devant eux, passa Paul Ruper. Il s’inclina ; je pris son bras et nous entrâmes dans la salle à manger. Paul me fit asseoir à sa droite, en face de Mme de Bléry : nous n’avions pas échangé un mot.

Et puis, tout de suite, mon autre voisin, Raoul de La Farge, m’accapara.

J’étais si heureuse de cette diversion que j’en montrai sans doute un peu trop de reconnaissance au jeune poète infatué de sa gloire naissante et dont la hardiesse bientôt m’effraya. Certain sonnet, débité à demi-voix, me fit brusquement rougir.

Malgré moi, je me détournai vers Paul, d’un geste de fuite, avec un regard troublé qui appelait à l’aide. Un instinct me jetait vers lui, comme vers mon protecteur naturel, avoué. Et je vis une grande joie dans son regard ardent, subitement adouci. Alors, et pour la première fois, depuis sa présentation au couvent, nos voix se mêlèrent dans un entretien dont les mots n’avaient aucun sens, sinon pour nos âmes troublées.

Sans transition il m’avait parlé du « pays ». Et il me semblait que nous n’aurions pu parler d’autre chose. Tour à tour nous rappelions les souvenirs qui nous étaient restés des mornes landes et des horizons lointains que la mer éloigne ou rapproche aux différentes heures du jour. Ensemble, nous regardions, par les jours clairs, la sombre tache des îles qui gênaient nos visions, dans un besoin de retrouver complète l’immense solitude de notre Océan.

Il nomma le Parclet, et sa voix devenait tremblante.

Puis, il se tut, le regard fixe ; tandis que j’écoutais venir, de loin, le galop d’un cheval qui s’arrêtait au pied de la terrasse, sur laquelle je me penchais, si doucement heureuse, en ma blanche robe de novice.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

De ce qui fut dit ce soir-là, autour de moi, je ne me souviens pas. Il me semble n’avoir entendu que Paul ; et, peut-être, ne nous sommes-nous pas quittés de la soirée, car le fil de mes pensées n’a pas été rompu.

Et cependant je ne savais rien de lui, et il ne m’avait rien demandé.

Lorsque je revis Louise, je l’interrogeai et j’appris, alors, que Paul Ruper, après avoir voyagé pendant deux ans, était rentré à Paris, où les relations de son père lui avaient donné accès dans une grande maison de finances.

Il s’était fait, assez rapidement, une situation déjà brillante, qui s’améliorait chaque jour. Bien installé dans un élégant entresol de l’avenue d’Antin, il vivait largement, mais sans gaspillage ; mondain très modéré ; plutôt occupé d’affaires de Bourse que de potins de cercles et d’aventures de boudoirs. Louise ne lui avait connu aucune liaison sérieuse. Elle avouait cependant qu’il passait pour un homme à femmes, sans que rien, d’après elle, justifiât cette réputation. Elle le supposait, plutôt, brutalement sensuel, à ses heures, mais nullement emballé au point de vue sentimental. En résumé, un homme fort, sain, bien équilibré comme elle, raisonnant tous ses actes, et suivant une ligne de conduite absolue et parfaitement correcte.

Elle conclut en disant :

— Si celui-là fait jamais une bêtise, cela me surprendra…

J’insistai :

— Veux-tu dire qu’il serait incapable de perdre son temps dans une affection… sans espoir ?

— Pourquoi, sans espoir ? me dit-elle un peu dédaigneuse. Que signifie cette réticence de petite bourgeoise de province qui n’a lu que des romans bêtes ? Est-ce que l’on ne peut pas tout espérer de la vie, même l’impossible ? Celui qui n’espère rien, n’a rien. Et celui qui espère quand même, arrive le plus souvent à son but. Désirer, c’est vouloir, et la volonté est un effort auquel toute puissance obéit.

Je répondis, un peu piquée :

— Il y a des obstacles devant lesquels la volonté la plus obstinée peut s’arrêter, vaincue.

— Tu en connais, toi ? me dit-elle avec une impertinence railleuse.

Puis, soudain, éclatant de rire :

— C’est vrai, j’oubliais que tu fais des romans. Et je parie que tu imagines les vivre ! Alors tu crois que c’est arrivé, tous les beaux sentiments que tu nous racontes ? Naïve, va ! imaginative plutôt, et poète, qui te plais à ajouter à la vie les astragales et les festons d’un décor chimérique et vain. Ma petite, la vie est beaucoup plus simple que tout cela ; tu t’en apercevras à l’user.

Je n’avais pas revu Paul. Un jour, Louise me l’amena.

— Voilà mon frère, dit-elle ; il paraît qu’il a une requête à te présenter.

Je balbutiai je ne sais quoi ; il me dit :

— La permission de venir quelquefois vous présenter mes hommages.

Et, ne me laissant pas le temps de répondre, il ajouta :

— Je n’aurais pas osé vous le demander, Louise m’ayant averti de la solitude presque absolue en laquelle vous vivez, sans même avoir un « jour » pour vos rares amis ; mais j’ai rencontré Raoul de la Farge, qui m’a dit être reçu par vous, et j’ai pensé qu’un vieil ami, un « pays » pouvait prétendre à la même faveur que ce jeune poète audacieux et chevelu.

— Oh ! fis-je, avec une extrême vivacité, M. de La Farge est venu, une fois, m’apporter son dernier volume de poésie, et j’ai bien été forcée de le recevoir, mais…

— Hé, s’écria Louise, m’arrêtant, pourquoi t’en défendre ? Tu as parfaitement raison d’accueillir ceux de tes confrères qui ont assez de courage pour affronter ton accueil, pas toujours gracieux, paraît-il ! Même tu devrais bien, entre nous, t’efforcer de retenir ceux qui témoignent d’une si rare audace, car tu seras enterrée, clouée toute vive dans ta solitude par l’indifférence de tes pairs, si tu t’obstines à les tenir ainsi à l’écart. Et, comme je suppose que ce n’est pas uniquement par amour de l’art que tu passes tes jours et tes nuits à te fourrer les doigts dans l’encre, il faut donc que tu consentes aux concessions nécessaires et qui t’aideront à tirer de ton travail autant de profit que de gloire. N’ai-je pas raison ? dit-elle à son frère.

— C’est selon, répondit-il en souriant, ce que tu appelles des concessions. Il en est — qui s’imposent parfois — et que je ne saurais conseiller à Mme du Parclet.

— Ne me fais donc pas dire des bêtises, répliqua Louise ; Sylvère sait très bien que je suis incapable de lui donner un mauvais conseil.

— Alors, conseille-lui de me recevoir.

Elle le regarda attentivement, les paupières à demi fermées, puis, baissant la voix, elle soupira presque :

— Je ne suis pas prophète, et dans le doute…

— Tu t’abstiens ?

Je me vis forcée d’intervenir en acquiesçant.

Ce que je fis d’ailleurs sans le moindre embarras, tant je trouvais naturel que Paul fût reçu chez moi. Les longs souvenirs égalent les vieilles amitiés, et il y avait si longtemps que je pensais à lui !

Désormais, Paul revint seul. Notre intimité fut lente à s’établir. Il venait d’abord une fois par semaine, et lorsque je fus accoutumée à ses visites, il les redoubla.

Je le rencontrais assez souvent chez Louise, puis il avait soin de se rendre dans les rares maisons où je fréquentais, — car il était reçu partout. — Évidemment il cherchait à s’imposer à mon esprit, à mes pensées, à rendre familière à mes yeux son image. L’habitude est une séduction comme une autre, plus puissante peut-être. Bien des mois après notre première rencontre, il ne m’avait pas encore dit qu’il m’aimait et cependant il paraissait convenu que je lui permettais de m’aimer. Quelquefois, au cours de ses conseils, qu’elle me prodiguait, Louise me disait très maternellement :

— Si nous ne t’aimions pas, nous ne te parlerions pas ainsi.

Durant les soirées que nous passions chez elle, tous les trois, l’on causait du train dont va le monde, des intrigues, des aventures de presque toutes ces femmes dont le ménage est correct et qui mènent, à côté, avec une grande maestria, l’attelage quelquefois double de leurs amants. J’avais fini par ne plus protester ; j’écoutais, d’une morale indifférente, presque acclimatée à des mœurs qui ne me révoltaient plus.

Mes travaux se ressentirent de ce nouvel état d’âme. Je conçus des sentiments plus larges, et je créai des types plus vivants. Leur analyse m’entraîna en des recherches physiologiques et en des constatations qui modifiaient peu à peu mes opinions morales, reculaient les limites étroites de ma conscience en refoulant mes principes, que j’avais crus jusqu’alors immuables.

Cette croyance me venait de la base philosophique que je leur avais donnée, indépendamment de tout contrôle religieux. Aimer la vertu pour elle-même m’avait paru la façon la plus parfaite et la plus sûre pour l’aimer toujours. Et voilà que la nécessité de cette vertu m’apparaissait maintenant relative, déterminée par les circonstances, bonne en soi et pour soi, mais nullement exigible pour les autres, étant soumise aux faits qui en réglementaient la dose et l’opportunité.

Je ne pus m’empêcher de considérer l’acceptation de cette solution par ma conscience comme un désarmement ; et je me sentis un peu plus faible encore en présence de l’existence, mon ennemie, comme si, au milieu du combat, j’avais perdu mon bouclier.

Un soir de juin, en quittant l’hôtel de Mme de Bléry, Paul me proposa de regagner mon domicile à pied.

La nuit était admirable, nous allions lentement, comme pour mieux goûter toutes les sensations de cette libre promenade à travers Paris endormi. Je me sentais extrêmement heureuse par la seule vision des choses, et très disposée à aiguiser ce plaisir cérébral de tout un apport sentimental et poétique.

Nous traversâmes la place de la Concorde, déserte et nue, éclatante de blancheur ; et l’unique aspect de sa noire aiguille égyptienne dressée vers le ciel constellé me rappela l’imaginative joie que je m’étais souvent donnée de rêver d’un voyage par la plaine des sables avec la seule rencontre des tombeaux de granit ou des roses sphinx.

Puis nous longeâmes les quais en remontant la Seine, ce fleuve tragique, la nuit, avec ses ombres noires et ses clartés semblables à des lueurs d’orage. La lune, en croissant, voguait, mince trirème d’or, parmi ces noirceurs et ces taches claires. Et comme elle tanguait, à travers des remous, nous nous accoudions longuement pour la voir.

Il ne passait personne ; nous étions bien seuls ; les maisons des quais, closes, éteintes. Un pays mort que nous traversions en touristes, en curieux, charmés de ne pas rencontrer d’importuns. Cela nous donnait une aise indicible. Nous parlions haut, avec des rires qui sonnaient. J’avais fini par abandonner le bras de Paul, et nous allions, ballants, sans rythme, partants, arrêtés, comme en pleins champs, lui, très gai, moi, un peu grisée de cet air nocturne et de tant de solitude et de tant de liberté.

Cela nous divertit de lire les affiches au clair de lune ; il nous prenait l’envie de nous amuser de tout.

Évidemment nous étions heureux, et ce bonheur se traduisait par des enfantillages. Mais la mobilité de nos plaisirs était extrême. C’était des effrois, souvent, qu’il me donnait, et qui me rejetaient craintive à son bras ; puis, sur la place du Parvis, il proposa de faire un pas de valse. Moi je voulais absolument réveiller le gardien des tours.

Nous devenions nerveux ; nos rires s’agaçaient. J’aurais pleuré si je n’avais eu honte.

En face de la Morgue, je voulus m’asseoir sur un banc, prise d’un besoin absolu de parler de mort ; mais je me tus, parce qu’il avait dit :

— Il n’y a pas de pensées de mort sans pensées d’amour.

Alors, je m’avisai d’avoir froid.

— En effet, me dit-il tendrement, vous êtes un peu pâle. Allons, rentrez ; je suis un égoïste à vous attarder ainsi, pour mon seul plaisir. Ah ! c’est que je suis si heureux ce soir !… Je ne sais pourquoi cette belle nuit calme me rappelle un peu nos landes, là-bas ! vous souvenez-vous ?

— Rien ici ne me les rappelle, dis-je, ne voulant pas comprendre.

Je l’entendis qui murmurait très bas :

— Tant pis !

Nous devenions tristes, et nous étions depuis un moment silencieux. Notre soirée se gâtait. J’en fis méchamment la remarque. Paul eut comme un brusque mouvement de réveil.

— C’est vrai, dit-il, je vous demande pardon. La mélancolie ne sied qu’aux femmes : notre rôle éternel est de les égayer. Donc, rions ! Voyons, que pourrions-nous bien faire ? Si l’on carillonnait à quelque porte ?

— Oui, à la mienne, dis-je.

J’étais pressée maintenant de rentrer. Je songeais que, quoi qu’on fasse, l’ennui est toujours au bout de tout, qu’on ne lui échappe pas, que c’est peine perdue de forcer son imagination à des envolées pour attraper des apparences, des ombres de plaisir. Elles s’évanouissaient dans les mains comme des bulles soufflées.

Et, moroses, nous marchions avec une affectation de hâte, lorsque, à la traversée d’un pont, une lourde voiture arriva vers nous, au trot de ses grands limoniers, traînant un énorme cylindre enguirlandé de tuyaux…

Dès qu’elle nous eût dépassés, mon compagnon fit volte-face, et, tête nue, recueilli, commença de suivre le convoi. Il me parut si drôle avec son chapeau à la main, le front baissé, que j’éclatai de rire. Alors revenant vers moi et avec un désespoir comique :

— Ces gens-là vont trop vite ! Décidément le service des pompes funèbres est bien mal organisé !

— Funèbre est de trop, dis-je.

Mais lui, se penchant vivement, et tout bas :

— Vous avez ri ! Faites-moi grâce pour l’incongruité du moyen. Il y a des heures où pour voir sourire une femme on se ferait donner des coups de pied… comme un paillasse de foire ! J’aime tant votre rire !… Vous ne m’en voulez pas ?…

— Non.

— Bien sûr ?

Il avait repris mon bras et nous allions par une étroite rue très noire, qui devait aboutir vers la place des Vosges, non loin de ma maison.

Je me hâtai, l’entraînant presque. Et lui, très doux :

— Comme vous allez vite !

— J’ai peur dans l’ombre.

— Même avec moi ?… Ne vous sentez-vous pas à l’abri de mon ardente tendresse ? Ah ! Sylvère ! si j’osais vous dire combien je vous aime…

Jamais on ne me l’avait dit : non, jamais je n’avais entendu ce mot ainsi murmuré. Il exprimait tant de choses que tout mon être l’entendit et le comprit comme moi !

Je vibrai toute, je tremblai toute, comme si quelque parole magique avait jeté sur moi la puissance d’un enchantement.

Mais j’aurais voulu qu’il ne dît plus rien, qu’il me laissât savourer les sensations mystérieuses, les ineffables mouvements de cette vie nouvelle à laquelle je venais de naître. Comme je n’avais pas répondu, même pour l’interrompre, il continua. Et ce fut la paraphrase amoureuse et banale du seul mot qui dit tout, contient tout et devrait suffire seul aux invocations suprêmes.

Puis-je dire pourquoi ces litanies passionnées calmèrent mon émoi au lieu de l’accroître ? Peut-être — car j’y ai réfléchi depuis — éprouvai-je une impression de la forme même, si dépourvue d’art, de ces phrases trop convenues.

L’habitude d’écrire en recherchant l’écriture artiste m’a certainement douée d’un sens dont les autres femmes sont probablement dépourvues, car je souffrais très réellement au choc de ces mots qui ne me disaient rien, étant mal présentés, rien si ce n’est l’écœurante banalité de leur sens propre.

À ce moment, j’éprouvai un regret de cette promenade nocturne, de mes longs souvenirs et du sentiment que j’avais trop fait paraître pour un homme vis-à-vis duquel je me sentais en si ample désaccord d’âme, ou plutôt d’esthétique.

J’avoue tout, puisque j’ai entrepris de me confesser à vous, avec qui je me sens en si complète union intellectuelle.

Mais mon silence fut autrement interprété par Paul, et je m’en aperçus lorsque étant arrivée à ma porte, il me poussa doucement dans l’angle du mur essayant de me faire une barrière de ses bras.

Je ne m’attendais pas à ce mouvement ; j’eus peur et le repoussai presque rudement.

— Oh ! me dit-il, avec tristesse, vous ne m’aimez donc pas !…

Je répondis :

— Quand je vous aimerais ? Est-ce une raison pour ?…

— Pour vous demander une preuve d’affection ?… oui, j’ai cru que vous ne me la refuseriez pas. Oh ! je vous en supplie !

Il me prit aux épaules, et je me débattis.

— Lâchez-moi !…

Lui, les dents serrées :

— Non. Il y a trop longtemps… Sylvère ! Sylvère… ayez pitié !… Je vous adore !…

— Eh bien ! laissez-moi, si vous m’aimez comme vous le dites.

— Oh ! la logique des femmes ! Mais c’est parce que je vous aime, et follement, que je ne veux pas, que je ne peux pas m’éloigner de vous. Vous ne comprenez donc pas que votre contact me rend fou !… Sylvère !… À travers la voilette seulement, votre front, comme un ami, un frère, et je vous laisse, je le jure !…

J’aurais pu, j’aurais dû, peut-être, tendre mon front, et me rendre libre. Sait-on d’où vient l’irritant entêtement d’une femme ? Je refusai.

Mais je n’eus pas achevé « non », en détournant la tête, que je sentis sur mon cou l’offense brutale de son baiser.

Car je me trouvai réellement offensée par la violence de cette étreinte, par la morsure de ces lèvres qui avaient violé ma chair. Il me sembla qu’il m’avait prise, que cette possession me faisait sienne désormais et pour toujours.

Un grand trouble m’étourdit, envoila mes yeux ; tout tournait autour de moi. Je tendis les mains pour m’accrocher ; mais, Paul, affolé, me croyant perdue pour lui, et ne voulant pas entendre le mot définitif, qui chasse, s’était jeté sur la sonnette. Il la secouait, puis revenait, me criait « pardon, pardon » ; et, avant que je me fusse retrouvée, il m’avait tirée vers l’entrebâillement de la porte, que je franchis comme en un songe, tandis que derrière moi, le battant refermé, je l’entendais s’éloigner.

Je me souviens d’avoir traversé la cour, gravi les marches et pénétré dans ma chambre d’un pas calme, rythmé, d’une allure mesurée, comme arrivée au terme d’un voyage qui rendait inutile désormais toute hâte, les temps se trouvant accomplis.

Et jamais sommeil lourd comme celui qui m’accabla dans cette fin de nuit ne m’avait terrassée ; sommeil sans rêve, chute dans l’insondable.

Le matin, vers huit heures, on sonna.

Janie était allée aux provisions. J’ouvris. C’était Paul, les yeux creux, la face tirée et blême, les cheveux ébouriffés ; sa cravate dénouée laissait voir un col frippé.

En balbutiant, il s’excusa, regardant ses pieds blancs de poussière. Cet air lamentable me toucha, je me reculai derrière la porte, et il entra :

— Je vous demande pardon de me présenter ainsi ; je ne suis pas rentré chez moi. Toute la nuit j’ai rôdé autour de cette maison, par les ruelles, avec des tentations d’aller me jeter à l’eau, d’en finir, car je n’en puis plus.

Il tomba sur une chaise, les bras ballants, le buste ployé, harassé. Il murmura encore, me voyant immobile, arrêtée en un coin, le dos au mur, vaguement épeurée :

— Je suis très ridicule, j’en conviens, mais ne me jetez pas à la porte, par pitié, ah ! je ne suis guère dangereux, allez ! vous pouvez être tranquille. Me voici à vos pieds comme un chien battu.

Je le regardais, et ma tendresse se réveillait à le voir si pitoyable. Un peu d’orgueil aussi me le rendait plus cher. Je l’avais dompté, et il ne m’effrayait plus.

Alors, me rapprochant, je lui tendis la main.

— Si vous voulez être raisonnable, lui dis-je doucement.

Il prit ma main dans les siennes :

— Je serai ce que vous voudrez.

Puis, levant les yeux, il recommença :

— Je vous aime !

Mais cette fois, il n’ajouta rien et demeura son regard levé sur le mien, regard suppliant, craintif et tendre, regard d’enfant malheureux qui m’attirait et me troublait jusqu’à en défaillir.

Une confusion me vint à me sentir si près de lui ; je retirai ma main et allai m’asseoir sur une vieille chaise de bois, haute et carrée comme une stalle de chœur, en laquelle je m’enfonçai ainsi que dans une niche.

Et lui, comme s’il voulait partir, traîna vers la porte, puis revint tout à coup, résolu :

— Causons, voulez-vous, Sylvère ?

Il tira un siège près de moi et s’assit. Alors :

— Nous ne sommes plus deux enfants : vous avez vingt-huit ans, j’en ai trente. Il ne faut pas que le malentendu qui nous a déjà une fois séparés se renouvelle, n’est-ce pas ? Maintenant, vous savez de la vie ce qu’il en faut savoir avant de s’engager dans une voie d’où dépend quelquefois toute une destinée.

Je vous ai pardonné votre infidélité d’antan… Oh ! ne protestez pas : votre cœur était mien, je l’avais conquis ; et, par un orgueil puéril, vous l’avez porté à un autre — même cela je n’ai jamais voulu le croire — mais du moins, vous avez mis entre nous un obstacle qui semblait devoir séparer à jamais nos deux existences. Et vous en avez souffert ; moi aussi ! Ne recommençons pas, voulez-vous ?…

— Mais, fis-je, l’interrompant, très surprise, que voulez-vous dire ? L’obstacle dont vous parlez existe toujours…

— Oh ! si peu !

— Qu’importe ! Je ne suis pas libre. La situation n’est pas la même qu’autrefois et je n’ai plus à choisir entre deux destinées. Celle que j’ai acceptée s’impose à moi, à mon devoir…

Il haussa les épaules impatiemment.

— Si vous ne voulez pas m’entendre…

— C’est que je ne vous comprends pas.

— Voyons, Sylvère, ne faites pas poser un bonhomme comme moi, revenu de tout et de partout, et qui a l’horreur des mièvreries sentimentales, des petites hypocrisies féminines, ces joujoux enfantins des coquettes et des bourgeoises froides ou timorées. Ce vocabulaire est trop banal pour que votre grand esprit y puise ses moyens de défense, si tant est que vous songiez à vous défendre d’un amour que vous m’avez paru accueillir et, oserais-je le dire ? partager. Répondez-moi sincèrement, franchement, sans phrases : M’aimez-vous ?

— La question n’est pas de savoir si je vous aime, lui dis-je alors ; mais, en admettant que je réponde affirmativement, quelle conclusion en prétendriez-vous tirer ?

— Une conclusion toute naturelle, ma chère Sylvère. Je vous dirais : vous m’aimez, je vous adore, soyons heureux. C’est simple, comme un et un font… un.

— Voilà pourquoi, si je vous aimais, je ne vous l’avouerais jamais.

Et je me levai.

Il comprit, se leva lentement, péniblement, et je vis, tout à coup, ses yeux remplis de larmes.

— C’est bien, balbutia-t-il, adieu !… Allons ! je me suis trompé… C’est très douloureux. J’avais cru au bonheur, à votre amour ! Depuis que je vous ai retrouvée, je vivais dans ce rêve… Vous seriez à moi, un jour, bientôt. Nous arrangerions notre existence l’un pour l’autre…

— Oui, dis-je amèrement, ainsi que l’on s’arrange dans le monde autour de nous. On demeure, d’apparence, une honnête femme et l’on prend un amant !

— Eh ! bien ! fit-il, que voyez-vous de déshonorant à cela ? Votre bonheur intime ne regarde personne. N’avez-vous pas le droit d’être heureuse comme il vous convient ? Et, si le sort fut injuste, ne pouvez-vous réparer son injustice, afin que toute votre vie ne soit pas perdue, toute votre jeunesse gaspillée sans que vous ayez eu votre part de joies en ce monde ? Qu’a donc la morale à voir dans ce compromis qui vous laisse considérée, respectée et digne de l’être, sans attenter à la liberté sacrée de vos instincts les plus nobles, ceux de l’amour ?

D’ailleurs, écoutez-moi, Sylvère, l’amour sincère, vraiment fort, ne s’attarde pas en ces raisonnements. Si vous discutez la possibilité de m’aimer, c’est que vous ne m’aimez pas. Jamais, entendez-vous ? jamais une femme, la plus sainte, la plus pure, n’a refusé de se donner lorsqu’elle a aimé véritablement. Elle ne le pourrait pas d’ailleurs ; ses révoltes seraient vaines ; elle obéirait quand même à la loi. Donc vous ne m’aimez pas.

— Soit, répondis-je, dépitée, mais avec un grand soupir.

— Alors, c’est… adieu ?

— Pourquoi : adieu ? balbutiai-je le cœur très gros.

— Parce que je ne vous reverrai jamais.

— Vous êtes cruel !

— Je suis… prudent. D’ailleurs que vous importe ? vous vous moquez bien de moi, au fond, n’est-ce pas ?

— Vous savez que je tiens à vous.

— Pas de banalités, ma chère Sylvère. C’est inutile entre nous. Je ne flirte pas, je ne vous fais pas la cour, vos réticences ne me consoleraient ni ne me feraient prendre patience. Je vous demande tout, refusez-moi tout ; mais ne m’offrez pas le bout de vos ongles, car je suis affamé, et si je tenais l’ongle !… Adieu, je m’en vais… Si je m’ennuie trop, eh ! bien, je prendrai le rapide… pour l’éternité… Adieu !…

Quand il fut parti, je demeurai contrariée, navrée même, mais les yeux secs. Et je me souviens que ce jour-là j’écrivis les meilleures pages de mon roman Séparée.

Deux jours plus tard, le matin, vers onze heures, je reçus cette dépêche :

« Viens tout de suite, Louise. »

Ce mot me donna une émotion terrible. Car, je le sentais bien, il s’agissait de Paul. Mais pourquoi m’appeler ainsi, « tout de suite », si quelque accident n’était pas survenu ?

Un accident ? Non, le malheureux avait sans doute essayé de se tuer !… Oh ! certainement. Et mon imagination prit son vol ; je le vis mort, sanglant, se tordant avec des cris d’agonie. Et je sanglotai.

Cet événement n’était plus un doute pour moi. Je « voyais » — nous croyons toutes être des voyantes. — C’était fini, je l’avais contraint à se tuer, je l’avais tué. Ma conscience s’emporta en d’affreux remords. Elle m’accabla de ses ironiques colères. Elle se dressa, superbe et révoltée, écrasant mes vertus sous de hautains mépris. J’avais causé la mort d’un homme. Et pourquoi ? La cause était risible, vraiment, et si disproportionnée à l’effet !… Mon honneur était sauf, mais Paul ne vivait plus ! Me voilà bien fière et bien heureuse, maintenant ! La seule affection qui m’eut jamais troublé le cœur, je l’avais rejetée et immolée à mon orgueilleuse vertu. Je continuerais à marcher le front haut, mais Paul dormirait à jamais sous la terre. Le néant où je l’avais couché me parut le néant même de toutes les conventions sociales, morales, religieuses : tout s’effondrait dans une tombe. Cette mort me révélait enfin la vie !

Et, pleurant sur lui, je pleurai sur moi, sur mon inconcevable folie, sur l’aveuglement ou j’étais restée jusqu’alors de ce qui est la seule, l’immuable vérité, le sens unique et vrai de l’existence humaine.

Trop tard !… « viens tout de suite. » Je sursautai. Peut-être m’attendait-il pour exhaler son dernier souffle. Certes, j’irai ! Et je lui crierai :

— Pardon ! pardon ! Je t’aime !…

Du moins, emporterait-il dans son âme la consolation de ce cri désolé !…

Je crois que les peines imaginaires sont plus douloureuses que les réelles douleurs. Celles-ci sont circonscrites par la réalité même, les autres n’ont pas de bornes, évoluant dans le champ infini du rêve.

Je souffrais à mourir lorsque je quittai la maison pour monter dans le fiacre que Janie avait fait entrer dans la cour afin que personne ne put voir mon visage bouleversé, ruisselant de pleurs.

Le cahotement brisa quelque peu mes nerfs, les détendit ; je m’arrêtai de pleurer, et je songeai alors qu’il convenait de me montrer grave et digne devant le monde. Cela me parut héroïque et me décida à chercher une attitude. Nul ne verrait le déchirement de mon cœur. Car, à ce moment, la nuance indécise de mon attachement pour Paul se précisait ; je me découvrais une sourde et profonde passion, un de ces amours qui ne se révèlent bien que lorsqu’on les a perdus ou que l’on croit les perdre.

Je me jurai de garder éternellement le souvenir de celui que j’allais revoir, sans doute, pour la dernière fois, et je préparais d’avance ma mémoire à s’imprégner de cette vision suprême, effroyable peut-être, si le malheureux s’était mutilé.

En arrivant à l’hôtel de Bléry, je trouvai la porte entrebâillée et ma conviction s’accrut. À cause des allées et venues nécessitées par cet événement, la porte n’avait pas le temps de demeurer fermée. Dans le vestibule silencieux, aucun valet.

Mes jambes fléchirent ; je m’accrochai à la rampe, le souffle coupé, le front lourd de vertige, et je me dirigeai, automatiquement, vers la chambre de Louise. Il me semblait que c’était là ! J’écoutai : nul bruit. Frapper ? Ce silence de mort ne me disait-il pas que tout était fini, et que personne ne me répondrait ?

Je restai quelques secondes avant de pouvoir saisir le bouton de la porte et ma pesée lente n’arrivait pas à le faire se mouvoir. Des gouttes de sueur filèrent de mes tempes au long de mon voile, comme si ma chair, plus faible que mes yeux, pleurait.

Enfin, le battant céda, avec un grincement semblable à une plainte. Mes paupières tombèrent, se voulant fermer. Je résistai ; et par un effort de volonté héroïque, mes regards se levèrent : la chambre était vide, rangée et fleurait le santal.

J’éprouvai un découragement ; il me fallait poursuivre ma lugubre recherche, et je sentais mes nerfs, entrés en vibration, accélérer mon souffle, et les battements de mon cœur devenir rapides et fous. Cela me présageait une crise nerveuse à brève échéance.

Alors, avant de succomber, je voulus en finir avec ce doute angoissant, plus douloureux peut-être que la certitude d’une réalité irréparable, et je m’élançai, de toutes mes forces, à travers l’appartement ; il m’était assez connu pour que je pusse me diriger.

J’arrivai ainsi dans le petit salon familier où se tenait habituellement Louise. Des fleurs, fraîchement coupées, traînaient sur une table ; leur vue me donna le frisson : n’étaient-elles point préparées pour la funèbre jonchée d’un lit de parade, l’embaumement violent d’une chapelle ardente ?

Les jacinthes, les tubéreuses, les héliotropes blancs évoquèrent la chaude odeur des cires fondues, mêlée aux senteurs mortes des roses fanées autour d’un corps lentement refroidi.

— Allons, me dis-je, les dents serrées, je ne me trompais pas, il est ici, dans le salon évidemment, sur quelque estrade déjà préparée, tendue de velours noir, environnée de lampadaires.

Du courage, entrons !

Ce n’était déjà plus moi qui marchais. La pensée ne me gouvernait plus, mais elle avait agi et donné l’impulsion mécanique à mon être, lequel, obéissant, inconscient, rigide, se projetait en avant. Je me trouvai dans une pénombre, les volets du salon étaient clos ; mais quelques rais de jour, coulant à travers la pièce, l’éclairaient assez pour me permettre d’apercevoir, au bout d’un instant, qu’elle était déserte, enfouie dans le noir et le silence de ses housses tendues, de ses portières retombées.

Mais je ne m’arrêtai pas, puisque je ne pensais plus : j’allais.

Le fumoir, clair et gai, gardait le dérangement de ses chaises poussées vers les consoles, où des cendriers exhalaient encore un encens tiède, à peine éteint.

Soudain, une sorte de cri s’éleva et je me rejetai en arrière, portant à mes oreilles mes mains, ne voulant plus entendre. Il m’arriva alors comme un murmure étouffé de voix ; mais le sang qui me battait aux tempes m’enveloppait d’un bourdonnement au milieu duquel je ne distinguais rien, comprenant seulement que derrière une porte, là, à deux pas de moi, il se passait quelque chose ; sans doute le drame dont l’effroi me torturait depuis une heure.

Brusquement, je pensai :

— Si ce cri était le dernier !… s’il venait seulement de mourir, m’ayant vainement attendue… Oh ! Paul ! Paul !…

Les poings en avant, je me jetai vers cette porte, je la secouai, l’ouvris et demeurai raide, béante sur le seuil.

Paul et Louise commençaient à déjeuner. En m’attendant, ils épluchaient des crevettes. La table était toute fleurie. Paul, en smoking bleu, était décoré d’une primevère blonde. J’aperçus en même temps la primevère, les yeux de Paul et ses doigts en l’air remuant un corail ; puis je ne vis plus rien, car, au moment où tous les deux se levaient, avec le geste joyeux qui acclame, je tombai sur les genoux, et roulai à terre comme une bête assommée.

Les femmes ont la vie dure. Une heure plus tard, j’étais assise à cette même table, entre Louise et Paul, et j’avais, moi aussi, des fleurs à mon corsage ; et je riais, en épluchant des crevettes roses.

Ce qui s’était passé ? Oh ! rien que cela : ma destinée désormais fixée, irrévocable. Et c’était l’œuvre de Louise. Elle a des raisonnements terribles qui emportent tout.

Il ne lui avait pas été difficile de deviner, pendant ma crise, pourquoi j’avais souffert. Peut-être l’avais-je avoué dans une défaillance d’âme suivant celle des sens, ou par un irrésistible besoin d’être plainte et consolée.

Elle se montra très bonne, mais catégorique.

Laissant entrer Paul dans le petit salon où l’on m’avait transportée, couchée sur le divan parmi des fourrures, elle lui indiqua, d’un geste sans réplique, un siège assez éloigné de moi, et nous adressa à peu près ce discours :

— Concluons : Toi, Paul, tu m’assommes depuis pas mal de temps avec ton amour pour Sylvère. Toi, Sylvère, il a fallu qu’une erreur, due au laconisme de ma dépêche, fit jaillir de ton cœur la source miraculeuse ; mais enfin elle a jailli, et ce qui est certain maintenant, c’est que tu aimes Paul.

Et ensuite ? Que comptez-vous faire ? Si vous me m’aviez pas prise pour confidente, je ne vous aurais jamais adressé cette question. Tant que je n’aurais rien vu, rien su, je vous aurais laissé bénéficier du doute que j’accorde toujours aux gens sur cette question-là, lorsque leurs aventures ne sont pas devenues évidentes. Désormais, cela m’est impossible et vous supposez bien que je ne suis pas disposée à jouer entre vous le rôle de… complaisante.

— Tu vas trop loin, m’écriai-je, et rien ne peut te faire supposer…

— Fais-moi le plaisir de te taire et de m’écouter jusqu’au bout, répliqua Louise.

Et elle continua :

— J’aime les situations nettes. Celle-ci étant ainsi posée, que vous vous aimez, que vous êtes jeunes, que vous êtes libres ou à peu près, il n’est pas difficile de prévoir que vous suivrez la voie naturelle, ordinaire, en vous appartenant, dans un temps donné… Je te demande pardon, ma chère Sylvère, de te faire ainsi rougir jusqu’aux yeux et jusqu’aux larmes, mais ce que j’en fais c’est pour vous éviter à tous, plus tard, des ennuis et de mutuels reproches. Crois-moi, le danger que l’on ose regarder en face est à moitié conjuré. Donc, ou bien vous serez heureux, sous le couvert d’une liaison mystérieuse mais connue de moi, et je serai forcée de ne plus vous recevoir ; ou bien tu te débattras, toi, Sylvère, avec l’honnête obstination de ta tête de Bretonne, contre un amour qui sera, dès lors, un supplice, une entrave à tes travaux, une cause de désolation et de misère ; tandis que Paul, malheureux, négligera ses fonctions et compromettra sa fortune. Je sais la vie et ce qu’elle rapporte : je l’ai évaluée : il faut joliment de l’adresse pour en tirer parti.

— Tu n’es pas gaie, tu sais ? interrompit Paul. Si c’est là tout ce que tu as à nous dire pour nous réconforter !…

— Je vous ai montré ces deux solutions, inacceptables l’une et l’autre, pour arriver à une troisième qui me plaît mieux, et m’y voici. Il y a dix ans, si tu avais suivi mes conseils, Sylvère, tu serais restée fille pour attendre la majorité de Paul ; et aujourd’hui tu t’appellerais madame Paul Ruper. Tu fis, malgré nous, l’orgueilleuse sottise de te marier ; et tu sais le bonheur qui s’en est suivi… Mais ce qui est fait est fait ; ne récriminons pas ! Heureusement que la Providence a semé de quelque espoir le chemin qui te reste à parcourir. Jules Maurine ne paraît pas destiné à vivre longtemps encore… Depuis quelques mois je m’intéresse — passez-moi ce mot féroce — à l’état de sa santé, et je sais, presque certainement, qu’il n’a pas de nombreuses années à vivre : « Un an au moins, trois ans au plus » m’a dit le Dr B… Eh bien ! partageons la chance et mettons quinze mois. Te voilà veuve… As-tu compris ? Et toi, mon cher frère ?

Paul resta froid et dit :

— C’est bien long quinze mois, ou trois ans !

Je répondis en baissant la tête :

— Ce serait pourtant la seule combinaison possible… si je pouvais l’accepter.

— Et qui t’en empêche ? demanda Louise.

— Ma situation de fortune. Ruinée du peu que je possédais…

Elle m’interrompit :

— Paul est riche pour deux.

— Mais nous serions trois, dis-je : j’ai ma fille. Et je ne consentirai jamais…

— Ne recommence pas tes bêtises ! s’écria Louise, exaspérée, — car elle n’admet pas qu’on lui résiste. — Et d’ailleurs, n’es-tu pas une future millionnaire toi, si le succès de librairie t’arrive comme le succès littéraire t’est venu ? Il ne faut que le flair d’un éditeur qui s’empare de ton nom et le lance. Ou même, sans cela, admets quelque circonstance qui te permette de payer une réclame corsée ; et chacun de tes romans te rapportera vingt mille francs, au moins !… Mais tu es plus riche que Paul ! Sa fortune peut disparaître dans un krach, tandis que tu portes la tienne, hors de toute atteinte, dans ta jolie tête effarouchée.

Alors Paul intervint :

— Laissons ces questions, dit-il, vivement. Elles n’ont rien à faire entre nous. Que seulement Sylvère se promette à moi quand elle sera libre ; et, puisque cette liberté n’est qu’une question de mois, de jours peut-être, qu’elle consente à me considérer comme son fiancé. Mais là, franchement, sincèrement, sans restriction.

— Eh bien, Sylvère, me dit Louise, te laisseras-tu enfin être heureuse ? Cela dépend maintenant uniquement de toi. Il est absolument vrai que l’on est soi-même l’artisan ou l’artiste de son propre bonheur. C’est une œuvre difficile…

— Et qui exige un collaborateur, acheva Paul en souriant. Voulez-vous m’accepter pour tel ?

Il me tendait les mains, d’un peu loin, suppliant, ému.

Je devais répondre, et pas une idée ne se formulait dans ma pensée, pas un désir. J’attendais que mon « moi » se décidât enfin d donner son avis, et j’éprouvais une anxiété presque pénible de cette attente.

Rien ne venait. Ce silence gênant nous était lourd à tous. Puis, comme toujours, je cédai à la pression morale, aux volontés qui commandaient la mienne, et, lentement, je levai vers Paul ma main qui se donnait.

Il y eut un moment d’attendrissement grave ; Paul, à mes genoux, baisait fiévreusement mes mains ; Louise m’avait prise aux épaules et me caressait les cheveux, en me disant des mots câlins et doux, comme à une sœur aînée.

Nous étions tous très troublés et abandonnés aux paroles et aux gestes puérils, dans un accès de sentimentalité.

Mais cette impression ne pouvait être que passagère chez Louise.

Bientôt elle s’écria :

— Et le déjeuner ! Il sera froid, tant pis : on le mangera tout de même. Allons, Paul, conduis Sylvère…

Je me levai, engourdie de corps et d’âme, même endolorie de ma chute, et cependant légère aux premiers pas comme si j’avais perdu la moitié de ma pesanteur habituelle. Cet état, qui accompagne assez fréquemment mes excitations nerveuses, me donne une sensation que j’exprime par l’illusion bizarre d’être en baudruche.

Je trouvai, près de mon couvert, un bouquet de corsage semblable à celui qui fleurissait la boutonnière de Paul. Tout était prévu, jusqu’à ma défaite. On ne me donna même pas le temps de discuter, ni de préciser les termes de cette situation. Tranquillement, Paul avait pris possession de son rôle, comme si j’eusse été réellement veuve. On fit des projets, on parla de l’avenir. Louise laissa entrevoir la possibilité d’habiter, tous ensemble, un hôtel plus grand, plus éloigné du centre de Paris, avec un jardin vaste, pour mes promenades entre les heures de travail.

Paul demandait mon avis. Il disait « nous ». Et il s’occupait de moi, à table, avec une sorte d’autorité charmante, à laquelle il me forçait plaisamment d’obéir.

Au dessert on nous servit d’un champagne rose très délicat, mais un peu fou.

— Comme chez nous ! dit Louise, en levant son verre : À la joie de vos accordailles !

Je commençais à peine à goûter la mousse qui chantait au bord de ma coupe, lorsque Paul se leva soudain, et m’embrassa sur les deux joues, en répétant gaiement :

— Comme chez nous !

Tandis que je demeurais les yeux grands, et toute secouée de cette hardiesse inattendue, Louise partit d’un beau rire de moquerie :

— Sais-tu, me dit-elle, tu as l’air d’une grande pensionnaire, avec ta rougeur et ton effarement !

Puis, devenant sérieuse :

— Tu me plais ainsi, d’ailleurs : cela me change de nos jeunes « fin de siècle ». C’est pourtant vrai qu’à force de voir et d’entendre ces effrontées caillettes des five o’clock, qui bourdonnent comme des mouches et font mine d’écarter leurs ailes à tout venant, on éprouve l’envie de retrouver les prudes et les Agnès du répertoire.

— Moque-toi de moi, murmurai-je, si confuse que j’en aurais voulu pleurer.

Et je me sentais même très en colère de m’entendre traiter comme une petite fille et comme une niaise, avec mes vingt-huit ans et ma maternité déjà lointaine et l’importance que je me voulais attribuer, en ce moment, pour la valeur de mes travaux.

Une révolte me poussait à m’écrier : « Vous en prenez trop à votre aise à la fin ! »

Puis une lassitude survint, avec le pressentiment d’une lutte inutile.

D’ailleurs, puisque l’on m’aimait, qu’avais-je à me plaindre ? Être aimée, très aimée, d’amour ou d’amitié, peu importe, cela nous fait, à nous autres faibles, comme un enveloppement duveteux, si douillet, au fond duquel nous demeurons blotties, avec une peur constante de voir saccager notre nid et de nous retrouver sans abri contre la vie cruelle, l’âme toute nue, le cœur dépouillé, l’être sans défense sous le vol éternel des vautours.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

De ce jour nous vécûmes, Paul et moi, comme des fiancés. Il y aura bientôt deux ans ; et je ne suis pas veuve !

Ce que j’ai eu à souffrir et à me débattre pour demeurer, même vis-à-vis de Paul, digne de devenir sa femme, ne peut s’écrire… Je ne formule pas un blâme contre lui : après tout, il était le plus fort, et il a respecté mon impérieux désir.

Mais nous avons vécu, mais nous vivons perpétuellement comme des ennemis. Exaspérés par nos nerfs, nous dépensons nos entrevues en querelles. Il me torture de faux aveux pour faire crier ma jalousie ; il me menace de rupture, d’abandon ; il cesse tout à coup de venir ; puis il revient, comme un fauve, hurlant, prêt à tout dévorer. Je pleure et il me demande pardon…

Louise me bouscule, comme si j’étais coupable ; nos trois existences sont bouleversées… C’est là le bonheur que l’on m’avait promis, que l’on m’a forcée d’accepter ; ce sont là les joies de vivre que l’on a attachées à ma poitrine, avec les fleurs de primevères, le jour de ces bizarres fiançailles !

La haute raison de Louise s’est donc trouvée déçue. Ou bien, et ce doute me hante parfois, elle et lui n’ont-ils joué cette comédie d’union projetée que pour me faire accepter, sans méfiance, la présence de Paul, ses soins, espérant peut-être que l’habitude, les contacts fréquents, l’obsession de ces désirs sans cesse clamés, finiraient par étourdir ma raison, dominer toutes mes résistances et me livrer, enfin vaincue, aux abandons de l’amour libre ?

Je ne veux cependant les soupçonner, l’un ni l’autre ; ce me serait affreux ! Je préfère être trompée que de croire le mal.

Comment tout cela finira-t-il ?…

Mais, vous le voyez, mon ami, je ne suis pas libre !

M’auriez-vous crue, si je vous l’avais dit, sans preuves ? J’en doute. Et c’est mon excuse à vous envoyer ce volume.

Maintenant, j’ai peur. Resterez-vous mon ami ?

Votre amitié me serait douce, et je la désire, car je ne pense à toute envolée qu’avec vous.

Quand même ! Et toujours, votre dévouée,

Sylvère.

— Votre volume, comme vous l’appelez, a un peu voyagé avant de venir me retrouver dans ma forêt de Marly.

C’est une réponse, et j’admire votre loyauté. Mais, je ne vous demandais rien puisque, hélas ! vous m’aviez déjà fait entendre tout ce qui devrait ne pas être pour que je sois heureux. Cependant, je ne pouvais plus garder mon secret. Il fallait que je vous le dise : je ne suis pas d’Arvers…

Maintenant, je vous l’ai dit, et vous ne m’en avez pas voulu. J’aurai la force de ne plus en parler et de n’être que votre ami. J’ose espérer que cette amitié en sera plus solide, car il y a des clous d’or dans le domaine des esprits comme dans l’autre.

Je travaille et je vais beaucoup travailler en pensant à vous.

Adieu, Sylvère, je vous aime bien, du plus profond de mon cœur.

José de Meyrac.

… Et monsieur Turmal, le directeur du journal Le Vieux-Monde, rendit à Mme du Parclet, le roman qu’il lui avait demandé et qu’elle avait écrit pour lui, en accompagnant son refus de ces mots étranges :

— Chère madame, il nous est impossible de publier votre roman : Roses d’Adieu, malgré tout le talent que… mais, voyez-vous, la donnée est invraisemblable.

— Invraisemblable ? s’écria Sylvère stupéfaite, je ne comprends pas.

— Parfaitement, voilà une femme, votre héroïne, qui résiste à l’homme qu’elle aime jusque vers la moitié du volume ; elle aurait dû céder beaucoup plus tôt…

— Mais alors ce ne serait plus le même caractère de femme que j’aurais étudié, et mon étude ne tiendrait plus debout…

— Ensuite, continua M. Turmal, devenu très rouge, car, fort obstiné lui-même, il n’aimait pas que l’on s’obstinât, vous avez placé là un inspecteur d’assurances d’un poétique !…

— Eh bien ?

— Eh bien, c’est invraisemblable. Un monsieur qui est employé dans une compagnie d’assurances ne peut être si poétiquement amoureux que vous le faites…

— Mais, balbutia Sylvère abasourdie, je ne pensais pas que la profession d’un homme put avoir une influence sur sa façon de sentir ou de rêver l’amour. On connaît même de mauvais chefs de bureau, de par les ministères, qui sont d’adorables poètes et des amoureux exquis.

Mais Turmal remuait sa tête flambante, exaspéré dans son entêtement.

Et Sylvère du Parclet, fort triste, remporta son roman.

Alors intervint la protection charmante de Guy d’Harssay, près du directeur de la Revue des Universités.

Annoncée, Sylvère se présenta, comme toujours, gauche et timide, son manuscrit caché sous le pan du manteau, honteuse irrésistiblement, de promener ainsi, comme une marchandise à vendre, l’œuvre de ses douleurs, de ses rêves d’artiste, le duvet le plus pur de son âme, plumée vive, ses larmes cristallisées et scintillantes, sa pensée dévoilée, nue comme un marbre.

Et cette œuvre, un homme, qui n’entendait rien aux choses de l’art ni à la magie du verbe, allait la prendre dans ses mains brutales, la fouiller de son regard froid, uniquement chercheur du seul attrait, de l’intérêt au point de vue de la vente.

En déposant craintivement sur le bureau de M. de Labut son lourd manuscrit : Roses d’adieu, Sylvère, tous bas, lui demandait pardon.

Et cependant l’accueil du beau directeur fut absolument aimable.

Très intéressé par cette petite femme effarouchée, qui passait pour avoir du talent et se montrait si embarrassée de sa réputation, il voulut être gracieux, et l’encouragea par des promesses.

Ses yeux gris flambaient ; il caressait sa superbe barbe fauve, taillée en longue pointe, d’une jolie main blanche, étroite, bien modelée ; ses jambes, l’une sur autre croisées, avaient un va-et-vient berceur, tandis que du bout de sa botte vernie il tapotait le tapis d’un mouvement trop vif.

Plusieurs fois Sylvère s’était levée, mais il la retenait, de ses fins doigts jetés en avant, qui ne la touchaient pas, mais qui l’agrippaient tout de même.

Et il l’interrogeait, curieux, positivement charmé et bien décidé à lui être utile, assurait-il.

Elle dut raconter ses débuts, effleurer la raison intime de cette vocation… forcée, laisser entendre, naïvement, sa gêne actuelle qui l’obligeait à travailler beaucoup et à placer, le plus promptement possible, son travail.

Il approuvait de la tête, la félicitait, et lui laissait entrevoir un succès rapide, éclatant, fructueux…

Mme du Parclet s’en alla un peu grisée de sa gloire future, contente aussi, au fond, de sa revanche sur M. Turmal, qui, après l’avoir si bien accueillie, la discutait et la repoussait maintenant. Certes, cela lui était une pénible désillusion que le mauvais vouloir obstiné et inconcevable du directeur du Vieux-Monde. Mais la Revue des Universités était une aussi bonne maison, également fermée, solennelle et académique, et la réputation littéraire d’un écrivain s’y établissait tout aussi brillante, encore que les modernes écoles eussent, depuis longtemps déjà, lancé l’anathème du grotesque et du poncif sur ces deux temples démodés où pontifièrent pourtant les premiers écrivains du siècle.


Peu de jours après cette première entrevue, M. de Labut se présenta chez Mme du Parclet. Il avait lu, avec le plus grand intérêt, le roman de Sylvère et se montrait disposé à le publier. Toutefois, il demandait des retouches, des coupures, tout un travail dont il faudrait causer longuement et fréquemment ensemble, afin que l’œuvre n’arrivât devant les lecteurs que tout à fait au point.

— Je retournerai à la Revue quand il vous plaira, lui dit Sylvère.

— Nous serions trop souvent dérangés, répondit-il. Je viendrai moi-même, avec le manuscrit, et nous travaillerons chez vous. Mais comme vous demeurez loin, chère madame ! Vraiment, pour vos intérêts, vous devriez vous rapprocher un peu de nous.

— Oh ! votre quartier n’est pas abordable pour mon budget, répliqua Sylvère en riant.

— Mais si, mais si, lorsqu’on sait s’arranger. Je vous trouverai cela, si vous voulez.

— Oh ! dit-elle, un peu interdite, je ne veux pas vous donner cette peine… Et d’ailleurs, ce serait inutile… J’ai cherché, en arrivant à Paris, et je n’ai trouvé que par ici un appartement où je puisse être au large, tranquille, et…

— Combien ?

Sylvère, mal à l’aise :

— Mille francs.

— Eh bien ! vous ne paierez que mille francs où je vous installerai, voulez-vous ?

Elle le regarda, si visiblement inquiète qu’il se leva ; puis, l’air tranquille, en souriant :

— Vous réfléchirez. Je vous propose cela de bonne amitié, et parce que vous m’intéressez beaucoup, beaucoup…

Ensuite il convint d’un jour pour revenir avec le manuscrit.

Dès que M. de Labut fut sorti, Sylvère jeta sur elle une mante, prit son chapeau, et, toujours courant, se gantant en chemin, elle alla prendre l’omnibus de la Madeleine, qui passait au bout de la rue des Vosges.

Un des nombreux supplices de Sylvère, ces promiscuités de l’omnibus. Elle y souffrait jusqu’à la nausée. Elle retenait son souffle, encore qu’elle eût parfumé sa voilette épaisse, à l’endroit de la bouche, afin de mettre comme une buée odorante entre son aspiration et l’air vicié.

Le plus souvent, elle se tenait sur la plate-forme, sous l’escalier, cahotée, s’accrochant des deux mains à la barre d’appui, mais isolée, ou presque, de tout contact.

Elle aurait préféré marcher, si elle avait eu du temps à perdre.

Quant aux voitures, c’était pour elle un extra coûteux, et elle se reprochait encore d’en abuser, tant il y avait de besoins autour d’elle, auxquels, seule, elle devait subvenir. Chaque petite économie de ce genre, réalisée, la rendait intimement toute fière, avec la joie d’un sacrifice qui profiterait à d’autres.

Mais l’orgueil n’entrait pour rien dans ses répugnances. Aucun mépris de la foule des humbles, nul sentiment d’humiliation à se voir mêlée à eux. Ce n’était qu’une délicatesse de peau, une révolte de ses sens affinés qui la rendaient, plus qu’une autre, sensible aux fragrances comme aux effleurements.

Sylvère accourait près de Louise.

Mme de Bléry n’était pas seule, bien que ce ne fût pas son jour. La femme de chambre fit attendre Mme du Parclet et alla prévenir sa maîtresse.

Peu d’instants après, elle revint :

— Si madame veut bien prendre la peine de me suivre.

Et elle introduisit Sylvère dans le grand salon désert.

Habituellement, on la laissait entrer, en intime, et elle allait par les chambres, à la recherche de Louise.

En dépit de ses préoccupations, ce cérémonial inaccoutumé l’inquiéta ; mais elle n’eut pas le temps d’y réfléchir : presque aussitôt la portière du boudoir s’écarta et Mme de Bléry, s’avançant, s’écria :

— Comment, on te fait attendre, toi ? Que cette Madeline est donc sotte ! elle ne comprend rien. Je lui avais dit…

Elle n’acheva pas. Derrière elle venait un jeune homme qui s’arrêta devant Sylvère, salua et attendit.

Alors Mme de Bléry :

— Je te présente un de mes meilleurs amis, le baron Brelley. Mme du Parclet, une amie que j’aime comme une sœur.

Puis, tout de suite, au jeune homme :

— Voilà qui certainement va vous faire regretter d’avoir pris congé, mon cher Octave ; mais je me vengerai de votre trop courte visite en ne vous retenant pas, maintenant que vous mourez d’envie de rester.

— Tant de malice me permettrait cependant d’insister, répondit le baron, d’un ton simplement poli. Il ajouta : malheureusement on m’attend, et même je suis en retard.

— Partez donc, répliqua gaiement Louise en lui tendant la main.

Il salua très bas les deux femmes et sortit.

Mme de Bléry avait fait quelques pas pour l’accompagner. Il se retourna, la regarda une seconde, sans un mot, et sortit. Elle revint à Sylvère.

— Comme te voilà rouge, toute montée, les yeux en ciel d’orage. Que t’arrive-t-il ? Tu auras été suivie, n’est-ce pas ? Dame, aussi, tu as toujours l’air de courir à quelque rendez-vous avec tes allures pressées, timides, et tes voiles mystérieux…

Elle-même paraissait très animée, parlait vite, ne laissant pas à Sylvère le loisir d’une interrogation.

Celle-ci, d’ailleurs, n’y songeait guère.

Elle interrompit Louise, et tout effarée :

— Allons par là, veux-tu ?

Sans attendre, elle se précipita vers le petit salon.

Les rideaux baissés, les stores rabattus, y faisaient une ombre de chapelle : Sylvère se heurta à des coussins entassés devant un siège et marcha sur des lilas blancs, dont les grappes défaites brodaient le tapis d’un éclatant relief. Leur odeur tendre se mêlait à un léger nuage de fumée, le parfumant d’un vague bouquet d’encens.

— Tiens ! tu fumes donc, toi aussi ?

— Quelquefois, répondit brièvement Louise, en écroulant du bout du pied les coussins sur les fleurs. Mais, reprit-elle tout de suite, un peu énervée, que cherches-tu ? Est-ce un trou de souris pour te cacher ? Il me semble qu’ici…

Mme du Parclet s’assit enfin, d’un geste accablé :

— Dis-moi, connais-tu M. de Labut ?

— Le directeur de… ?

— Oui.

— Vaguement.

— Mais enfin, quel homme est-ce ?

— Un homme… comme les autres.

— Plus ou moins ?

— Plutôt… plus.

— Ah !…

— Il a donc voulu te manger, déjà ?

— Pas encore, mais… j’ai peur.

— Peur seulement ! J’ai cru, à te voir, que Lucrèce venait d’échapper à Sextus.

— Ne te moque pas. Je suis horriblement inquiète.

— Que tu es jeune, ma petite ! Enfin, voyons, raconte.

Sylvère raconta, dans tous leurs détails, la visite et les discours de son futur directeur.

Louise, en personne entendue, remuait gravement la tête, tandis qu’un fin sourire retroussait à peine les coins de sa rouge bouche charnelle. Et quand Sylvère eut fini :

— Eh bien, après ?

— Comment, après ? que veux-tu que je devienne s’il s’avise de renouveler ses propositions et ses… témoignages d’intérêt ?

— Ce que je veux ? Ah ! si j’étais à ta place ! Ce que je veux, c’est que tu t’accoutumes enfin à cette lutte éternelle, que tu t’aguerrisses et que tu batailles, morbleu ! Toutes les armes sont bonnes pour se défaire de son ennemi et demeurer maîtresse et libre sur le terrain conquis. S’ils sont les plus forts, nous sommes les plus adroites. Va, les armes sont égales. Il s’agit seulement de savoir s’en servir.

— Mais je ne sais pas, murmura naïvement Sylvère.

— Alors, quoi, si tu ne te défends pas !…

— J’aime mieux fuir.

— Lâche ! dit Louise en riant.

— Tant qu’il te plaira. Je ne pose pas pour être brave.

— Et tant pis, ma petite, car la vie est un combat.

— À qui le dis-tu ? Seulement, se battre contre des abstractions passe encore ! Lutter contre la douleur, la pensée, la misère, la malechance, tout cela me connaît, et il y a longtemps que je suis sur la brèche. Mais se débattre pour la défense de son corps convoité, se tenir prête à repousser l’assaut des mains et des lèvres, courir la chance des contacts brutaux, encore que l’honneur demeure sauf, c’est trop pour moi ! Je sais ce qu’il en est ; j’ai dû arracher ma poitrine des mains de Dablis et, poussée vers un mur, me garer à coups de poings, des baisers de quelques-uns, à coups de pied, des genoux de quelques autres ; et j’aimerais mieux mourir que de recommencer ces ignobles combats.

Il me semble parfois, lorsque ces pensées me reviennent, que j’ai laissé quelque chose de ma pureté à toutes ces mains, comme il demeure de la poussière d’or aux doigts qui ont essayé de retenir captives les ailes du papillon envolé.

— Toi, ma chérie, tu aurais dû entrer au couvent. Je l’ai bien souvent pensé. Tu n’es pas achevée : tu es comme ces enfants venus avant terme qu’il faut habiller de ouate, préserver du contact de l’air. Ton épiderme n’est pas formé. Le plus léger souffle te fait jeter des cris. Ah ! tu n’es pas, pour le métier que tu fais, la vaillante femelle qu’il faudrait être : résolue, la main prompte, la riposte vive, le rire éclatant, agressive et railleuse, et sachant démonter ton ennemi rien qu’en le regardant en face.

— Une virago, quoi ! grommela Sylvère en haussant les épaules.

— Si tu disais une amazone, pour rester classique.

— Ce n’est pas ainsi que je comprends la femme.

— Veux-tu que je dise comment tu la comprends, la femme ? Tu la voudrais esclave, enfermée dans un gynécée, étouffée sous des voiles, ne montrant son visage qu’à l’époux.

— Ma foi ! répliqua Sylvère, je préférerais cela à la liberté dangereuse qui lui est laissée. Elle en jouit moins que l’homme qui la lui a donnée. Car ce n’est pas pour elle, pour son bien et son bonheur, que les civilisations l’ont faite à peu près libre. C’est afin que tous les hommes aient une plus grande facilité à prendre toutes les femmes. Elle, lâchée sur le pavé, doit se nourrir et se défendre seule ; tandis que les femmes que l’on enfermait et que l’on enferme encore, sont protégées, abritées et dispensées de gagner leur vie. Si encore, en l’abandonnant à ses propres moyens d’action, on lui avait octroyé la liberté complète de soi-même ! Mais non : on lui permet d’aller et de venir, de montrer à tous presque tous ses charmes, de rôder autour des hommes, d’être perpétuellement effleurée, excitée, pourchassée, démoralisée par eux ; et sensible et nerveuse comme elle l’est, si elle s’avise de vouloir profiter de sa liberté, le féroce gardien qui l’exhibe revendique son droit antique, son droit barbare et la tue. Tu approuves cette liberté-là, toi ? moi pas. Je la trouve perfide comme un piège. C’est un trébuchet où l’on nous prend toutes vives. Nous sommes livrées aux bêtes comme les martyres l’étaient dans le cirque ; on nous a tirées du cachot pour l’ébattement des hommes et les griffes des fauves.

— Peut-être, répliqua Mme de Bléry, après un silence. Mais alors nous sommes devenues les dompteuses, ayant appris l’art de coucher à nos pieds, vaincus et soumis, ces… animaux terribles dont tu parles.

— Soumis ? à quel prix ?

— Pour rien, ma chère, si l’on sait s’y prendre ; pour rien, ou peu de chose. Pas même un prix : un accessit. Moins que cela : une mention, un encouragement.

— Oui, des coquetteries, du flirt !…

— Et après ? C’est de bonne guerre. Ils demandent tout ; on promet quelque chose, et on ne donne rien. Le volé, c’est eux !

— Je n’aime pas les voleurs.

— Moi non plus… quand c’est moi que l’on vole. Mais, au jeu de l’amour, il est permis de tricher. Je t’apprendrai quand tu voudras.

— Merci.

— Ce n’est pas plus difficile que le bonneteau.

— Ni plus délicat.

— On montre le cœur, n’est-ce pas ? Puis on dit : il est ici, il est là, il passe… Le joueur se précipite, étend la main. Perdu ! Le cœur n’y est plus : il est à côté. Et l’on recommence.

— Et si le joueur, furieux, se jette sur… la mise ?

— Ça, c’est la chance à courir, mais elle est rare… Généralement le volé va se faire achever plus loin. Il y a toujours, à portée, quelque belle amie qui propose la consolation.

— Et ça t’amuse, toi, ces parties-là ?

— Peuh ! ça fait passer le temps. On en a beaucoup à perdre entre les heures brèves des réels bonheurs !…

— Il me semble que, si j’étais réellement heureuse, tout mon temps serait pris.

— On dit cela, et quand on y est !

— Comment le sais-tu ?

Mme de Bléry, après un léger frisson :

— Moi ? par ouï-dire. D’ailleurs, j’ai follement aimé Robert, avant notre mariage et pendant trois mois après.

Sylvère, curieuse :

— Et maintenant ?

— Maintenant ? Voyons, que me demandes-tu ? Précise.

Mais Sylvère, troublée, répondit :

— Rien.

Le visage anxieux de Mme de Bléry se détendit et elle reprit gaiement :

— Du reste, il ne s’agit pas de moi aujourd’hui, mais de toi et de tes épouvantes, probablement injustifiées. Après tout, cet homme t’a fait une offre gracieuse, très désintéressée peut-être. Il te reconnaît du talent, il voudrait t’attacher à sa Revue et trouverait plus pratique que ta niche fût moins éloignée de sa chapelle. Il n’y a pas encore à s’effaroucher. Comme il va te devoir de l’argent prochainement, peut-être a-t-il voulu te faire entendre que tu pouvais demander une avance…

— Non, non, il a parlé d’un loyer qui ne me coûterait que mille francs… et en vaudrait… davantage : c’est clair. Cela m’a rappelé le bonhomme que je rencontrai un soir chez toi et qui, me mettant en voiture, trouva le temps de m’offrir « un petit entresol ». Ils ne doutent de rien, ces gens-là !

— Ils ont tant payé pour croire ! Et puis, c’est insignifiant : un monsieur qui se trompe de porte, voilà tout. On en est quitte pour répondre : ce n’est pas ici. Et tout est dit.

— Fort bien, quand il s’agit du premier venu. Mais lorsque le monsieur qui se trompe est celui qui tient en ses mains votre fortune, votre réputation d’artiste, encore plus, votre pain du lendemain, ce n’est pas sans un épouvantable serrement de cœur que l’on voit venir le moment où il faudra lui répondre : passez votre chemin. Car, en passant, il emporte tout, et alors !…

— Et alors, ma chère, c’est le cas d’appliquer mon système dans toute sa rigueur. À la canaillerie de l’homme qui, vous sachant sous sa dépendance, ose vous proposer quelque honteux marché, on répond par la perfidie la mieux justifiée : on le berne, on le roule, on obtient tout et on n’a rien donné. Je connais une charmante actrice qui n’a pas fait autre chose, pour arriver au sociétariat.

— Elle a joué Célimène ?

— À la ville.

— Je n’ai jamais pu apprendre ce rôle.

— Cela viendra.

— Je ne crois pas.

— Essaye ! Il n’y a que le premier coup d’éventail qui coûte.

— Et Paul ?

— Eh ! bien, quoi ? As-tu besoin de lui conter ces niaiseries ?

— Je ne sais pas mentir.

— Sache te taire. Et cela te sera facile : tu n’es pas bavarde, toi !

— Non, mais j’aime à dire à ceux que j’aime tout ce que j’ai sur le cœur.

— C’est un tort : une femme doit avoir, pour ses pensées, la même coquetterie que pour son corps, garder toujours quelques voiles.

Sylvère, sans répondre, regarda Mme de Bléry fixement.

Par une inexplicable association d’idées, elle se rappelait subitement la sortie du baron Brelley, au moment de son arrivée.


Janie entra, le matin, dans la chambre de sa maîtresse, son tablier relevé, et vint s’agenouiller près du foyer.

— Que faites-vous, Janie ?

— J’allume un peu de feu : il gèle.

— Laissez donc, je n’ai pas froid.

— Non, que vous êtes quasiment toute bleue.

— Vous savez bien…

— Pardi, si je le sais ! mais c’est une vieille caisse que je viens de fendre ; avec du poussier et des cendres autour, ça tiendra un bout de temps.

Le feu pris, la bonne femme se tourna vers Sylvère qui, assise à sa table, les poings aux tempes, relisait des lettres éparses, son courrier du matin.

Elle la regardait, les yeux tristes, avec un ennui sur sa large face pâlie, et ses lèvres marmottaient tout bas. Au bout d’un instant, elle finit par prononcer à demi-voix :

— Ma pauvre madame, il faut cependant que je vous dise…

Sylvère interrompit sa lecture, se rejeta en arrière, avec un étirement de ses bras lassés, et soupirant :

— Ah ! Dieu ! que cette vie m’est lourde !

— Alors, encore rien ? interrogea la vieille servante.

Elle ajouta timidement :

— Les fournisseurs ont envoyé leurs notes !

Sylvère d’un geste découragé :

— J’irai aujourd’hui vendre ma montre.

Janie leva les épaules :

— Quand il serait si facile à madame d’emprunter.

— À qui, Seigneur ? connaissez-vous quelque honnête usurier ? Dites vites…

— Eh bien mais, et M. de Labut. Une avance, quoi ! Ça se fait tous les jours, comme vous disait l’autre soir encore Mme Louise. Faut pas être si fière, ma petite madame !

— Janie, Louise est folle, et vous aussi. Si je vous écoutais, je me mettrais dans une belle situation ! Sais-je, moi, si mon roman passera à la Revue ?

— Eh bien alors, qu’est-ce qu’il vient faire ici toutes les semaines, M. de Labut ?

— Ah ! j’ai bien peur, murmura Mme du Parclet. Ce qu’il y a de terrible, c’est que pendant qu’il garde mon manuscrit, je ne puis le présenter ailleurs ; et le temps passe, les dettes augmentent. Si, pour une raison quelconque, je ne parais pas à la Revue, c’est fini, je ne me débrouillerai plus jamais. Jamais je ne rattraperai tout ce temps perdu.

— Eh bien ! alors, quoi que nous ferons ? murmura dolemment la vieille femme.

— Je n’en sais rien, ma pauvre Janie ; mais ce que je voudrais faire, je le sais bien.

— Et ça serait, s’il vous plaît ?

Sylvère répondit lentement, les yeux clos, avec une volupté douloureuse :

— Oh ! mourir !…

— Si l’on peut dire ! clama Janie épouvantée… Eh ben ! et M. Paul, vous pensez donc pas à son chagrin ? Et la petite ? Pour moi, je sais bien que je ne compte pas ; mais c’est pas une raison pour me faire de la peine.

Elle pleurait, la vieille servante, en s’en allant pour ne plus voir le visage de Sylvère qui lui tournait le cœur.

À ce moment arrivait Paul Ruper. La tristesse de Janie l’effraya.

— Madame est malade ?

— Heu ! non, pas précisément.

— Qu’y a-t-il ?

— Il y a… qu’il n’y a rien.

— Que voulez-vous dire ?

— Madame me gronderait.

— Il y a donc quelque chose ? Janie, si vous aimez votre maîtresse…

— Faut pas me dire ça, vous me feriez tout lâcher. Si je l’aime !… Ah ! ben !… je l’ai vu naître, vous savez !… Et ça me fend le cœur de voir une brave petite créature comme celle-là, si fragile de santé, qui travaille jour et nuit sur ses maudits papiers, sans pouvoir tant seulement arriver à gagner sa pauvre vie !…

— Que dites-vous ? Sylvère ?… Des privations, peut-être !…

— Si ce n’était que cela !

— Mais parlez donc ! voyons ! la situation, tout de suite.

— Tant pis, la v’là, en quatre paroles. Vous savez peut-être que m’sieur Turmal lui avait commandé une machine, quoi !…

— Un roman, oui ; il l’a refusé, après ?

— Ben, après, M. de Labut l’a reçu ce roman ; et voilà près de quatre mois qu’il lanterne, sans dire ni oui ni non. Il demande toujours que madame refasse quelque chose, ce qui lui tourne le sang à chaque fois ; et puis c’est pas encore ça, et il va, il vient. Et pour finir nous n’ayons plus d’argent, depuis longtemps déjà… Madame a vendu tous ses bijoux. C’est que nous avons la petite là-bas, sans compter l’autre… qui demande toujours quelque chose. Le bon Dieu n’en veut donc pas de celui-là !…

Paul Ruper réfléchit un moment, puis se rapprochant de Janie.

— Écoutez. Vous inventerez quelque histoire des gens de chez vous, un héritage, ce que vous voudrez, et vous prêterez de l’argent à votre maîtresse. Elle ne vous refusera pas, vous, et…

— Bien ; mais où que je le prendrai, moi, cet argent ?

Paul Ruper tira son portefeuille et l’ouvrit.

— Ah ! mais non, cria presque Janie. Faut pas de ça ! J’en veux pas plus que madame, moi, de vos argents… C’est pas propre. Vous venez ici, en amoureux, et…

— En fiancé, Janie, en fiancé…

— Possible ; mais le mari n’est pas mort, et le gredin peut se prolonger… N’y a rien de commun encore entre vous. Madame n’a pas voulu accepter de Mme Louise, par peur que ça vienne de vous. Ainsi, vous pensez, si elle venait à apprendre la… manigance que vous me proposez… Ah ! ben !… Tenez, j’ai eu tort de vous conter nos ennuis. Ne le dites pas à madame, s’il vous plaît, vous me feriez avoir des remontrances…

— C’est bon, grommela Paul. Il tourna le dos furieusement et entra dans le salon. Mais au lieu d’aller frapper à la porte du cabinet de Sylvère, il se jeta dans un fauteuil, alluma un cigare et, le sourcil froncé, la face dure, il s’enfonça dans une longue rêverie.

Certainement, il aimait Sylvère.

Pourquoi éprouvait-il le besoin de se l’affirmer aujourd’hui, ainsi que l’on réagit contre une défaillance ? Cet amour, dont l’issue demeurait incertaine, l’accablait de plus d’ennui que de joie. Et le but de l’amour n’est-il pas le bonheur ? Une lassitude l’engourdissait, peu à peu, dans cette chasteté forcée qu’elle lui imposait. Ses désirs s’émoussaient et les assauts qu’ils lui faisaient subir devenaient moins fréquents, moins ardents. Même la résistance de Sylvère le détachait d’elle, après avoir surexcité sa passion.

Maintenant, les révoltes de sa déception s’aigrissaient de l’entêtement qu’elle apportait encore dans le refus d’accepter son aide pendant la crise qu’elle traversait.

À la trouver si honnête, il finissait par la juger ridicule, stupide. Elle ne se rendait donc nul compte de la situation dans laquelle elle le mettait vis-à-vis d’elle, l’obligeant à demeurer spectateur impuissant des angoisses parmi lesquelles elle se débattait ? Imagine-t-on un être cher qui se noie, à qui l’on n’a qu’à tendre une perche, et qui refuse de la prendre, vous condamnant au supplice de le voir perdre pied, disparaître, couler !…

Tel était son rôle cependant. Et il en avait assez ; sa longue patience était à bout.

Si elle voulait, comme tout s’arrangerait facilement ! Qu’elle consentît à devenir sa maîtresse, il aurait des droits, des devoirs même ; et il arriverait bien à le lui faire comprendre. Une fois qu’elle serait à lui, il répondait du reste.

Mais elle était implacable, cette petite femme, frêle et ployée comme un roseau. L’aimait-elle ? Il se le demandait parfois.

Sans doute, elle l’aimait, et n’avait jamais aimé que lui. Et elle avait des nerfs, et elle avait du sang, et elle avait une âme chaude, vibrante, passionnée… Oh ! qu’elle serait exquise, si elle le voulait !…

Peut-être avait-il été maladroit, trop ardent. Avec ces natures de femmes exaltées dans la vertu comme d’autres le sont dans le vice, c’est une stratégie féline qu’il faut déployer pour les vaincre : la ruse, la surprise, la déloyauté. La franchise en amour ne réussit qu’avec les femmes libérées de scrupules et pour lesquelles la pudeur est moins une barrière qu’une feuille de vigne indécente et qui souligne. Celles-là, les saines et hardies femelles, veulent être non pas prises, mais conquises ; et, une fois désarmées, elles viennent, héroïques et superbes, se coucher aux pieds de leur vainqueur.

Les autres, ces oiselles effarouchées, on les chasse au piège, au lacet, à la glu ; le tout est de les prendre vivantes, encore qu’elles se débattent et crient, toutes meurtries et pantelantes en leur puéril désespoir…

Ces pensées ravivaient la somnolente passion de Paul, lui redonnaient le désir brutal d’en finir.

Il se leva, jeta son cigare et marcha sans bruit vers la chambre où travaillait Sylvère. Il se retint toutefois d’ouvrir la porte, brusquement, comme il en éprouvait la nerveuse envie, et il frappa, très bas.

Elle dit, croyant à un retour de Janie :

— Que voulez-vous ? Laissez-moi.

Il entra, comme s’il n’avait pas entendu, et vint, sans un mot, s’agenouiller devant Sylvère. Il lui prit les bras dans ses deux mains brûlantes, s’appuyant, de tout son corps, aux genoux de la jeune femme.

— Qu’avez-vous ? lui dit-elle surprise, déjà inquiète.

— Et vous ?

— Moi ?

— Vous avez pleuré.

— C’est bien possible. Cela m’arrive quelquefois.

— Sans motif ?

Elle sourit, amèrement.

— Sans motif : pour me distraire.

— Sylvère !… vous doutez-vous un peu que vous me désespérez ?

— Ce n’est pas ma faute ; je suis aussi malheureuse que vous.

— Peut-être ; mais pas de la même façon ; moi je souffre parce que je vous aime !

— Et moi parce que je vous fais souffrir, dit-elle très douce.

— Alors, nous vivrons toujours ainsi ?

— Hélas ! tant qu’il plaira à Dieu !

— Comment va Maurine ?

Elle tordit ses bras, dans un spasme de colère douloureuse, et répondit, d’un souffle, en détournant la tête :

— Il paraît qu’il va… bien…

— C’est à se tuer ! cria Paul en cachant sa tête sur la poitrine de Sylvère.

Elle le repoussa vivement. Alors, il dressa vers elle, tout près de son visage, sa face allumée d’une rage, et murmura :

— Ou à le tuer, lui !…

Sylvère cria sourdement, comme s’il l’eût frappée en plein cœur. Puis, dégageant ses mains, elle y plongea son front, ses yeux, dérobant ainsi la honte de sa pensée.

Ils demeurèrent accablés, se laissant souffrir d’un lancinement aigu de multiples douleurs, toutes réveillées, et vibrantes comme des flèches en la cible.

Mais, peu à peu, le regard de Paul s’envoila ; la franchise de sa colère s’y éteignit, et une sournoiserie glissa et s’immobilisa entre ses paupières demi fermées.

Lentement, il promena ses doigts légers, avec l’apparence d’une chaste caresse, sur les cheveux couleur de fine cendre blonde de la jeune femme engourdie.

Il lissait les bandeaux mousseux depuis les tempes jusqu’à la nuque, d’un geste enfantin, jusqu’à ce qu’un frisson, à peine, vint à moirer la peau laiteuse à reflets bleus, de la pale joue et du cou délicat.

Alors, il baisa la main moite, depuis la pointe des doigts intérieurement rosés, en remontant, doucement, par-dessus la manche, le long du bras, jusqu’à l’épaule.

Enfin, Sylvère tressaillit toute et le repoussa.

Mais il souriait :

— Eh bien quoi ! dit-il innocemment, ne suis-je pas très sage ? Oh ! maintenant vous pouvez être tranquille. Je ne vous demanderai plus rien, jamais.

Elle respira et son visage s’éclaira d’une grande joie confiante. Alors elle consentit à laisser passer son bras autour du cou de Paul, qu’elle retint appuyé, le front sur son épaule, de ses deux mains maternellement croisées. Et une douceur l’envahit dans la tiédeur paisible de cet enlacement.

Même lorsqu’il s’éloigna d’elle, un peu pâle et crispé, lui, elle éprouva comme un ennui de la fin de cet état de rêve.

Et parce qu’elle avait de très pures pensées, elle regretta que l’amour ne fait pas tout entier contenu dans la suprême caresse de deux bouches effleurées.

Elle s’avoua qu’ainsi elle eût aimé et se fût, peut-être, donnée. Mais Paul, redevenu très gai, la troubla dans ses songes languides.

Regardant sur la table, parmi les papiers de Sylvère, il reconnut l’écriture de Louise, cette belle écriture ferme, longue, appuyée, presque virile. À côté, issant à demi de la même enveloppe, un carton joliment peinturluré, orné d’attributs galants : flèches, carquois, éventails, grelots, masques et loups barbelés de dentelles.

— Ah ! dit-il, je reconnais le message : une invitation au bal costumé d’Alix Deschamp. Et c’est Louise qui vous l’envoie.

— Est-elle folle ! exclama Sylvère. Me voyez-vous au bal, en paillon et en masque ?…

— Mais, dit-il, j’espère bien vous y voir, sans masque ; le costume seul est de rigueur.

— Qui ! moi ? vous perdez la tête.

— Oh ! la judicieuse remarque, et qui vous glorifie !

— Ne riez pas ! Sérieusement, vous avez cru que j’accepterais ?

— J’en suis tout à fait certain. D’ailleurs c’est entendu avec Louise.

— Vraiment ? avez-vous aussi décidé, mes maîtres, sous quels oripeaux ?…

— Exquis ! Vous verrez, Mme de Bléry a beaucoup de goût, et, pour vous épargner l’ennui de ce détail, elle s’est occupée elle-même du choix de nos déguisements. Je dis nos, car il paraît que nous devons faire ensemble une entrée tout à fait galante, un groupe.

— C’est inouï vraiment ! Vous êtes stupéfiants, Louise et vous ! Cependant, voyons, vous savez bien que ces machines-là ne m’amusent pas et que je n’y vais jamais ?

— Un grand tort, ma chère amie, car ces exhibitions font partie de vos conditions de succès. Il faut que l’on vous voie, que l’on parle de vous. Si vous étiez laide ou vieille, je comprendrais cette attitude. Et encore ! voyez les femmes qui ont besoin, par profession, que l’on s’occupe d’elles : les moins belles, les moins jeunes s’en vont partout, traînent par tous les salons, ne manquent pas une première, ni une cérémonie a sensation. On les voit, on les raille quelquefois, mais on les nomme.

Et ce nom, souvent répété, c’est la goutte d’eau qui creuse le roc. À le voir écrit partout, le public finit par s’en souvenir ; il lui devient familier ; c’est celui d’une personnalité en vedette, bientôt d’une célébrité.

Savez-vous bien que de compter, comme vous paraissez le faire, sur votre seul mérite pour parvenir, à notre époque de puffisme, c’est presque de la fatuité ?

Soyez plus modeste, ma jolie Sylvère, et consentez à donner pour appoint à votre talent la renommée de votre beauté.

D’ailleurs, votre esprit même profitera de ces distractions obligatoires. Ne craignez-vous pas que tant de tristesse n’embrume un peu votre imagination ? Prenez garde à devenir élégiaque. Il faut réagir. Allons, un peu de folie ! Laissez, pour un soir, rire votre jeunesse. Venez avec nous, et nous danserons jusqu’au matin, et vous serez grisée de bruit, de mouvement et d’hommages.

Que de conquêtes ! et combien de désirs vont flamber autour de vous ! Avouez que je suis généreux ! Mais je vous aime, et je voudrais vous voir accepter la vie crânement, avec ses devoirs et ses douleurs, soit ; mais aussi avec ses voluptés et ses joies. Vivre autrement, ce n’est pas vivre, c’est agoniser d’un bout à l’autre de son existence.

— Vous devez avoir raison, répondit rêveusement Sylvère ; mais on ne fait jamais tout ce que l’on voudrait et peut-être ce que l’on devrait faire.

— Qui vous en empêche ?

— Qui ? Je ne sais. Soi-même ; un instinct plus puissant que tous les raisonnements. Une sorte d’ordre éternel dont on porte la loi écrite au plus profond de son être.

— L’instinct est la loi des êtres primitifs, et nous sommes des individus extraordinairement perfectionnés.

— Vous croyez ? Je ne le sens pas. Je me trouve comme au début des balbutiements de la conscience. Et j’écoute murmurer la mienne avec des terreurs d’enfant.

— Oh ! la chère adorable petite conscience, et que je voudrais donc la voir pour y poser mes lèvres !

— Sceptique !

— Idéale !

— Nous voici partis à nous dire des gros mots s’écria Sylvère tout ensoleillée par une bouffée de gaieté subite.

Une vague joie l’avait comme réveillée de sa mélancolie éternelle ; sa jeunesse lui remontait aux yeux, aux lèvres. Elle se mit à rire d’un petit gloussement clair, presque enfantin, et s’écria :

— Savez-vous que j’ai quelque envie d’y aller, à votre bal costumé ?

— Alors, c’est entendu, répondit Paul Ruper radieux, se levant pour partir ; je vais prévenir Louise.

— Quant au costume… commença Sylvère.

Mais il l’interrompit :

— Chut ! Pas un mot, cela nous regarde…

— Mais…

— Au revoir.


Depuis le mois de juillet, José de Meyrac n’était pas retourné chez Sylvère. Ils avaient seulement échangé quelques lettres. Lui, protestait toujours de son dévouement. Même un article, signé de l’un de ses pseudonymes, avait paru dans un grand journal politique.

Une après-midi d’avril, Sylvère reçut un télégramme de José, lui annonçant sa visite ; une affaire pressée à lui communiquer et qui l’intéressait.

Justement, ce jour-là, elle attendait le directeur de la Revue des Universités. Et, les feuilles éparses, elle se désespérait à raccorder les coupures qu’il lui avait indiquées d’un coup de crayon rouge comme une blessure. Ses nerfs vibraient de la sainte colère des artistes condamnés à mutiler leur œuvre, et condamnés, non par leurs maîtres ou leurs frères en art, mais par d’admirables administrateurs, de parfaits et très intelligents financiers, lesquels n’ont nullement qualité pour juger et apprécier, et ne se doutent pas que demander la suppression d’un paragraphe équivaut à prier un statuaire de couper un bras ou une jambe à l’un des personnages de son groupe.

Déjà, avec Turmal, Sylvère avait eu beaucoup à souffrir, et cependant Turmal avait, sinon le génie, du moins le flair de ces corrections par où s’allégeait la prose un peu lourde de ses habituels collaborateurs. Mais de Labut lui paraissait absolument insensé dans ses indications ; elle le regardait à deux fois, ébahie, croyant à un jeu. Et lui se flattait de l’éblouir, jouissant de la stupeur de Sylvère comme d’une naïve admiration.

Il arriva, fringant, rapportant la troisième partie du roman, sur laquelle il avait, dit-il, longtemps travaillé !

Mme du Parclet frissonna en s’efforçant de sourire, car il fallait que ce roman passât, dût-elle être martyrisée. Elle s’assit à sa table, devant le manuscrit étalé, et commença à en examiner toutes les mutilations, les coupures sanglantes. Elle serrait les dents pour ne point crier ; mais une pâleur courait de son visage à ses mins, comme si elle devenait exsangue.

Aussi ne s’apercevait-elle pas que Labut, penché sur elle, ayant l’air de lire, la frôlait toute, de son corps lentement approché, et faisait voler de son souffle les fins cheveux de sa nuque. Cramponnée à sa table, raidie, sa volonté tendue, elle pensait : « Je ne veux pas pleurer. » De Labut se disait : « Elle ne bouge plus, elle est troublée par mon contact, elle attend… »

Il se redressa, écarta sa moustache, affila sa longue barbiche blonde. Mais Janie ouvrit la porte :

— Madame, c’est M. de Meyrac.

José entra.

Les deux hommes, également surpris, se serrèrent la main, avec un léger embarras. Sylvère s’était jetée, d’un élan, vers José. Il arrivait, lui semblait-il, miraculeusement, pour la sauver. Car une révolte était imminente ; sa douleur d’écrivain consciencieux devenait hautaine, lui faisant oublier tout intérêt matériel pour ne plus lui laisser voir que son droit à la défense de son œuvre.

— Je vous dérange ? demanda Meyrac.

Et comme de Labut, renfrogné, esquissait un geste vague, Sylvère s’écria :

— Pas du tout ! Vous êtes du métier ; cela ne me gêne nullement de travailler devant vous. Nous faisons des corrections, acheva-t-elle avec un gros soupir.

De Labut feignit d’en rire.

— Vous dites cela d’un air de victime, chère madame. Vous me trouvez donc bien féroce ?

Elle se contraignit à lever vers lui son timide regard de bête frappée et répondit à demi-voix :

— Un peu… sévère, seulement.

Le directeur s’apaisa à la trouver si douce.

Ses yeux bleus s’allumèrent d’une gaîté de conquête, et il sourit, de son bel air naïf d’homme à bonne fortune, semblant dire : « cette petite femme-là, je la prendrai comme on ramasse une fleur. »

Mais José s’était installé, en camarade. Sylvère lui tendit une coupe mousseuse de tabac d’Espagne ; il roula tranquillement une cigarette.

Alors, de Labut prétexta un rendez-vous et partit.

Ils écoutèrent, ensemble, s’éloigner les pas du directeur. Puis, bien seuls, ils se retournèrent l’un vers l’autre, et, les mains dans les mains, ils se regardèrent.

Elle franchement heureuse, tranquille, ses grands yeux bien ouverts ; lui, encore sérieux, avec une vague tristesse, un regret sur sa bouche qui frémissait d’un obscur désir de baiser. Mais il se contenta de serrer les doigts confiants qui s’abandonnaient à son étreinte. Et, chaleureusement :

— Eh bien, mon amie, la vie vous est-elle plus douce que la dernière fois où je vous ai vue, il y a longtemps !

— Presque une année ! dit-elle d’un ton de reproche.

— Chut ! Ce délai m’était indispensable pour certaine cure…

Elle rougit. Il ajouta très vite :

— Et même, j’aurais attendu encore, mais je voulais vous apprendre une grande nouvelle…

— Ah !… Laquelle ?

— Cherchez.

Elle, avec un cri :

— Vous vous mariez !

— Non, pas encore. J’apporterais à ma femme trop peu de mon cœur.

— Alors, je ne devine pas : dites vite.

— Vous rappelez-vous, quand nous causions, si cordialement, autrefois — car il y a déjà un autrefois entre nous — je vous parlais de mes travaux, de mon but, de mes espérances…

— J’y suis : vous vous présentez à la députation.

— Pas encore, mais vous brûlez, car la détermination que je viens de prendre est un acheminement. Enfin, voilà ; notre journal ne pouvant plus tenir, allait être vendu ; je l’ai acheté.

— Alors, vous voici grand maître à votre tour ? Tous mes compliments, mon cher directeur, je suis bien heureuse.

— Votre directeur, vous avez très bien dit, madame, car le premier acte de mon administration, le voici : Sylvère du Parclet, j’ai l’honneur de vous demander votre prochain roman pour mon journal !

— Quel bonheur ! s’écria Sylvère. Enfin ! je vais pouvoir écrire à mon aise, sans lisières, sans férule, toujours prête à me taper sur les doigts. Oh ! vous verrez le beau roman que je vais faire, pour vous !

— J’en suis certain. Et je suis bien heureux, oh ! bien heureux de vous aider à vous produire avec toute votre puissance, à vous imposer, à briser d’un coup toutes les portes. Il faut l’entière et tranquille liberté à un génie nerveux comme le vôtre. Tant que vous écrirez avec la peur de vous sentir couper les ailes, vous n’arriverez pas à prendre le vol hardi qui doit être le vôtre. Tenez, ce qui m’a décidé, plus que toute autre raison, à acheter ce journal, c’est la pensée, le désir ardent de vous être utile… Non, ne me remerciez pas. C’est un devoir que je remplis ; j’acquitte une dette de conscience. J’ai si souvent déploré l’indifférence, véritablement barbare, de certains potentats du journalisme pour les jeunes talents que je me dois à moi-même de faire ce que j’aurais voulu pouvoir leur imposer : ce n’est que logique.

Voyez donc quel admirable député je ferai, continua José gaiement, pour effacer l’émotion sentimentale qui mouillait les yeux de Sylvère : toutes les erreurs gouvernementales que je critique aujourd’hui comme publiciste, député, je les combattrai et m’efforcerai de les détruire. Trouvez-moi beaucoup de politiciens de cette étoffe-là !…

— Ah ! s’écria Sylvère inspirée, ce sera votre force et votre fortune, mon cher ami. Allons, aujourd’hui directeur, demain représentant du peuple, après-demain ministre, et…

— Oh ! dit-il, arrêtez, vous allez me donner des cheveux blancs !

Puis, après un silence et la regardant tristement :

— Qui, tout cela peut venir ; mais ce qui ne viendra jamais, c’est le bonheur que j’avais rêvé !… C’eût été si charmant d’arriver tous les deux, forts comme nous le sommes, chacun à son but en nous tenant la main ! Quel éperon pour l’ambition, quel stimulant pour la gloire que le doux et triomphant amour !

Sylvère baissait le front sans répondre. Puis, enfin, elle soupira en murmurant :

— Les destinées !…

— On les fait soi-même, répondit José.

— Non, dit-elle en secouant la tête, on les subit.

Lui, très bas :

— N’êtes-vous pas heureuse ?

Elle tressaillit, avec une rougeur brusque à ses joues, et, très vite :

— Si, si, vraiment, très heureuse !

— Tant que cela ! dit-il, méfiant et penché, cherchant ses yeux sous ses paupières mi voilées. Alors !… voyons, soyez tout à fait confiante. Comment se fait-il que vous viviez ainsi ?

Elle ne comprit pas et le regarda.

José reprit :

— Votre amoureux, votre fiancé, veux-je dire, est bien patient. D’ailleurs, cela me paraît quelque peu cruel d’attendre, c’est-à-dire d’espérer la mort d’un homme pour être heureux, si coupable soit cet homme.

Sylvère détourna la tête, comme blessée et sans répondre.

— Je vous parais brutal, reprit José ; comprenez-moi, je ne suis qu’héroïque. Car si je touche à cette question, c’est qu’une pensée m’est venue qui pourrait vous délivrer, vous rendre la liberté, vous permettre enfin d’épouser celui…

— Oh ! si nous ne parlions pas de cela !… dit-elle, tout à coup inquiète.

— Pourquoi, ne suis-je pas votre ami ? quelque délicate que soit la question, elle est certainement de celles que l’on peut résoudre. Vous gâchez votre vie, ma chère Sylvère ; mon Dieu, je consens à être malheureux loin de vous ; mais, du moins, que mon sacrifice serve à quelque chose ! Répondez-moi franchement : Pourquoi ne demandez-vous pas le divorce ?

Elle balbutia :

— Ce ne sont pas mes idées.

— Ne dites donc pas des enfantillages. Ou vous aimez M. Paul Ruper, et le sacrifice de ces prétendues « idées » vous est imposé par votre amour même, ou, lui vous aime bien peu, s’il ne l’exige pas de vous. Si cela me regardait…

— D’ailleurs, interrompit Sylvère, ce divorce n’est pas possible. Je n’ai rien de… grave à reprocher à M. Maurine.

— En êtes-vous bien sûre ? Il est avec la loi des accommodements. Mais lui-même, votre mari, puisque vous vivez séparés, peut-être se prêterait-il, de bonne grâce, à une formalité légale qui ne changerait rien à sa situation et allégerait la vôtre. Pour certains hommes, c’est une question d’honneur de rendre sa liberté à une femme à qui l’on n’a rien à reprocher, sinon les torts que l’on eut envers elle. J’en connais…

M. Maurine ne consentirait pas, prononça fiévreusement Sylvère.

— Le lui avez-vous demandé ?

Elle répondit trop rapidement :

— Non.

— Eh bien ! si cela vous répugne, que ne chargez-vous un ami de négocier cette délicate affaire ? Je m’offre à vous.

— Merci. Je vous l’ai écrit ; mon mari est malade. Il serait bien plus cruel encore de lui adresser une pareille requête que d’attendre tranquillement qu’il plaise à Dieu de rompre nos chaînes.

— Malade ? répéta de Meyrac préoccupé. Qui le soigne ?

— Sa famille, là-bas… balbutia Sylvère.

— C’est bien étrange.

Elle se redressa :

— Pourquoi ?

— Parce que… je ne comprends pas. Vous êtes bonne, dévouée, avec un sentiment profond du devoir vous avouez que les torts de votre mari envers vous ne sont pas… graves, et vous le laissez ainsi… Je vous demande pardon, mais il y a là une pensée qui me gêne, dans mon admiration passionnée pour vous.

Je vous préférerais franchement révoltée, dure, résolue à vous faire du bonheur coûte que coûte, même aux dépens de celui que vous n’aimez pas, là-bas !… plutôt que de vous voir ainsi, douloureuse et résignée, chaste, et… manquant au plus élémentaire des devoirs, aux soins que vous devez à l’homme qui fut et qui est encore votre mari.

— Ne me blâmez pas, ne me jugez pas, murmura Sylvère d’une voix altérée, croyez seulement que je suis encore plus à plaindre que je ne puis et ne veux le dire.

— Je vous crois, mon amie, et pardonnez-moi. Je suis tourmenté du désir de vous servir, et j’avais longtemps songé à vous rendre libre par un divorce, peut-être difficile à obtenir ; mais je suis avocat, j’aurais plaidé, et je possède quelque influence… Ce n’est pas possible, n’en parlons plus.

— Vous ai-je dit que j’avais une belle petite fille, ma chère Lili ? demanda tout à coup Sylvère, sans autre transition.

Et cette question semblait répondre aux interrogations muettes qui passaient dans les regards absorbés de José.

Sylvère ajouta :

— Elle vient d’avoir dix ans, et elle est d’une intelligence très précoce. Dans cinq ou six ans je commencerai à lui chercher un mari. C’est grave, cela ! une fille sans fortune ! Sa mère lui doit acquérir, à défaut d’argent, un peu de gloire et une bonne renommée…

José regarda silencieusement ce visage grave et pur, au front lourd de tristesses cachées, et s’effraya d’avoir peut-être compris.

En quittant Sylvère ce jour-là, il emporta un doute inquiet : qu’avait bien pu faire de honteux ce Jules Maurine ?


À Madame du Parclet.
« Madame,

« Je n’ai pas pu vous voir hier pour la suite de nos corrections, malheureusement interrompues l’autre jour. Et cependant ce travail presse ; car s’il n’était pas terminé à temps, je serais forcé, à mon grand regret, de commencer la publication d’un autre roman et cela vous ferait beaucoup attendre.

« Ce serait avec le plus grand plaisir que je me rendrais chez vous demain, samedi, mais j’ai beaucoup à travailler. Je serais heureux de voir nos rendez-vous remis à une autre heure. Si vous voulez bien accepter de dîner avec moi au cabaret, j’irai vous prendre à sept heures du soir, chez vous. Nous dînerons dans votre quartier et nous aurons tout le temps de causer.

« Recevez, madame…

« De Labut »


— Au cabaret ! cria Sylvère qui venait de recevoir cette lettre devant Mme de Bléry.

Celle-ci leva les épaules et grommela :

— L’imbécile ! Et puis après !… le voilà bien avancé ?

Mais Sylvère gémissait déjà :

— Mon Dieu ! tout est perdu !

— Si tu n’étais pas une sotte, commença Louise, je sais bien ce que tu ferais. Voyons, on ne prend pas une femme, de force, dans un lieu public comme l’est un restaurant parisien. Le pire qui te puisse advenir, c’est d’être obligée de sonner. Et la honte sera pour lui.

— Pour lui… Et pour moi qui me serait rendue à cette invitation…

— Mais c’est très naturel entre gens de lettres. On ne se voit bien qu’à table, dans ce monde-là. Les affaires s’arrangent entre la poire et le fromage. M. de Labut te traite un peu… cavalièrement, peut-être, en garçon, ou en femme émancipée ; mais il n’est pas certain qu’il n’ait point trouvé toute simple, lui, cette façon de causer tranquillement ensemble, et sans arrière-pensée.

Réfléchis bien : si tu refuses, il comprendra que tu as eu peur, et il se moquera de toi. Admettons d’ailleurs qu’il ait le mauvais goût de t’attirer dans un cabaret pour te faire quelque aveu. Comme tu n’es pas chez toi, ni chez lui, rien ne t’est plus facile que de le railler gentiment, avec esprit et bonne humeur. Tu peux même essayer avec lui le petit jeu auquel j’ai voulu t’initier et qui te le livrera pieds et poings liés, si tu es maligne, sans qu’il t’en ait coûté la moindre bagatelle. Va, c’est de bonne guerre : un voleur volé, tout le monde en rit.

— Je n’irai pas, répondit sourdement Sylvère.

— Bien. Alors laisse mon frère et moi t’aider à sortir de l’impasse.

— Louise !

— Sais-tu, ma chère, que tu n’es pas à prendre avec des pincettes. Quel fichu caractère ! Voyons qu’est-ce que tu veux faire ?… Il faut te décider à quelque chose. Si tu te brouilles avec de Labut, te voilà avec ton roman sur les bras…

— Et un roman qui ne peut être publié que dans une Revue, ajouta Sylvère, surtout maintenant que de Labut me l’a massacré. Il serait impossible, coupé en feuilletons de journal.

— Si tu le portais à Mme X… pour sa Revue actuelle.

Mme X… le refuserait, comme elle m’a déjà refusé Thérèse.

— Allons donc !…

— Rien de plus vrai. J’étais allée à elle, tout d’abord. On la disait très belle, je la croyais très bonne. Je l’avais rêvée simple, affable. Je pensais : une femme arrivée comme elle doit se plaire à aider de toute sa puissance les autres femmes.

— Tu étais naïve.

— Je l’ai bien vu. Elle m’a reçue parmi trois ou quatre ambassadeurs, avec un tel déploiement d’omnipotence que j’en suis restée glacée. Elle me parlait de haut, de si haut qu’il me semblait être devenue, en sa présence, pas plus grosse qu’une souris. Et je la regardais d’en bas, elle si majestueuse, avec effarement.

— C’est une aimable personne pourtant.

— Quand il lui plaît sans doute ; car voici la lettre que je reçus d’elle, avec mon manuscrit rendu.

Madame,

« J’ai le regret de ne pas accepter votre roman, non que je puisse le discuter comme intérêt de drame ou de passion, mais je le trouve abominable… »

— Hein ! s’écria Louise, tu ne te trompes pas.

— Attends la fin ; « … Je vous demande pardon de cette impression qui tient à ce que mon sens moral… »

— Tu dis ?…

— Mais tais-toi donc ! « Mon sens moral a été sans cesse indigné en le lisant ; le misérable Raoul qui séduit Thérèse, et qui est le héros du roman est infâme. »

— Héros ! Oh ! ma lyre !

— Tu es insupportable ! Cette lettre est fort curieuse.

— Je la voudrais mettre en vers. Continue.

« Rien de plus noble que le dégoût de la jeune fille, et c’est de cela qu’elle est si affreusement punie. C’est de cet acte louable, de son refus d’épouser un homme odieux, que s’engendrent tous les malheurs qui frappent Mlle Rieux, François, Albert, Nicole. Je vous le dis avec ma franchise brutale, madame, je déteste ce roman. Malgré la longueur de l’épisode du jardinier, il aura certainement un grand succès, mais je ne l’imprimerais pour rien au monde.

« Croyez à la sincérité de mes regrets.

« X… »

— Je te prie de remarquer, ajouta Sylvère, cette raison dernière de son refus : il aura certainement un grand succès

— Aveu naïf. Et tu as gardé cette épître sur le cœur sans y répondre ?

— Non, j’ai fait la sottise de me défendre, en termes indignés !…

— J’aurais voulu les voir, ces termes ?

— Oh ! je lui disais à peu près ceci :

« Je ne proteste pas contre le jugement qui me ferme — brutalement — la porte de votre Revue, mais uniquement contre la révolte de votre sens moral. »

— Bien cela.

« Et je ne cède au désir de répondre à votre lettre que pour défendre la dignité et la moralité de mon œuvre. »

Je lui disais aussi que je n’avais jamais songé à écrire une histoire pour montrer le vice puni et la vertu récompensée, parce que cela ne se passait pas ainsi dans la vie ; qu’il ne fallait pas confondre le roman d’analyse avec un traité de morale en action ; que mon travail d’observation n’avait pas la prétention de juger les faits, mais de les décrire…

« Et enfin, ajoutais-je, si Thérèse est malheureuse, ce n’est pas seulement parce que ses sentiments sont nobles, mais parce que l’homme est l’éternel tourmenteur de la femme, c’est parce qu’il la poursuit toute sa vie, vierge, épouse ou mère, c’est parce que sa débauche, sa lubricité sont la source de tous les maux, de toute la désorganisation sociale, de toute la ruine d’un peuple, de toutes les douleurs de l’humanité. L’homme semble ne vivre, travailler même, que pour un but : non l’amour de la femme, mais sa souillure. Faire la fête, se vautrer, polluer toute féminité qui passe à sa portée, voilà l’unique désir de l’homme ; et toute femme qui lui résiste sera brisée.

« Voilà ce que j’ai voulu dire, madame, et je l’ai dit, l’horreur dans l’âme, et je le crierai de toutes mes forces, jusqu’à ce que l’on m’ait entendue.

« Je sais bien qu’à ce train-là, je cours le risque de me faire exclure de toutes les publications dirigées par des hommes ; et c’est pour cela que j’étais allée vers vous. Mais qu’importe ! j’ai la conviction de faire le bien ; je me sens vouée à une œuvre ; je la poursuivrai jusqu’au bout, quoi qu’il advienne. »

— Eh bien, tu n’es pas tendre, toi ! exclama plaisamment Louise. Ah ! ma chère, puisses-tu ne pas apprendre à tes dépens que toutes les vérités ne sont pas bonnes à dire.

— Je le sais déjà. Mais vois-tu, je n’aurais jamais le courage d’écrire une ligne — moi qui ne comprends pas la femme en dehors de son œuvre de ménagère, l’aiguille dans les doigts, quand ses doigts ne sont pas croisés pour la prière — si je ne m’exaltais, à défendre une cause, à faire prévaloir une idée de justice, de morale ou de sentiment. Et, je l’avoue à ma honte, la question d’art est quelquefois subordonnée à la vérité brutale, à moins que l’art lui-même ne me serve à rendre plus précis et plus étincelants les arguments dont je me sers ; comme des pierreries au pommeau d’une épée, qui sont inutiles pour la blessure, mais dont l’éclat fascine et charme le regard ennemi.

— Quelqu’un ne te demandait-il pas, un jour, devant moi, la genèse de tes œuvres ? Tu viens de la donner là et je te remercie du document, prononça, sérieusement cette fois Mme de Bléry. Mais si nous revenions à M. de Labut et à son déjeuner ?

— Je t’ai répondu…

— Non, interrompit Louise. Tu n’as pas répondu, parce que tu n’as pas réfléchi.

Puis, se levant :

— Attends à demain. Consulte Janie, et son livre de dépenses ; songe à ta fille, à… l’autre là-bas !… Peut-être comprendras-tu qu’après tant de sacrifices, tu n’as pas le droit de leur refuser encore celui-ci, bien mince après tout, de prendre ton chapeau et d’aller t’asseoir à une table de restaurant, pour y discuter, en face d’un monsieur qui tient le sort de ton manuscrit dans ses mains, de l’opportunité de quelques changements de phrases.


Sylvère s’est habillée d’une robe noire très montante ; elle achève de boutonner ses gants et n’y parvient qu’avec peine, tant ses doigts tremblent. Un chapeau sombre et simple la coiffe, sur ses bandeaux clairs bien tirés, soigneusement lissés avec un évident souci d’apaiser leur bouillonnement léger autour du front et du cou. Son visage, sans un atome de poudre, à peine rosé sous les yeux, lui semble d’une austérité respectable. Elle espère que ses trente ans apparaîtront enfin dans cette absence de toute coquetterie, qui témoignera également du dédain de plaire qu’elle affecte.

De ses épaules, coule une pélerine longue qui cache sa taille trop étroitement moulée dans un corsage déjà ancien. Elle, habituellement voilée, n’a enveloppé d’aucun tulle sa tête droite, fière, comme pour marquer son peu d’inquiétude d’être vue dans un rendez-vous uniquement d’affaires.

Car, ce matin, elle attend M. de Labut qui va l’emmener déjeuner au cabaret.

Une première fois elle a fait manquer le projet, écrivant qu’elle était malade.

Mais il est revenu à la charge.

Et, justement, elle a reçu des nouvelles de Vannes : Lili ne va pas mieux ; toujours ces maux de tête qui tourmentent Sylvère. La petite réclame sa mère ; Mme du Parclet ne peut pas quitter Paris, elle est sans ressources. Tout ce qu’elle a pu vendre de ses bijoux et de sa garde-robe est vendu, pour vivre et attendre. Et Lili l’appelle avec des appels désespérés.

Une chose surprend Sylvère : c’est que le cœur d’une femme ne crève pas sous le poids de semblables douleurs.

Elle songeait à son père qui allait se battre et se faire tuer, à l’heure où la femme qu’il adorait attendait la crise suprême de l’enfantement ; et à sa mère la mettant au monde et mourant de la mort du bien-aimé. L’horreur de la vie et la constante nécessité de ces héroïsmes sans lesquels tout l’être sombrerait dans les bassesses du lâche « ego » la secouaient d’une fièvre de dévouement à cette œuvre désenchantée de l’humaine existence. Elle s’écriait :

— Courage, courage !

Et puis, elle pensait comme Louise l’eût raillée à la voir ainsi tremblante et troublée, obligée de se rappeler à l’ordre avec de si grands mots, pour une si puérile cause. Non puérile pour elle, cependant, dont les pudeurs saignaient à seulement se défendre de l’ombre improbable d’un danger.

Une voiture entra dans la cour ; Sylvère se précipita à la fenêtre et fut rassurée : c’était une voiture découverte, qui amenait M. de Labut. Elle descendit vaillamment.

— Si vous voulez, lui dit-il, après l’avoir respectueusement saluée, nous déjeunerons près d’ici, boulevard Beaumarchais.

— Mais, comme il vous plaira, répondit Sylvère.

En quelques minutes, ils furent conduits au restaurant Bonvallet. Mme du Parclet, en entrant, s’étudiait à faire bonne contenance. Elle se sentait horriblement gênée et gauche, n’ayant aucune habitude de ces sortes d’auberges, et elle traversait celle-ci comme elle eût erré parmi les décors d’un théâtre, se garant des trappes, des ficelles et des portants.

— Par ici, madame, répétait le garçon qui les précédait au long d’un couloir presque sombre.

De droite et de gauche, s’échappant par des portes vivement ouvertes et refermées, des garçons pressés filaient sans bruit, comme des ombres, sur l’épais tapis, tandis que des rumeurs discrètes, semblables à des bourdonnements d’abeilles, emplissaient la maison toute chaude de senteurs d’épices.

Ce fut tout au fond, dans un petit salon au jour terne, que Sylvère entra, suivie de Labut. Sur une table exiguë, en face d’un divan, les deux couverts étaient mis, côte à côte. À la fenêtre, des rideaux blancs, d’un tissu serré, opaque. La glace de la cheminée paraissait embuée, striée d’hiéroglyphes. Le maître d’hôtel attendait les ordres. De Labut s’approcha de Mme du Parclet, qui se tenait devant le feu, debout et un peu raide, pour la consulter.

— Oh ! dit-elle, s’efforçant de sourire, je mange très peu et très simplement. Commandez pour vous ce qu’il vous plaira ; pour moi, deux œufs, un légume, c’est tout.

Il voulut insister, d’un air plaisant, affectant de lui parler bas ; elle répondit très haut, d’un ton bref :

— Je vous en prie, ne changez rien à mon régime, cela me gênerait.

De Labut se mordit les lèvres, et son front plissé devint terrible. Le maître d’hôtel avait fixé ses yeux à terre et ne bronchait pas.

Le feu pétillait ; Sylvère en approcha le bout de sa bottine. De Labut s’éloigna. Un marmottement maussade à l’homme qui attendait, et celui-ci sortit ; puis rentrant aussitôt :

— Et le vin ? demanda-t-il.

— Du Moët, répondit Labut, sans consulter, cette fois.

Quand le maître d’hôtel fut sorti, il revint à Sylvère en disant :

— Si vous ne mangez pas, vous buvez un peu, je suppose, et le champagne…

— Mais je ne bois que de l’eau ! interrompit Sylvère du ton le plus sincère qu’elle put trouver.

Elle mentait ; mais une peur atroce l’incitait à ne manger ni boire, en cette circonstance.

— Parfait ! exclama de Labut, pâlissant de colère.

Et, grossier, il commença :

— Ce n’était pas la peine…

Tournant vers lui son regard triste, elle l’arrêta en murmurant de ses lèvres toutes blanches, qui s’écartaient dans un navrant sourire :

— Mais nous sommes venus pour causer, n’est-ce pas ?

Il hésita, laissant peser sur elle un regard lourd ; puis, se contraignant à une attitude polie :

— C’est juste. Causons.

— Vous n’enlevez pas votre chapeau ?

— Oh ! il me gêne si peu !

— Vous serez plus à l’aise, permettez.

Et il la décoiffa d’un geste prompt, accoutumé. Ses doigts lui frôlèrent la nuque. Il approcha de son visage l’intérieur du chapeau en le respirant ; elle rougit, d’un coup brusque, jusqu’au front et se recula.

Le garçon secouait la porte ; il vint disposer le couvert, placer les hors-d’œuvre. Devant lui de Labut gardait son sourire, et tiraillait sa moustache, en affectant de regarder Sylvère. Elle comprit le manège et se détourna vers la fenêtre, écartant le rideau. Ils avaient parfaitement l’air d’attendre avec impatience le moment où ils ne seraient plus dérangés.

Dès qu’ils furent seuls, de Labut se rapprocha, et, plus hardi, avec un mauvais sourire.

— Prenez garde, chère madame, vous allez vous compromettre.

Elle tressaillit. Il continua :

— Vous me fuyez comme si vous aviez peur de moi. Cela va donner l’éveil : on nous surveillera. Si je vous effraye, ou vous répugne, peut-être, il faudrait le dire !

Et sa voix dure sonnait.

Elle balbutia :

— Je ne comprends pas…

— Ni moi ; mais votre attitude…

— Je suis très sauvage, il est vrai, et pas du tout accoutumée à sortir de chez moi ; cela me rend… tout embarrassée, prononça avec un pénible effort la malheureuse femme bouleversée.

Alors il pensa :

— Évidemment, je la trouble ; patientons.

Et lui prenant vivement la main :

— Remettez-vous, ayez confiance, je serai votre ami, si vous le voulez.

Le garçon loqueta ; Sylvère arracha sa main, se sentant défaillir.

— Les œufs brouillés ; madame est servie.

Il sortit.

De Labut la conduisit vers la table. Mais Sylvère, brusquement, s’écarta.

Elle venait seulement d’apercevoir la disposition des couverts ; devant eux un seul siège, le divan rouge accoté au mur. Passant la première, elle allait se trouver acculée dans l’angle, toute fuite impossible. Ainsi pressée par le corps rapproché qui s’assoirait près d’elle, Sylvère comprit qu’elle serait livrée. Oubliant tout le reste, elle recula.

— Eh bien ! dit-il, essayant d’un air riant, mais d’une main nerveuse de la plier sur le divan.

Sylvère lui passa sous le bras et se retrouva au milieu du salon ; puis, hautaine :

— Je ne m’assoierai pas là.

Lui, empourpré, les dents serrées :

— Que signifie ?…

— Rien, dit-elle, redevenue maîtresse d’elle-même, maintenant que tout était perdu, sinon que je trouve cet arrangement peu commode ; et… si vous le permettez…

D’une main leste, elle dérangea le couvert, déplaça les assiettes, et, tirant une chaise, elle s’assit en face de Labut, dont les yeux brûlaient de rage.

— Vous me rendez parfaitement ridicule, dit-il, dès qu’il put parler, le cou gonflé, la face pourpre.

— Bah ! dit-elle, légère et souriante, pour une fois que cela vous arrive ! Ça vous changera.

Il la regarda, stupéfait ; Sylvère était transfigurée. Résolue, brave, n’ayant plus qu’un souci, tenir en respect ce mâle, et se moquant du reste — le reste, la misère, qui l’attendait à la porte — elle lui parut toute charmante et aisée, mangeant bien, et rosant sa bouche pure dans l’eau qui remuait des colorations de prismes, au cristal taillé de son verre.

La rentrée du garçon, qui portait un filet saignant sur un lit de verdure, acheva de décontenancer de Labut. Le rire gouailleur qu’il essaya de prendre s’effaça devant le rictus narquois, vite réprimé, de l’homme, et l’obséquiosité redoublée de ses gestes.

Exaspéré, il cria :

— Pressez le service, Léon ; nous ne voulons pas coucher ici !

— Bien, monsieur.

Mais quand Léon revint, il ne loqueta plus, et ses entrées en coup de vent cinglaient de Labut comme un éclat de rire.

Sylvère avait fait une moue et repoussé son assiette en entendant ces paroles grossières. Elle ne dissimulait plus sa rougeur indignée, mais il n’y prit point garde.

Il déchiquetait sa viande avec des cruautés de couteau qui servaient sa colère ; il eût coupé menu comme ses bouchées l’insolente qui avait osé se défendre, ayant besoin de lui. Mais elle le paierait cher, celle-là !

Et il se hâtait.

— L’addition.

— Voilà, monsieur.

Sylvère se recoiffait devant la glace. Elle lui tournait le dos ; une audace lui vint :

— Et mon roman ? dit-elle, nous n’en avons pas parlé !

Il eut un petit rire grinçant, toutes ses fines dents dévoilées ; puis, lentement :

— Ce sera pour une autre fois, quand vous serez moins troublée.

Comment, il ne le lui rendait pas tout de suite ? Serait-ce possible ? Elle se retourna vers lui, presque joyeuse.

— J’irai à la Revue, si vous le préférez.

— C’est cela.

— Quel jour ?

— Je vous l’écrirai.

— Et… vous le publierez bientôt ?

— Peut-être.

Un ravissement passa sur le visage de Sylvère, en même temps qu’un peu de honte lui venait.

Comme elle l’avait mal jugé ! Mais il était charmant, ce cher directeur ! Qu’avait-elle à se plaindre ? Sans doute, si elle avait été légère, il en aurait profité ; mais, repoussé, il ne lui en voulait pas ! Quel brave homme !

Elle lui tendit naïvement les deux mains.

— Vous êtes bon, je vous remercie.

— C’est moi qui vous suis infiniment reconnaissant, dit-il, légèrement railleur, et s’inclinant trop bas.

Et ils sortirent.

Sur le trottoir, après avoir fait quelques pas :

— Je vous demande pardon, madame, j’ai un rendez-vous.

Il salua, rebroussa chemin, tandis qu’à son tour s’en allait Sylvère, un peu surprise, mais rassurée.


Les bals costumés de Mme Alix Deschamps étaient très courus. L’aimable authoress savait attirer beaucoup de monde chez elle. D’abord, elle ne fatiguait pas de l’éloge de son talent ni du détail de ses œuvres ; elle posait pour la femme encore jolie et très aimée, et pas du tout pour un bas-bleu ; — le bas qu’elle préférait était noir, brodé, et d’une galante transparence. — Ce n’était que par hasard, et très priée, qu’elle consentait à réciter quelques jolis vers, presque tous dédiés à sa petite-fille Manon, de laquelle elle se parait comme d’une fleurette à peine éclose.

De plus, elle ne courait pas les bureaux de rédaction, n’obligeait personne à lui publier sa prose, et encore qu’elle eût plus d’esprit que n’importe quelle femme de Paris, elle paraissait ne s’en servir que pour le divertissement de ses amis et nullement pour le commerce de son éditeur.

Cependant, autrefois militante chroniqueuse, infatigable et longtemps sur la brèche, elle avait acquis, dans tous les mondes, de nombreuses relations assez fidèles, surtout à ses bals et fêtes costumées. Ces jours-là, un peu du Tout-Paris défilait chez elle.

Son cercle intime se composait principalement de petits jeunes gens, de ceux qui suivent volontiers le sillage d’une femme un peu mûre, comme des papillons altérés accourent autour d’une rose très ouverte, dont le cœur est mal défendu.

Elle en avait aidé plusieurs à vivre, par qui ensuite elle avait horriblement souffert ; et des racontars nuisaient à sa bonne renommée. Mais sa grande simplicité, sa complaisance, la passion qu’elle mettait dans ses amitiés et le diable au corps de son esprit moqueur jaillissant en coups de verve intarissable, la rendaient si attrayante que l’on feignait volontiers d’ignorer les mystères de son existence d’amoureuse exaltée, généreuse et naïve ; on les niait même, pour ne pas renoncer au plaisir de la voir et surtout de l’entendre.

Mme de Bléry la recevait à ses dîners ; c’était le ragoût d’esprit dont se délectaient ses hôtes. Toutefois elle ne se montrait chez Mme Deschamps que les soirs où tout Paris y venait. On s’y donnait rendez-vous comme à un bal public. On organisait des entrées, des surprises, des intermèdes ; et cette bonne Alix paraissait trouver cela charmant, quitte à s’en revancher, si on lui avait déplu, par quelque saillie impitoyable, une flèche d’or qui entrait au bon endroit et demeurait vibrante dans la plaie.

Les trois salons, au quatrième de la rue Boieldieu, étaient remplis avant onze heures. Mme Deschamps, refoulée jusque vers l’antichambre, attendait ses hôtes presque à l’entrée, superbe encore dans sa toilette de brocart blanc, à haute collerette emperlée, et coiffée d’un béguin de perles, en pointe sur son front découvert ; une belle Gabrielle un peu grasse, mais très majestueuse, avec des yeux noirs magnifiques.

Et la foule continuait d’ascensionner et de se tasser, jusque dans le buffet, un buffet royalement servi et depuis la première heure assiégé.

Soudain un hourrah éclata, ramenant la foule vers l’entrée ; c’était un groupe que l’on acclamait, tandis qu’il essayait de se frayer un passage et que les grêles habits noirs, rentrant les uns dans les autres, se collant au mur, se hissant sur les chaises, s’efforçaient de déblayer le chemin.

Parut alors Colombine, en galant habit classique ; mais les précieux tissus, les admirables dentelles et les gemmes qui pailletaient le costume en rehaussaient l’éclat. Et Mme de Bléry, avec ses yeux de braise, avivés par le fard des joues, sa bouche savoureuse retroussée, arc sanglant, et sa touffue chevelure noire, moussant autour du front étroit et de la nuque dorée, resplendissait de beauté sensuelle, attirante.

Un grand diable fauve, moulé dans un jersey de soie à losanges multicolores, et musclé, fort et souple, une merveille de lignes mises en valeur par l’attitude élégamment maniérée, le buste cambré, la jambe tendue, offrait son poing aux doigts coquets de Colombine. Et celle-ci s’avançait, remuant les hanches, avec des grâces d’Andalouse et un coup d’œil savant de triomphante coquetterie lancé, par-dessus l’épaule, vers l’admirable Pierrot qui la suivait.

Paul Ruper mimait Arlequin radieux menant sa conquête, et le blanc vaincu qu’ils traînaient sur leurs pas, poète innocent, trop pur pour être aimé, Pierrot candide enfin, c’était Sylvère, toute petite et jolie comme un saxe à voler et à fourrer dans sa poche, avec sa housse de crépon blanc, sa blanche figure de marbre aux yeux d’or, doucement penchée, sa calotte blanche sur la pointe de ses cheveux troussés, poudrés, givrés, comme roulés dans de la neige.

Un gros bouquet de fleurs d’oranger affichait bouffonnement la candeur immaculée de Pierrot ; et ses fins doigts, longs comme des pétales de lis, grattaient sur la guitare des aubades d’amour.

On criait autour d’eux, on battait des mains ; toute la foule bigarrée, chatoyante, rutilante, se mouvait, dans un remous de couleurs et de clartés, autour du groupe charmant qui tournait par les salles.

Pierrot traînait languissamment ses pieds minuscules et, tantôt sur son cœur appuyait sa main frêle, ou, renversant son front, semblait dire aux étoiles quelque étrange et naïve chanson.

Et Paul, plus fréquemment que n’exigeait son rôle, regardait derrière lui, vers ce Pierrot charmant.

Enfin le tableau mouvant se disloqua. Colombine abandonna le poing d’Arlequin et se retourna prestement vers Sylvère. Mais celle-ci, déjà entourée, effarée, appelait Paul d’un regard, ne sachant que répondre à l’avalanche des galanteries osées qui, de part et d’autre, la criblaient. Et les femmes n’étaient pas les moins hardies. Justement un superbe marquis de la même comédie se trouva là comme s’il sortait de la poche de Colombine : c’était le baron Brelley. Il offrit son bras à Mme de Bléry, Paul enleva Sylvère, et, dans le tourbillon d’une valse, les deux couples s’enfoncèrent, disparurent.

Mais, après la danse, Sylvère s’obstina à rechercher Mme de Bléry, ne voulant rien entendre aux explications de Paul qui la retenait très près de lui.

— Je vous assure que nous sommes aussi seuls et aussi tranquilles ici que nous l’étions une nuit, vous vous souvenez ? sur la place du Parvis. Personne ne s’avisera de remarquer que nous resterons ensemble.

— J’entends fort bien ce que l’on dit des autres, répliqua Sylvère. Mais où donc est passée Louise ?

— Elle flirte avec Brelley.

— Elle flirte ?… interrogea naïvement Sylvère.

— Je ne suppose pas qu’elle soit venue ce soir, dans un aussi galant travesti, pour dire ses oraisons. Mais ne vous tourmentez pas, la voici ; je vais vous remettre sous son aile, trembleuse !

— Eh bien ! quoi ? décocha Louise un peu acerbe, tu t’ennuies déjà ? C’est gentil pour Paul.

— Adorable Pierrot, interrompit Alix Deschamps, qui s’avançait suivie d’un brillant escadron de fantoches, clodoches, pantins et autres masques, je suis requise de vous présenter un tas de jeunes seigneurs pleins de vices, que votre bouquet virginal empêche de dormir, je veux dire de valser : son unique conquête les hante de désirs. Les voici.

Et durant une litanie de noms à peine entendus, défilèrent des jeunes hommes d’assez bonne mine qui imploraient des danses multiples.

Sylvère balbutiait des mots qui peut-être acceptaient, mais pouvaient aussi se traduire par des refus : la seule pensée de sentir rouler sa taille entre tous ces bras inconnus l’épouvantait.

Et ce fut avec une vraie joie qu’elle vit s’approcher des hommes déjà fréquemment rencontrés chez Mme de Bléry.

Jehan Darce, dont le dessin publié dans le Courrier Français venait d’être saisi, et qui promenait son front pensif et sa longue taille légèrement ployée sous un costume d’escholier, l’escarcelle aux flancs. Laurence, en Francois Villon, et c’était bien pensé puisqu’il en a retrouvé la verve et les traits. Raoul de la Farge, en troubadour, ployant le genou devant toutes les femmes pour leur susurrer des vers érotiques. Banin (Carloman), un joli décadent de la première heure, vêtu en marié de village tout de satin blanc et maquillé de jeunesse et de fard ; rose, mignon, troublant, avec ses longs yeux qui gênaient les hommes et faisaient rougir les femmes.

Et Jacques d’Alsace, en fort de la Halle, écrasant de sa carrure superbe tout le fretin frétillant des petits jeunes ; très jeune lui aussi, mais comme un bel Hercule, et déjà préludant par des madrigaux acérés, subtils, pernicieusement littéraires, aux terribles bouquets à Chloris qu’il expédiait depuis — un par jour — aux femmes de Paris.

Ramenant son éventail avec des grâces japonaises, s’avança Derera en large robe bleue, toute rebrochée d’or, de fleurs et d’oiseaux. Imberbe, l’air assez jeune, flirteur enragé, critique dramatique, voire même auteur et décoré… par amitié du ministre, et compromettant toutes les femmes à les regarder comme s’il les avait quittées le matin.

Mais l’orchestre a fait s’envoler cette cohue bariolée ; Sylvère est également partie, sans trop le vouloir, emportée par la fougue méridionale du troubadour de La Farge.

Et, lui gardant sa chaise, sa guitare et son éventail en forme d’aile toute blanche, le groupe des habits rouges et des habits noirs demeure. Ceux-ci venus pour voir, frôler, toucher, jaser, mais non pour sauteler, comme des sauterelles en un pré, sous la rafale des orchestres. Tout au plus, si, pour la promenade au buffet, ils vont chercher quelque danseuse, moite encore, qu’ils pressent, flairent, respirent en la faisant entrer, avec beaucoup d’efforts, dans la phalange des heureux qui ont conquis le buffet et le dévastent. Ils la servent et ne perdent de vue aucun de ses gestes ; ils connaissent ses dents, ses lèvres, sa langue gourmande, son cou gonflé et renversé quand elle boit et lève, trop haut, son bras sans manche.

C’est leurs petits profits de la soirée. Après trois ou quatre femmes ainsi menées, ils sont à point pour aller souper, et si quelqu’une, adroitement cajolée et tentée, accepte l’épreuve, ils s’en tirent généralement à leur honneur.

Parmi ceux-ci et moins jeune encore, mais depuis peu célèbre, venait d’entrer, tel un prince dans sa cour, le fameux lieutenant-colonel Baringer. Alix Deschamps l’avait connu simple capitaine dans une ville de garnison ; et il ne dédaignait pas, maintenant que la politique des mécontents avait fait de lui un leader et travaillait à en faire un maître, de venir encore parfois chez son ancienne amie, passer une heure les jours de foule ; mais, plus fréquemment, il y venait dîner, en un très petit comité prudemment et galamment choisi et trié sur l’éventail. Les plus jolies femmes de Paris avaient ainsi, disait-on, fréquenté cette bonne Alix, qui s’imaginait, peut-être, rendre service à la cause du colonel et ne servait que ses amours.

Comme il commençait à occuper sérieusement les esprits et que sa popularité grandissait, il se prodiguait moins, officiellement, et Mme Deschamps ne comptait pas sur lui, ce soir-là, lorsqu’elle le vit entrer, un peu après minuit, avec déjà son état-major civil de journalistes, d’avocats et de députés.

Cela fit une rumeur dans le bal ; Alix Deschamps exultait, triomphante, éclaboussée du rayonnement de cette future gloire. On se pressait autour d’elle, avec des supplications caressantes :

— Oh ! chère !… oh ! ma belle, présentez-moi, présentez-le…

Elle, pour le sauver d’ennuis, souriait et répondait :

— Chut ! attendez ; il n’est pas encore ministre ! mais bientôt… et alors…, tout ce que vous voudrez, vous savez ? tout !

On désertait le buffet, on oubliait le cotillon ; les femmes ne flirtaient plus ; mais, âpres dans leur ambitieux désir d’attirer sur elles un regard de ce glorieux vainqueur, elles se débarrassaient de leurs poursuivants et tournoyaient, de près ou de loin, le sourire tendu, l’œillade directe ; tandis que les hommes les coudoyaient maintenant, sans vergogne, pour passer devant elles et se rapprocher du colonel.

Lui, habitué déjà à ce remous des foules, souriait, un peu vague, légèrement fat. Et son regard errait, sans se poser, glissant sur tous et sur toutes. Mais, brusquement, son œil bleu se fixa, et une rougeur alluma son visage roux ; se penchant vers Alix, il lui dit :

— Oh ! l’adorable Pierrot qui se cache là-bas ! On dirait une femme, une fillette, plutôt.

— Une vraie femme, mon ami : Sylvère du Parclet, vous connaissez ce nom ?

— Pas du tout.

— La romancière, voyons, cher !…

— Ah ! fit-il, ennuyé, comme cela lui arrivait souvent, d’être pris en faute d’ignorance de tant de choses qui intéressaient ce Paris lettré.

Alix comprit et, rapidement, en quelques mots, avec sa verve mordante, elle lui glissa ce qu’il devait savoir pour aborder Sylvère ; puis, lui prenant le bras, elle se dirigea vers le groupe dédaigneux qui se tenait à l’écart : Mme de Bléry et le baron Brelley, deux orléanistes sans compromission ; Paul Ruper, républicain gouvernemental — étant financier ; — et Sylvère, qui regardait de loin la politique comme une partie d’échecs dont l’enjeu seul l’intéressait : cet enjeu, le peuple. Elle ignorait Baringer, et Louise le lui expliquait, avec des mépris.

— Cependant, murmurait Sylvère, s’il était sincère et s’il devenait puissant ! Le peuple est si misérable, ma bonne Louise !

Mais elle tressaillit, rencontrant le regard câlin et prenant du colonel qui s’avançait vers elle.

— Bon, lui souffla Louise, voici Deschamps qui imagine de faire de toi une favorite.

— Oh ! protesta Sylvère en rougissant, ce qui la rendit plus charmante encore et juvénile, si troublante déjà en son travesti.

— Cher maître, lui disait Mme Deschamps, avec une pointe de rire un peu moqueur, le colonel vient rendre hommage à votre talent et à vos charmes.

Très gauche et mal à l’aise, pour cette présentation, dans sa blouse de gamin, Sylvère inclinait la tête, regardant le bout de ses pieds avec une timidité qui enchanta le colonel. Cette petite femme-là, si peu semblable à tant de belles effrontées dont le pourchas commençait à le trouver blasé, lui chatouilla le cœur. Il ronronna quelques mots grasseyés, remplis de belle et naïve fatuité, avouant, à demi-voix, son coup de désir, un peu, comme pacha, il eût envoyé son mouchoir.

Sylvère, effarée, balbutiait une vague défense, cherchant autour d’elle un bras protecteur. Mais Louise, pour mieux marquer son dédain, avait sur-le-champ emmené son frère ; le baron Brelley suivait Louise ; et Sylvère demeurait seule entre Mme Deschamps, qui marivaudait et répondait pour elle, et Baringer, qui affectait une attitude sentimentale de séducteur séduit.

La galerie chuchotait, avec des rires brefs. Alix s’en aperçut. Elle se redressa, superbe dans sa royale robe de brocart, la collerette haute, et d’un geste prompt, audacieux, s’emparant du bras de Sylvère elle le passa sous celui de Baringer en disant :

— Je parie que Mme du Parclet ne connaît pas le chemin du buffet ! Emmenez-la donc, colonel !

Lui, radieux, retenant la petite main qui voulait s’échapper, entraîna Sylvère.

Derrière eux le buffet se remplit, d’une seule poussée. Mais Sylvère, toute à son désir de prendre la fuite, manœuvra pour se débarrasser de Baringer. Elle accepta du thé, se rendant ainsi les mains libres, demanda des choses qu’elle apercevait un peu loin d’elle ; puis, tandis que le colonel s’efforçait de les atteindre, feignant d’être bousculée, elle se recula pour laisser passer d’autres femmes, et, s’enfonçant dans la foule, elle glissa, disparut.

Comme elle courait droit à l’antichambre, Raoul de La Farge l’arrêta :

— Enfin, vous a-t-on assez accaparée ! À mon tour maintenant, j’espère !

— Une autre fois. Je pars.

— Seule ?

— Vous le voyez bien.

— Alors je vous accompagne.

— Merci, je n’ai besoin de personne. Vous direz, je vous prie, à Mme de Bléry…

— Je ne lui dirai rien du tout, car je vous suis, je ne vous quitte pas, j’ai tant de choses à vous dire !

— Monsieur de La Farge !

— Oh ! des grands airs ! ma chère Sylvère, ma sœur en poésie, mon inspiratrice et ma Muse, ne jouez donc pas à la petite bourgeoise, soyez franche, soyez saine. Nous sommes deux esprits faits pour nous entendre et nous aimer. Ce monde-là vous assomme ; je comprends cela. Moi j’en meurs !… Fuyons, voulez-vous ?

Elle se prit à rire : décidément, il était fou !

— Vous êtes très amusant dans ce rôle, mais je n’ai pas le temps de vous écouter. Laissez-moi passer.

Il la suivit résolument.

Elle :

— Où allez-vous ?

— Avec vous, chez vous !

— Ah ! mais… cela passe la plaisanterie, monsieur !

— Fi ! dit-il, que cela sent la province ! Il ne manque que d’appeler votre mari pour me pourfendre.

Sylvère tressaillit ; à la fin blessée, se détournant, elle rentra dans le salon.

Mais Raoul ne se tenait pas pour battu. D’après lui, la femme la plus chaste n’est qu’un paquet de nerfs qu’il s’agit de frôler, de la parole ou du geste, jusqu’à ce qu’il vibre, et, à ce jeu-là, il se croyait un grand virtuose.

Marchant près d’elle et profitant du hasard des rencontres pour l’effleurer, il lui parlait bas, derrière le cou, décochant des phrases brûlantes qui devaient allumer ses sens rétifs, soupirant des appels d’amour et s’emballant si bien qu’il en devenait très pâle. Son œil flambait et il se rendait malade d’amour. Véritablement sa suggestion se retournait contre lui.

Enfin Sylvère lui échappa, rouge de colère, et retrouvant Paul, elle s’accrocha à son bras :

— Emmenez-moi, lui dit-elle, j’en ai assez !

Il la regarda très près, vaguement souriant, et répondit :

— Pas encore ! Maintenant que vous me revenez, je vous garde.

— Non, je m’ennuie à pleurer, je veux partir.

— Ce n’est pas de l’ennui, reprit du même ton Paul Ruper, c’est de l’énervement.

— Soit ! mais je veux m’en aller !…

— On dirait que vous avez peur.

— Peur ?

— Votre belle et froide impassibilité se serait-elle troublée, au contact de tant d’amoureux trop hardis ?

— Ah ! Dieu non !

— N’en jurez pas, vous êtes toute mouvante ; et le diable est bien fin !…

— Mais puisque je veux partir !… Si le jeu me plaisait, je resterais.

— Vous resteriez bien mieux s’il vous était indifférent. Une femme qui se sauve avoue sa faiblesse.

— Eh bien, soit ! restons.

— Et valsons ?

— Valsons.

Il la prit, un peu frissonnante, il est vrai, et commenca, lentement, un boston très savant. Ce balancement, au rythme interrompu, qui secoue voluptueusement les nerfs, épargne au cerveau le vertige charmeur de la valse tournée, mais il heurte le souffle et scande les brèves envolées d’un arrêt et d’un brusque retour dont l’être sensitif s’irrite et s’alanguit. Tantôt, dans un recul, le buste féminin semble attirer le danseur enlacé et qui se précipite, tantôt la femme court, bras ouverts, gorge offerte, vers homme qui l’a fuit en lui tendant les bras.

Et, de ce jeu, l’orchestre marque la cadence, en plaquant des accords, tandis que chantent les violons, enroulant les couples de la magnétique chaîne de leurs ondes mélodiques.

Bizarres mœurs qui autorisent ces préludes et interdisent l’hymne ! Mais le boston vient du pays du flirt.

Des plateaux circulaient, portant des coupes de champagne : une idée de cette bonne Alix pour égayer ses invités.

Paul arrêta brusquement Sylvère, et, d’autorité, grave, comme pour un acte indispensable, il l’obligea, encore toute étourdie, à vider une coupe. Puis enragé, il repartit. Sylvère fermait un peu les yeux.

Quand l’orchestre se tut, elle balbutia enfantinement.

— Louise.

Mais Paul n’eut pas l’air de l’entendre, et, maintenant, il l’entraînait vers la sortie.

Vite emmitoufflée dans sa mante au capuchon rabattu, il la mena, comme par un amusement, un peu vite au long des escaliers, la portant presque, soulevée parce qu’elle avait trébuché.

Son coupé l’attendait, il fit entrer Mme du Parclet et monta près d’elle.

La voiture roula par les rues désertes, noires ; il était quatre heures du matin.

Tout de suite, Sylvère avait appuyé dans l’angle sa tête un peu lourde ; et ses paupières luttaient contre un invincible sommeil, encore qu’elle eût, dans la poitrine, la palpitation non calmée des rythmes que ses nerfs continuaient à battre.

Un souffle la fit tressaillir ; elle se redressa : Paul la tenait enlacée, la bouche près de sa bouche, le corps pressé contre son corps. Un long frissonnement la révéla émue ; ravi, il la meurtrit d’une étreinte et, goulûment, voulut boire à ses lèvres leur premier baiser ; mais elle se tordit, les muscles gonflés, rompant l’étreinte et reculant son visage.

Alors, il supplia, si tremblant de désir qu’il lui communiquait la même secousse nerveuse ; et il s’affolait à la sentir trembler.

Mais il évita de l’effrayer. Doucement, il lui cherchait les mains, les pressait à petits coups rapides, faisant rouler dans ses doigts les doigts finement gantés ; puis il les baisa, les mordit, les sentit se raidir et se débattre, comme si tout l’être de Sylvère eut abouti à ses mains et qu’il les eût violemment possédées.

Elle murmurait, les dents serrées :

— Laissez-moi, mais laissez-moi donc !

— Pardon !… balbutia-t-il, mais je vous jure que vous me rendez fou, malade, inconscient… Je ne suis plus maître de moi, Sylvère, ô Sylvère !…

Il glissa sur les genoux, enlaça la taille de la jeune femme et la tira vers lui, lentement, les doigts noués sur ses reins souples.

Elle le repoussa de ses poings, tellement apeurée que sa langueur nerveuse s’était évanouie. Et elle le cinglait de mots durs, méprisants. Tout à coup, la voiture s’arrêta : Paul se rassit brusquement, avec un souffle colère ; puis la portière s’ouvrant, il descendit.

Mais Sylvère s’écria :

— Où sommes-nous ? ce n’est pas ma maison ici ?

— En effet, répondit-il d’un ton bref, j’ai oublié de donner votre adresse et l’on nous a menés chez moi. Il hésita, puis plongea la tête dans la voiture, et, très bas :

— Sylvère, pour l’amour de Dieu, venez, entrez vite…

— Chez vous ?… Oh ! Paul !…

Elle se roula dans son manteau, se faisant toute petite et ne répondit plus.

Il murmura encore :

— Vous ne savez pas ce que vous faites, Sylvère ! C’est notre vie que vous perdez encore une fois. Je vous jure que vous nous perdez.

Elle ne bougea pas.

— Bien, dit-il.

Et, au valet de pied, il jeta, en remontant, l’adresse de Sylvère.

Durant le trajet, il se tint à l’écart, sans un mot.

Mais, en approchant, sa colère faillit sous un reste d’espoir. Il se retourna, dans l’ombre de la voiture, vers le petit paquet farouche, immobile, qu’il n’osait plus toucher, et très triste, il dit :

— Vous m’en voulez, sans doute ? Je suis pourtant bien malheureux ! mais vous êtes sans pitié, Sylvère !

— Et vous sans respect, répondit-elle, d’une voix toute changée, devenue grave.

Puis elle s’emporta.

— Oh ! nous traiter d’impitoyables parce que nous refusons de vous servir de jouet.

— Ne blasphémez pas l’amour, mon amie.

— De l’amour, cela !… C’est vous qui blasphémez.

— L’amour sans désir n’est que de l’amitié, Sylvère ! Et je vous adore passionnément.

— Jusqu’à faire de moi votre maîtresse, n’est-ce pas ?

— Pourquoi pas ? répliqua-t-il franchement. La très pure maîtresse d’un très honnête homme peut être la plus digne et la plus respectée des femmes. Croyez-vous que je vous traiterais avec moins de vénération parce que vous seriez mienne ? Mais c’est le contraire qui est vrai. Vous ne connaissez rien de l’homme : la femme sainte, pour nous, et fût-elle parfois infame, c’est celle qui nous appartient.

Il se tut ; alors elle prononça avec un effort douloureux :

— Il y a des femmes qui peuvent se donner… Je les envie, parfois ! moi je ne peux pas !…

— Parce que vous n’aimez pas ; parce que j’ai ce malheur de n’avoir pu exalter en vous ce besoin passionné de sacrifice qui fait tomber les femmes les plus chastes dans les bras suppliants qui les implorent. Et puis, aussi, cela tient à d’autres causes dont vous êtes, sans doute, irresponsable. Même dans le mariage, je ne serais pas heureux…, acheva-t-il plus bas.

Elle cria naïvement :

— Pourquoi ?

Il se rapprocha, sans la toucher, penché vers elle, cherchant de son regard le contact de ses yeux au luisant d’or, si près qu’il caressait de son haleine la bouche attentive, doucement ouverte, au souffle chaud, et il murmura :

— Vos sens dorment, vous êtes un beau marbre insexué. Votre chair est sans désir ; rien en vous de la femme ne demande, n’appelle la pâmoison divine du baiser.

Les étoiles d’or se refermèrent ; des lèvres closes, aucune protestation ne vint : Sylvère demeura immobile. Mais s’il avait touché ses mains, il les aurait trouvées glacées ; et s’il avait pu voir ses joues, par un flot de sang battues, il y aurait aperçu une silencieuse coulée de larmes.

La voiture s’arrêta. Paul descendit, sonna, fit passer Sylvère, la salua et referma la porte.

Elle rentra chez elle, ayant trouvé au bas des marches sa petite lampe allumée, jeta son manteau, regarda autour d’elle sa chambre froide, sans feu par cette nuit d’hiver, et si vide, si noire de solitude !… Et le ressouvenir de sa misère aggrava sa détresse morale. Elle finit par se demander pourquoi elle souffrait, et pourquoi il fallait qu’elle se laissât tant souffrir ? Quelque chose de son énergie placide l’abandonnait.

Elle se sentait livrée à de suggestives sensations, récemment éprouvées et qui lui revenaient, plus aiguës, l’obsédant. La vague caresse d’une défaillance physique détendait ses nerfs. D’obscures tentations, toujours refoulées, se précisaient. La lassitude de son corps semblait appeler quelque appui robuste et tendre. Elle élira ses bras et s’apeura, à voir, dans la glace mal éclairée, la silhouette de ce pierrot blanc qui, comme pour s’évader, ouvrait largement, ainsi que des ailes, ses manches…

Oh ! ce gai travesti et l’âme lamentable !… Oh ! le bourdonnement joyeux de la fête récente, parmi les rires et les appels d’amour, et cette chambre vide, obscure, silencieuse ! Le bonheur palpitant l’avait tant effleurée, et, malheureuse, oh ! malheureuse ! elle pleurait. Le terrible pourquoi des destinées cruelles revenait, comme une révolte, à sa pensée.

Mais, pour la première fois, elle consentait à regarder le problème en face, prête à le discuter avant de le résoudre. Si elle s’était trompée ? Si c’était elle qui avait tort dans sa conception de la vie ? La vie, cette énigme !

La lampe était posée sur la table de travail de Sylvère. Lentement, elle se rapprocha de cette lueur qui éclairait falotement les carrés blêmes du papier aligné attendant la noire pluie des mots, le ruissellement des phrases.

Il se dégageait de cet arrangement une habitude d’esprit, l’accoutumance de la pensée écrite, de l’émotion concrétée, coulée là, en un verbe sonore, rythmique et bref, ou languissamment traînée, comme une robe emperlée qui bruit en cadence, à chaque pas rêveur.

Sylvère s’assit, fit distraitement tournoyer dans ses doigts enfiévrés par des morsures demeurées énervantes, le rouleau nacré de sa plume ; et, déjà engourdie par l’envoûtement de l’art, sa personnalité lentement noyée en le thème élargi de l’idée générale, elle oublia son « ego » souffreteux dans l’ivresse de la mensongère invention dont les délices ou la détresse dépassaient en intensité toute la superbe et toutes les misères de la réelle vie.




Une semaine entière s’écoula sans que Paul Ruper se fût présenté chez Mme du Parclet. Louise, interrogée par Sylvère, avait répondu évasivement. Elle-même, disait-elle, n’avait pas revu son frère, mais elle le savait très occupé à quelque lancement d’affaire financière.

Mme de Bléry paraissait gênée et un peu plus sérieuse que d’habitude. Connaissait-elle la scène qui avait eu lieu entre Paul et Sylvère ? Celle-ci n’osait en parler, Louise évitant toujours ce genre de confidences ; et cependant cette gravité l’impressionnait désagréablement. Elle ne pouvait croire au détachement de Paul, à son abandon parce qu’elle se défendait de l’aimer comme il le désirait. C’eût été, pour elle, comme si elle l’eût soupçonné de quelque action déloyale.

Toutefois, elle trouvait la bouderie longue, et sa délicatesse seule l’empêchait de supplier Louise d’intervenir. Paul lui manquait, maintenant qu’elle était accoutumée à le voir près d’elle et à vivre dans cette atmosphère de tendresse que dégage la présence fréquente d’un amoureux.

Sylvère respirait mal, plus oppressée encore au ressouvenir, secrètement caressé, des étreintes dont elle s’était défendue par vertu réelle, car son être en gardait comme un ébranlement d’un charme aigu, presque douloureux.

Elle sentait trop bien se lever en elle le terrible soleil des étés de la vie, si suggestif aux sens passionnels, et se blâmait d’avoir cédé à l’entraînement de cette fête, où elle avait pris la fièvre dans ces contacts et ces effleurements, qui sont des coups d’archet sur la corde vibrante des nerfs.

Même elle souhaitait et redoutait ensemble de revoir Paul. Mais lorsque celui-ci revint, il était fort calme. Il n’expliqua pas cette longue absence, et causa indifféremment, amical toutefois. Ce ton correct aurait dû ravir Sylvère : il la bouleversa. Elle aurait souhaité quelque allusion à ce qui s’était passé : Paul ne le rappela ni pour s’en excuser, ni pour se plaindre.

Cependant il s’intéressait à l’attitude de Sylvère ; il trouvait son regard plus noir, son teint plus ardent dans sa matité ambrée ; il écoutait sa voix qui se veloutait et mollissait, sur des mots quelconques, devenant ainsi comme une roucoulante caresse.

Il lui serra les mains et les sentit souples, chaudes. Et la quittant, il murmura :

— Tiens !… tiens !…

Cependant Louise continuait à voir Sylvère, encore plus assidument, et comme si elle la surveillait ; tandis que Paul ralentit ses visites, mais Sylvère ne comprit rien à leur conduite.

D’ailleurs elle fut bientôt reprise par d’autres soucis, de ceux qui refoulent toutes velléités des joies de l’âme et de la chair, par cette odieuse lutte pour la vie auprès de laquelle les batailles du cœur ne sont que des jeux d’enfant.


« Madame, je viens de terminer ma troisième lecture, et je crains de vous imposer un travail de correction beaucoup trop grand, que vous feriez sans conviction et qui est cependant absolument nécessaire. Aussi je crois bon de vous rendre votre liberté pour ce roman Roses d’adieu en vous répétant que vous avez beaucoup de talent mais que vous n’êtes pas encore au point juste pour paraître dans la Revue des Universités.

« Recevez, madame…

« de Labut. »

Avec cette lettre, Mme du Parclet reçut son manuscrit ; et comme elle ne s’y attendait pas, comme elle espérait, au contraire, paraître bientôt, et qu’elle avait escompté matériellement cette espérance en s’engageant vis-à-vis de ses fournisseurs, comme la santé de sa petite fille s’aggravait et qu’elle se voyait dans l’impossibilité de partir, et comme elle n’avait plus rien à vendre que « sa peau », cette chair tant convoitée et qu’elle défendait âprement, elle demeura un moment étourdie, assommée ; puis elle perdit connaissance et roula sur le parquet.

Le docteur, qu’il fallut appeler, car la crise nerveuse qui s’en suivit fut violente et n’en finissait plus, parla de troubles cardiaques, de possibilité d’un transport au cerveau, et il ordonna des calmants, du repos, du grand air et pas « d’émotions. »

Sylvère se leva, quand le médecin fut parti, et écrivit à de Labut :

« Monsieur, vous m’avez presque tuée. Je ne crois pas que ce soit votre intention. Peut-être ne vous doutez-vous pas du mal que vous avez fait. Je vais vous le dire ; au moins vous aurez agi en connaissance de cause. »

Et elle lui raconta simplement sa situation, lui rappelant qu’elle la lui avait fait entrevoir en lui présentant son manuscrit. Or, il avait accepté ce roman, avec promesse de le faire passer tout de suite ; et, après cinq mois, il le lui rendait. Aujourd’hui elle n’avait plus le temps d’attendre, pas même le temps de le donner à lire ailleurs. Elle était perdue, acculée à quelque résolution funeste. Elle lui disait qu’ayant consenti à faire toutes les coupures et modifications demandées, elle ne voyait aucune raison… plausible à un refus, sinon la volonté de lui faire du mal. Pourquoi ?

Enfin, elle faisait appel à ses bons sentiments, à sa pitié, à son honneur…

Et ces misérables feuillets étaient trempés de larmes ; elle les envoya tels quels.

Tout de suite après, un télégramme lui arriva : de Labut la priait de passer à la Revue, pour causer, de cinq à sept. Sylvère hésitait ; mais Mme de Bléry vint la chercher, l’emmena et lui promit de l’attendre en bas, dans sa voiture.

Pendant le trajet elle l’encouragea, la conseilla, la bouscula afin de lui monter les nerfs, répétant toujours :

— Ah ! si c’était moi, comme je le roulerais !

Mme du Parclet n’était de force à « rouler » personne. Cependant son effroi du danger la servit, malgré elle.

De Labut la reçut très affectueusement, l’air bonhomme, affligé de lui avoir causé tant de peine.

Et puis, il louvoya. Certes, il ne demandait qu’à l’obliger ! Voyons, ne pourrait-on s’entendre ? Non, vraiment, ce roman ne lui paraissait pas possible dans la Revue, il le regrettait ; mais ce n’était que partie remise. Une autre fois… son prochain roman, par exemple, elle pourrait l’écrire spécialement pour la Revue et d’après ses indications. Alors…

— Mais, interrompit Sylvère, je n’ai pas le temps d’attendre.

— Pourquoi ? L’argent, n’est-ce pas ? Ce n’est pas une question, ou elle est si facile à résoudre ! Combien vous faut-il ?

Elle balbutia :

— Merci. Je ne puis pas accepter.

— Une avance ?

— Et si mon prochain roman ne vous plaisait pas, ou ne vous plaisait plus, comme celui-ci, que vous aviez d’abord accepté ?

Il se mit à rire :

— Vous m’en voulez ? avouez-le.

— Non, j’ai de la peine, simplement.

— Cela vous va joliment bien d’avoir de la peine ? Vous êtes adorablement belle ! Allons, ne vous fâchez pas et soyez raisonnable. Je ne demande pas mieux que de vous obliger, vous le savez bien !

Sylvère crispait ses mains dans son manchon ; elle en déchiquetait la doublure satinée, mais elle parvenait à demeurer assise, calme, le regard tranquille.

Alors de Labut se mit à parler de choses diverses, étrangères à leur sujet. On eût dit que Sylvère était là pour une visite banale. Cependant, comme elle répondait rarement, il bavardait beaucoup, à l’étourdie. Elle qui n’avait qu’une pensée, et si douloureuse, il l’obligeait à paraître s’intéresser à son verbiage. Et, quelquefois, d’un sourire pâle, elle lui répondait, mais si oppressée que son souffle court lui battait rapidement la gorge.

De Labut ne pouvait pas ne pas s’apercevoir de cette torture. Même on eût dit qu’il en calculait l’effet et en mesurait la puissance nerveuse.

Tout à coup, il dit, après une adroite transition sur l’art pictural :

— Je parie que vous ne connaissez pas le portrait d’Alfred de Musset par Delacroix ?

— Non, répondit Sylvère, d’un air poliment intéressé.

— Oh ! c’est une merveille. Il date de la même époque que celui de George Sand, également par Delacroix. Mais il est plus inconnu. Le portrait de Mme Sand est chez M. Turmal, qui voudrait bien celui-ci ; mais je ne m’en séparerai a aucun prix. Voulez-vous le voir ? Il est là.

Et de Labut s’était levé.

— Je veux bien, répondit Sylvère, résignée.

Il ouvrit une porte, au fond de son cabinet et, s’effaça pour faire passer Mme du Parclet.

Elle hésita, visiblement, mais d’un arrêt très court, et, bravement, elle passa.

Derrière elle, en souriant, de Labut ferma la porte.

Ils se trouvèrent sur un palier intérieur.

Avec une vivacité qui ne laissa pas à Sylvère le temps de s’étonner, il ouvrit une porte en face et, cette fois, il passa le premier en disant gaiement :

— Je vous demande pardon, mais c’est pour ne pas vous promener par toute la maison, Ayez l’obligeance de m’attendre ici, je vais vous le chercher.

Ici, c’était un petit salon obscur, meublé d’un divan rouge, de quelques fauteuils, d’une table, d’un buffet-bibliothéque garni des numéros de la Revue. Les volets étaient à demi fermés, et les grands rideaux sombres de la fenêtre s’écartaient à peine sur des vitres peintes. De Labut fut assez longtemps absent. Enfin, il revint portant le cadre carré d’un portrait en buste qu’il posa sur le divan.

Sylvère fut prête à s’écrier :

— Ce n’est pas Musset, c’est Chateaubriand !

Elle ne reconnaissait pas le poète des Nuits.

Mais il la prévint, lui donnant des explications, s’efforçant de l’intéresser à cette toile, de l’entraîner dans une discussion. Même il s’assit sur un coin du divan. Il s’installait ; Sylvère, n’ayant pas l’air de voir le fauteuil qu’il avait poussé derrière elle, demeurait debout.

En causant, elle fit quelques pas vers la sortie. Alors il se leva vivement. Comme si elle avait peur, elle marcha plus vite. Ils arrivèrent ensemble devant la porte restée ouverte ; mais, avant qu’elle ne l’eût franchie, il allongea le bras et, ayant refermé le battant, il poussa rapidement le verrou. Puis, comme elle se jetait sur cette porte pour la rouvrir, il lui saisit les deux bras et la retourna vers lui.

Elle le regardait, fulgurante, les dents serrées, les poignets raidis ; et, tout de suite, elle devint très pale, car il resserrait son étreinte, et elle se sentait impuissante à se défendre de la brutale vigueur de cet homme, encore exaspéré par l’audace même de son attaque. Il l’avait prise au piège, il ne la lâcherait pas ; elle sentit des hurlements de rage et d’épouvante lui monter à la gorge.

La voix basse, sifflante, elle lui dit, en haletant :

— Lâchez-moi, ou je crie !…

Il ricana, lui écartant les bras.

— Vous pouvez crier, personne ici ne vous entendra.

Et il se pencha sur son visage, cherchant sa bouche.

D’un coup de hanche, elle se mit de profil, le poussant de l’épaule, laissant son bras se tordre à craquer. Pour l’enlacer, il lâcha ce bras et la prit au buste. Alors, de sa main libre, elle défendit ses lèvres, et parlant au travers :

— Lâche !… Bandit !…

— Je vous aime ! Il y a trop longtemps que je vous veux.

— Belle façon pour se faire aimer d’une femme !

— Il n’y en a point d’autre avec vous.

— Qu’en savez-vous ?

Sylvère, brusquement, venait de penser à Louise qu’elle appelait mentalement à son secours.

Par une mystérieuse correspondance d’âme, ce secours lui était-il venu ? Soudain elle comprit qu’il lui restait peut-être une chance pour se sauver. Que n’eût-elle pas dit ? que n’eût-elle pas promis ? pour voir s’écarter d’elle ce visage enflammé de luxure et se dénouer cette étreinte de bête de proie.

Héroïquement elle adoucit ses yeux d’or et les leva sur l’homme, en souriant.

Il balbutia :

— Serait-il possible ?

— Hé ! dit-elle, avec un mouvement pour se dégager, je ne suis pas de bois, ni de fer, comme vous paraissez le croire, car vous me brisez, je vous assure !

— Oh ! pardon ! fit-il, en desserrant un peu, très peu, son enlacement.

— Mais, reprit Sylvère, encouragée, rien ne me glace comme les brutalités.

— Oh ! si j’étais certain, commença de Labut…

— De quoi ?

— Que l’on pourrait vous plaire.

— C’est déjà quelque chose si l’on ne déplaît point.

— Ce n’est pas assez.

— Vraiment ! pour commencer ? Vous êtes exigeant.

— Non. Je sais être patient lorsque j’espère.

— Alors… patientez.

— Bien vrai ?

— Qu’ai-je dit ? vous êtes insupportable !

Elle lui donna une tape amicale sur les doigts qui lui pétrissaient la taille, et il les retira.

Puis, tout de suite :

— Eh bien, dit-il, un baiser seulement, et…

— Et ?…

Elle riait tranquillement.

— Et… j’attendrai.

— Serez-vous sage, au moins ?

— Je serai à vos genoux ; m’y voici !

— Plus de surprise, plus d’assaut ?

— Rien… mais vous m’aimerez ?

— Faites-vous aimer.

— Que faut-il faire ?

— Hé ! monsieur ! vous ne m’avez seulement pas fait la cour !

— Oh ! si j’avais su !… Si j’avais pu croire… Je suis impardonnable, mais pardonnez-moi, je réparerai… Vraiment, je croyais que vous me repousseriez toujours… Alors, ma foi ! vous êtes si belle !

— Fi ! Du bonheur volé !

— C’est vrai ! Oh ! qu’il sera doux celui que vous me donnerez !

— C’est bon, c’est bon, ouvrez cette porte, enjôleur !…

— Mais vous reviendrez, charmeuse ?…

— Certainement, mon cher directeur. N’avons-nous pas à travailler ensemble ?

Elle riait.

— Vous êtes un ange !

— En attendant, bonsoir.

Lentement, sans en avoir l’air, elle ôtait le verrou, ouvrait doucement la porte, en le tenant sous son regard riant, prometteur.

Mais il s’aperçut de la manœuvre et la rattrapa comme elle se glissait dehors.

— Eh bien ! et ce baiser ? Je ne vous tiens pas quitte.

— Un marché alors ? Il vous faut des arrhes ?

— Non, dit-il, vaguement soupçonneux, mais une preuve que je ne vous déplais pas trop. Il la retenait, méfiant, lui serrait les coudes et la sentait trembler.

Et, du genou, il barrait la porte.

Une rougeur intense empourpra Sylvère ; son courage l’abandonnait. Mais cette défaillance même la servit.

— Laissez-moi, murmura-t-elle, les yeux demi clos, en détournant sa tête, qui, de dégoût penchée, donnait l’illusion d’un spasme.

— Alors, à bientôt ? entendit-elle, bas, tout près de son oreille, dans un souffle ardent qui devint un baiser.

Et elle balbutia, demi morte :

— À bientôt ?…

Il la lâcha ; elle descendit, en trébuchant, les premières marches d’un escalier qui commençait tout près de la porte, sans songer qu’après être entrée par les bureaux, devant tous les employés, elle s’en allait par la porte dérobée !

Mais elle n’avait qu’une pensée : s’échapper, fuir. Et dès qu’elle aperçut le jour de la rue, un grand cri sourd râla dans sa gorge.

Elle traversa en courant le vestibule, la cour d’entrée, se jeta vers la voiture où Mme de Bléry l’attendait en lisant. Le valet de pied n’avait pas eu le temps de se précipiter qu’elle avait ouvert la portière et s’engouffrait, épouvantant Louise.

— Qu’y a-t-il ? Tu me fais peur ! Sylvère !

— Emmène-moi vite !…

— À l’hôtel, cria Mme de Bléry.

Et la voiture roula.

— Ma petite Sylvère ! Il ne t’est rien arrivé, dis ? Oh ! réponds, je t’en supplie.

— Non, rien, laisse, j’étouffe. Je voudrais crier, je voudrais tuer !… Le misérable ! J’ai dû promettre, j’ai dû jouer l’infâme comédie, pour échapper à l’outrage.

Et elle raconta à Louise le piège où de Labut avait tenté de la prendre.

— C’est une fière canaille, tout de même ! gronda Mme de Bléry. Ma pauvre petite, quelle belle peur tu as dû avoir !…

— Tiens ! murmura Sylvère, écoute.

Et, dans un silence, les coups violents, désordonnés des battements de son cœur s’entendirent, comme les heurts du volant d’une machine détraquée. Et Sylvère haletait, blême, avec du sang aux yeux.

— Allons, allons, calme toi… si j’avais su !

— Oh ! que j’ai mal ! geignit doucement Sylvère.

Louise l’appuya tendrement sur son épaule, effrayée de ce bouleversement physique et s’étonnant un peu d’une sensibilité si délicate, qui n’éveillait pas seulement une répugnance morale, mais une révolte matérielle de tout l’être ainsi brutalement convoité.

— Tu n’as pas de chance avec les hommes, ma pauvre chérie. L’amour que tu leur inspires te gâtera à jamais l’amour.

— Oh ! l’horreur ! balbutia Sylvère ; toujours leurs désirs, toujours le même éternel assaut, toujours cette faim bestiale qui les jette sur vous la bouche ouverte, la morsure aux dents ! J’aimerais cent fois mieux être enfermée avec des fauves, sentir leurs griffes déchirer ma chair et voir mon sang couler. Proie pour proie, je préférerais apaiser la faim de ceux-ci que la luxure des autres ! Pouah !…

Et puis une fièvre la prit ; et en arrivant à l’hôtel, elle délirait. Mme de Bléry l’installa chez elle où, du moins, Sylvère fut tendrement soignée.

Elle s’abandonna vite, avec une grande douceur, à l’autorité affectueuse de Louise ; et ces quelques semaines de maladie lui apportèrent un véritable apaisement.

Louise n’eut pas de peine à obtenir de s’occuper un peu des affaires courantes de son amie. Chaque matin Janie apportait le courrier de la veille et Mme de Bléry rapidement le parcourait, tandis qu’agitée ou engourdie, Sylvère suivait d’un regard vague le mouvement des doigts prestes qui dépouillaient une lettre de son enveloppe, la tournaient, la retournaient, la classaient, ou la jetaient, quelquefois sans rien dire. Ensuite, vite installée, devant une table au pied du lit, Louise expédiait quelques réponses.

Si, parfois, Sylvère, plus lucide, murmurait :

— Qu’est-ce ?

Louise la priait de se taire, de ne songer à rien, de se laisser vivre.

Elle ajoutait :

— Tu retrouveras tout cela plus tard.

Et Sylvère, très heureuse, refermait les yeux.

D’ailleurs, les sentiments de Paul paraissaient s’être modifiés depuis cette crise. Apitoyé sans doute, et respectueux de cette douce malade, aussi quelque peu rabroué et sermonné par Louise, il se montrait plus tendre, attentif, d’une câlinerie presque paternelle avec elle.

Et Sylvère se reprenait, dans ses longues songeries des nuits sans sommeil, à l’espoir d’une existence à peu près heureuse, si Paul y consentait, dans le charme d’un amour très pur et la paisible attente d’un bonheur plus parfait, certain dans l’avenir.


Même en un lit d’hôpital, certaines maladies sont douces, aimables, qui, ayant obscurci la pensée, la gardent comme sous un voile. L’être engourdi végète, ainsi qu’une plante, retenu sur sa couche, comme elle par ses racines adhère au sol et se meut seulement de ses feuilles et de sa fleur, qui sont comme une tête alourdie et des bras lents.

Ce malade s’inquiète presque uniquement du soleil qui frappe sur les vitres de la serre chaude où on le tient et de la nourriture légère qu’il absorbe, sans goût, mais avec une délectation d’instinct. Il a oublié ses origines, le temps écoulé depuis qu’il est né ; sa forme même, devenue imprécise, dans l’allongement sous la blancheur des draps, lui échappe. Il existe certainement, mais beaucoup moins qu’un animal libre, pas beaucoup plus qu’un roseau sur la rive.

Et il n’a gardé de la vie que ce qu’elle a de plus doux : l’existence d’un être sans conscience, sans pensée, sans responsabilité, sans devoir.

. . . . . . . . . . . . . . .


— Maintenant que te voilà hors d’affaire, dit un matin, à Sylvère, Mme de Bléry, causons.

Sylvère soupira, se redressa avec un regret de quitter l’attitude paresseuse qu’elle avait sur la chaise longue, et son air résigné, dolent, disait encore l’ennui profond qu’elle éprouvait à se remettre à vivre.

C’était fini l’endormement si doux de ces dernières semaines dans l’oubli des cruelles obligations de la vie. Le repos de l’étape était terminé : il fallait à nouveau boucler son sac, se lever et partir.

— Allons, dit-elle, en passant la main sur son front où revenait le pli des pensées lourdes, raconte ; je ne sais plus rien.

Louise la regarda du coin de l’œil, scrutant jusqu’où pouvait bien aller cette indifférence et cet oubli des choses ; car elle redoutait justement d’être blâmée par Sylvère, du moins sur un point de sa gestion.

— Alors, reprit-elle, si tu ne sais rien, cela va bien. Je vais t’apprendre que ton roman…

Sylvère tressaillit.

Louise appuya :

— Ton roman, Roses d’adieu.

— Eh bien, quoi ?

Louise feignait de feuilleter attentivement des lettres. Après un temps elle prit enfin celle-ci et elle lut :

« Chère madame, ma résolution est, maintenant, bien arrêtée ; et je viens vous prier de me retourner le manuscrit de Roses d’adieu, dans son entier ; nous aurons quelques changements à vous proposer, et vous prendrez naissance dans le numéro du 15 mai. Pour faire marcher les choses plus promptement et être plus certains de passer à l’heure dite, si vous le pouvez, veuillez passer, vous-même, à la Revue demain, vers deux heures.

« Votre dévoué,

« De Labut. »


— Le misérable ! cria d’abord Sylvère.

Puis, au bout d’un instant :

— Le 15 mai ? Ne sommes-nous pas en juin ?

— Le 2 juin, oui, ma mignonne. Et… le deuxième numéro de ton roman a paru hier.

Sylvère la regarda sans comprendre.

— Tu dis ?

— Allons, reste calme, je te prie. Ce qui est fait est fait. Cette lettre arriva chez toi le lendemain du jour où… tu tombas malade. Il m’était impossible de prendre ton avis, tu délirais. Mais tu penses bien que je trouvais l’occasion trop belle pour ne pas en profiter. Je répondis à ce personnage moi-même, lui envoyant ton manuscrit, le remerciant de sa décision et lui apprenant le mal subit qui te retenait chez moi, couchée, et… assez gravement atteinte. Je me mettais à sa disposition, c’est-à-dire mon frère, pour revoir les épreuves ; et j’insérai dans ma lettre le dernier bulletin, inquiétant, rédigé par les deux médecins…

Sylvère l’interrompit violemment.

— Et tu ne voyais pas que sa lettre était le résultat de l’abominable scène de la veille. Le prix du marché !… Il payait d’avance !… Et tu as souscrit aux conditions en acceptant cette publication ? Tu as fais cela, toi qui savais !…

— Je ne savais rien du tout vis-à-vis de lui, ma chère. Et j’ai agi comme si je ne savais pas, voilà tout.

— Mais je le lui aurais refusé mon manuscrit, avec indignation, maintenant que j’étais tirée de ses griffes. D’ailleurs ne vois-tu pas qu’il me donnait rendez-vous pour le lendemain.

— Oh ! il ne perdait pas de temps, c’est vrai ; mais quoi ! Puisque tu n’y es pas allée à ce rendez-vous et que ton roman a paru, tout est pour le mieux ! La Providence s’est mise de la partie en t’envoyant une bonne fièvre. Vas-tu chicaner la Providence maintenant ?

— Ne raille pas, je suis désespérée ! Tu penses bien que je n’y remettrai plus les pieds, là-bas !

— Pourquoi ? Dans les bureaux simplement, et avec moi, si tu veux. D’ailleurs, rien ne t’oblige… Tu vas partir pour la campagne.

— Moi ?

— Toi-même et tout de suite. Quand ta convalescence sera achevée, c’est-à-dire quand ton roman aura fini de paraître, qu’il sera réglé, payé — je m’en charge — tu rentreras dans ta bonne ville de Paris avec de nouvelles forces et de la copie prête à offrir… ailleurs qu’à la Revue des Universités. Et, à ce propos, voici une autre lettre du nouveau directeur d’un grand journal qui te rappelle ta promesse pour un roman…

— José de Meyrac ! exclama Sylvére avec une vivacité si grande et un tel rayonnement du visage que Louise la regarda, stupéfaite.

— Oui, José de Meyrac ! Je te demande pardon, mais je ne savais pas ?

— Que ne savais-tu pas ?

— J’ai dû lire toutes tes lettres…

— Certes. Je t’en avais priée.

— Eh ! bien, j’ai regretté d’avoir ouverte celle-ci, un peu plus… confidentielle que les autres.

— Je n’ai rien à cacher.

— Toi, peut-être ; mais lui ?

— Que dit-il donc ?

— Tiens, lis… Des expressions d’une tendresse…

— Très dévouée et très platonique, acheva Sylvère résolument.

— Un petit saint, quoi ! saint José de Meyrac !

— Moque-toi.

— Non ; mais il faut être en bois pour t’aimer comme tu le désires ! Alors je pense aux saints dans leurs niches.

Sylvère lisait, l’œil mi-clos, très brillant sous la frange des cils, et Louise songeait :

— Elle et mon frère ne sont pas faits l’un pour l’autre ; comment tout cela finira-t-il ?

— Brave cœur, murmura Sylvère en repliant lentement la lettre de José, et toute perdue dans un rêve que Louise interrompit très doucement :

— Sais-tu que tu es plus candide encore qu’on ne se l’imagine, ma petite Sylvère ? Ainsi tu crois bonnement que José de Meyrac, plus qu’un autre, est capable de t’aimer pour l’amour de l’art, sans désir, sans une espérance plus ou moins lointaine ?

— J’en suis sûre : je lui ai tout avoué.

— Tout quoi ?

— Eh bien, mais, mon engagement avec Paul !

— Lui as-tu dit que tu aimais Paul ?

— Certes !

— Et il continue à t’enguirlander, à brûler, comme un encens, toute sa poésie à tes genoux, à te bercer dans les tristesses languides de ses très respectueux regrets, et tu ne t’aperçois pas, naïve ?…

— De quoi donc ?

— Mais, qu’il espère plus que jamais, ma très chère ! Où prends-tu qu’un homme, du caractère et du tempérament de Meyrac, soit capable de perdre son temps auprès d’une femme de laquelle il n’attend rien, ni dans le présent, ni dans l’avenir ?

— N’est-ce rien, qu’une amitié comme la nôtre ?

— Tiens, tu es adorable ! Et je comprends que tu fasses tourner la tête aux hommes qui t’approchent. Tu appartiens à cette catégorie d’enjôleuses que j’ai vu fort exactement étudiées quelque part, à peu près de la façon que voici : « Des femmes très pures, il se dégage comme une attirance d’amour. L’inconscience de leurs mouvements, de leurs attitudes, les rend follement dangereuses, car elles rappellent, étant femmes, toute l’innocente candeur de l’enfant. Elles troublent par la clarté, la naïveté de leur rire ; elles pleurent comme un bébé que l’on gronde ; elles ouvrent tout grands leurs yeux naïfs avec l’étonnement serein de l’enfantelet à qui l’on conte une histoire. Elles ont des gamineries de gestes vifs, des envolées subites, des câlineries mignardes de leur tête couchée sur l’épaule, tandis que leurs petits doigts s’écarquillent en l’air, dans une explication au milieu de laquelle elles s’embrouillent. Ces femmes-enfants et qui demeurent adorables d’ingénuité jusque sous leurs cornettes de grand’mères, sont d’autant plus dangereuses qu’elles n’ont aucune conscience de leur charme si subtil, disons même si pervers ; car l’amour-folie qu’elles inspirent s’adresse, en même temps qu’à leur féminine beauté, à la grâce attendrissante et si étrangement troublante de l’enfant qui est demeuré en elles… »

Te voilà portraiturée de la tête aux pieds, ma chère Sylvére ; et si tu te voyais en ce moment, tu mourrais de rire tant tu ressembles, toute pâlote encore et toute ébouriffée, avec tes cheveux dans le dos et ton peignoir froncé comme un sarrau, à une grande pensionnaire boudeuse.

— As-tu fini de dire des bêtises ? Il n’y a qu’une chose de vraie dans ton histoire, c’est mon épeurement et mon étonnement de la vie ; c’est la crédulité, sotte à mon âge, qui me rend la dupe de tous, et surtout mon incapacité de croire au mal ; c’est mon impuissance à me défendre et à me venger. Comme une enfant, en effet. Et c’est triste, pour une presque vieille femme sur qui pèsent tant de devoirs et tant de fardeaux.


Le train de Bretagne allait partir. Sur le quai, devant un compartiment déjà occupé par Janie, se tenaient groupés, très près les uns des autres, Sylvère, Paul et Louise. Émus, ils parlaient bas.

Sylvère, dans son long manteau gris, paraissait devenue tellement frêle qu’elle apitoyait. Sa belle apparence de santé un peu campagnarde, si fraîche et comme fleurant l’air embaumé des landes fleuries, avait disparu. Une coulée de fièvre demeurait sous ses yeux battus, sous sa peau chaude d’une pâleur de morbidesse et d’énervement. Paris avait donné son coup de dent meurtrier à la robuste et saine plante sauvage qui, maintenant, s’étiolait.

Et Louise la renvoyait aux champs, au vert, passer l’été, boire de la brise de mer.

Paul aussi insistait pour ce départ, très affectueux, mais tranquille. Et tous les trois, en ce moment, unis dans une tendresse calme, éprouvaient la même douce mélancolie à l’approche de cette séparation qui devait durer plusieurs mois.

Un serrement de cœur, plus triste, oppressait Sylvère ; mais elle le dissimulait, voulant paraître aussi vaillante que Paul. Toutefois, elle le regardait fréquemment, avec une interrogation muette, inquiète, dans ses yeux mouillés. Mais il lui souriait, tendrement, l’exhortait, la conseillait ; et elle se laissait renvoyer, n’osant pas trop se plaindre, d’ailleurs : n’allait-elle pas retrouver sa fille, sa chère petite Lili qui l’appelait si ardemment ? Elle aurait eu honte de pleurer ; et cependant, elle sentait venir les larmes.

— Tu nous écriras ? répétait Louise, à cette dernière minute, où l’on ne trouve plus une parole, où l’on voudrait dire des choses, lesquelles demeurent confuses, ne se précisent pas ; et l’on cherche à se les rappeler dans cette anxieuse sensation du temps qui passe, de l’heure qui fuit. On souffre tant que l’on souhaite presque que cela s’achève, que le train soit loin. C’est comme l’agonie plus douloureuse que la mort ; et on songe à la délivrance dans l’irrémédiable.

Louise avait du chagrin, plus qu’elle n’en montrait, plus qu’elle ne l’eût avoué ; elle aimait Sylvère, elle aimait Paul, et elle pressentait un lendemain douloureux, auquel elle ne pouvait rien, devant laisser s’accomplir les logiques et obscures destinées.

Paul recommençait :

— Vous nous écrirez tout de suite ?

Et l’heure avançait. La bousculade des voyageurs les heurtait ; mais ils reprenaient leur attitude, l’un près de l’autre, les mains serrées, le regard noyé, avec des silences.

La cloche sonna :

— Allons, dit Louise, monte, installe-toi, tâche de dormir…

— Au mois de septembre alors ? murmura Sylvère.

— Tu embrasseras Lili… de ma part, reprit vivement Louise.

— Et de la mienne, continua Paul. La chère petite !

Sylvère n’osa pas pleurer.

Elle se jeta dans les bras de Louise qui frissonna, sentant trembler tout le corps de la pauvre femme. Par-dessus la tête inclinée de Sylvère, elle regarda Paul, presque durement, avec un mouvement de ses lèvres.

Et Paul, prenant Sylvère aux épaules, la détacha de Louise et l’appuya sur sa poitrine en lui baisant tendrement les cheveux.

Sylvère balbutiait :

— Vous ne m’oublierez pas ?

— Jamais !

Puis, tout bas, il reprit :

— Et… si vous voulez… m’aimer, appelez-moi, j’irai vous retrouver là-bas !… Nous serions si heureux ! Le voulez-vous, Sylvère ?

Il l’étreignit plus fort :

— Veux-tu ?

Alors elle sanglota, mais ne répondit pas.

— Au revoir donc ! dit-il plus haut.

Il l’aida à monter en wagon. Les employés fermaient les portières ; le train sifflait.

Sylvère s’appuya à la fenêtre, tenant dans ses mains le bouquet de roses blanches que Paul lui avait porté à la gare. Et quand le train se prit à filer, elle se pencha, agitant les fleurs, dont la tache claire remua, diminuée, jusqu’à ce qu’elle se perdît sous l’arche d’un pont.

Alors, Paul pirouetta, regarda l’heure au cadran et dit à Louise :

— Fichtre ! nous dînerons tard. Dépêchons.

Elle le suivit, monta dans son coupé et, à Paul qui entrait après elle :

— Tu dînes avec moi, n’est-ce pas ?

— Impossible, merci.

— Comment, Paul, tu me laisses seule, ce soir, où j’ai de la peine ?

— Je le regrette ; mais on m’attend.

— Envoie un télégramme.

— C’est impossible, je te le répète ; je me suis formellement engagé.

— Tu savais cependant que Sylvère partait aujourd’hui.

— Eh ! bien ?

— Paul ! c’est mal. Tu n’aimes plus Sylvère.

— Tu crois ?

— Ne le prends pas sur ce ton. Sylvère est malheureuse. Elle t’aime.

— À sa façon, peut-être !

— Alors ?

— Alors, je me sens admirablement libre de faire de moi ce qu’il me plaît. Et je n’ai aucun goût pour la vie triste, moi ! Je ne suis pas un quintessencié, un rêveur à la lune, un tortionnaire des sens au profit de l’âme, comme les jeunes idiots du moderne psychique. Ton amie est charmante, mais…

— Tu ne l’aimes plus ?

— Elle ne m’aime pas. Voyons, ose me dire qu’une femme réellement amoureuse aurait vécu deux années, bientôt, comme nous vivons, avec tant d’occasions et de tentatives sérieuses de ma part, sans tomber dans mes bras ? C’est invraisemblable : car la femme même qui n’a pas de sens a des nerfs, elle a des sensitivités, des défaillances, des oublis de soi-même, en des situations attendrissantes. Une femme qui aime est prise, quelle qu’elle soit. Veux-tu toute ma pensée ? Sylvère se trompe quand elle croit m’aimer ; je ne la trouble pas. J’ai pu lui plaire à une heure de sa jeunesse inconsciente, et ce souvenir seul l’attache à moi. Elle est très tendre, d’ailleurs, et un besoin d’affection lui a fait accepter l’amour que je lui offrais et qu’elle croyait me rendre, mais ce n’est pas moi qui la ferai jamais se pâmer, je te le jure. Ce n’est pas moi qui serai le mâle vainqueur de cette féminité délicate et subtile. J’aurai beau jouer de la guitare sous sa fenêtre, ce n’est pas à moi qu’elle l’ouvrira ; je ne sais pas les chansons qui lui plaisent.

— Tu as pourtant un joli répertoire si j’en crois tes conquêtes.

— Bah ! on ne sait jamais tout.

— Tu ne sais même pas que Sylvère est très changée depuis quelque temps au point de vue… physiologique qui t’intéresse.

— Si, j’ai cru, je m’étais aperçu d’un certain état nerveux tour à tour et languide…

— C’est-à-dire que cela commençait à m’inquiéter, et si j’ai pressé son départ…

— Merci : c’est à mon intention ?

— Peut-être !

Louise, finement, regardait Paul ; mais il la surprit :

— Tu peux m’aguicher. C’est fini, vois-tu ; je n’espère plus. Il est possible que Sylvère, dans la floraison de ses trente ans, se réveille enfin, sous l’aiguillon de la chair, mais elle en souffrira davantage et ce sera tout. Car son cas se complique d’une incapacité morale de comprendre la grandeur et la sublimité de la chute. La passion restera éternellement pour elle « la faute ». Et Sylvère a la religion, que dis-je ? la bigoterie du devoir.

— À moins que… commença Louise.

— Tu dis ? Allons, achève.

— Mon Dieu, je pensais tout simplement qu’il se pourrait peut-être que Sylvère rencontrât quelque jour le… virtuose qui saurait chanter sur sa guitare les chansons qui lui plaisent, et que tu ne sais pas.

Paul leva les épaules :

— Tu ne la connais guère : elle m’a donné son cœur, sa foi, elle me gardera tout cela, pieusement, et quand même !

— Eh bien ! et toi ?

— Moi ?

Paul sonna pour arrêter la voiture devant le Café Anglais.

Et, descendant, il chantonna :

— « Moi, j’en ferai de même. » Adieu, à demain. À l’hôtel, n’est-ce pas ?

— Non, répondit Mme de Bléry, au télégraphe, d’abord.

Elle descendit et adressa cette dépêche au baron Brelley : « Ce soir ».



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Les notes sur l’existence de Sylvère du Parclet pendant ces trois mois, passés partie dans un couvent, partie dans une maisonnette en pleine lande, presque au bord d’une falaise, près de Vannes, sont brèves, sans lien : à peines des bornes espacées sur sa route cruelle, indiquant le chemin suivi ; et, çà et là, comme un écho des cris jaillis de son âme tourmentée.




À Madame de Bléry.

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— … Quant à Lili, elle m’inquiète de bien des façons… C’est une étrange petite fille, j’allais dire petite femme.

Elle approche de l’âge critique et tout son être se détraque. Ce qu’elle ressemble à son père !… J’ai bien peur ! Certes oui, elle sera jolie, trop ! La voici jetée dans une ferveur de dévotion effrayante. Elle couche étendue sur un petit crucifix qui s’imprime en creux sur tout son corps. Ne s’est-elle pas avisée de se percer les mains avec une épingle ! Et aucun moyen de l’empêcher de faire ce qu’elle veut ; elle tombe dans des crises si dangereuses qu’il faut lui céder.

Les médecins espèrent que cela passera quand certaines choses seront survenues. Mais quel souci !

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Oui, Paul, m’écrit des lettres très douces. Il est devenu calme, patient. Quelquefois même je trouve… Mais je ne veux pas me montrer déraisonnable et me plaindre d’une sagesse que j’ai exigée ; cependant, parfois ses lettres me laissent triste !… Nous sommes si incohérentes, pauvres femmes, c’est à pleurer sur soi si l’on s’écoutait penser…

Certes, je travaille, et beaucoup. J’aurai bientôt fini mon roman pour le journal de Meyrac ; ce sera mon budget pour ma rentrée à Paris. Mais après ?… Encore tourner la roue, encore moudre cette mauvaise farine qui donne un pain si amer ! Ah ! si tu savais comme j’envie les pauvres ouvrières qui tirent l’aiguille, du matin au soir, en ne songeant rien !

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À Paul.

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Je ne sais pas si je vous répondrai demain ; j’ai envie de bavarder et cela me met en défiance. Si vous ne recevez, par le prochain courrier, qu’un petit mot bien court, c’est que je vous en aurais beaucoup trop dit pour oser vous le laisser lire. Bonsoir, à demain. Toujours vôtre.

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Je vous ai i annoncé hier une grande lettre, et voici que je n’ai plus envie d’écrire. J’ai tant pensé et phrasé dans ma pensée, les longues pages que je voulais vous répondre !… Il me semble qu’elles sont parties, que vous les avez lues, et, déjà même, j’en attends la réponse. Si vous pouviez lire en moi !

Le sais-je, moi, comment je vous aime ? Est-il donc tant de façons d’aimer ?

Savez-vous que vous m’adressez une embarrassante question ? Vous me dites : « Si j’étais, physiquement, autrement que je ne suis, m’aimeriez-vous ? » Ma foi, je n’en sais rien. Peut-être ! Car enfin, on n’aime pas uniquement pour telle forme ou telle couleur !

Je crois que l’attirance, pour moi, est toute intérieure, et que vos cheveux seraient noirs et vos méchants yeux moins bleus, si vous m’aimiez comme je veux, je vous aimerais tout de même.

Je n’ignore pas que certaines femmes ont des « types » de prédilection ; c’est peut-être ce que vous cherchez à savoir. Eh ! bien, moquez-vous, mais je n’en ai point. Je trouve le blond plus joli que le noir ; mais je sens très bien que je trouverais le noir exquis si l’âme paraissait être… blonde. Voilà.

Mon « moi » réclame bien davantage son appareillement idéal que son accouplement matériel. Si les séductions ont échoué sur moi, — et je n’en tire vanité aucune — c’est que je suis peu ou pas accessible aux tentations physiques d’aucunes sortes. Ainsi, je souffre à peine des privations qui rendraient d’autres femmes horriblement malheureuses. Nulle gourmandise, aucun plaisir du goût ne me tente, et j’ai cependant le palais très délicat. Je sens, mais je ne désire pas la sensation. Comprenez-vous ?

C’est difficile ; car, avec cela, je souffre de mille misères et endurances. Je crois, pour conclure, que je dois avoir quelque horreur pour les joies physiques. Tandis que je suis molle comme une chiffe et tout de suite vaincue en présence d’une émotion purement cérébrale : un beau vers, une belle harmonie, un effet d’art, me serrent la gorge et je pleure, je tombe en défaillance.

J’ai toujours redouté la griserie d’art comme la plus dangereuse pour moi. Il est tel chef-d’œuvre, telle musique que je ne voudrais voir ni entendre seule… avec vous. J’éprouve des jouissances intellectuelles si vives, si aiguës, qu’il me semble parfois que mon esprit a des sens.

En revanche, le matériel me glace. Je n’arrive pas à comprendre la possibilité des pâmoisons amoureuses dans le détail choquant et presque grotesque qui les provoque et qui les suit. Tenez, les seules amours qui me charment, ce sont celles qu’on nous montre au théâtre, dans le décor. Ah ! le décor, mon ami ! Tout est là ! Dans la poursuite de l’illusion, de l’au-delà, du rêve !...............

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Ô mer, ô charmeuse, ô magicienne par qui mes rêves s’éploient et s’engourdissent mes douleurs !

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Une mer calme, moirée, platement étendue, jusqu’à l’horizon lointain marqué d’une ligne droite, sous le ciel qui la touche, uni comme elle, est un spectacle morne et qui endort.

Et ce calme revêt cependant une grandeur troublante, quand le regard peut embrasser une immense coulée, un vaste lambeau de mer, immobile et bleu ainsi qu’un ciel tombé, et cela dans le grand silence des nues, comme, par exemple, du haut d’une falaise très haute, à pic sur cette immensité.

Là, seulement, on peut ressentir, autant qu’il est donné à nos sens de le percevoir, la sensation de l’infini.

On conçoit la notion de l’âme errante dans l’espace. Un besoin de planer vous emporte. Un désir inconscient vous fait tendre les bras, comme si l’on ouvrait des ailes pour prendre un essor calme dans cette solitude infinie où règne l’éternelle paix.

À ces hauteurs, et, dans ce silence lumineux des espaces, la pensée s’affine, en même temps qu’elle devient la dominante de vos sensations. On ne vit plus que par la puissance de l’idée contemplative ; le corps allégé se tait. Et un bonheur inexprimable enveloppe l’être conquis à ce prélude de dématérialisation.

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Le cri d’une mouette, la chute d’un peu de cette terre rouge qui zèbre de laque les rocs crayeux de la falaise, le bourdonnement d’une mouche, un coup de vent qui vous frôle et vous jette, en passant, des mots mystérieux, en voilà assez pour composer une symphonie qui complète l’idéale volupté dont tout l’être frémit et vibre.

Cependant, pour fleurir les herbes, des grappes de coccinelles s’y suspendent en boutons : leurs rouges élytres s’écartant pour l’envolée semblent l’éclosion subite d’une fleurette sanglante.

Et, comme des papillons blancs, les voiles des pêcheurs rasent le flot lointain.

Baignés dans cet azur et dans ces cercles de lumières diffuses, les yeux, où toute vie est montée, se pâment dans des délices de clartés. Ils se pâment et la rosée qui féconde l’âme coule de leur prunelle extasiée.

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À Mme de Bléry, trois dépêches de Sylvère :

« Lili a une méningite. »

« Ma fille est perdue. »

« Mon enfant est morte. »


Mme de Bléry à Paul Ruper :

— Mon cher Paul, je t’ai excusé de mon mieux auprès de Sylvère, mais la tâche était pénible et malaisée. Ta place, à cette heure cruelle, était près d’elle.

La malheureuse femme est à faire pitié. On dirait qu’elle a tout perdu en perdant son enfant ; elle se sent bien, désormais, seule sur la terre. Ton absence l’a achevée. Je crois qu’elle aurait mieux reçu nos consolations si tu avais été là. C’est presque une grâce du ciel que cette pauvre petite fille soit partie maintenant. Elle n’était pas viable, moralement. Mère Saint-Louis de Gonzague a fait une belle œuvre en la gardant jusqu’au bout. Lili est morte comme une possédée, hurlant, blasphémant, injuriant tout le monde autour d’elle, car elle s’est vu mourir et ce diabolique paquet de nerfs voulait boire la vie et s’y cramponnait. Elle l’aurait bue jusqu’à la boue.

Sylvère, sans bien comprendre tout cela, a deviné, à notre soulagement, une partie de la vérité. L’épouvante s’en est mêlée. Dans un autre milieu que ce couvent, parmi ces sœurs prosternées, ces enfants, vêtues de blanc, semant les lis autour de la petite morte, ces murmures de prières, ces envolées d’encens, ces sonneries argentines des clochettes de la chapelle, tout ce décor apaisant et doux, elle se fût, je crois, réveillée de sa passivité, de sa résignation habituelle, la malheureuse, enfin exaspérée par un tel acharnement du sort !

— Mais qu’ai-je fait ?… Qu’ai-je fait ? criait-elle. Que me veut donc la vie ? Pourquoi moi ? pourquoi pour moi toutes ces tortures ?… Toutes ! toutes ! Pas une ne m’est épargnée !… mais je n’en puis plus, mais c’est trop !… Il y a des bornes aux forces humaines !… Dieu m’oublie !… Me voici seule au monde. Je suis comme une épave roulée à travers la tempête, et partout je me heurte, et partout je me brise. Tout m’est cruel…

Elle criait cela, jetée en travers du lit de l’enfant toute blanche, raide, envoilée, les mains emperlées du chapelet de nacre des premières communiantes ; tandis que psalmodiaient plus haut les nonnes terrifiées, et que, de la chapelle, venait le chant funèbre de l’orgue, qui préludait à l’ensevelissement.

Je te fais grâce de cet arrachement suprême ; les murs auraient pleuré. Lorsqu’on n’a pas vu une mère cramponnée au petit cercueil qu’on emporte, on ne sait pas, mais, là, pas du tout, ce que veut dire ce mot : souffrir !

Tu t’es dérobé, toi, à la part que tu devais prendre dans ce désespoir, à ton devoir de consolateur, d’appui moral ; j’en suis humilié pour toi, je te l’avoue. Je ne comprends pas, je ne veux pas comprendre,

Mais nous parlerons de cela plus tard, quoique…

Enfin, j’aime autant te dire ce que j’ai sur le cœur. Tu as douté de l’amour de Sylvère. Je veux dire de sa capacité d’aimer ; tu m’entends ?

Eh bien ! lis ce que j’ai volé pour toi, dans un certain livre mystérieux, relié d’un pan de la robe de mariée de la mère de Sylvère, étrange livre d’où s’exhalent des vers, des chants, des harmonies, des murmures d’âme glissant sur un velin jauni, jaune comme de la soie ; pages qui m’ont grisée comme si j’avais bu du vin de Chypre dans une coupe irisée, taillée, très frêle, dans un saphir. C’est au verso de l’un de ces feuillets, qu’ayant reconnu l’écriture de Sylvère, j’ai lu et copié ces quelques lignes :

« Mère et père qui avez chanté ici votre amour, un amour dont je n’entends jamais parler dans le monde, écoutez-moi. Je ne comprends rien aux passions qui m’entourent. Si c’était cela aimer, ce serait une honte. On devrait s’en cacher, comme d’un mal répugnant. Mais vous aussi vous avez aimé, et vos âmes expriment un état ineffable, adorablement pur, une extase de vos deux êtres divinement appareillés et fondus dans un être unique parfait, complet, heureux enfin !

« Moi aussi, je voudrais aimer et être aimée comme vous !

« L’attrait charnel, cet instinct pur dont vous parlez avec une innocence radieuse, sans doute doit éclore naturellement entre deux êtres qui se sont d’abord cherchés du cœur et de l’âme, ont tendu l’un vers l’autre par toutes leurs affinités idéales, et, enfin mêlés, unis, ont laissé leurs corps vibrants chercher sa joie aussi dans un contact suprême. Mais tandis que s’accomplissait, naïve, l’œuvre de vie, l’être uni pensait et aimait, cérébralement, en dehors de la chair. Nulle débauche d’imagination, nulle recherche de désirs neufs, de sensations aigués ; mais l’étreinte noble et pure, le spasme du cœur, la jouissance éperdue de l’âme. L’amour : un frisson chaste, voudrais-je le définir.

« Mère, ce n’est pas ainsi que je suis aimée : chaque homme qui m’approche, — même, hélas ! celui qui attend pour devenir mon époux, — d’abord jette ses mains vers mon corps convoité. Sa pensée est une luxure, son désir ne vise qu’à un brutal plaisir. Tout juste les façons d’un taureau ou d’un bouc.

« Pourtant la nature nous a créés doubles : l’animal n’a que l’instinct, l’homme a, par surcroît, la pensée. L’animal s’accouple instinctivement, mais l’homme devrait y joindre la copulation spirituelle, celle-ci dominante. Aucun désir charnel ne devrait lui venir qu’excité par l’invincible et pur attrait de l’âme conquise. Même, il me semble que si j’eusse été aimée ainsi, je n’aurais pu résister, car je ne suis pas « un marbre glacé » comme ils disent. Ce qui me glace, c’est l’assaut brutal.

« Mais qu’elles sont, au contraire, faciles à provoquer les défaillances exquises d’un être sensitif comme le mien ! S’ils savaient quelles sont mes intimes souffrances ; et comme tout me manque parce qu’il me manque des baisers !… Oh ! les effleurements dont je rêve !… les abandons chastes d’un corps respecté, pris comme un vivant autel du plus adorable sacrifice !

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« Est-ce possible, d’ailleurs, de rester insensible dans un monde comme celui où je vis ? Quel est le marbre qui ne se réchaufferait à ce brasier de passions dont les flammes, de toutes parts, vous enveloppent ?…

« Les nuits finissent par devenir des cauchemars… Un mal subtil vous glisse sous l’épiderme, et l’on n’ose plus se laisser toucher les mains, de peur de pâlir ou de crier d’une angoisse indéfinie. Le regard même se voile, impressionné par le seul contact d’un autre regard : comme si la délicate prunelle mouillée avait reçu le baiser d’un autre rayon visuel.

« On vit en perpétuel effroi de ses sensations.

« Et la fièvre gagne ; elle monte au cerveau ; elle démoralise, d’abord lentement ; on rêve à des compromissions ; des lâchetés vous sont suggérées. L’obsession fait son œuvre ; elle se colle à votre pensée, on la traîne partout avec soi.

« Et plus on la chasse, plus elle s’acharne ; elle arrive à régner despotique, en vous, et à influencer vos actes.

« On a dit : je ne ferai pas cela, et on le fait.

« J’ai peur… »

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Que penses-tu de ces aveux, mon cher Paul ?

Tu vas me répondre que j’ai commis une indiscrétion ; et, parce que tu me connais bien, tu comprendras également que si j’ai préféré me charger d’une action indélicate plutôt que de laisser courir à Sylvère le danger plus grand, d’être méconnue et… peut-être abandonnée, c’est que je ne suis pas tranquille sur ton compte. Il m’est revenu des bruits…

Je t’aurais pardonné, de bon cœur, de l’avoir séduite jusqu’à la faute ; je ne te pardonnerais jamais de manquer à la foi jurée…

En voilà assez sur ce chapitre ; nous continuerons à Paris car je ne veux pas rester huit jours encore dans ce charmant, mais triste pays qui n’est pas en accord avec mes sensations. Et comme je ne puis laisser Sylvère livrée aux seules consolations de la très sainte, mais très inexpérimentée mère Louis de Gonzague, je vais la décider à partir avec moi.

D’ailleurs il est temps, pour elle, de rentrer. José de Meyrac, un parfait ami, celui-là, va commencer, dans son journal, la publication du roman qu’elle avait heureusement achevé avant la mort de sa fille ; heureusement de toutes façons, car elle a dépensé beaucoup ; et ce sera la misère, ou presque, qu’elle va vivre encore !

Pauvre femme !

Enfin, je te télégraphierai le jour et l’heure de notre arrivée et j’aime à croire que nous te verrons au train.

À bientôt, donc.

Ta sœur, Louise.

Post-Scriptum :

À propos, d’où vient cette sottise que tu m’as écrite l’autre jour, qu’il courait des bruits au sujet de prétendues relations de Sylvère avec de Labut ? Je pense bien que si quelque infâme s’avisait de la calomnier, aussi bêtement d’ailleurs, tu as assez d’escrime pour lui allonger un coup d’épée.

Sylvère a raison : c’est tout de même vrai que les hommes sont lâches ! Je ne dis pas cela pour toi, mais… pour les autres ; car tu feras ton devoir, de toutes façons, toi ; j’y compte…

Allons, au revoir !


Les larges fenêtres sur la cour du vieux hôtel de la rue des Francs-Bourgeois sont rouvertes ; mais la petite silhouette qui s’y promène, silencieuse, est toute noire. Et Sylvère vit seule, désormais. Janie est restée au pays ; la vie à deux est trop coûteuse à Paris ! C’est la concierge qui fait le ménage. Mme de Bléry, souvent, emmène chez elle, avec elle, Sylvère que, d’ailleurs, son travail absorbe. Elle use ses nerfs, devenus trop vibrants, dans des compositions plus vivantes, plus passionnées.

Déjà un nouveau roman s’achève ; et toujours avec la même hâte, elle cherche à le placer ; car l’argent est loin, du roman qui a paru dans le journal de Meyrac, puis en librairie, et l’éditeur assure cependant que la vente a très bien marché.

Mme du Parclet est retournée chez Turmal, au Vieux-Monde. Mais on l’a froidement reçue. Elle comprend que de Labut a passé par là ; il s’est plaint de l’insuccès de Roses d’adieu, et Turmal hésite. Il hésite, pendant quelques mois ; puis il se décide à rendre le manuscrit. Cette écriture sincère l’effarouche. Il avait à choisir ; il a pris un roman de Roger Dablis !

Sylvère recommence à s’effarer : elle ne connaît personne. On lui conseille un très ancien grand journal politique, qui lui avait fait des offres après son premier roman.

Timidement, elle envoie son œuvre.

Puis elle en apprend des nouvelles : on l’a donnée « à lire ».

Certains journaux réservent cette mission à des incapables avérés ; d’autres, à des gens dont ce n’est pas le métier de faire des lettres ; d’autres, à de petits camarades envieux et sans talent, que tout talent sérieux offusque. Si tant de mauvais feuilletons s’étalent en des feuilles bien faites d’autre part, c’est que leur service de lecture est pitoyablement distribué.

Un mois plus tard, le manuscrit de Sylvère lui était rendu ; et le même journal publiait une immense machine portant la marque de fabrique d’un ouvrier de la plus basse littérature.

Cependant quelques écrivains de talent faisaient leur chemin ; mais c’étaient de jeunes hommes bien posés dans le monde. Sylvère pensait :

— Il n’y a rien à faire pour moi, que végéter, comme quelques tranquilles bas-bleus dont nul ne se soucie, ou bien assiéger les bureaux de rédaction, rouler par les cabarets et coucher avec tout le monde.

Elle pensait aussi que si Jules Maurine n’avait plus besoin d’elle, un beau soir elle serait « partie ». Partie pour les étoiles, disait-elle en songeant vaguement à quelque inconnaissable au-delà !

Dans ces heures de découragement, où tout craquait dans sa personnalité morale, Sylvère s’oubliait à rêver à une fin triomphale dans l’apothéose du vice. Cette chaste imaginait une gigantesque débauche, aboutissant à la chute finale dans le néant.

Elle se demandait si cela ne la vengerait pas délicieusement de la vie, ce coup d’ironie mortelle dans lequel elle se livrerait, corps et âme, et parce qu’il le fallait, parce que c’était la loi et les conditions mêmes de l’existence pour la femme.

Mais elle n’accomplirait pas un obscur sacrifice ; non ! Elle le rendrait public, violent, terrible, afin qu’il épouvantât et fât jaillir le remords de tant de consciences putréfiées, viciées, immondes ! Elle dirait :

— Ah ! vous nous voulez souillées ! Eh bien soit, et me voici ; mais venez tous ! tous ! tous ! J’ouvre mon cœur, mes bras, mes flancs, venez jusqu’à ce que mon cerveau flambe, que la vibration de mes nerfs fasse chanter en moi la musique infernale des passions et des jouissances complètes. Je veux boire à toutes les coupes toutes les ivresses, je veux brûler mes sens et les attiser au feu de toutes les luxures ; et puis, dans un embrasement d’orgie fastueuse, je veux sentir enfin le définitif craquement de mon être s’accomplir. Alors j’aurai été reine ; vous m’aurez adorée dans le prosternement et servie à genoux. Et toutes les gloires vous les rassemblerez autour de mon nom. Vous célébrerez mon génie et vous me rendrez immortelle, parce que j’aurai été la plus grande de vos prostituées.

Ensuite elle pleurait.


Mme de Bléry gardait son inquiétude vis-à-vis de Paul, et cependant elle n’avait rien à lui reprocher : il se montrait absolument correct. Chaque semaine, il rencontrait Sylvère, chez elle une fois, et une fois chez sa sœur. Jamais plus, jamais moins.

Comme Mme du Parclet n’allait pas au théâtre, ni dans le monde, — elle portait un deuil austère, — il n’avait à l’accompagner nulle part. Cette raison de ne pas la retrouver plus souvent ne venant pas de lui, on ne pouvait lui en faire un grief.

Il gardait des façons d’être courtoises et d’une affectueuse mais calme familiarité. Entre Sylvère et Louise, il partageait ses soins, fraternellement. Cela formait une famille très unie ; mais chacun gardait son intime pensée.

Et des mois s’écoulèrent.

Un jour Mme de Bléry entra chez Sylvère et la surprit couchée sur un divan, la tête très basse.

— Je te dérange : tu dormais ?

— Non ; je travaillais ; mais cela ne fait rien.

— Tu travaillais ?

— Oui ; depuis quelque temps déjà, je suis si lasse, si découragée, que mes forces cérébrales s’anémient. Je suis obligée de ramener le sang au cerveau par un commencement de congestion. Alors, en cette pose…

— Mais tu te fatigues horriblement !

— Oh ! que cela m’inquiète peu !

Louise leva les épaules :

— Comme cela t’avance de te faire du mal !

— C’est meilleur que tu ne penses ; il y a, dans la douleur physique, une volupté, en certains cas.

— Voilà qui te va bien, de parler de volupté, toi !… Ne parle pas des couleurs, ma pauvre aveugle.

Sylvère sourit :

— Myope, seulement.

— Tiens ! aurais-tu trouvé des lunettes ? C’est moi qui bénirais l’inventeur.

— Vraiment ? Peuh ! à quoi cela sert-il, la volupté ?

— À vivre. Ou du moins à trouver à la vie quelque goût, un goût qui te manque.

— Bah ! Je vis tout de même !

— Comme l’on mange sans avoir faim.

— Est-ce si amusant de ressentir… de l’appétit ? Tu oublies, d’ailleurs, qu’il est encore plus triste d’être bien doué sous ce rapport et de n’avoir rien à se mettre sous la dent.

— Ce n’est pas ton cas, j’imagine ?

— Oh ! C’est n’avoir rien que de manquer de ce que l’on préfère, ou de ne pouvoir goûter à ce que l’on a.

— Prends garde, tu deviens symboliste !

— La vie est un symbole.

— Que tu traduis par…

— Souffrir. Et toi ?

— Aimer !

— Diantre ! Ta traduction est… hardie. Et si tu étais logique…

— Je le suis.

— Alors ?

Et, curieusement, Sylvère la regarda.

— Alors, ma belle amie… mais, avant, une nouvelle. Sais-tu où est M. de Bléry, en ce moment ?

— Au Japon ?

— À Paris.

— Chez toi ?

— Non, et pour cause. Nous sommes divorcés, depuis ce matin.

— Que me racontes-tu là ?… Voyons !… divorcés ? comme cela… sans bruit ?

— Comme tu vois. Il y a bientôt un an que cela traîne. Il marchandait…

— C’est toi qui as demandé le divorce ?

— Naturellement. De quel droit l’eût-il demandé, lui ?

— C’est juste, pardon. Je suis ahurie. C’est que tu m’avais fait une si belle théorie là-dessus !…

— Oui, je me souviens. Que veux-tu ? on change de théorie. Et tu ne devines pas pourquoi ?

— Laisse-moi rassembler mes idées. Je tombe des nues. Alors, toi, qui ?… mais oui… non ; tu ne veux pas te remarier… Eh bien, je ne comprends pas, explique.

— C’est simple : je ne voulais pas me remarier, il y a quatre ou cinq ans ; maintenant…

— Tu veux ? Ah !… tu aimes ! j’y suis ! Mais tes préférences pour les amours libres ? préférences théoriques, toujours ?

— J’y renonce, pour cette fois.

— C’est que tu aimes véritablement.

— Peut-être. Dans tous les cas j’aime sérieusement ; je crois avoir trouvé le bonheur, j’ai des raisons pour le croire…

— Et tu veux le garder. Tu vois bien que tu en arrives à penser comme moi ; le mariage…

— Penser et agir, c’est deux. Enfin voilà quatre ans que je connais le baron Brelley, je suis certaine d’en être parfaitement aimée.

— Pourquoi douterais-tu ? Attendre, espérer si longtemps le seul bonheur vrai, n’est-ce pas une preuve d’amour sincère ? Voilà, j’espère un encouragement pour Paul ! Mon pauvre Paul, je le trouve un peu triste depuis quelque temps ! Mais tout arrive. Nous aussi, nous aurons notre jour de bonheur… Oh ! si tu savais comme cela me redonne de la joie, la joie qui t’arrive ! Car tu es heureuse, n’est-ce pas… ma sœur ?

— Chérie ! murmura Louise, dont les yeux se mouillaient, et qui cacha la subite tristesse de son visage sur l’épaule de Sylvère.

Mais Sylvère, toute joyeuse, continuait :

— Le baron Brelley ! Il est très bien, tu sais ? une distinction parfaite. Pourtant, je l’ai très rarement rencontré chez toi !

— Oh ! il est discret, prononça Louise un peu embarrassée.

— C’est égal, depuis le temps !…

Alors Mme de Bléry, très vite :

— Notre mariage ne se fera pas tout de suite, et je n’aime pas à être compromise. Songe qu’il nous faut attendre dix mois révolus !

— C’est vrai ! Et moi, combien encore ?

— As-tu des nouvelles de Maurine ?

— La dernière fois que je l’ai vu, il m’a paru affaibli. Oh ! connais-tu rien de plus atroce que cette attente d’une mort qui seule peut vous délivrer ? Je me fais peur, tant je me sens férocement cruelle. Quelquefois, lorsque je reçois un télégramme, avant de l’ouvrir, je me donne un affreux et exquis battement de cœur à me demander : si c’était lui qui ?… Et, pendant la durée d’une seconde, je savoure une joie épouvantable ; je me donne l’illusion de croire que c’est fini et que je vais crier vers Paul : enfin, enfin ! je suis à toi !

— Sylvère !… Tu l’aimes donc, Paul ! Je veux dire tu te sens donc entraînée vers lui, de tout ton être ?

— Tu veux savoir ?… Eh bien, oui, vois-tu, depuis des mois déjà, je suis presque au bout de mes forces… Je passe par de terribles crises, parfois ! Heureusement que je ne suis plus obsédée, pourchassée comme l’an passé ! Qu’arriverait-il ? Comme on est lâche ! comme toute volonté morale s’efface sous le vouloir impérieux d’une puissance physique inconsciente ! J’ai des heures où je me débats contre mes propres pensées, suggérées invinciblement par mes nerfs ; et je ne sais plus où je vais, ce que je veux, ce que je dirais si…

Et alors je rêve à Paul, à une existence enfin complète, avec lui ! Ah ! si tu savais comme mes bras me semblent lourds, parfois, à être toujours vides, et comme je suis tentée de les jeter au cou de Paul, et moi avec, de tout mon poids, comme on se jette à l’eau !…

— Eh bien ?… commença Mme de Bléry.

Puis elle se tut.

— Oh ! mais, rassure-toi, reprit Sylvère, dont la pâleur ardente s’effaça dans une rougeur de confusion. Je ne ferai pas de bêtises. Je me garde. Et d’ailleurs, je le voudrais que je ne le pourrais pas. Non vrai ! Je ne sais pas comment je suis faite, mais j’éprouve avec de réelles tentations pourtant, une si parfaite horreur de ces… choses ; j’ai conservé, de leur initiation, un si odieux souvenir, que j’ai vraiment peur d’être une femme détestable pour Paul. Je ne saurai pas me donner : je ne sais que me défendre…

— Tu as dit le mot, reprit gravement Mme de Bléry, « savoir se donner ». Tout le bonheur de la femme tient dans cette science-là ! Ah ! ma pauvre Sylvère !

— Bah ! répliqua gaiement Mme du Parclet, s’abandonnant à une petite débauche de mots qui ne lui était pas familière, ce que les femmes ne savent pas donner, les hommes savent bien le prendre.

— Pas toujours, tu vois, puisque Paul !…

— Mais nous ne sommes pas encore mariés !

— Et c’est bien le malheur !

— Quel malheur ? Crains-tu qu’il ne perde patience ?

— Et si cela arrivait ?

— Oh ! tu calomnies Paul, et moi-même. Pourquoi veux-tu qu’il soit moins amoureux et fidèle que le baron Brelley et que, moins que toi, mauvaise, je ne sois aimée ?… Ne sommes-nous pas dans le même cas ?…

Mme de Bléry embrassa tendrement Sylvère, soupira, et répondit :

— Attendons.


Un matin, Mme du Parclet songea, tout à coup, à une démarche qu’elle avait oublié de faire le jeudi précédent ; et, se reprochant cet oubli, elle se hâta de s’habiller et sortit.

Plus à l’aise pour marcher seule, maintenant qu’elle était toute vêtue et envoilée de noir, Sylvère, que cette première belle journée de printemps — on était à la fin d’avril — rendait légère, presque heureuse de vivre, se prit à suivre les rues, le pont, les quais, encore des rues, et arriva, vers dix heures, devant la grille d’entrée de Sainte-Anne.

Elle pénétra familièrement dans la longue allée toute bordée de marronniers et de platanes, nouvellement feuillus d’un joli vert tendre, sous lesquels se promenaient déjà quelques malades raisonnables, qui, cependant, la regardaient passer, avec une fixité vaguement inquiète, cette sorte de méfiance envieuse qui gêne dans le regard des gens involontairement enfermés.

Elle longea le demi-rond-point, tout gazonné, qui élargit l’allée devant le bâtiment occupé par les médecins de l’établissement, puis laissa derrière elle les divers pavillons du service, le pavillon Lefuel, le service des femmes, et vint jusqu’au dernier pavillon des hommes. Là un coupé stationnait.

Un silence morne, trop profond pour une cité comme celle-là, si remplie, une odeur de phénol empoisonnait l’air ; et les faces tristes des malades qui erraient, endeuillaient, comme un cimetière, la cour verdoyante, çà et là fleurie, à travers laquelle des oiselets tournoyaient et passaient en jetant des cris.

Mme du Parclet gravit deux marches et pénétra dans le vestibule dallé, luisant et comme satiné par les frottages, d’une propreté exquise. Au fond, l’escalier ciré miroitait. Et des relents fades s’exhalaient entre ces murs sans taches, imprégnés de l’odeur accrue des désinfectants.

Sylvère se dirigeait aisément, et silencieuse, dans ce silence, lorsqu’un piétinement l’arrêta ; et, tout de suite, un groupe parut.

En tête, le docteur Pall, soixante ans, épais, le visage long, le nez busqué, les cheveux blancs, marchait en conférenciant. Sa prononciation, difficile et lente, paraissait due à quelque état nerveux spécial.

Autour de lui venaient, d’abord, sa femme, une encore belle personne au type superbe, souriante mais attentive et qui le suivait ainsi, depuis vingt-cinq ans, partout, sans se lasser jamais, par tendresse, au début, maintenant, dévouée, en garde-malade ; et derrière eux, les internes, les élèves, des médecins, des étudiants et étudiantes ; aussi quelques curieux, trente à quarante personnes environ.

Sylvère se recula ; le groupe prit à gauche, dans une galerie, et, par une baie large ouverte, pénétra dans un préau à demi couvert. Le docteur continuait, péniblement, sa démonstration.

Alors, Mme du Parclet revint sur ses pas et dit au gardien :

— Quel jour sommes-nous donc ?

— Dimanche ; madame a bien vu ? c’est le cours du docteur Pall.

— Je n’y avais pas réfléchi, murmura Sylvère.

Et elle demeurait hésitante, contrariée de repartir ainsi, ne sachant à quoi se résoudre ; peut-être allait-elle attendre.

Préoccupée, elle fit quelques pas à travers le vestibule.

— Plusieurs personnes, en retard, arrivèrent, pressées, se renseignèrent, et rejoignirent le cours ambulant qui s’éloignait.

— Madame du Parclet ! exclama quelqu’un, s’arrêtant devant elle.

Sylvère leva les yeux et tressaillit toute : José de Meyrac la saluait :

Il continuait gaiement :

— Ah ! bien ! si je pensais vous rencontrer ici, vous qu’on n’aperçoit plus nulle part ! Vous étudiez donc aussi les maladies mentales ?

Elle balbutia :

— Oui, oui, j’étudie.

— Pour un nouveau roman, sans doute ?

— Précisément.

— Très curieux, n’est-ce pas ? Mais quelle heureuse idée j’ai eue de ne pas manquer le cours de ce matin.

— Ah ! vous venez souvent ?

— Depuis quelques temps, oui : je prépare un travail pour la Chambre, quand… j’y serai.

— En effet, vous vous présentez…

— Aux élections prochaines. Il faut bien s’intéresser à quelque chose, quand le but principal de la vie n’est pas atteint. Ah ! Sylvère ! comme en vous revoyant je retrouve tous mes regrets, toutes mes tristesses !

— Alors, je m’en vais, dit-elle, s’efforçant de sourire, et glissant vers la porte, avec une hâte de s’enfuir.

Mais il l’arrêta :

— Vous ne serez pas mauvaise à ce point ? Voyons. Demeurez, nous allons assister au cours ensemble, nous échangerons nos impressions. Venez vite…

— Mais, dit-elle, résistant comme avec terreur, je n’ai pas le temps aujourd’hui. J’ai déjà pris des notes, je me sauve.

Il rit, et, la regardant bien :

— Est-ce pour me rendre quelque espérance que vous agissez ainsi ?

Sylvère se troublait de plus en plus ; il continua :

— Si j’étais fat !… vous voilà toute pâle, et vous me fuyez…

Elle balbutia :

— Je vous assure…

— Alors restez… ou je vais croire…

Le groupe revenait, et le docteur, s’écartant un peu, s’excusa :

— Veuillez monter, messieurs, je suis à vous tout à l’heure.

Il s’éloigna, suivi de sa femme et d’une infirmière ; et la foule s’échelonna, gravissant les marches.

Sylvère et José étaient pris dans le mouvement.

Il l’obligea à passer devant lui, et ensemble ils montèrent.

Sylvère, vivement, rabattit son voile. Et, maintenant, elle marchait vite, se faufilait, se cachant presque, et se détournant de la gauche du couloir très clair, au long duquel, par les portes toutes ouvertes, se voyait l’enfilade des lits blancs, étroitement bordés, d’où émergeaient de tragiques têtes immobiles. Une fois entrée dans l’hémicycle garni de gradins jusqu’en haut, elle parut respirer, comme délivrée d’une angoisse.

Le public, clairsemé, se rapprochait de la table du conférencier. Sylvère s’en éloignait ; mais José lui rappela qu’il fallait descendre un peu afin de saisir le débit pénible du docteur, et aussi pour voir de près, ce qui était la partie la plus intéressante du cours, les malades que l’on faisait comparaître à l’appui de la thése soutenue.

— Quoi ! s’écria Sylvère, on exhibe ici ces malheureux !

— Ne le saviez-vous pas ? Vous n’êtes donc jamais venue ?

Elle ne répondit rien et s’assit, refusant ainsi de se rapprocher.

Puis quelques applaudissements discrets annoncèrent l’entrée du docteur, que sa femme escortait. Elle vint s’asseoir à sa gauche, très près et toujours souriante, et charmante avec ses beaux yeux naïfs, ses cheveux annelés bruns, à peine grisonnants sous l’aigrette rose de son chapeau. L’infirmière qui les suivait prit place également à portée du docteur, et les jeunes médecins s’emparèrent des chaises autour de la chaire ; tandis que les internes, en calottes, chez eux, bordaient l’entrée jusqu’au couloir, l’œil vers les salles.

Le docteur parla sur la paralysie générale, sa statistique, les milieux où elle florissait, les professions auxquelles elle s’attaquait de préférence. Et un rire léger s’éleva lorsqu’il nomma, parmi toutes les professions libérales, celle qui fournissait le contingent le plus sérieux : la médecine.

À ce moment la mémoire lui manqua, il balbutia un instant, puis reprit son aplomb et continua sa démonstration avec un sérieux parfait. Au-dessus de sa tête s’étalait un tableau noir surmonté d’une carte immense, délicatement rosée, représentant une cervelle humaine coupée en deux, comme un fruit, dont la pulpe striée de légers filets pourpres racontait le ménage intérieur des cellules en l’état de paralysie.

Sylvère, dont une imperceptible émotion précipitait le souffle, paraissait attentive ; plus attentive que José de Meyrac, qui, rejeté un peu en arrière, examinait ardemment le profil triste, les yeux baissés et la nuque élégante et pâle de Sylvère. Plusieurs fois il s’était penché vers elle, pour une observation à voix basse, lui effleurant la joue de sa barbe légère ; elle avait rougi sans répondre. Et Meyrac, très intéressé, lui trouvant une nervosité inconnue, cherchait à en pénétrer les causes.

Enfin, le Dr Pall regarda sa montre, fit un signe, les internes se levèrent. Un mouvement d’intérêt remua les auditeurs, et José dit vivement à Sylvère :

— On va chercher les malades…

Mais elle se dressa aussitôt, et filant légèrement devant lui, murmura :

— Ne vous dérangez pas, je m’en vais.

— Comment, fit-il, lui saisissant la main, très surpris.

— Oui, ce spectacle me répugne.

— Mais c’est le plus curieux !…

— Pas pour moi. Cela me fait mal.

— Oh ! alors…

Il voulut la suivre :

Mais elle, singulièrement impérative :

— Restez !

— Sylvère !

Elle le regarda, hésitante, puis :

— D’ailleurs… fit-elle. Eh bien ! soit, venez me voir aujourd’hui.

— Certes ! Après le cours ?

— Si vous voulez.

Elle gagna la sortie, par le haut des gradins, sans se retourner, et disparut. Les malades entraient.

Défilé lamentable, toujours le même en ces circonstances, car les numéros choisis le sont moins pour les besoins de la thèse que pour le divertissement des spectateurs. Ce sont les premiers sujets de la troupe, déjà accoutumés à ces représentations et faisant des grâces devant le public. Les internes, jouant les traîtres, les obligent, par des moyens qu’ils connaissent, à dévoiler leur petite insanité : on sait le mot, l’idée suggérée qui les fait partir, et on les met sur la voie.

Très vite, alors, presque à demi-mot, le docteur bredouilla une explication, prononça un diagnostic : celui-ci est guérissable, celui-là ne l’est pas. Et au malade :

— Allons, tournez-vous, faites voir à ces messieurs et à ces dames…

Une pauvre fille, atrocement pâle, en chapeau, relève sa voilette, se tourne et, ouvrant la bouche, montre sa langue qui s’agite nerveusement de gauche à droite, sans qu’elle puisse en arrêter le mouvement. Ses yeux, sa face, indiquent une névrosée par le vice ; c’est écœurant.

— C’est bien, merci, mademoiselle.

Elle salue le public et s’en va.

Une grosse vieille femme, en fichu, en marmotte, entre en dansant et levant ses jupes. Elle pirouette, essaie un cancan que les infirmières atténuent ; mais, dès qu’elle le peut, de sa jupe pincée à deux doigts, elle fait une envolée. Et elle chante, horrible !

Des hommes, dans le costume de l’hospice, tous pareils, si dissemblables ! Un érotique paraît, assez calme. Mais on lui parle de la comtesse :

— Vous savez bien, la comtesse ?… Il n’y a pas longtemps que vous l’avez vue ?

Et l’homme s’allume, sa face rougit, il cligne un œil lubrique ; sa bouche s’ouvre et sa langue danse.

Il guérira, celui-ci : on vous apprend que c’est un employé du chemin de fer de telle ligne.

Cet autre est alcoolique : il est perdu. On a devant soi un condamné à mort. Il parle peu, regarde sans comprendre, et quel regard ! Une seule réponse :

— Vous trouvez-vous mieux ?

— C’est la nourriture qui ne me va pas. Toujours de la viande bouillie, pouah !…

On rit.

Ah ! celui-là, on vous le recommande, c’est un inventeur. Il y a beaucoup d’inventeurs atteints de paralysie générale. Un inventeur de Paris port de mer, un adroit artiste, qui a fait, en miniature, une petite ville de Lilliput, ciselée, décorée, un vrai joujou. Et son tracé n’est pas plus bête qu’un autre : seulement il a des idées qui paraissent bizarres. Sait-on ?

Celui qu’on présente maintenant a inventé une machine pour l’utilisation des forces de la nature. Oh ! les grands et doux rêveurs ! Mais il s’attarde, ne veut rien dire, sourit avec finesse. Il ne paraît pas bien certain que les gens qui sont là soient capables de l’apprécier. Il a peut-être raison.

Cependant on le pousse, on l’excite à grimper sur sa chimère, cette chimère qui l’a conduit à Sainte-Anne et que l’on conserve pour ces chevauchées publiques. On lui rappelle les triomphes qu’il croit avoir obtenus à Milan. Un peuple ivre de joie voulait le porter en triomphe. Mais lui, modeste, — une anomalie, chez les fous de cette catégorie, paraît-il — chez les autres aussi d’ailleurs — refuse de parler de sa gloire. Il se défend, rougissant, avec un bon sourire, mais l’effet cérébral est sûr. Il va partir, il est parti.

Et, tirant de sa poche un long document, il consent à révéler son invention.

— Elle est très simple, dit-il, comme toutes les découvertes que la science a longtemps cherchées. Voici : la nature obéit à des forces, forces impulsives. Or, la nature se meut éternellement. Donc le mouvement perpétuel existe ; il s’agit de le saisir, de l’utiliser. Bien. Il faut un pendule, oh ! de dimensions énormes, soit. Qui le mettra en mouvement ? La terre. La terre tourne, n’est-ce pas ? Elle ne s’arrête jamais, la terre ! Donc on installera l’appareil, — un appareil qu’il décrit en termes techniques — sur la plus haute falaise qui existe, falaise à pic, bien entendu : le pendule est suspendu, et, obéissant au mouvement de rotation de la terre, il se meut. Dès qu’il est entré en mouvement, sa vitesse s’accroît, comme l’on sait, et il ne s’arrêtera plus. Alors il donnera le branle à d’autres appareils qui transmettront, de proche en proche, le mouvement initial oscillatoire ; et l’on aura ainsi emmagasiné l’une des forces les plus considérables du Cosmos.

On rit à se tordre.

Mais José de Meyrac a quitté les gradins ; il est venu s’asseoir au long de l’entrée, près des internes, et il ne rit pas, lui : il prend des notes.

Cette scène est finie ; le malade se rassoit et demeure tranquille, comme un spectateur, seulement un peu perdu dans son rêve.

Un autre malade vient d’entrer. Celui-ci ne porte pas le costume de la maison. Il est vêtu d’une jaquette noire, d’un pantalon presque élégant ; il salue et serre les mains autour de lui, familièrement. On lui dit, avec ce sourire spécial qui le désigne à l’attention :

— Bonjour, docteur ! Comment va, aujourd’hui ?

— Hu ! hu !… pas mal. Mais ça manque de femmes.

Il est grisonnant ; sa chevelure épaisse, bouclée, lui fait une tête énorme, et il remue cette tête avec une vivacité singulière ; les yeux aussi virent, trop blancs ; la bouche est secouée d’un tic ; ses mains remuent, avec des étirements de doigts.

— Érotique et alcoolique, susurre le Dr Pall ; et, plus bas, d’un signe plutôt : incurable.

On essaie de le faire causer ; mais aucune idée ne se lie chez lui. Il commence une phrase, saute à une autre. Lui aussi est un inventeur, mais dans tous les genres, même les plus obscènes. On l’arrêterait, s’il ne s’arrêtait de lui-même.

Lorsqu’on l’a amené, il y a six ans, il avait tué le bon Dieu et… outragé la Vierge. Alors Dieu avait tout supprimé sur la terre ; il n’y avait plus rien, tout le monde mourait de faim : il en pleurait. Il fallait bien chercher une autre planète pour émigrer ; mais comment partir ? Dans des ballons, parbleu ! et les diriger ces ballons ? Voilà. Très simple. Par le fluide. Que n’y avait-on songé plus tôt ? Ce n’était pas dans l’air qu’il fallait ramer, mais dans les courants fluidiques. Ici, fichée en terre, une bobine énorme qui se déroulerait à l’infini ; et le ballon rattaché à cette bobine par un fil, un appareil pour recevoir, en l’air, la direction du courant, et on filait ! Ah ! ce que l’on filait… comme une simple dépêche.

Il avait encore inventé des traitements, des remèdes, des aliments ; mais il devenait de plus en plus incohérent. Et c’est à peine si on lui arrachait, aujourd’hui, une phrase de quelques mots ayant une suite.

— Voyons, docteur, et cette histoire, hein ! votre mariage !… contez-nous donc cela !…

L’homme pouffa, fit claquer ses doigts et ricana :

— Oui, ah ! elle était bien bonne !… Mais il cherchait, bégayait, ne se souvenait plus.

Alors, l’interne le poussa :

— Vous savez bien, votre femme : Ave MariaAve Maria

— Ah ! oui, tout le temps…

Il se tapa sur les cuisses, se tordant pour rire, la bouche baveuse.

— Pas une femme ça, un chapelet !

L’interne expliqua à demi-voix lui tournant le dos :

— Il prétend qu’il s’était trompé le jour de ses noces, qu’il avait ramené de l’église une sainte en pierre et que sa femme était demeurée à sa place dans la niche. On l’a trouvé un jour, dans une chapelle, en train de déshonorer une statue.

L’homme esquissait des gestes… on l’emmena.

— Bonjour, bonjour, docteur, lui disaient ces messieurs en riant.

José se pencha vers l’un d’eux qu’il connaissait.

— Pourquoi l’appelle-t-on docteur ?

— Oh ! pour flatter sa manie.

— Il se croit donc médecin ?

— Il l’était, mais simple officier de santé, en province.

— Il se nomme ?

— Numéro 174, répondit le carabin en riant.

— Oui, mais… je vous en prie !…

— Vous y tenez ?

— Absolument.

— Jules Maurine.


. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Comme elle était seule, maintenant, pour ouvrir sa porte, Sylvère, au coup de sonnette de José de Meyrac, se précipita toute fébrile, un peu hors d’elle. Et, ayant fait entrer, elle le regarda. Bien, il savait. Sans doute on avait exhibé son mari, là-bas ; elle avait bien fait de partir.

— Ma pauvre amie !… murmura José.

Lui prenant les mains, il les baisa avec une tendresse profonde.

— Venez !

Elle l’emmena dans son cabinet, et elle s’enferma. Oh ! cet épeurement du dehors ! Cet éternel besoin de fuite et d’ombre, à l’abri !

— Eh bien ! maintenant, lui dit-elle, comprenez-vous pourquoi je ne puis divorcer ?

— Oui, la loi implacable vous lie indissolublement à ce mort vivant. Ah ! ma pauvre amie ! Mais pourquoi m’avoir caché ce malheur ?

— Et ma fille, si elle avait vécu ?… Certes, j’aurais tout révélé à celui qui aurait demander à l’épouser ; mais peut-être, celui-là, l’eût-il aimée assez pour braver les dangers de l’hérédité. Tandis que le monde, s’il l’avait su ! J’ai dû me taire…

— Et vous laisser calomnier !… car, que ne dit-on pas d’une femme mariée dont le mari se tient à l’écart.

— Eh ! Qu’importe moi ? Calomniée, oui, je sais, on demande de quoi je vis, et on me soupçonne, chez Mme Lagé, notamment. Je passe pour une femme suspecte, moi ! moi !…

Elle eut un rire nerveux qui sanglotait. Puis, s’emportant :

— Elles sont atroces, vous savez, les femmes dites « du monde » ; ah ! les dignes femelles de ces mâles odieux !

Elles, secrètement impudiques, peut-être, et se faisant un renom de vertu à calomnier les honnêtes femmes qu’ils font mourir de détresse et de chagrin, eux, parce qu’elles leur résistent. Ah ! la belle société pourrie, hypocrite, et lâche !… Tout en décor, notre fin de siècle ! de la camelote du haut en bas. Une apparence et rien dessous ; si : des ulcères sous des paillons !

Mais qu’est-ce que tout cela me fait ? Mes amis savent qui je suis. Et puis, cela finira bien sans doute !… quand je serai remariée… Mais quand !… Alors, vous l’avez vu, le pauvre être !

— Oui, j’ai même causé assez longuement avec l’interne qui le soigne, et on ne l’exhibera plus.

Sylvère, courageusement :

— Soyez franc : comment va-t-il ?

José hésita, très ému ; elle insista.

— Vous comprenez ce que je vous demande ? Oh ! je vous jure que j’ai besoin de le savoir ! dites !… car vous avez dû vous renseigner, je le vois. Pense-t-on y que ce malheureux puisse vivre encore longtemps ?

Elle palpitait, et, de ses yeux d’or, jaillissaient des feux inconnus.

— Sait-on jamais ? murmura de Meyrac. On ne peut que prévoir.

— Et l’on prévoit ?

— Certes, la maladie suit son cours ; cependant la santé physique se maintient.

— Je comprends ! Il ne veut pas mourir ! Il veut que je vieillisse ainsi, tout à fait, que toute ma vie soit à jamais perdue ! Que je meure, moi, sans avoir eu ma part de bonheur, de joie en ce monde ! Rien que des larmes toujours, et la solitude, éternellement !… Ah ! mais !… à la fin. Dieu me tente !… Je suis lasse et la révolte bouillonne au fond de tout mon être… Dites ! mais dites-moi donc enfin pourquoi je suis ainsi sacrifiée !… Y a-t-il une raison à ces choses ? Qu’ai-je fait ?

— Vous avez eu de l’orgueil, ma chère Sylvère !

— Moi !

— Oui : l’orgueil de votre pureté. Souvenez-vous de ce que vous disait Guy d’Harssay, le doux et épicurien philosophe, qui, parce que son encre fleure l’ambre et qu’il trousse galamment ses périodes, paraît toujours un peu frivole, alors que lui seul, peut-être, a résumé la vraie morale de la vertu et de l’amour. Il vous disait : « la sagesse c’est d’être heureux. Dieu a fait l’amour, comme il a fait la mort ; et, comme l’on doit mourir, l’on doit aimer ! Vous vous faites de l’honneur une idée fausse : soyez une honnête femme, tout le reste n’est rien. Si vous changiez de sexe en gardant votre cerveau et votre cœur, vous auriez des maîtresses. Et votre conscience ne vous le reprocherait pas. Soyez logique : la morale s’élabore dans le cerveau, l’honnêteté gît dans le cœur. Pourquoi accorder tant d’importance au reste, qui en a si peu, si peu ?… Le sexe doit accomplir une fonction normale, comme l’estomac. Vous privez-vous de manger ? Non ; mais si vous êtes délicate, vous choisissez vos mets. Mangez donc des feuilles de roses et buvez du soleil, si cela vous plaît, mais nourrissez-vous ! »

Il vous disait cela, Sylvère, vous le rappelez-vous, un soir, dans le monde. Et vous leviez dédaigneusement vos belles épaules trop voilées, en vous cachant à demi derrière votre éventail, car un peu de votre gorge était nue et cela vous irritait quand nous y portions nos regards. Êtes-vous bien certaine que ce n’est pas de cet orgueil-là dont votre Dieu vous a punie ?

— Vous aurez beau chanter, mon poétique ami, vous n’arriverez pas à me faire mépriser Dieu, j’aimerais mieux le nier. Non, je n’ai pas d’orgueil ; mais j’ai de l’horreur pour les matérialités de la vie : ce n’est pas la même chose.

José reprit en souriant :

— Nourrissez-vous alors de feuilles de roses !

— Ou bien adorez un poète, n’est-ce pas ?

— Pourquoi pas ?

— Le malheur, c’est que mon pauvre Paul n’a aucune poésie dans l’esprit.

— Pourquoi l’avez-vous choisi ?

— Mais…, je ne l’ai pas choisi, répondit naïvement Sylvère.

— Parfait. De mieux en mieux. Alors si vous l’épousez, vous ferez tout bourgeoisement un mariage de convenance ? Fi…

— Mais non, mais non, je vous assure que je l’aime.

— Tant que ça ?

— Beaucoup.

— Je voudrais bien vous poser une question.

— Je vous le permets. Cela me fait tant de bien de causer sincèrement avec vous. Je crois qu’il n’y a que vous qui ayez vu le fond de mon cœur.

— Comme les Hébreux avaient entrevu, de loin, la terre promise ; mais ils n’y entrèrent jamais.

— À la question.

— Elle me gêne.

— Cela veut dire qu’elle va m’embarrasser.

— Me promettez-vous d’y répondre franchement ?

— Si je puis.

— Ce n’est pas répondre.

— Eh bien… oui…

— La voici donc, en toute simplicité. Sylvère, supposez un instant que M. Paul Ruper n’existe pas, qu’il n’ait jamais existé ; vous avez été adulée, recherchée, courtisée ; même vous avez été aimée, j’en sais quelque chose. Supposez donc que, libre de tout engagement, et moins féroce que ne vous l’êtes, le désir vous fût enfin venu de faire un choix… Comprenez-moi, je n’ai pas le courage d’achever, car, vraiment, mon cœur bat si fort qu’il fait trembler mes lèvres… Oh ! mais, surtout, soyez franche, dussiez-vous me faire pleurer.

— Ne pleurez donc pas, lui dit-elle, très pâle et si troublée qu’elle en fermait les yeux, car je vous le dis sincèrement, si mon cœur n’eût pas appartenu à Paul, depuis mon enfance, je ne l’eusse donné à nul autre qu’à vous.

José, qui était debout, s’adossa, blême ; son teint brun avait jauni comme une cire ; sa bouche frémissait, décolorée ; son sang lui battait aux artères ; il souffrait atrocement et délicieusement. Toute sa raison, il l’employait à demeurer calme, à contenir les désirs fous qui le poussaient vers cette créature trop naïve dont l’aveu le bouleversait.

Il sentait qu’elle ne comprenait pas elle-même le sens des paroles qu’elle avait dites et qui révélaient un état d’âme dont elle ne se doutait peut-être pas. Il se demandait, en même temps, s’il ne devait pas l’éclairer sur l’étrangeté de ses sentiments, la forcer de reconnaître le véritable penchant de son être, l’obliger à choisir, la conquérir, l’emporter !…

Et puis, son cœur se serra : certes, il respectait Sylvère ; mais il doutait de la longue patience de Paul Ruper. Il lui paraissait invraisemblable qu’il ne l’eût pas prise, même si elle ne s’était pas abandonnée. Cette liaison mystérieuse était avérée dans le monde. Et l’on citait couramment Mme du Parclet comme la maîtresse de Paul Ruper.

Alors quoi ? la lui ravir ? Certes, il l’eût fait. Mais à quel titre ? Celui d’amant seul.

Tel était son respect, qu’il n’eût pas osé avouer à Sylvère les scrupules qui s’opposaient à ce qu’il lui offrît son nom.

Et peut-être en était-elle digne ! Et elle aurait reçu ce nouvel outrage, et cette douleur, plus terrible que toutes les autres, lui eût été donnée par lui ! Il ne se trouva pas le courage de cette mauvaise action. Plutôt la perdre. Il se tut. Mais elle s’effrayait à le voir chancelant le long du mur et les traits crispés par une vraie souffrance.

Pitoyable avant tout, elle se leva et courut à lui.

— Mon ami ! mon ami !… vous ai-je fait de la peine.

Il étendit les mains pour la repousser comme une tentation ; mais elle ne comprit pas, et saisit ces mains brûlantes dans les siennes. Alors il la regarda, si navré qu’elle eût envie de pleurer, et, doucement, la tenant devant lui, il lui dit :

— Non ; c’était de la joie. Vous m’avez rendu bien heureux, vraiment. Je vous remercie. Merci, ma chère Sylvère !… Soyez certaine que je vous aime bien, bien… Et d’ailleurs, qui sait ?… Peut-être, un jour ! Enfin, voilà. On ne sait pas. Les événements… Si jamais vous étiez… seule, souvenez-vous de moi… Allons, adieu…

Elle soupira, comme en détresse et, instinctivement lui serra les mains.

Ah ! s’il l’avait moins connue ! mais il la savait par cœur, l’innocente !

Très doucement, il l’attira vers lui, et, en plein front, il la baisa, chastement.

Et puis il s’étonna : elle pliait sous sa lente caresse, la tête renversée, les yeux clos. Il cria :

— Sylvère.

Mais, brusquement, elle se redressa, raidie, effarée, se reculant toute, ses mains devant elle. Et elle balbutiait, la voix dure :

— Eh bien ! Eh bien ! suis-je folle ? En voilà assez !… Dieu me pardonne, ma tête tournait !… Ah ! mais…

Et l’orgueilleuse dont le visage était blême, mais avec un regard hautain, terrible, leva son bras rigide qui donnait impérieusement congé, et dit très haut, très net, à José, stupéfait :

— Adieu, monsieur de Meyrac !

Cet adieu était sans réplique.

Il le comprit et s’en alla, le cerveau brouillé, très malheureux, et cependant distrait de sa peine par l’obsession d’une occupation voluptueuse : celle de rappeler à ses lèvres la saveur inconnue du baiser blanc qu’il venait de prendre au front de Sylvère.


Sylvère est demeurée brisée ; un peu surprise elle-même après cette scène avec Meyrac. Pour la première fois, elle a compris qu’elle pouvait être vaincue ; et son étonnement s’accroît en cette circonstance : ce n’est pas celui que, seul, elle redoutait, qui l’a mise en danger. Pensant à Paul, elle se trouve coupable et lui demande pardon.

Comment cela s’était-il fait ? Elle garde, à l’endroit où les lèvres de Meyrac se sont posées, une brûlure dont l’ardeur, violente et douce, coule jusqu’à travers sa poitrine qui se gonfle et se tend.

Elle peut donc ressentir des impressions sensuelles en dehors de toute instigation passionnelle ?

Décidément, une partie vibrante d’elle-même lui échappe. Sa domination morale faiblit. Elle entend rire ses nerfs, et son sang qui galope la raille, en passant. Elle devient une possédée de la vie ; le désir la touche comme la baguette d’un enchanteur. Tout tourne ; c’est l’ivresse des sens qu’elle a trouvée dans ce baiser comme à l’effleurement d’une coupe.

Conclusion logique pour sa loyauté, elle ne reverra plus Meyrac.

Toutefois, par un retour naturel de son raisonnement de femme, une rancune lui vient contre Paul : Pourquoi la laisse-t-il si tranquille, désormais.

À se défendre contre lui, jadis, elle dépensait en sensations diverses, subtiles en leur acuité, un peu de cette force nerveuse qui a failli la trahir aujourd’hui, en dominant sa volonté.

Et des vouloirs confus commencent à se formuler, à se dégager de la faiblissante étreinte de ses vertus défaillantes.

Oisive, elle se fut attardée avec quelque volupté d’âme à les sentir grandir en elle jusqu’à l’heure où ils l’auraient définitivement vaincue ; mais le labeur obstiné et la lutte inégale qu’elle livrait aux malchances, compliquées de haineux obstacles entravant son existence littéraire, la sauvèrent encore d’une défaite immédiate.

Le cœur s’apaisa devant la terreur des prochaines misères.

Car la vengeance de Labut s’exerçait sourdement autour d’elle, et de la façon la plus misérable. Parmi les publications où elle avait eu accès jusqu’ici cette formule courait : « Beaucoup de talent, Mme du Parclet, oh ! certes ! mais, un peu trop osée et hardie en ses thèses pour les Revues et journaux qui s’adressent aux familles, pas assez licencieuse pour les autres. » Et l’on ajoutait : « Trop littéraire pour les petits journaux. »

On l’eût ensevelie dans cette gloire, sans les éditeurs qui protestaient, en publiant jusqu’à ses moindres lignes, en lui faisant signer des traites à longue échéance, payées d’avance ; et, de cela, elle vivait.

Or, la générosité de l’éditeur est la mesure de la faveur publique.

Sylvére avait donc un public.

Mais de Labut souriait, en éfilant le poil roux de sa barbiche fauve, et, parmi les bons camarades, ceux qui n’aiment pas à rencontrer les femmes sur l’honnête terrain du travail élargissaient ce sourire en un ricanement.

Sylvére regarda autour d’elle et constata que parmi les quatre ou cinq femmes qui méritaient le nom d’écrivain, aucune n’était à son rang dans la bataille. Sauf peut-être dans le journalisme, quelques très rares conquérantes, qui s’étaient imposées aux camarades — étant issues de cette camaraderie — et qui aidaient les mâles à garder les portes, ou encore quelques aristocratiques authores occupant la vedette mondaine.

Mais, loin derrière, venait le troupeau des tristes bas-bleus, misérable cohorte qu’un chimérique espoir entraîne sur la voie douloureuse où toujours elle marcha, les pieds dans la boue, sous les huées, les salissures ou les mépris. Car, dans notre égalitaire France, la force brutale prime le droit ; et le jupon, que dans tout pays libre maintenant on respecte, et auquel on fait place, ne sera jamais chez nous qu’un chiffon bon à retrousser ou à cracher dessus.

Et Sylvère pensait qu’après tout, comme il faut se conformer aux mœurs de son pays, si humiliantes soient-elles, les Françaises avaient tort de vouloir entrer en lutte avec leurs concitoyens pour la conquête des situations les plus accessibles même à leur féminité, comme l’art et les lettres.

Et que sages seraient les mères qui enseigneraient leurs filles à tourner leurs fuseaux plutôt qu’à tourner une période. Car on en sait toujours assez pour être ambassadrice, bourgeoise ou catin, et nulle alors ne serait plus tentée de faire œuvre lettrée.

Mme du Parclet caressait la pensée d’écrire une œuvre dernière qui serait le cri d’alarme jeté vers les romanesques aspirantes du régiment des bas-bleus.

Pour cela elle réunissait des notes, des lettres, documents irréfutables qu’elle classait et entremêlait de ses impressions personnelles d’une sincérité violente.

— Si ce n’est pas moi qui écris ce livre, disait-elle, ce sera une autre, quelque audacieuse assez fière pour oser dire à nos ennemis leurs vérités en face, et assez sûre d’elle-même pour n’avoir rien à craindre de leur insolence.

Ensuite, elle pensait qu’ayant renoncé à la lutte, il ne lui resterait plus qu’à se croiser les bras et à regarder venir la belle et pâle mort, la douce amie, l’endormeuse exquise !

Mais songeant à mourir, elle se sentait mieux vivre, comme si tout son être protestait contre cet arrêt cruel. On eût dit que, pour l’attendrir, son cœur s’ouvrait, en un fleurissement de chair épanouie, et frémissait dans un appel d’amour vers le grand soleil d’or qui baise le creux des calices.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


Mme Alix Deschamps s’entendait à faire passer aux gens, et sans qu’ils trouvassent le moyen de s’en fâcher, tout ce qui pouvait être dit de désagréable sur leur compte. Elle s’indignait si fort que l’on ne s’indignait pas ; même elle avait accueilli les propos par des ripostes si plaisantes que l’on finissait par en rire, mais la flèche demeurait. Et on l’emportait, pendue à l’oreille, comme un fantaisiste bijou, seulement un peu lourd. Ensuite, en y repensant, la colère venait ; mais Alix était loin.

C’est ce qui arriva à Sylvère, un jour que cette bonne Alix accourut, ayant mille choses intéressantes à lui conter. Et elle contait si bien !

D’ailleurs, il y avait longtemps qu’on ne s’était vu : depuis l’hiver passé !

Mme Deschamps parut le prendre avec Sylvère sur un ton de familiarité qui ne lui était pas habituel. Quel rapprochement était-il donc survenu dont Mme du Parclet ne se doutait pas ?

Alix l’amusa d’abord par sa preste façon de camper drôlement les gens de leur connaissance ; seul le beau Baringer trouva grâce devant son terrible esprit.

C’est que celui-ci touchait à l’apogée de son étrange fortune. L’engouement populaire en avait fait un dieu et les femmes, avec des dévotions diverses, l’adoraient.

Alix Deschamps ne pouvait parler de lui sans s’attendrir.

— Il ne vous a pas oubliée, ma chère ! Chaque fois que je le vois, il me parle de vous ! Je crois que vous êtes la seule personne dont il ait gardé un si constant souvenir. Et pour si peu qu’il vous a vue ! ah ! que serait-ce ?…

Mais Sylvère, en souriant, l’interrompit :

— C’est précisément parce qu’il m’a très peu vue. Je ne suis bonne à voir qu’en passant.

— Ce n’est pas ce que vos amis répètent.

— Oh ! je n’ai pas d’amis !

— Préférez-vous que je dise : vos amoureux ?

— Dieu ! quel pluriel !

— Oh ! dans ce cas-là, le monde ne parle jamais au singulier.

— J’espère que le monde me fait grâce…

— Vous croyez ? Ah ! ma chère enfant ! Tenez, je passe ma vie à me courroucer et à défendre des gens. Alors vous vous imaginez, parce que vous êtes une adorable honnête femme, que les méchantes langues, c’est-à-dire le Tout-Paris qui jase, épargne votre réputation ? Quelle naïve erreur ! Mais j’ai failli arracher les yeux, dernièrement, à une demi-douzaine de perruches et d’oisons qui arrivaient un peu de tous les coins de Paris et s’entendaient, comme des larrons, à vous mettre en pièces. Je ne suis pas bonne, moi, si l’on touche à ceux que j’aime ! Et je vous aime sincèrement, ma belle Sylvère !

Mme du Parclet sursauta, et, très naïvement effarée :

— Mais encore ? dit-elle. Peut-on savoir en combien de… pièces on m’avait mise ?

— Et ne savez-vous pas que l’on donne pour amants à une femme à peu près tous les hommes qu’elle reçoit ou seulement qu’elle rencontre ? Et songez à tous ceux dont on peut gratifier une femme de lettres ?

— Je ne comprends pas bien. Vous dites ? On me prête des… amants, à moi ?

— Oh ! la jolie innocente ! Mais comme à nous toutes, voyons ! Et il n’y a pas même là de quoi s’étonner ! J’en sais quelque chose pour mon compte.

Pour le coup, Sylvère s’inquiéta, et, un peu trop naïve :

— Vous me voyez absolument surprise, chère madame. Oui, je sais bien, on bavarde. Mais j’avais toujours pensé qu’il n’y avait pas de fumée sans un peu de feu. Oh ! si peu ! mais du feu tout de même. Or, comme chez moi le foyer n’a jamais brûlé, qui diantre a pu imaginer ?…

Alix Deschamps souriait d’un air très bon, d’une indulgence aimable.

— Voyons, petite sournoise, ne niez pas du moins ce que tout le monde sait : Paul Ruper !

— Mais M. Ruper n’est pas mon amant, madame !

Et Sylvère devint toute rouge.

Alix riait aux larmes.

— Je comprends, dit-elle, avec un joli haussement d’épaules, que vous n’alliez pas avouer à tout le monde les fantaisies, quelquefois obligatoires dans notre métier, comme par exemple pour un beau directeur de Revue, ou un adorable poète qui fait la pluie et le beau temps dans le journalisme, ou quelque maître qui conseille, ou même un critique littéraire ! Mais une liaison sérieuse avec le banquier Paul Ruper n’a rien de si déshonorant qu’entre amies on ne puisse le dire !

— Mais, madame, cria Sylvère, c’est une calomnie !

— Bon ! Je le veux. Pauvre ange ! la voilà toute bouleversée. Ah ! ma chère, le monde est horrible !… Je vous connais, moi, n’est-ce pas ? Je sais qui vous êtes, ce que vous valez. Aussi je me fais une joie de river leur vilain clou à toutes ces bouches menteuses, et de proclamer bien haut la vertu impeccable de notre grande Sylvère, notre gloire à nous autres, femmes de lettres… Ne vous inquiétez donc pas de tous ces bavardages. Alix Deschamps est là pour donner du bec en votre honneur. Et d’aucuns savent que ce bec est dur, parfois !

— Je vous remercie, madame, balbutia enfin Mme du Parclet, assourdie et étourdie par ce flot de paroles diverses. Mais, si j’aime à connaître mes amis, il me plaît aussi de savoir quels sont les gens qui me blessent.

— À quoi bon ? Laissons tout cela ! J’ai eu tort de vous croire et de me laisser entraîner, moi qui ne puis souffrir les sots bavardages !

— Je vous en prie, rendez-moi ce service, bien sérieusement. Ces propos, en connaissez-vous la source ?

— Vous y tenez ?… Enfant ! Pour l’un d’eux, du moins, je sais qu’il a été tenu chez Mme Lagé. Un employé de la Revue des Universités a raconté là une certaine visite que vous aviez faite au patron avant la publication de votre roman. Or, il paraîtrait que vous ayant vu entrer par les bureaux, il ne vous avait aperçue, que beaucoup plus tard, sortir par une certaine petite porte… Le même individu ajoutait que le patron n’avait pas caché, ce jour-là, suffisamment, la joie de cette bonne fortune. Et cette mauvaise Mme Lagé répétait triomphalement : « Là ! je m’en doutais, je m’en doutais ! L’avais-je dit ? »

Sylvère, redevenue fort pâle, et de grosses larmes roulant sous ses cils, murmurait simplement :

— C’est une infamie !…

Puis, secouant tristement la tête, elle reprit avec quelque héroïsme :

— Ensuite ?

— Oh ! pour le coup, ma petite, vous ne me ferez pas dire un mot de plus. Je suis trop faible avec vous. Et vous vous faites du mal pour rien qui vaille ! Ah ! j’en ai vu bien d’autres, moi !… Parlons de choses plus intéressantes, voulez-vous, ma mignonne ?

Sylvère murmura très doucement :

— Je comprends que l’on tue parfois !

Alix Deschamps la regarda avec stupeur, puis elle s’écria :

— Tuer, pour cela ? Oh ! la vie serait trop dramatique si toutes les femmes calomniées le prenaient sur ce ton

— Mais si, mais si, insista tranquillement Mme du Parclet. On se défend comme on peut. Ainsi de Labut serait là, dans ce moment, j’ai ici un petit revolver, oui, ce bijou, là, sur ma table ; je le viserais au cœur, comme dans une cible, sans plus d’émoi.

— Si le colonel vous entendait ! exclama cette toquée d’Alix, enthousiasmée par le beau sang-froid de Sylvère. Il adore les héroïnes, ce héros. Vous seriez parfaite dans le rôle. Je vous vois d’ici, avec vos longs cheveux dénoués, l’air tragique, superbe !… Tenez, je vous ferai des vers, oui, la véhémente apostrophe d’une révoltée qui menace, qui va tuer, et… il faudrait une chute… attendez, je la tiens !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


Blessée, elle pâlit, et se dressant soudain,
Braqua vers ce cœur lâche une arme imaginaire,
Mais pour donner la mort il faut un cœur d’airain.
Et, pleurante déjà du mal qu’elle allait faire,
Laissa tomber les fleurs que brandissait sa main.
Etc…

— Ça ne vaut rien ; mais il y a l’idée, vous verrez ; je vous enverrai cela pour vous distraire.

— Merci, répondit Sylvère qui n’avait pu s’empêcher de sourire. Cette Alix était déconcertante avec sa vision des choses.

D’ailleurs, sans transition, elle passa à un autre ordre d’idées.

— Vous travaillez beaucoup, en ce moment ?

— Comme toujours.

— Je veux dire : avez-vous quelque chose de prêt ? C’est que je sais un de mes amis qui publierait volontiers un roman de vous.

Mme du Parclet la regarda, un peu anxieuse, tout de suite ramenée à son habituelle et douloureuse préoccupation.

— Ah ! vraiment, dit-elle.

— Rien de plus facile, ma chère, si cela vous plaît. Voulez-vous que j’arrange l’affaire ?

— Mais très volontiers.

— Bon ! Alors tout de suite : il ne faut jamais traîner en ces occasions-là. Il y a tant de gens à l’affût !

— Certes !

— Et vous savez comme cela s’enlève. Tel a un roman reçu, avec paroles échangées, et qui se croit au moment de passer ; mais, à la dernière heure, un autre survient, se pousse, fait donner la camaraderie influente, bêche un peu celui qu’il veut supplanter, et le tour est joué : il passe. Il faut demeurer sur la brèche, l’arme au bras, sac au dos.

— Vilaine bataille, murmura Sylvère.

— Eh ! c’est partout la même. Allez donc voir ce qui se passe dans les ministères et dans toutes les administrations ; tout ce qui se tripote pour les avancements. Et l’œuvre des femmes dans tout cela ! Ils ne sont pas tant à blâmer ceux qui dispensent les faveurs et que l’on harcèle ! Demandez-leur des renseignements sur la moralité des solliciteuses, en général, et vous aurez de quoi faire un beau roman, pas propre, j’en conviens, mais combien vécu !… Ce n’est pas toujours l’homme qui exige que la femme se donne à lui en échange des services rendus, car elles ne sont pas toutes désirables, au bout du compte ; mais ce sont elles qui s’offrent, la plupart du temps, et se font prendre, bon gré, mal gré. Soyez certaine que celles qui s’en vont, hardies quémandeuses, ici et là, ont des dessous soignés. Et si vous croyez que cela les embarrasse de se frôler, pencher, couler près des hommes, de les regarder dans les yeux, de leur souffler au visage jusqu’à ce que le feu prenne !… D’aucunes, même, s’en vont s’asseoir tranquillement sur leurs genoux…

— Oh ! se récria Sylvère, de quelles femmes parlez-vous donc là !

— De toutes celles — ou mettons presque toutes — qui ont besoin d’un homme en situation de leur rendre service : actrices, bas-bleu, femmes de fonctionnaires et d’employés, petits ou grands, etc., etc.

Étonnez-vous, après cela, si les hommes, ainsi accoutumés à être récompensés — par avance — se trompent quelquefois et agissent sans façon vis-à-vis d’une honnête femme fourvoyée ! Mais il y en a qui s’imagineraient lui manquer d’égards s’ils ne proposaient à la femme, une fois entrée dans leur cabinet… de pousser le verrou. Et le plus drôle est que ça ne les amuse pas toujours !

— Ils devraient alors savoir gré à celles qui se refusent.

— Cela dépend ! si elles sont jolies ! On pardonne tout aux laides. Mais, en revanche, on ne leur accorde rien. Ah ! ma chère Sylvère, je suis bien sûre que si vous aviez voulu, vous !…

— Ne parlons pas de moi, je vous prie, répondit Mme du Parclet, écœurée, détournant la tête.

— Au contraire, parlons-en, recommença Mme Deschamps, qui, tout en affectant de bavarder à l’étourdie, ne perdait pas de vue le but que, depuis le commencement, elle poursuivait. C’est justement parce que je vous sais incapable d’aller assiéger les bureaux de rédaction, que j’ai pensé à vous faire demander un roman par mon ami, le directeur de la Sphère.

— Vous êtes trop aimable.

— Non : je vous admire et je vous aime, tout simplement. Mais, concluons, dit-elle en se levant. Il est nécessaire que vous rencontriez M. Travet ; mais de telle façon que, séance tenante, vous conveniez ensemble du prix, de la date de publication. Or, il vient déjeuner chez moi demain matin, avec deux autres bonshommes qu’il vous sera utile de connaître, car ils pourront, à l’occasion, parler de vous. Et là, franchement, ma chère Sylvère, c’est ce qui vous manque : personne ne vous a vue ! Il y a encore des gens qui croient que vous êtes un jeune homme ! Cela fait honneur à votre talent, mais cela fait tort à votre popularité. Ah ! Si vous vouliez m’écouter !… Enfin, commençons toujours par régler cette affaire-là, nous verrons ensuite.

Donc, nous disons demain, à midi, midi et demi, chez moi. C’est entendu. Je me sauve… Comme vous m’avez fait bavarder ! mais vous êtes irrésistible, ma très belle. À demain.

Sylvère n’avait pas accepté. Pourtant, cela paraissait si « convenu » ! Puis elle éprouvait un tel soulagement, à voir sa dernière œuvre placée, qu’elle ne songea pas un instant à la possibilité d’un refus.

Même elle oubliait les propos insultants qui lui avaient été rapportés par Alix ; la tête un peu lui tournait.

D’ailleurs, elle avait un chagrin : Paul n’était pas venu depuis toute une semaine, et il s’était excusé par un mot assez bref. Toutefois, il avait annoncé sa visite pour le lendemain, dans la soirée.

Sylvère pensa qu’elle aurait la joie de lui apprendre la bonne nouvelle qui se confirmerait au déjeuner chez Alix Deschamps.

Et cependant cette joie, qu’elle voulait se donner, n’était pas sincère. Une oppression l’étouffait encore, comme lorsqu’un orage s’abaisse lentement, et raréfie l’air. Une angoisse indéfinie l’énervait.

Elle éprouvait, comme pour l’orage, cette sensation d’impatience qui fait dire :

— Va-t-il éclater, enfin !


Au moment où l’on ouvrait la porte, Mme Deschamps qui guettait, ayant aperçu Sylvère, se sauva, chercha sa femme de chambre, lui remit un télégramme et dit :

— Dès que Mme du Parclet sera entrée, courez au bureau.

La jeune fille sourit, familière et accoutumée aux manœuvres mystérieuses.

Et l’on introduisit Mme du Parclet.

Alix, en robe rouge, au collet droit passementé d’or, se présenta, trop pâle d’un invraisemblable désespoir.

— Est-ce peu de chance ? criait-elle en lui tendant les deux mains.

— Quoi donc ? demanda Sylvère, déjà mal disposée, et que cet accueil impressionna.

— Vous n’avez pas reçu ma dépêche ? Il est vrai que je vous l’ai adressée par un scrupule de conscience, uniquement, car j’aurais été désolée si vous n’étiez pas venue ; mais je ne voulais pas que vous puissiez croire que je vous avais amorcée pour vous attirer chez moi ! oh ! ma chère, ces choses-là arrivent ! Aussi, dès que je l’ai su, je vous l’ai télégraphié, vous laissant libre de ne pas venir, à moins que ce ne fût par amitié pour moi.

— Je n’ai rien reçu ; mais je crois comprendre ! Ainsi, M. Travet ?…

— Hélas ! une tuile au dernier moment, une audience du ministre, affaire pressée ! Je ne sais plus quoi ! Ou est donc sa dépêche ?

Elle fouillait ses poches.

— C’est inutile, protesta Sylvère ; je reconnais bien là ma chance ?

— Oh ! ce n’est que partie remise, vous savez ?… Mais où l’ai-je fourrée ?…

— Laissez donc !

— Si, si, je veux que vous voyiez…

— Je vous en prie. Vous me contrariez.

— Enfin, vous voilà ; cela me console. Mais y a-t-il rien de plus agaçant que ces combinaisons qui, à la dernière minute, se détraquent ?

— Oh ! je connais cela, répondit Sylvère en souriant, mais un peu triste.

— Chère petite ! j’espère cependant que vous ne vous ennuierez pas trop. Il nous reste deux convives assez amusants : gens de lettres et gens d’esprit, ce qui n’est pas toujours synonyme.

— Mais ils sont un peu en retard. La demie avait sonné, quand je suis entrée, et j’allais m’excuser…

— Oh ! vous croyez !… Voyons !…

Elle courut les horloges ; aucune ne marchait.

— C’est bien cela ; jamais l’heure chez moi ! on doit l’avoir, sans doute, à la cuisine.

Elle sonna : un domestique parut, correct, ganté, prêt à servir.

— Est-il midi ?

— Une heure moins vingt, madame.

— Ah ! Seigneur ! que se passe-t-il ? Les autres aussi ?… ce serait trop fort !

Sylvère se récria :

— Ils vous auraient avertie.

— Eux ? Vous ne connaissez guère ces oiseaux-là, ma petite ! leurs précieux mots leur sont trop bien payés ; ils n’ont garde de les perdre. Je plaisante, se reprit-elle ; mes amis sont très bien élevés ; je les gâte, voilà ! Avec moi ils ne se gênent pas. Et, naturellement, la malice des choses s’en mêle : si je les attends, ils ne viennent presque jamais ; mais que j’aie le désir de déjeuner seule, et je ne suis pas plutôt à table que l’on sonne et l’on resonne, et c’est un, c’est deux, c’est quatre qui viennent me demander leur côtelette… en passant.

Il n’est même pas certain que ceux-ci n’arriveront pas avant que nous ne soyons au dessert, car nous allons nous mettre à table sans plus attendre ; je meurs de faim, moi !

Elle frappa trois coups sur un timbre ; le domestique revint, ouvrit la double porte de la salle à manger et annonça :

— Madame est servie !

Des tubéreuses enguirlandaient la table, mêlant leur encens au capiteux fumet des œufs brouillés aux truffes. Le champagne frappé ambrait les carafes ; la vaisselle était fraîche : des feuilles de roses nacrées semées sur une porcelaine légère ; et la drôlerie des verres de bohème amusait, avec la variété de leur forme et l’emperlement chatoyant des calices qui semblaient d’or remplis de gemmes. Face à face, la robe rouge d’Alix et le fourreau noir satiné de la plus élégante robe de Sylvère se détachaient en vigueur comme deux silhouettes japonaises sur un écran.

Sylvère, maintenant distraite de ses pensées par la gaîté du décor, effeuillait, en les respirant, les aromales fleurs que le soleil de Nice avait mûries ; et, tranquille, le cou renversé, buvait, dans sa coupe irisée, comme une rosée d’arc-en-ciel.

Sur la table passaient, avec quelque lenteur, des mets étrangement choisis, d’un parfum grisant, d’une saveur brûlante, d’un goût, toutefois, délicat et relevé.

Une friture de piments tenta Mme du Parclet ; elle y goûta et fut obligée d’engloutir, coup sur coup, des bonbons d’une pâte d’avelines glacée qui se trouvaient sous sa main, en criant, dans un rire, que cette cuisine du diable l’avait brûlée. Elle en devenait toute rose, et innocemment, s’amusait. On sonna.

— Là ! s’écria presque fâchée Mme Alix, qu’ai-je dit ? Je parie que voici mes deux moineaux ! Pour un rien, je leur refuserais la becquée !

— Ce serait cruel, s’ils ont faim ! protesta Sylvère en riant.

Mais la porte s’ouvrit, et s’encadra, dans une attitude superbe, le colonel Baringer.

— Vous ! s’écria Mme Deschamps admirablement étonnée. Vous êtes donc à Paris ? Et qui vous amène si matin ?

— Un morceau de pain, s’il vous plaît ? mes bonnes dames, minauda le colonel en s’avançant.

— Vous n’avez pas déjeuné ?… c’est le comble !… nous en sommes au café, presque ! Enfin, ça ne fait rien ; enchantée ! Prenez une chaise.

Et au valet :

— Qu’on refasse des œufs, vivement.

Baringer s’approchait, souriant, un peu gêné, ne regardant que Sylvère. Après avoir baisé lestement la main que lui tendait Alix, il se courba profondément devant Mme du Parclet, lui prit les doigts et les porta à sa bouche, en les respirant d’un air affamé.

Sylvère, méfiante, ne cessait de scruter le visage d’Alix ; mais celle-ci lui parut si mécontente, presque irritée, qu’elle se rassura. La coïncidence était fâcheuse, mais ce n’était que cela.

Le colonel s’était assis, donnant des preuves de son vif appétit en dévorant des hors-d’œuvre.

— Savez-vous, lui décocha Mme Deschamps d’une voix grondeuse, que c’est bien imprudent ce que vous faites là !

— Je sais, répondit-il en décochant une œillade à Sylvère.

— Oh ! il ne s’agit pas des beaux yeux de Mme du Parclet, encore que je vous conseille, en passant, de ne pas vous emballer de ce côté ; vous y perdriez vos heures. Mais je veux dire qu’il ne s’en est fallu que d’un hasard que vous ne tombiez ici tout juste sur trois journalistes.

— Ah ! diantre !

Elle continua :

— J’attendais Travet, Victor Dale et de Lancry. Hein ! les lisez-vous d’ici les journaux de ce soir à l’article : dernière heure ?

— Il n’aurait plus manqué que cela, riposta très sérieusement Baringer. Oh ! c’eût été grave, très grave !… mais ces messieurs m’auraient gardé le secret.

— Eux ? ne dites pas de bêtises, mon colonel. Les croyez-vous capables de garder dans leur poche une nouvelle à sensation qui aurait révolutionné Paris ? Car enfin, on vous croit en province.

— Et il faut qu’on le croie pendant quarante-huit heures encore. Ensuite !…

— Alors ça chauffe ?

— Chut ! Vous savez que la marquise donne une fête dans trois ou quatre jours.

— Oui, eh bien ?

— J’y passerai peut-être.

— Officiellement ?

— Presque. Le lendemain ma candidature couvrira les murs de Paris.

— On va s’étouffer chez la marquise.

— Vous y serez, madame ? demanda le colonel à Sylvère.

Alix cria :

— Certainement.

— Mais j’ignore absolument de qui vous parlez, répondit Sylvère.

— La marquise de Z…, ma chère, ne la connaissez-vous pas ? Tout ce qui a un nom est reçu chez elle

Mme du Parclet répliqua simplement :

— Elle ne m’a jamais envoyé d’invitation.

— Hein !… exclama Alix, avec un beau geste indigné, voilà vos amies, colonel ! La première femme de Paris tenue à l’écart, comme une rien du tout ! C’est une honte. Ah ! j’espère que vous l’imposerez au monde et à l’univers, quand vous serez le maître, notre grande Sylvère.

— Je vous en prie, murmura Mme du Parclet.

Mais le colonel, à son tour, s’emporta.

— Comment ! Mme du Parclet ne reçoit pas chez la marquise tous les honneurs qui lui sont dus ? C’est invraisemblable ! J’espère bien, madame, avoir la joie de vous rencontrer à la prochaine réception de Mme de Z…

— Je vous remercie, monsieur, mais je suis en deuil…

— Ma chère, interrompit Alix, véhémente, vous serez reçue en robe de deuil, s’il vous convient de n’en pas mettre une autre. Vous avez le droit d’artiste d’habiller comme il vous plaît votre adorable petite personne ; mais vous avez aussi le devoir de vous montrer là où il faut qu’on vous voie, vous comprenez ?

Sylvère se prit à réfléchir, la tête inclinée, et n’aperçut pas le regard triomphant qui s’échangeait.

D’ailleurs, la conversation se brouilla en plaisanteries aimables. Baringer soutenait mal son rôle d’affamé, et se hâtait de renvoyer son assiette, plus occupé des menus gestes de Sylvère grapillant des fruits et mordillant des dragées que de ce qu’on lui servait.

Et cette bonne Alix le sermonnait, lui criant : casse-cou, et comme il perdait bien son temps, et qu’elle allait le mettre à la porte.

Lui se défendait, gauchement, avec des airs sournois et des soupirs étouffés.

Sylvère, très rouge, commençait à s’impatienter. On quitta la table pour le petit salon intime où le café était servi.

Le colonel brûla ses cigarettes, comme un encens, tout près de Sylvère, qui avait refusé de fumer le tabac blond avec lequel on l’avait tentée, encore que Baringer l’en eût suppliée comme d’une faveur. Et il se plaisait à l’ennuager, avec des câlineries d’adorations ferventes, des tentatives respectueuses de baise-mains dont elle s’énervait.

Tout à coup, Alix disparut ; une dépêche à écrire qu’elle avait oubliée. Et Baringer tomba sur ses genoux, murmurant à Sylvère des paroles brûlantes.

Il la suppliait d’être son âme inspiratrice, de l’aider dans sa tâche patriotique. Il lui montrait le bien qu’elle pourrait faire, toute puissante comme elle le serait sur lui et sur tous. Quel rôle pour une femme supérieure ! Et quelle revanche à prendre sur la destinée…

Il la transportait sur la montagne de ses ambitieuses visées, et, lui montrant le monde à ses pieds, il lui laissait entendre :

— Tout cela sera à toi, si tu le veux !…

Jamais femme ne lui avait tant coûté. Mais il commençait à être au bout de ses arguments. Et Sylvère ne se rendait pas. Cela devenait inouï. Il en ressentit un tel coup de désir, qu’en sa folie, il parla du divorce possible qui les rendrait libres tous les deux. Il lui aurait promis l’empire d’Allemagne. Et d’ailleurs, il le promettait. Mais elle ne paraissait point troublée ; songeuse seulement. À vrai dire, elle pensait ceci :

— Si pourtant le destin l’avait voulu, c’est celui-là que j’aurais aimé, et alors !…

Une songerie rapide l’emporta, tandis qu’elle soupirait faiblement.

Le colonel perdit la tête à ce halètement doux dont la signification lui échappait. Se rapprochant, il respira ce souffle capiteux en lequel stridaient, au fond de l’haleine parfumée, le ressouvenir des dragées et l’arôme affolant des épices.

Soudain, d’un bras adroit, il étreignit le buste de Sylvère, puis, de ses doigts, lui harponnant la nuque, il souleva la jeune femme, la jeta sur lui, et lui effleura la bouche de ses lèvres ardentes.

Mais elle se tordait ; alors, il desserra son étreinte, en murmurant, essoufflé :

— Merci.

Si prompt avait été l’attentat, que Sylvère, dressée, trébuchante, comme brusquement réveillée, n’avait pas encore eu la perception de l’outrage. Toutefois, une confusion suprême l’envahissait, avec la sensation de ce baiser reçu ; une honte qui la faisait se trouver coupable. Et ce ne fut pas de la colère, ce furent des larmes qui lui montèrent aux yeux, tandis qu’elle essuyait du revers de sa main sa bouche mouillée d’une nausée de dégoût.

Baringer ignorait ces attitudes répulsives ; il s’attendait à de coquets reproches, et, d’avance, il souriait, prêt à poursuivre. Mais le geste éloquent de Sylvère le glaça.

Machinalement il murmura :

— Pardon, madame.

Puis, dans un élan vrai, il ajouta :

— Ah ! je vous jure que je vous aime ! Pardonnez-moi, j’ai trop de peine. Je ne serai pour vous que ce qu’il vous plaira… mais ne me regardez pas avec ce dédain. Je suis tout à vous. Usez de moi, aujourd’hui, demain, toujours…

D’ailleurs, réfléchissez à ce que je vous ai dit ; ne me répondez pas encore. Laissez-moi vous servir. Et peut-être qu’un jour…

Sylvère s’en allait, sans un mot ; il la suivit, entraîné, et, si implorant, qu’il paraissait sincère ; il murmura encore :

— Dites-moi… Oh ! dites-moi seulement que vous me pardonnez…

Elle s’arrêta, retourna lentement la tête, le regarda de haut ; puis, d’un geste las de l’épaule, elle parut dire :

— Soit.

Il en ressentit presque de la joie, tant l’avait affolé et féru de désirs l’étrange effarouchée.

En même temps qu’elle sortait par une autre porte rentrait Alix, pas brave, un peu pâle, allongeant le cou. Elle vit s’en aller Sylvère, et murmura :

— Eh bien ?

— Heu ! elle n’a peut-être pas dit son dernier mot. Mais, sacrebleu, ce qu’elle me ferait faire des bêtises, celle-là !

— Dites-donc, et la gloire ?

— Zut ! fit-il.

Et il s’effondra sur le divan, dans le creux où s’était moulé le corps exigu de Sylvère.


Mme du Parclet trouva chez elle la dépêche d’Alix Deschamps, et elle resta indécise pour l’accuser. Même, elle penchait pour la trouver innocente, tant il lui était pénible de croire au mal. Sylvère pensait que ceux-là seuls qui sont capables d’actions mauvaises sont enclins à la méfiance et aux suppositions malveillantes. De là cette apparente naïveté qui la faisait prendre pour dupe.

D’ailleurs, elle avait la coutume de dire qu’elle préférait se tromper que se défier. Prudente, néanmoins, elle décida de ne jamais retourner chez Mme Deschamps.

Et puis, comme la journée s’avançait, elle se prit à penser à Paul qui allait venir.

Il vint, en effet, de très bonne heure, avant le dîner. Elle s’étonna, déjà joyeuse et s’imaginant qu’il allait lui proposer de dîner ensemble. Mais il entr’ouvrit son pardessus, sans le quitter, et il était très beau, en habit, d’une extrême élégance, avec on ne sait quoi de coquet, de soigné, dans toute sa personne ; ce quelque chose d’inexprimable de homme qui veut plaire, qui s’exhale de lui comme un parfum discret.

Elle le regarda, d’abord souriante, un sourire friand, qui se complaît ; ses yeux s’arrêtèrent sur la moustache blonde, finement troussée, éparpillée comme d’un souffle au-dessus des coins aigus, rosés, d’une bouche fraîche et gourmande, attirante presque.

Sylvère, énervée sans doute, éprouva, dans cet arrêt inconscient de son regard, comme un léger frissonnement.

Mais lui, tout de suite, s’excusait ; il n’avait pas voulu remettre au lendemain encore de la voir. Et, comme sa soirée était prise, il était venu lui serrer la main.

— Alors, vous dînez en ville ? dit-elle, subitement triste. Vous ne le saviez donc pas, hier, quand vous m’avez écrit ?

— Je l’avais oublié.

— C’est désolant, dit-elle à demi-voix. Je vais horriblement m’ennuyer ce soir.

— Allez au théâtre.

— Toute seule ?

— On ne vous accusera pas, du moins, d’être en mauvaise compagnie.

— Est-ce que l’on m’en accuse quelquefois ? Prenez garde, je n’y suis jamais allée qu’avec vous.

— En êtes-vous bien sûre ?

— Mais, comme vous devez en être certain vous-même, puisque je vous le dis.

Il s’inclina en souriant. Puis, tout de suite :

— Je regrette de vous causer une contrariété, ma chère amie ; mais vraiment, je ne puis me dispenser d’aller où je vais.

— Oh ! je le crois. C’est très dur tout de même. Jamais je ne me suis sentie plus lasse de cette éternelle solitude…

— N’avez-vous pas travaillé à la créer autour de vous ?

— Peut-être.

— Alors ?

— Je n’accuse personne. Je m’ennuie, voilà tout. Quand reviendrez-vous ?

— Mais… un de ces prochains jours. Voulez-vous me dire lequel ?

Sylvère, avec un geste nerveux :

— Le plus tôt possible.

— Eh bien, c’est cela, le plus tôt possible.

— Comment, vous partez ?

— Il est près de sept heures, et, là où je vais, on se met à table à la demie précise.

— Et vous vous résignez à cela, vous qui n’avez jamais faim avant neuf heures ?

— Que voulez-vous ? quand on accepte une situation, il faut en subir toutes les conséquences.

Il s’était levé et s’éloignait à reculons. Elle le suivait d’un pas saccadé, presque rageur, travaillée d’un agacement douloureux qui la pâlissait jusqu’aux lèvres. Elle voulait le retenir encore et cherchait des mots qui ne lui venaient pas. D’ailleurs, Paul ne paraissait pas extrêmement pressé de partir ; il la regardait et une tristesse, peu à peu, détendait son visage, y remplaçait la placidité souriante jusqu’alors maintenue.

Ne trouvant rien, elle balbutia, inconsciente :

— Alors, comme cela, vous partez ?

Il répondit, presque de même :

— Oui, je m’en vais, il le faut.

— Ah !… Il me semblait… — Elle avait la gorge serrée — que j’avais quelque chose à vous dire…

— Quoi ? Cherchez.

— Je ne me souviens plus.

— Est-ce une chose en laquelle je vous serais utile ? oh ! dites alors ! Vous savez, ma chère Sylvère, que vous pouvez disposer de moi, toujours, toujours !…

— Comme vous dites cela ?

— Comment ?

— Oui, avec un élan… presque… une émotion… même une sorte de solennité ! on dirait !…

— On dirait ?…

— Je ne sais pas… mais cela m’a produit un effet singulier. Vos paroles auraient dû me faire plaisir, et… c’est comme de la peine que j’éprouve.

— Vous êtes nerveuse, ce soir ?

— Peut-être… mais, je vous retiens. Allez donc, puisque vous êtes si pressé !

— Pas de vous quitter.

— Bien vrai ?

— N’êtes-vous pas ma meilleure amie ?

— Tenez, Paul, vous allez dire que je suis folle, ce soir. Mais même ce que vous dites-là me serre le cœur.

— Oh ! bien alors, je me sauve, car si je m’oubliais jusqu’à vous paraître… trop tendre, vous y trouveriez encore quelque raison de vous faire du mal.

— Trop tendre ? Je n’ai plus à m’en plaindre !

— Me feriez-vous un reproche de mon respect ?

Elle balbutia :

— Non.

Il reprit :

— N’ai-je pas assez souffert avant de me résigner à vous obéir ? Vous avez créé entre nous ce qui existe maintenant. C’est votre œuvre. Si jamais vous veniez à en souffrir, rappelez-vous que c’est vous qui l’aurez voulu ! Mais vous êtes bien trop calme, ma chère Sylvère, pour qu’il me reste une inquiétude sur ce point. Ce soir, vous avez vos nerfs voilà tout. Demain, à votre réveil, vous conviendrez, avec vous-même, que votre Paul est le plus parfait de vos amis.

Une exaspération emporta Sylvère. Elle osa crier :

— En attendant !…

Mais il ne répondit pas, et, lui prenant les mains, il les baisa respectueusement, encore qu’elles se crispaient sous ses lèvres.

— Allons, bonsoir, dit-il, à un de ces jours.

Elle, les dents serrées :

— À demain.

— Demain ? Je ne sais… Je ne serai peut-être pas libre.

— Même si je vous en prie ?

— Oh ! c’est convenu alors. Dans la matinée ?

— Je n’y serai pas. Et puis quand vous venez le jour, vous êtes toujours prêt à repartir.

— Dame ! les affaires…

— C’est pour cela. Venez demain soir.

— C’est que…

— Qu’y a-t-il encore ?

— Savez-vous que vous me torturez, Sylvère ?

— Bon ! c’est moi, maintenant !

— Voyons, et pardonnez-moi d’être brutal ; vous savez bien que je n’aime pas à me trouver seul, près de vous, le soir ? Je suis moins… maître de moi, et je craindrais de cesser de l’être tout à fait. Puisque vous n’avez jamais voulu être à moi, pourquoi vous exposer à un si grand malheur ? Vous voyez, je suis franc. Et maintenant voulez-vous que je vienne demain soir ?

Elle l’avait reconduit jusqu’à la porte, qu’il avait entr’ouverte en causant, et elle se tenait demi cachée, derrière le battant, le front appuyé, confuse, troublée, très malheureuse. À ce dernier appel, elle fut prise d’une honte, à se cacher le visage dans ses mains, si elle eût osé bouger.

Mais elle murmura très bas :

— Oh ! oui, vous êtes… brutal !

— Vous voyez bien ! s’écria presque Paul Ruper, avec comme un allégement. Puis, sans se fâcher :

— Allons, grande enfant, bonsoir. À un de ces jours, je me sauve.

Et il s’en alla très vite, la laissant crispée, un balbutiement aux lèvres, la bouche s’ouvrant, malgré l’effet d’une volonté mourante, pour un appel suprême ; mais pas un mot ne jaillit. Elle repoussa la porte et s’y adossa, comme pour mieux sceller le tombeau dans lequel, volontairement, elle s’enfermait.

Alors le cri jaillit de ses entrailles remuées, torturées, de ses flancs qui se creusaient affamés, et qu’elle avait frappés de ses poings.

Et toute secouée de nerveux spasmes, épuisée enfin, elle se renversa, tordue, les bras en croix, en sanglotant :

— Je n’en puis plus… Je n’en puis plus !…


Sylvère attendit deux jours, sans sortir de chez elle, plus semblable à une lionne en cage qu’à la petite créature pâle et tranquille que l’on connaissait. Elle-même d’ailleurs ne se reconnaissait plus.

Le printemps finissait ; juin chauffait l’atmosphère, grouillante du parfum des sèves, à la fois âcre et molle et dans laquelle on respirait, avec les pollens épars, des senteurs d’herbes mûries, de fruits lointains, de fleurs fécondées.

Les sensitifs buvaient, à même l’air, l’impérieuse suggestion des actes générateurs. Sur les quais, les moineaux, les chiens et les voyous poursuivaient leurs femelles ; les bois étaient remplis de couples enlacés ; le soir on se buttait aux couches nuptiales.

Sylvère demeurait enfermée. Mais au-dessus de son balcon nichaient des hirondelles.

Paul n’avait pas reparu. Vers la fin du deuxième jour on sonna. Sylvère fut obligée de se tenir au mur pour aller ouvrir. C’était une dépêche. Lui, sans doute ; il s’annonçait. Elle regarda l’écriture, et un blasphème faillit toucher ses lèvres. Non ! pas lui, l’autre ! Elle lut :

« Comment trouvez-vous celle-là, hein ? Vais mieux. Parole d’honneur… Les docteurs en ont la jaunisse. Je les épate. Il me semble avoir déposé la calotte de plomb qui me gênait… Il est vrai que je sens la fièvre, et ça clapote là-dedans, ça clapote… mon araignée qui se noie… Rien farce !… J’ai voulu sortir… ces salauds m’ont enfermé. Mais je leur échapperai, va !… Vive Baringer !… que disais-je ? Primo, il me faut une veste, la mienne manque de chic. Et je vous trouve avare de monnaie… Les femmes ça se paie… Oh ! les garces ! J’ai envie de te prendre, à la chapelle, dans la niche, nous allumerons des cierges… Tu veux ? Silence donc, là-haut, cloportes !… ce que ça cogne dans ma boîte. Nom de… ils vont faire un trou… Apporte des sous pour que je file, nous rirons ! Jules Maurine. »

Sylvère émietta le papier bleu avec des trépignements de rage. Pour le coup, le ciel la narguait. Mieux, il allait mieux, lui !… l’immonde fou !…

Et ses doigts se crispèrent arrondis, comme si elle saisissait l’homme à la gorge, pour le coucher enfin, étranglé, mort, raide par terre, sous son talon. En une seconde, elle comprit la fureur qui tue, le crime qui venge, qui délivre… Oh ! être délivrée de ce fantoche assassin qui lui avait pris toute sa vie et ne voulait pas la lui rendre !

Et la loi qui la laissait liée à cet érotique, à cet ivrogne, parce qu’il était fou ! Elle demeurait sa chose, sa femme, à sa disposition, et pire qu’une esclave, pire qu’une chienne à la chaîne, qu’une fille enfermée dans la maison de prostitution. Elle appartenait corps et âme et jusqu’à la mort à cet aliéné. Çà, la loi ?… C’est donc une invite au meurtre !

Et alors, pourquoi pas ?

Elle songea que s’il s’échappait, s’il venait là, s’il essayait de la toucher, elle le frapperait. Ensuite ? Après tout, l’odieuse lutte pour la vie, avec toutes ses conséquences, entraîne la plus logique de toutes : celle de se débarrasser de ce qui vous entrave.

Et, depuis le temps qu’elle subissait, trop passive, les heurts des combattants, gardant les coups, ne les rendant jamais, n’avait-elle point manqué à la dignité même, lâche d’être trop faible, lâche d’être trop bonne, lâche d’être trop résignée, lâche de n’avoir pas lutté, au risque de blesser mortellement autour de soi ?

Entraînée à cet examen farouche d’une conscience vraiment timorée, elle ne s’arrêtait plus et regardait en arrière toute sa vie, conséquence de la faiblesse morale qu’aujourd’hui elle se reprochait.

Si, toute jeune, elle eût repoussé le mariage de devoir, et hardiment encouragé l’amoureux, elle serait aujourd’hui la femme de Paul. Si, plus tard, elle avait su accepter les dévouements — intéressés, soit ! — qui s’étaient offerts, elle aurait conquis sa place, la première, et le monde, qui la repoussait, ou feignait de l’ignorer, parce qu’elle était chaste et isolée, s’empresserait autour d’elle, impudique parvenue, toute puissante. Et elle aurait le luxe, la gloire, l’amour même ! Car si elle n’avait refusé à Paul le don d’elle-même, serait-elle là, seule, à l’attendre, à mourir de chagrin, d’angoisse ? Et le temps passait, et rien ne venait de la récompense espérée d’un si long et laborieux devoir ! Rien ; sinon la menace d’une misère prochaine, la menace d’une rentrée dans sa vie de l’être odieux qui lui avait donné l’horreur insurmontable du baiser.

Alors quoi ? Tout serait fini ? Et elle n’aurait pas vécu. Et les printemps viendraient parsemer la terre de félicités à jamais pour elle inconnues ? Jamais elle n’irait, par les chemins fleuris et les nuits féeriques, se mêler aux couples des amants dont les regards sourient et les lèvres se touchent ? Jamais puisque le fou ne voulait pas mourir !… Jamais, puisque l’hymen rêvé devenait impossible ! Jamais, puisqu’elle avait scellé sur sa vertu farouche la pierre du devoir.

Mais quelle était donc la voix qui, perçant les murailles, et si forte qu’elle paraissait venir des profondeurs énormes de l’énorme infini, lui criait, comme à Lazare : Lève-toi ! Et quelle puissance avait donc écarté la pierre du sépulcre duquel elle se dressait, revivante, éblouie, dans le suaire auroral de sa robe flottante.

Une lueur baignait sa pensée et lui montrait le néant de ses actes, l’inhabileté pratique de toute sa vie passée.

Sylvère crut comprendre qu’elle s’était trompée, qu’elle avait mal vécu. La suggestion de la chair triomphait, et le spectre moral demeurait seul couché dans la tombe.

C’était la fin de la lutte.

Elle se dressa, lasse, écœurée de vertu jusqu’aux suprêmes nausées, et cria :

— C’est assez !

Elle alla vers sa table et écrivit, à Paul, sans hésiter, cet éloquent appel :

— Je t’attends, ce soir.

Il n’était pas six heures. Elle sortit et fit porter ce message par un commissionnaire, avec ordre de le remettre à Paul Ruper lui-même.

Ensuite, elle attendit.

Mme du Parclet venait de donner son premier rendez-vous d’amour. Elle était donc fort novice ; mais elle avait beaucoup lu, et elle écrivait des romans.

D’abord, elle ne voulut pas penser, craignant une rechute dans les pudeurs désormais abolies. La chasteté habituelle embarrasse les plus déterminées : c’est un vêtement aussi étroit qu’un maillot, et il est difficile de s’en dévêtir. On dirait qu’il colle à la peau.

Donc, elle regardait autour d’elle sa chambre tranquille, austère, où rien, pas même une fleur, n’égayait les yeux, pas un chiffon câlin, pas une note alanguie. Son lit, un divan sobrement recouvert d’un drap noir semé de fleurs de lis pourpres, demeura clos, sous les coussins épars. Seulement elle envoila de blanc l’abat-jour de sa lampe.

Elle ne savait plus que faire. Elle attendait.

Toutefois Sylvère se mit à penser qu’elle devrait être vêtue de blanc, craignant que le deuil de sa robe ne l’entraînât peut-être en des mélancolies. Et elle chercha longtemps, cela l’occupait, un long peignoir de mousseline garni d’un peu de dentelle aux manches larges, très ouvertes et à la collerette plissée, retombante.

Cette robe dormait, depuis des temps lointains, au fond d’une malle et toute recouverte de très anciennes feuilles de roses-thé, qui l’avaient embaumée d’un doux parfum d’antan. Secouée en l’air, elle se défripa et répandit son odeur de fleur morte, un peu triste.

Il y manquait des points çà et là ! Sylvère s’assit près de la lampe, avec son dé, une aiguille, du fil ; et, tranquille, elle se mit à coudre, lentement, parfois arrêtée dans une songerie, la longue, longue robe, toute blanche qu’elle allait revêtir nuptialement.

Une illusion la berçait, dans ce travail modeste, ce raccommodage paisible, sous la lampe, en attendant l’époux, sans hâte, ni regret. Sylvère cousait, avec un regard pur et d’un geste calme comme elle aurait filé, tourné, vierge candide, autour d’un rouet le lin, le fin lin des suaires et des langes, en quelque obscur foyer. Car son âme simple gardait l’amour et le rêve des simplicités antiques.

Et Sylvère attendait un amant.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Maintenant elle a dépouillé sa robe noire, sa jupe noire, ses bas noirs. Et elle revêt la soie blanche et brodée de ses bas de grande soirée ; son corset de moire, ses longues jupes bien lissées, plissées, très attachées comme lorsque l’on danse. Et le cache-corset, lacé, et, enfin, la grande envolée de sa robe, qui l’enveloppe toute, comme d’une nuée, dorée, çà et là, par la dentelle rousse autour du cou et des manches ailées.

Elle sourit, parce qu’elle est très blanche et jolie, dans la glace où elle se regarde. Et, naïve, pas habituée, n’y songeant pas, elle attache, boutonne, agrafe, épingle partout, du haut en bas, la robe qui, cependant, sera défaite, puisque Sylvère se donne.

Mais elle ne sait pas bien comment cela arrivera. Lorsqu’elle s’est mariée, c’est grand’mère qui l’a accommodée en tremblant. Ensuite, elle se déshabillait seule, comme il est d’usage chez les honnêtes femmes de province.

Elle sait bien qu’à Paris, les maris, quelquefois !… mais on dit tant de choses ! Et quand on ne sait pas ?… Cela doit être terrible des mains d’hommes qui courent, arrachent, déchirent…

Sylvère frissonne en regardant sa robe, dans la glace et en imaginant le dépouillement brutal…

Elle veut se faire à cette idée ; mais son cœur bat et elle se défend, déjà, les bras repliés sur sa poitrine. Non, elle ne pourra jamais !…

Cependant, puisqu’elle est décidée, puisqu’elle veut…

Et ce doute lui revient : elle ne saura pas se donner.

Elle pense que les jeunes filles sont très favorisées qui vont à l’hymen sans en connaître les lois. Mais comment se résoudre, alors que l’on sait ? Ses naïfs étonnements la reprennent à propos de tant de femmes qui s’abandonnent !… Et elle retrouve cette impression des premières années de son mariage, alors que lui furent révélés les crimes passionnels, les adultères, les entraînements coupables des sexes, succombant au désir d’amour.

C’est au mari, éducateur brutal, qu’elle répondait :

Est-il possible ? Ne me trompez-vous point ? Eh ! quoi, ces femmes, qui n’y sont point obligées par le devoir conjugal, se livrent, pour leur seul plaisir ? Mais quel plaisir, seigneur ?… Où y a-t-il un plaisir dans cela ? Je ne comprends pas. Et sans doute vous raillez. Que l’on consente, épouse, et puisque l’on ne peut faire autrement, hélas ! il faut bien l’admettre. Mais que l’on se sacrifie à d’autres qu’à celui qui invoque son droit ! Dans quel but ? Pourquoi ? C’est folie pure ! Jamais je n’y croirai, à moins que… il n’y ait un mystère que vous m’ayez caché. Oui, peut-être, certaines joies d’aimer existent-elles. Mais c’est un secret que vous ne m’avez pas dit.

Cette ignorance l’avait gardée, et aussi le sommeil épouvanté de ses sens.

Mais dans les caquetages parisiens, la provinciale avait beaucoup appris. Elle possédait, du moins, la théorie des extases ; et, dans l’air qu’on respire en ces milieux, ses sens affinés, sortis de leur engourdissement, réveillés de proche en proche par les effleurements des salons, les contacts d’apparence innocente, mais terribles, qui détraquent si bien les nerfs féminins, l’avaient aidée à comprendre la possibilité, sinon le désir des abandons.

Enfin, elle connaissait la divine chanson, les paroles du moins, l’air peut-être ; mais elle ne savait pas comment on la chantait. Et l’embarras de n’être pas virtuose la gênait à cette heure, où, les yeux vers la glace, elle se regardait, si bien parée, lacée, boutonnée, en songeant au dévêtement. Jamais l’idée ne lui vint qu’elle aurait pu ou dû faciliter la tâche en la simplifiant ; pas davantage qu’elle serait prise peut-être impatiemment, ses atours demeurant intacts ; car l’honnête femme qu’elle était, ignorait que cela pût se faire, en dehors des viols qui outragent plus encore la pudeur que la vertu. Une seule vision des choses passait sur l’écran noir de ses souvenirs : c’était la couche nuptiale, sur laquelle on s’étend, victime résignée, en longue robe de nuit, les cheveux soigneusement attachés. Et Sylvère se mit à natter ses cheveux qu’elle avait très longs.

Par les fenêtres ouvertes sur l’obscurité de la cour, le carillon d’une horloge entra qui sonnait dix heures. Lorsque Paul venait, le soir, il arrivait habituellement plus tôt.

Toutefois Sylvère ne fut point inquiète : pouvait-elle l’étre ? Il avait tant désirée, tant implorée, depuis si longtemps ? Et ce jour où elle s’avouait vaincue, où elle cédait enfin, est-ce qu’une raison quelconque pouvait l’empêcher de venir ? Elle en souriait, pensant à la futilité de ces choses graves : affaires, commerce, argent ! Que devenait tout cela, alors qu’elle lui avait écrit, pour la première fois :

— Viens !

Ah ! certes ! il allait venir ! Et peut-être lui-même défaillait-il d’angoisse délicieuse, en revêtant l’habit. Car elle le voyait en habit, très beau, très correct, son frac des grands jours, les gants au bord du claque, le gilet bien ouvert, et même, en dépit de l’infraction mondaine, la boutonnière fleurie d’une étoile blanche, embaumée, qu’elle respirerait en cachant sa tête sur sa poitrine dès qu’il apparaîtrait.

Et, l’évoquant ainsi, son cœur se mit à battre.

Maintenant, l’énervement de l’attente accroissait cette exquise émotion enfin venue. Paul approchait ; il allait être là, là, tout à l’heure, tout de suite… C’était fini. Sa destinée était accomplie, elle lui appartenait.

Déjà la rougeur du lendemain lui venait aux joues. Oserait-elle le regarder ? Mon Dieu, comme cela serait terrible ! S’il ne l’aidait pas à se consoler, elle en mourrait de honte.

Cependant il serait si heureux !

Elle aussi d’ailleurs ! Évidemment l’on devait s’accoutumer à cette situation ; tant de femmes y trouvaient le bonheur ! Folle, pensait-elle, d’avoir tant tardé !

Mais, lui, pourquoi donc tardait-il ? Sylvère vint à une fenêtre écouter le silence de la rue endormie. La nuit devenait plus noire, malgré le fourmillement des étoiles : une nuit qui s’enfonçait dans les ténèbres de l’heure, loin des crépuscules éteints et loin encore du croissant matinal d’une lune finissante. Le sombre tragique des minuits planait.

Le refroidissement de l’air toucha Sylvère aux épaules : elle frissonna.

— Quel retard ! c’est bien étrange. Pourtant il viendra. Si quelque empêchement, improbable, était survenu, il m’eût envoyé un mot. Rien. C’est qu’il est certain de venir. Mais osera-t-il sonner, à cette heure ? Que diront les concierges ? Il faudra parlementer. Et l’on saura qu’il est entré et demeuré chez moi, cette nuit ?…

Elle devint très rouge ; un désir vague lui passa qu’il ne vînt pas. Puis, tout de suite, un autre lui succéda, violent : oh ! qu’il vînt, qu’il vînt tout de suite ! Tant pis tout le reste ! Oh ! se blottir entre deux bras sur soi refermés pour toujours !… La tiédeur de cet abri…, la douceur des baisers…, la pâmoison lente et douce des caresses, sensation tant de fois réveillée et brusquement chassée par elle, lorsqu’il baisait ses doigts, un à un, et sa main, dans la paume, jusqu’au poignet, jusqu’au bras… Comme elle se fichait, épeurée alors, de l’angoisse mourante de son cœur, du hérissement de sa peau devenue toute froide… Mais elle n’aura plus peur ; elle tendra sa nuque aux baisers qu’elle fuyait, sa nuque sensible comme une bouche !… Et la sensation divine, inconnue, pressentie, s’achèvera sans doute !

Elle étire ses bras et murmure :

— Pourquoi n’est-il pas là, maintenant ?

Entendant sonner une heure, seulement alors, en sa pensée naquit la crainte que peut-être Paul ne viendrait pas. Et elle se mit à chercher des raisons, s’il en pouvait exister. Cela serait-il possible, que Paul ne vînt pas ? Qu’y avait-il donc ? Malade subitement ? Ces malheurs-là arrivent. Un accident, une voiture versée ?… Quoi ? quoi ?…

Tout ce que l’imagination enfiévrée par l’attente peut suggérer passa en tableaux rapides, fuyants, vertigineux, dans son cerveau affolé. Peu à peu, ce supplice grandit, se compliqua de raisons morales. Si Paul n’était pas venu, parce qu’il n’avait pas voulu venir ?…

— Oh !…

Sylvère se redressa, écoutant tomber au fond de son cœur l’écho de ce cri d’épouvante. Alors Paul ne l’aimerait plus ! Il la refuserait, il l’abandonnerait… Lui ?… Elle ?…

Cette possibilité, jamais entrevue, surgie tout à coup, subitement éclairée par des menus faits maintenant groupés et dégageant une lueur, lui entra dans l’esprit avec la douleur d’un déchirement.

Elle prit dans ses mains sa tête ébranlée, en criant seulement :

— Oh ! mon Dieu !… mon Dieu !… Puis elle se mit à courir à travers la chambre, fantôme blanc dans la pénombre d’une lampe mourante, comme pour échapper aux invisibles dards d’une nuée de guêpes acharnées qui l’auraient poursuivie et qui l’aiguillonnaient partout, dans sa chair, dans son âme, dans sa pensée éperdue.

Et elle chassait d’autour de son front, d’un geste continu, ces idées lancinantes, en fuyant d’une pièce à l’autre, et s’effrayant encore du bruit spectral de sa robe traînée.

À tourner sans répit, elle se donnait le vertige ; et puis ce va-et-vient, berceur, peu à peu engourdit ses pensées ; son inquiétude s’atténua.

Quelquefois, ainsi, l’on se fait des chimères, et l’on souffre pour un malheur qui n’a jamais existé. Sans doute, tout s’expliquerait demain. À moins que, cette nuit encore, à l’issue de quelque réunion tardive… Car, et son espérance se réveillait, Paul ne lui avait rien écrit. Ah ! comme elle avait souffert ! Elle ne l’oublierait jamais !

Et déjà, presque, elle l’oubliait.

Tout à coup, elle courut à la porte : si, tandis qu’elle errait follement à travers les chambres, une voiture s’était arrêtée sans qu’elle l’eût entendue ? Peut-être, en ce moment, dans l’escalier plein d’ombre, il montait. Elle écouta, l’oreille collée, mais son cœur battait si lourdement qu’il l’assourdissait.

Alors, elle revint, prit sa lampe et retourna vers le seuil. Cette fois, elle ouvrit, s’avança sur le palier, s’obstinant à l’illusion qu’elle eût entendu craquer les marches, en bas. Et, la lumière haute, elle se penchait, retenant son souffle, prête à crier de joie si Paul eût enfin paru.

À regret, elle rentra ; mais plusieurs fois elle revint, obstinée à ce fragile espoir qui donnait à ses nerfs quelques minutes d’apaisement.

La nuit coulait.

Sylvère, de plus en plus morne, cessa d’écouter.

Cependant, comme si elle n’avait pu se résoudre à abandonner l’espoir de la fête nuptiale pour laquelle elle s’était parée, l’idée ne lui vint pas de se dévêtir, d’aller chercher dans son lit solitaire le sommeil et l’oubli.

Elle garda l’attitude de l’attente, cette attente qui durait depuis toute sa vie, d’un bonheur qui sans doute ne viendrait jamais. Mais brisée, vaincue dans toutes ses forces, elle s’assit près de la table, sous la lampe morte, dans la vague clarté du jour près d’éclore.

Longtemps ses yeux restèrent ouverts, intérieurement arrêtés sur le point sombre qui, seul, marquait le but de ses cruelles destinées. Puis, lentement, ils se fermèrent, sous la caresse de l’aube, ayant aux bords, comme les fleurs, leurs gouttes de rosée.

Sylvère dormait.

Alors les hirondelles dont le nid pendait à sa fenêtre s’éveillèrent et s’entre-baisèrent avec un doux bruit d’ailes. Des plumes pleuvaient, comme des voiles arrachées, sous les petits cris passionnés des amoureuses.

Au murmure de leurs chansons, Sylvère rêvait.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


Sa tête avait glissé : Sylvère collait sa bouche à son bras nu, et elle riait. Une moiteur veloutait ses tempes. Doucement, sa gorge haletait. L’allongement de son corps, entre les bras du fauteuil, gardait une grâce de membres étreints et charmés. Hors de sa pantoufle, son pied, sous les claires mailles du filet de soie blanche, dressait et retroussait ses doigts écartés aux pointes luisantes, le pouce renversé dans un écartement rigide, tel un lis menu. Et cette fleur palpitait.


Le soleil monte, les rumeurs de la rue traversent la cour, le réel s’agite et bruit : les rêves s’envolent, légers souffles qui s’évaporent, esprits nuageux qui fuient, âmes impalpables qui remontent à leur source, au lointain profond des infinis.

Et tout le corps lassé de la femme endormie, lentement se redresse. Ses yeux s’ouvrent, très larges, inexpressifs, sans mirage encore. Mais le souvenir revient, implacable, cruel. Et, avec lui, la brusque oppression du cœur qui recommence à souffrir.

— Oh ! que j’ai mal ! dit-elle en cherchant sur ce cœur comme l’endroit où la blessure saigne. Puis elle murmure :

— Est-il possible ?

L’espoir est un oiseau vivace, qui longtemps se débat, lent à mourir.

En se levant, Sylvère trébuche dans les longs plis de sa robe ; et sa pensée, un moment, s’attarde à se contempler en ces blancs atours. Ce moment n’est pas sans douceur. Toute femme, à se trouver belle, respire la foi en sa destinée d’amour. Pourquoi la beauté sinon pour la caresse ? Les avenirs sont incertains. Qui sait ?…

Ainsi Dieu, sur les plaies de l’âme, fait ruisseler d’en haut, comme un dictame, cette croyance pressentie de la revanche des joies humaines en quelque temps lointain, ou quelque proche éternité.

— C’est moi, madame ! cria la concierge à travers la porte.

Sylvère accourut.

La femme lui remit son courrier, puis, à part, une lettre :

— Celle-ci a été apportée hier soir, dit-elle. Mais il était près de onze heures ; madame devait être couchée, nous n’avons pas voulu la déranger.

— C’est bien, dit Sylvère. Cependant, une autre fois…

— Madame l’attendait peut-être ? Ah ! si nous avions su !…

Si elle l’attendait, cette lettre de Paul !

Elle eût presque souri, songeant à cette nuit d’angoisses qui aurait pu lui être épargnée ; car, certainement, la raison rassurante pour laquelle Paul n’était pas venu était là !

L’enveloppe arrachée, — de quel geste tremblant et fou ! — Sylvère put lire ces mots :

« Ma chère Sylvère, je suis si malheureux pour vous que j’en pleure ; mais il est trop tard, je ne m’appartiens plus. Oubliez-moi. Votre ami, Paul. »

Elle balbutiait.

— Je ne comprends pas !…

Car elle ne voulait pas comprendre.

— Non, je ne comprends pas. Pourquoi est-il trop tard ? Qu’est-il arrivé ? Il ne s’appartient plus ? Évidemment, puisqu’il m’appartient. Ne sommes-nous pas fiancés ? Alors pourquoi trop tard ?… Je ne comprends pas…

Et elle s’obstinait, sentant très bien qu’elle était perdue, mais ne voulant pas en convenir, ne voulant pas que cette certitude pénétrât jusqu’à son cœur, — afin de lui épargner encore, aussi longtemps qu’elle le pourrait, le déchirement dont elle s’épouvantait.

Il y avait une vaillance derrière la faiblesse de Sylvère. Le défi qu’elle jeta au sort la fit relever hautainement sa face ravagée mais ardente. L’heure des soumissions était passée. Puisqu’elle avait pu prendre, elle, cette résolution formidable de rompre avec son passé, d’abandonner sa voie douloureuse, mais pure ; puisqu’elle était descendue jusqu’à appeler dans ses bras un amant, ce n’était pas pour renoncer à cette détermination suprême maintenant qu’un obstacle paraissait vouloir l’entraver. Trop tard !… oui, trop tard pour continuer sa vie de souffrance et de solitude. Trop tard ! elle avait promis à son corps et à son cœur leur pâture : ils l’auraient.

La nuit terrible qui venait de s’écouler avait été pour elle comme la veillée des armes : elle se relevait ceinte pour le combat de la vie et résolue à vaincre, superbement…

Aussi, comme elle ne voulait pas pleurer, elle se grisait de colère, de révoltes, de menaces, et, à la fois, de l’éperdu désir de refermer ses bras, tragiquement ouverts, sur la possession, enfin complète, d’un bonheur absolu.


Une heure plus tard, Sylvère arrivait chez Mme de Bléry. En entrant, elle l’aperçut debout, adossée à un meuble, très pâle et presque défaillante.

— Ma pauvre Sylvère ! murmura Louise.

Les yeux pleins de larmes, elle lui tendait les bras.

Mais Sylvère s’approcha lentement, raidie dans sa volonté, presque grandie, méconnaissable. Lorsqu’elle fut tout près, sans répondre au geste de Louise, elle dit brièvement :

— Qu’y a-t-il ?

Mme de Bléry la regarda, effarée.

— Allons, reprit Sylvère, dis-moi tout ; je suis venue pour savoir. Ton frère doit te confier ses charmants petits secrets ?

— Sylvère !…

— Eh bien ?… parle ! Il a quelque caprice, en ce moment ; une toquade, comme vous dites. J’ai besoin de savoir. Est-ce une femme du monde, une actrice, une drôlesse ? Dis vite. Tu vois, je suis admirablement calme. Tu peux avouer. Cela ne tire pas à conséquence, ces petites farces-là ! D’ailleurs, dans les termes où nous sommes, cela s’explique, presque. Tu vois, je pardonne d’avance. J’en ris, même !… on n’est pas plus dans le train… Seulement !…

— Mais, ma pauvre Sylvère, tu ne sais donc rien ! Il ne t’a pas dit ?…

— Quoi ? Je sais que je l’attendais, hier soir, et qu’il n’est pas venu.

— Mais il t’a écrit ?

— Oui ; un mot que je ne comprends pas. Ce qu’il y a d’un peu clair, c’est qu’il me prie de l’oublier.

— Hélas !

— Cette petite plaisanterie doit cacher quelque sotte histoire, sans importance au fond. Car M. Paul Ruper est un honnête homme, je crois. Or, nous avons échangé notre parole, ici, chez toi, de nous attendre, et de nous appartenir un jour. Moi, je lui ai gardé ma foi, scrupuleusement et malgré… tout. Lui de même, je veux le croire. Alors que signifie le billet lamentable de ce matin ? Est-ce un dépit d’amoureux, ou une fredaine. C’est ce que je veux savoir.

— Sylvère, t’es-tu demandé jamais si homme qui s’engageait par serment à appartenir fidèlement à une femme pouvait s’engager aussi à l’aimer toujours ?

— Veux-tu me faire entendre que Paul s’est lassé de m’aimer, qu’il ne m’aime plus ?… cela serait cruel ; mais enfin ! Il est possible que la durée d’une telle situation ait diminué l’ardeur de ses sentiments. Qu’il soit moins amoureux, je l’admets. Toutefois, il ne peut avoir cessé de m’aimer de cette tendresse paisible que l’on a pour sa fiancée ; et j’ai assez d’audace et de confiance en moi pour croire que, lorsque je serai à lui, je saurai le reprendre.

— Que ne l’as-tu pris, d’abord, afin de le mieux garder ! soupira Mme de Bléry.

— Oui, peut-être. Mais il ne saurait faire, à sa future femme, un grief sérieux de son trop de vertu.

— C’est un grief d’amant. L’homme épris pardonnerait plutôt d’être trop passionnément aimé…

— Alors, Paul croit que je ne l’aime pas… assez.

— Il y a longtemps qu’il en est persuadé.

— Et si je lui prouvais qu’il se trompe ?

— Toi !… Tu en es incapable !

— Je l’ai fait, cependant.

— Que dis-tu ?… Répète !… vite… Oh ! mais, tout changerait !… Toi, toi, Sylvère, tu as appartenu à mon frère…

— Il n’a tenu qu’à lui… Je lui ai écrit, de façon à ce qu’il ne pût s’y méprendre, que je l’attendais…

— Quand ?

— Cette nuit !…

— Ah ! trop tard, trop tard !…

— Comment, que veux-tu dire, toi aussi ? Que s’est-il donc passé de si irrémédiable, cette nuit ?…

— Irrémédiable, en effet. Il signait son contrat de mariage. Ah ! si tu savais combien cela me rend malheureuse !…

Et Mme de Bléry, tout en larmes, se tordait les mains.

Sylvère ne broncha pas. Ses paupières battaient ; elle était défigurée, la face bleue, tirée, spectrale ; mais son cœur semblait mort ; elle ne le sentait plus.

— Tu dois te tromper, dit-elle très froidement. Tu calomnies ton frère. Il est incapable de cette déloyauté.

— Eh ! les hommes !… Incapables de planter là une femme qui se refuse et de se coiffer l’esprit d’une autre qui passe ! Ah ! bien oui !… Tu m’exaspères, à la fin, avec ton don quichottisme, espèce de sainte niaise, qui ne vois partout que de beaux sentiments, de grandes vertus, de sublimes devoirs — bulles qui crèvent, tout ça ! — et qui t’en vas dans la vie le nez en l’air, très surprise ensuite, quand tu buttes et tombes et t’ensanglantes ! Voilà où elles t’ont conduite, tes chimères ? Le vois-tu, maintenant ?… Et, depuis le commencement de ton existence jusqu’à la fin, ç’a été et ce sera toujours pareil.

— À savoir, répondit nettement Sylvère.

— Non, tu n’as jamais voulu prendre la vie comme elle était, ni voir les hommes comme ils sont. Tu as passé ton temps à te battre et à te débattre contre les nécessités inéluctables de ta situation. La fatalité des choses t’a vaincue.

— Pas encore !

— Ne fais donc pas la vaillante, aujourd’hui, car ton cœur saigne et je vois ses blessures à travers l’orgueil de ton regard.

— Tu vois mal : je souffre, mais j’ai courage.

— Et à quoi bon ton courage, maintenant, ma pauvre Sylvère ?

— Mais… à ramener Paul !

— Tu ne m’as donc pas comprise ? fit Mme de Bléry avec stupeur, et aussi un peu inquiète du calme trop parfait de Sylvère.

— Si : tu m’as dit que Paul avait signé cette nuit son contrat de mariage.

— Eh bien ?

— Un contrat de a mariage se déchire : il n’est pas marié.

— Il le sera demain.

— Si je ne le voyais pas ce soir, peut-être ! Mais… j’irai chez lui.

— Tu es folle ?

— Non ! je veux l’empêcher de commettre une mauvaise action, une… lâcheté !

— Entendons-nous, Sylvère, et fais appel, toi-même, à toute ta loyauté. Oui, Paul t’a aimée sincèrement, longtemps. Et puis, rebuté par tes froideurs, persuadé que tu ne l’aimerais jamais… d’amour, il s’est lassé enfin de te poursuivre, de te tourmenter. Cependant, il gardait fidèlement la parole échangée. Longtemps il a lutté contre le désir, très naturel à un homme de son âge, de se laisser aller à un entraînement de cœur, à une passion, refoulant ce besoin d’être pleinement heureux, dont tu ne pourrais, sainement, lui faire un crime, n’est-ce pas ?

Sylvère soupira.

— Et puis, pardonne-moi, mais il faut, en ce moment, que je sois tout à fait sincère. Ce n’est pas pour défendre Paul : en mon cœur qui t’aime, je le maudis ; c’est pour t’expliquer sa conduite et te prouver que si tu peux le haïr, tu ne dois pas le mépriser.

Donc, ma pauvre Sylvère, une fois de plus ta vertu s’est tournée contre toi, les hommes que tu as repoussés se sont vengés, la plupart en te calomniant. Sais-tu que quelques personnes affirment que tu as payé de ta beauté la faveur de passer dans certaine Revue ?…

— Oui, répondit tranquillement Sylvère, Mme Deschamps m’en a parlé : c’est de Labut qui a répandu ce bruit. Après ?… on sait bien que cela n’est pas vrai.

— Qui ça « on » ? Tu es superbe, toi ! Cela se dit couramment dans presque toutes les maisons où Paul fréquente. Comprends-tu ?

— Quoi ? Paul aurait pu croire ? Mais puisque je n’ai plus remis les pieds chez Labut, voyons ! Si cela était, qui m’empêcherait d’envahir la Revue. Tu vois bien que ce propos absurde ne tient pas debout.

— Pour nous, certes ! Mais pas pour le monde ni pour les hommes, qui sont bien aises de te faire payer tes rebuffades.

— Alors, tu dis : Paul ?…

— Il a douté, vraisemblablement. Toutefois, il était touché. Il est clair que cela lui donnait à réfléchir, et que la pensée du mariage, surtout de ce mariage lointain, lui devenait pénible. Prendre ta défense ouvertement : à ce moment, cela t’aurait compromise…

— Oh ! Je le suis complétement par lui. Alix Deschamps m’a dit cela aussi.

— Et par d’autres, hélas !

— Qui encore ?

— José de Meyrac, par exemple !

— Lui ?… Et puis ?

— Ah ! laissons cela, tiens ! le monde est ignoble !

— Eh bien, vrai ! tu sais ? ce n’est pas de chance ! Aussi bien, aurais-je mieux fait, puisqu’on le croit…

— Non, Sylvère, tout cela est affreusement triste. Mais ta pure conscience est en paix, ne le regrette pas.

— Peuh ! fit légèrement Mme du Parclet, en regardant rêveusement le plafond.

— Je veux dire, reprit Mme de Bléry, que tu ne saurais regretter ces dégoûtants compromis qui font que la plupart des femmes artistes se livrent aux hommes dont elles dépendent par leur métier. Ces malheureuses sont à plaindre plus qu’à blâmer, surtout celles qui sont propres, qui aiment leur art, qui ont du talent, de l’avenir ; car toutes les portes leur seraient impitoyablement fermées si elles s’avisaient de refuser le paiement de la dîme. Ce que ces pauvres êtres doivent souffrir au début de leurs tristes abandons ! Ah ! les âmes fières dans ces chairs prostituées !…

Toutefois, celles qui résistent, et il y en a, gloire à elles !… Donc, tu as bien fait de te refuser…

Mais… mais… Ah ! ma pauvre Sylvère, si tu as eu raison de jouer ta fortune et de la perdre, par honneur, es-tu sûre que tu as également bien agi en jouant le bonheur de toute ta vie sur le même dé ? Autre chose, pour une femme, est de se vendre, autre chose de se donner. Ah ! si tu avais voulu !… Téméraire ! comment as-tu osé croire que tu pourrais conserver, pendant des années, la fidélité d’amour d’un homme qui t’adorait, en vivant fraternellement avec lui ? Voyons, tu n’es ni sotte, ni infirme, passe-moi le mot… Eh quoi ! la chasteté absolue ?… Tu veux rire… Je l’admets pour toi, si tu es assez froide pour que le contact fréquent de celui que tu aimes n’arrive pas un jour à te faire perdre la tête ! Mais lui !… Tu aurais voulu qu’il demeurât ainsi des années ? Hein ?… Et la santé ? Non ! Et alors ? Tu consens à ce que l’homme que tu aimes aille se faire aimer ailleurs. Il faut choisir : soi ou une autre. Et comme tu ne veux pas, lui va ailleurs. Le hasard peut lui faire rencontrer, dans ce… passage, un tempérament à son gré. Le voilà pris par un côté très sensible de ses goûts. Tranquille et satisfait, sa belle et pure passion s’apaise. Puis, peu à peu, l’amour s’en va…

— Il peut revenir.

— À moins qu’il ne refleurisse sur une autre branche. C’est ce qui est arrivé pour Paul.

— Il aime ! cria Sylvère.

— Hélas ! Il aime, comme un affamé longtemps privé d’amour. Il aime avec folie, avec extravagance, une jeune fille, qui, par surcroît, est passablement dotée et qui l’adore. S’il ne l’avait pas demandée, elle se serait jetée dans ses bras plutôt que de ne pas être à lui. Tu le repoussais, elle l’appelait : il est allé vers elle. Blâme-le, si ta conscience te le permet.

— Je n’ai plus de conscience, murmura douloureusement Sylvère, vous me l’avez tous mise en miettes. Je n’ai plus de cœur, vous me l’avez tous brisé. Il me reste, je crois, une sorte d’envie cérébrale de connaître enfin la vie. Peut-être suis-je à point maintenant, pour en faire l’expérience.

— Que veux-tu faire ?

— Je ne sais, nous verrons. Adieu.

— Pourquoi : adieu ? Tu sais bien que je te reste, moi, et toujours ?

— Merci. Je sais ce que je te dois. Si je revenais ici, crois-tu que ton frère oserait s’exposer à m’y rencontrer ?

— Mais, répondit tranquillement Mme de Bléry, il ne t’y rencontrera pas. Me connais-tu donc si peu ? Apprends, ma petite Sylvère, que le jour où j’ai connu la résolution définitive de Paul, j’ai rompu avec lui. Entre mon frère et… ma sœur, je n’ai pas hésité : c’est toi qui souffres, c’est toi que j’aime.

Cette fois, Sylvère, vaincue par la virile tendresse de Louise, se laissa faiblir ; et, tombée dans les bras qui l’appelaient, elle pleura, enfin !

— Ah ! lui murmurait Louise, maintenant que je t’ai grondée, je puis bien te dire comme je te plains ! Ma pauvre amie ! Que vas-tu faire, désormais, de ta vie éternellement manquée ?

— J’y songerai.

— Auras-tu du courage ?

— J’en ai.

— Le travail vous console, vous autres qui vivez surtout de vos créations fictives. Travaille donc !

— Non ; maintenant cela m’écœure. Ce que je voudrais dire, ce sont des vérités brutales, présentées avec un grand art. Mais pour cela, il faudrait avoir du temps et de l’argent à perdre. Tout le reste m’ennuie. C’est labourer un champ pour y semer du blé. Or, tout le monde peut faire pousser du blé. L’important c’est de bien vendre sa récolte. Et je n’entends rien au commerce, ce dernier mot de notre art, à la vente, ce criterium du talent. Je ne me vois pas transportant, de bureau en bureau, les échantillons de ma marchandise. D’autant que si elle s’éloigne un peu du genre convenu de la production courante, on me répondra que « le public ne demande pas cela ». Comme si le public demandait quelque chose !… Il avale tout pourvu qu’on lui répète, avec une certaine insistance, que c’est bon, très bon.

— Oui ; et c’est le rôle de la réclame.

— Justement. Tu avoues donc qu’avant de songer à faire de l’art, il faut passer chez le colleur d’affiches, traiter avec la grosse caisse, et ne pas lésiner avec le fournisseur du boniment ?

— Hélas !

— Eh bien ! non, je ne peux pas, et j’aimerais mieux ravauder des bas ou de la dentelle dans une échoppe au coin d’une rue, ou bien encore…

— Quoi ? mauvaise tête !

— Rien.

— Si, tu médites quelque chose.

— Peuh ! Je pensais simplement que le métier de catin avait du bon…

— Sylvère !…

— Et que, ma foi, très raisonnablement, c’était là le meilleur parti à prendre pour une femme, quand elle se trouvait dans la nécessité de gagner sa vie…

— Tu ne penses pas un mot de ce que tu dis.

— Voire ! comme dit le maître.

— Oh ! tu ne me fais pas peur, avec ton méchant sourire. Va, mets-toi en rage tout ton saoul, tu resteras la sage et pure Sylvère que tu as toujours été ; parce que, vois-tu, tu l’as dans le sang, cette maladie-là ! On naît courtisane ; et tu es venue au monde dans la peau d’une honnête femme. Tant pis pour toi. Mais tout cela n’est pas répondre. Que vas-tu faire ?

— Me distraire.

— Fort bien. Mais encore ?

— Tu y tiens ? Alors, donne-moi un conseil. Comment s’habille-t-on chez la marquise de B… ?

— Tu y vas ?

— J’irai.

— Avec qui ?

— Tu le verras.

— Je ne vous savais pas en relations.

— Ni moi non plus ; mais tout arrive.

— Sylvère !

— Ensuite, quand tu me regarderais. Puisque tu es bien tranquille…

— Certes, mais…

— Eh bien, alors !… Me faut-il une robe très élégante ?

— Où la prendras-tu ?

— J’ai des économies ; ou plutôt, je n’en veux plus faire. Tu dis : en grand costume ? Le blanc me sied, n’est-ce pas ?…

— Je te jure, Sylvère, que tu me fais de la peine.

— Bon. Préfères-tu que je me jette à l’eau ?

— Il faut donc absolument que tu fasses quelque extravagance ?

— Oui, c’est un besoin.

— Alors, viens me prendre pour aller chez la marquise.

— Non ; mais vas-y de bonne heure. Et arrange-toi pour me voir entrer.

— Je ne comprends pas.

— Tu comprendras.

— Quelqu’un doit t’accompagner ?

— Peut-être.

— Tu vas te compromettre, n’est-ce pas ?

— Puisque c’est déjà fait !… Je n’ai plus de ménagements à garder.

— Même pour moi, Sylvère ?

— Oh ! toi, ma bonne Louise, tu en seras quitte pour me renier… officiellement.

— Grande bête ! J’ai envie de n’y pas aller, chez la marquise.

— Tu aurais tort. Ce sera divertissant : Baringer y sera.

— Il n’est pas à Paris.

— Il y est.

— Tu l’as donc revu ?

— Oui.

— Allons, bon ! Te voilà en train de bâtir un roman !

— N’est-ce pas mon métier ?

— Eh bien, tu sais, si tu faisais jamais une pareille sottise, je ne te la pardonnerais de ma vie.

— Celle-là ou une autre !

— Une bêtise de cœur, passe encore ; mais…

— Mais Baringer est charmant. J’aime les blonds, tu le sais bien !

— Et tes yeux qui pleurent en disant cela !

— Une mauvaise habitude que je leur ferai perdre.

— Non, va ! J’aime mieux te voir pleurer ! Il n’y a pas en toi l’étoffe d’une révoltée, ma pauvre chérie. Tu as beau dire, je te défie bien d’aller jusqu’au bout.

— Nous le verrons.

— Eh ! c’est tout vu ! Crois-tu que si tu étais capable de te donner à un homme, pour une raison quelconque, fût-ce par colère, tu te serais refusée si longtemps à celui que tu aimais !… Réfléchis donc. Ah ! plût à Dieu que cette crânerie te fût venue plus tôt et pour le bon motif ! Vous ne seriez pas aujourd’hui où vous en êtes, Paul et toi !

— Qui sait ? S’il m’avait réellement aimée, il m’aurait aimée encore, malgré mes refus. Pourquoi n’aurait-il pas attendu ? Le baron Brelley attend bien, lui, depuis cinq ans qu’il t’aime !

Mme de Bléry s’approcha de Sylvère, lui prit les mains et la secouant doucement :

— Regarde-moi donc, niaise, têtue. Regarde-moi. Tu ne comprends donc rien ? Je t’ai dit que nous nous aimions Octave et moi. Nous nous aimons depuis cinq ans, oui ; mais, depuis quatre ans, je suis à lui. L’aurais-je gardé, sans cela ? Certainement non. Tandis que, sûrs l’un de l’autre désormais, notre désir est devenu un besoin absolu de ne plus nous quitter. Et j’ai divorcé, et je l’épouse. Suis-je compromise ? Non. Ai-je perdu à ses yeux, aux miens, aux tiens, ma qualité d’honnête femme ? Non, je pense ! J’ai cédé aux nécessités de la vie, sans fausse pudeur, sans orgueil, simplement. Le résultat : nous sommes heureux. Et toi, toi !… tu pleures…

— Je crois, en effet, murmura Sylvère après avoir un peu rêvé, je crois que je me suis trompée… Et encore ! cela dépend comme on entend la vie. Que doit-on chercher, en ce monde ? le mérite ou le bonheur ? Si c’est le bonheur, tu as gagné…

— Le bonheur est le but et la fin de l’être, proclama Louise.

— Le mérite est le but et la fin de l’âme, répliqua Sylvère. Qui sait si nous n’avons pas l’une et l’autre atteint le but que nous nous étions proposé ? Ah ! si je n’étais pas lasse de tant souffrir ! Mais voilà : je suis lasse ! Oh ! lasse !…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

En se séparant de Mme de Bléry, Sylvère l’embrassa longuement, tendrement, émue comme si elle ne devait plus la revoir. Cependant lorsque Louise lui dit :

— À bientôt !

Sylvère répondit :

— Oui, chez la marquise.


Les journaux du soir avaient annoncé l’arrivée à Paris du colonel Baringer. Sur les boulevards, les camelots criaient la nouvelle, et une effervescence montait.

D’ailleurs, les élections étaient proches ; un accès de fièvre politique secouait la ville nerveuse, qui s’affolait.

Sûrs de la victoire, les partisans du colonel ne dissimulaient plus leur joie ; et déjà ils acclamaient non seulement le sénateur du jour, mais le ministre du lendemain.

Cependant le colonel se dérobait encore à l’ovation publique ; même, ce soir-là, il avait changé d’hôtel, mystérieusement.

— Histoire de femme, murmurait-on dans son entourage immédiat.

Et les indulgences souriantes s’étendirent comme un voile sur ce caprice souverain.

Chez la marquise de B…, qui fermait ses salons après cette tardive soirée, les invités s’informaient tout de suite, en arrivant :

— Viendra-t-il ?

La marquise souriait, un peu pâle toutefois. Que penserait-on, si Baringer, qu’elle avait annoncé, ne paraissait pas ? Cependant toutes les invitations qu’il lui avait demandées étaient lancées. Et la plus grande partie des gens qui circulaient du haut en bas de son hôtel des Champs-Élysées, lui étaient complétement inconnus. Mais il suffisait, en la saluant, de lui demander d’une voix blanche de conspirateur, « viendra-t-il ? » ou « est-il arrivé ? » pour qu’elle tendît la main avec un accueillant et mystérieux sourire.

Dans cette cohue, les familiers de la marquise s’étaient ralliés et réunis dans le grand hall du rez-de-chaussée que traversait la foule pour accéder aux salons du premier étage, par le large et bel escalier à galerie qui contournait le hall.

Et c’était, sur les premiers rangs de chaises, l’assemblage un peu clinquant des mondaines, qui singent mal les cocodettes de l’Empire, mêlé aux femmes, que la politique moderne a tirées de la petite bourgeoisie pour en faire des personnes officielles et dépaysées.

C’était aussi le monde accidenté du journalisme, des lettres, des arts, aristocratie nouvelle, surgie de tous les groupements sociaux, au hasard du génie ou de l’intrigue ; monde disparate par l’éducation, semblable quant à l’importance. D’étranges promiscuités réunissaient là des femmes très diverses par la naissance, la fortune et la réputation.

Tout cela donnait bien l’expression du salon moderne, la quintessence de l’actuel rassemblement mondain, le véritable milieu auquel aboutissent toutes les efflorescences sociales et d’où part tout véritable mouvement intellectuel.

Ces salons, qui ne sont plus des salons mais des centres, opèrent comme les centres nerveux ; toutes les forces y sont en germe et leur action se répand dans tout le corps social.

Baringer devait sortir de là.

Toutefois, il ne s’y rencontrait pas seulement les enthousiastes de sa fortune ; à côté de ceux qui l’avaient fait, se pressaient ceux qui attendaient sa défaite ; mais une sorte de sympathie pour le joueur et de curiosité pour la partie engagée, donnait une attitude gracieuse, même à ses adversaires.

Et d’ailleurs savait-on jusqu’où la faveur populaire le pousserait ? Si Baringer réussissait, on pourrait toujours se prévaloir de lui avoir été présenté chez la marquise.

Et la foule, souriante, l’attendait. Il parut.

Son même entourage familier le suivait, dans un empressement voulu, marqué, qui voulait imposer le ton. Une sorte de garde d’honneur, bizarre quant à sa composition ; un mélange d’aventuriers et de très honnêtes gens.

Il provoqua, dès l’entrée, une émotion invincible ; des acclamations discrètes l’accueillirent. Tout de suite, la marquise, radieuse, voulut l’entraîner à travers les salons, mais il résista. D’ailleurs on le bloquait, des mains frémissantes se tendaient vers lui, qui, en stratégiste habile, ne se laissait enfermer dans aucun cercle ; mais, d’une allure charmante, il tournait et retournait parmi les groupes, de façon à ne pas s’éloigner de l’entrée, sur laquelle son regard demeurait obstinément fixé.

Bientôt on se demanda :

— Qui attend-il ?

Ses familiers, interrogés, et qui ne savaient rien, répondirent quand même, certains de ne pas se tromper :

— C’est une femme.

La réponse courut. Maintenant, on ne parlait que de cette femme, encore inconnue, mais qui allait cesser de l’être ; quelque mystérieuse adorée sans doute, qu’il affichait, ainsi qu’une favorite, par l’évidente préoccupation de sa venue.

Ceux qui voulaient paraître le mieux informés jetaient des noms au hasard, et pas des moindres ; car l’auréole du colonel resplendissait surtout du sacrifice que tant de femmes affolées lui offraient dans leur réputation. L’on nommait ainsi des duchesses, des princesses, d’invraisemblables millionnaires, des étrangères célèbres.

La curiosité de cette attente n’allait pas sans une envie respectueuse de l’élue, assez passionnément aimée pour occuper ainsi la pensée d’un homme dont la destinée se jouait, et qui paraissait si tranquillement l’oublier.

Ce crâne amoureux achevait de détraquer les femmes. Pas une, à cette minute, qui n’eût abandonné sa situation, si honorable fût-elle, pour être cette maêtresse inconnue que Baringer attendait.

Et les plus pratiques songeaient qu’elles seraient fières encore si cette puissante de demain se rencontrait parmi leurs intimes, Quelle joie de se trouver ainsi à portée des faveurs, dans le rayonnement de l’astre !

Une seule parmi ces affolées tremblait, le cœur palpitant, mais de la plus douloureuse angoisse ; c’était Mme de Bléry.

Elle non plus ne quittait pas des yeux cette porte.

Le baron Brelley, qu’elle avait envoyé aux recherches, n’avait rencontré nulle part Mme du Parclet. Et Louise délibérait si elle n’allait pas se poster dans l’antichambre pour arrêter Sylvère, l’effrayer à l’aide des commentaires qui couraient, l’empêcher de consommer publiquement sa perte, si c’était elle que le colonel attendait.

Et puis cela lui paraissait si absolument fou, injurieux pour Sylvère, qu’elle n’y voulait pas croire. Cependant, elle ne parvenait pas à vaincre le pressentiment qui la torturait.

Justement, autour d’elle, Mme de Bléry reconnaissait, parmi quelques amis de Sylvère, les malveillants et les dédaigneuses dont elle avait eu à souffrir… Quelle justification de leurs injustes méfiances, si Mme du Parclet venait à paraître dans cette apothéose effrontée de sa chute ! Une partie des habitués du salon du Vieux-Monde trônait là, aux premiers rangs, comme il convient. Et d’abord, Mme Auber de Vernon, verveuse et bruyante en son rire, curieusement épanouie dans son attente de la maîtresse du colonel ; et la très spirituelle et un peu virile Arsène Barin, s’amusant comme à un spectacle ; et Mme Lagé, remuante, éveillée, inquiète de connaître cette nouvelle puissance ; et Turmal lui-même, avec son allure timide, et qui, mal à l’aise dans cette cohue, paraissait toujours prêt à se dérober ; mais Roger Dablis le retenait.

Et puis, Guy d’Harssay, que cette intrigue divertissait comme une aventure de bal masqué et qui s’attardait, derrière les éventails, à murmurer des phrases fringantes sur l’éternelle bataille d’amour. Pas très loin de Turmal — comme toujours — son concurrent littéraire, de Labut, le beau directeur de la Revue des Universités, tiraillait sa barbiche de fauve en soufflant dans les nuques offertes des femmes assises devant lui et leur glissait d’impertinentes et railleuses cantilènes sur un improbable désir : celles-ci étaient la directrice de la Revue actuelle, Mme X… vêtue, comme sa beauté, d’une couleur de soleil couchant, et Mme Olga Pariani, la très fantaisiste princesse-poète, une fanatique de Baringer.

Tandis qu’au premier rang des chaises pressées s’étalaient, dans l’éclatante nudité de leur buste dévoilé jusqu’à la fleur du sein, et la belle rousse depuis longtemps célèbre, Mme Gauthillier, et de très charmantes et antiques marquises survivantes de l’Empire, et l’exquise penseuse, la comtesse Églé, qui fit des vers et brode des maximes, et le charmant gavroche qui inventa les boberies, et aussi des jeunes femmes très hardies, les dernières venues dans le train de cette « fin-de-siècle » et qui mènent la ronde de cette chanson de revue, avec des grâces macabre de névrosées.

Ensuite, un peu partout, des littérateurs, des chroniqueurs, des poètes. Enfin, les reporters, ces rois incontestés de la presse moderne, ceux devant qui toute copie s’efface, car leur information précise, vivante, a pris un intérêt chaque jour grandissant, et elle sera bientôt le dernier mot d’un art qui fut jadis celui d’écrire. — L’un d’eux a pu dire : Le roman de l’avenir ne sera ni romanesque, ni naturaliste, ni symboliste, ni idéaliste, il sera biographique, tout simplement ; et c’est nous qui l’écrirons.

Donc ceux-ci évoluaient vers l’entrée, prêts à s’emparer du scandale amoureux que préparait le colonel.

Un silence se fit et, comme par une commotion, se communiqua soudain, depuis la porte béante, jusqu’aux galeries d’en haut où l’on s’entassait ; et une femme parut, seule.

Elle était vraiment saisissante d’allure hautaine, en dépit de l’exiguïté de sa taille. Arrêtée sur le seuil, elle attendait. Une immense traîne blanche et brochée d’or tombait du bas de ses épaules, comme un manteau de cour et prolongeait, en l’effilant encore, sa silhouette fine, au buste raide. Sa tête se haussait, coiffée d’une aigrette étincelante. Du corsage, très décolleté, émergeait la nudité radieuse des épaules impeccables, de la poitrine superbe, de la gorge cerclée d’or comme une coupe précieuse. Les bras, grêles et purs, pendaient, rigides. Sur toute cette blancheur, d’un invraisemblable éclat, quelques taches rouges saignaient qui évoquaient une apparition tragique. C’était, aux lèvres, une tache pourpre, aux joues de violentes couches de fard, et, sur la gauche du corsage, une poignée d’œillets.

Avant même que Baringer ne se fût élancé, les premiers qui l’avaient aperçue avaient murmuré :

— C’est elle !

Et Mme de Bléry, défaillante, s’appuyant à Octave Brelley, avait répété dans un gémissement :

— Oh ! c’est elle !

Maintenant le colonel s’avançait lentement, souriant, demi-penché vers la femme qu’il conduisait à la marquise, surprise.

Naïvement celle-ci murmura :

— Mais je ne la connais pas !

Alors, derrière elle, une voix, trop haute, lui jeta :

— C’est la romancière, Sylvère du Parclet !

La marquise se retourna : Mme Auber de Vernon riait et continuait :

— Très chic, la petite, bien joué. La voilà lancée !

Et bientôt, par tout l’hôtel, on entendit répéter ce nom :

— Sylvère du Parclet !

Ceux qui ne l’avaient jamais vue faillirent acclamer sa beauté triomphante ; les autres s’étonnaient. Quoi c’était elle, la sauvage, la timide, la farouche honnête femme qui promenait, avec cette impudeur hautaine, l’éclatante révélation de sa liaison avec Baringer !

Mais combien méconnaissable, avec ce fard brutal, d’un éclat voulu, cherché, et le dédain de son regard fixé devant elle ! Moins jolie, elle eût effrayé, ainsi qu’une morte que l’on aurait peinte, tant il y avait de rigidité spectrale dans ce corps qu’une pensée unique galvanisait.

On faisait la haie devant elle, et Sylvère passait.

Lorsqu’elle eut salué la marquise abasourdie, qui néanmoins la complimenta, feignant de glorifier uniquement en elle son talent d’écrivain, Mme du Parclet, dont l’ironique sourire avait seul répondu, continua sa marche lente autour des salons, presque à chaque pas arrêtée par les courbettes obséquieuses qui s’adressaient autant à elle qu’à Baringer triomphant.

Puis, lorsqu’on l’eut bien vue partout, dans sa pose légèrement familière avec le colonel qui lui étreignait amoureusement le bras, Sylvère se fit ramener dans le hall, où Baringer l’installa. Et les présentations commencèrent. Tous les hommes qui avaient une notoriété défilèrent devant Mme du Parclet en se faisant nommer.

Puis les femmes s’entraînèrent. Les plus rétives d’abord, cédèrent, heureuses de trouver dans le talent de Sylvère un motif pour la complimenter ouvertement, dans le sous-entendu de leur flatterie intéressée. L’engouement devint général. Et les louanges montèrent, et les dernières venues exaltèrent jusqu’au génie ce talent désormais consacré par un éclatant déshonneur.

L’on eût dit, maintenant, que Mme du Parclet voulait charmer. Adorable, en son attitude de souveraine bienveillante, elle répondait avec des paroles exquises, qui ressemblaient à des promesses voilées, à des engagements discrets, et qui secouaient autour d’elle, ainsi que des envolées de fleurs, d’inexprimables espérances.

Et des adorations s’éveillèrent, enveloppant la favorite d’un murmure s’élargissant.

Soudain Mme de Bléry se dressa devant elle, sérieuse, très pâle, et, sans un mot, la regarda. Mais Sylvère détourna les yeux.

Alors Louise se rapprocha, et avec une sorte de frisson, lui toucha légèrement l’épaule.

Sans se retourner, Mme du Parclet éleva son éventail jusqu’à ses lèvres et derrière, très bas, parla :

— Louise, laisse-moi… va-t’en…

— Un seul mot.

Et Mme de Bléry s’était penchée.

— Tu es… tu appartiens à cet homme ?

— Non,… pas encore.

— Oh ! Sylvère, viens, suis-moi, tout de suite ; sauvons-nous, je t’en supplie !…

— Trop tard !

— Mais, malheureuse, c’est la honte irrémédiable !

— Allons donc ! Regarde et écoute.

— Sylvère !

— Va-t’en ! Tu me fais mal. Et j’ai besoin de tout mon courage. Laisse-moi…

— Ah ! Enfin…

Celui-là c’était Guy d’Harssay qui baisait le poignet de Sylvère. Et son regard riant achevait sa pensée. Sylvère y répondit d’un mot :

— Vous aviez raison, mon maître !

— Non, j’avais tort. Je n’avais pas prévu Baringer.

Mais Turmal se penchait :

— Il y a bien longtemps que nous n’avons rien lu de vous, chère madame ! Nos lecteurs réclament.

— Déjà ? répondit Sylvère.

— Mon cher Turmal, dit quelqu’un, vous venez trop tard : Mme du Parclet s’est engagée avec moi. N’est-ce pas, ma chère collaboratrice ?

Sylvère réprima un frisson de dégoût et cacha dans un éclat de rire la folle haine qui avait failli la trahir, à l’aspect de Labut, au contact de cette main hardie qui s’était emparée de la sienne et la palpait d’un mouvement cynique.

— Vous aussi ! fit-elle.

— Moi, d’abord !

Il s’était incliné.

— Mauvaise ! me faire ainsi attendre. C’est comme si vous m’aviez trompé. Mais je veux ma revanche. À quand ?

Elle répliqua, avec une raillerie aiguë :

— Ne parlez pas si haut, où l’on va savoir que vous m’avez compromise sans en avoir le droit.

— Je ne demande qu’à l’acquérir, riposta de Labut. Dois-je annoncer votre prochain roman ?

— Aux mêmes conditions ? dit-elle encore, si écœurée que ses lèvres tremblaient.

— Les mêmes… entre nous. Mais, avec mon caissier, celles que vous fixerez vous-même.

— Je consulterai le colonel, répondit-elle avec un mouvement de tête d’une audace superbe.

De Labut, ricanant, s’inclina.

— Sylvère !… murmura Mme de Bléry, c’est insensé, ce que tu fais là ! Tu vois bien que tu souffres !

— Mais présentez-nous donc, marquise !

Celle-ci, qu’un groupe de femmes entraînait vers Mme du Parclet, ne se défendant plus, nomma :

— Madame Auber de Vernon.

Sylvère s’était levée, lentement, le regard froid.

— Madame Lagé.

Sylvère sourit.

— Madame Olga Pariani.

La princesse, très enthousiaste, tendait les deux mains, en décochant à Mme du Parclet un compliment bref, emporté, d’une forme virile.

Alors, chaque femme que l’on présenta jeta ses mains vers Sylvère, dont le bizarre sourire accueillait au passage celles qu’elle reconnaissait pour les avoir coudoyées chez Mme Turmal, et pour avoir douloureusement subi leur indifférence glaciale, leur dédain qui l’écartait.

Mme Auber, demeurée près d’elle, rayonnait, s’intéressait à ces hommages, enchantée d’assister au lever d’une étoile et comme si elle l’eût aidée à sortir des ténèbres, bien décidée d’ailleurs à s’emparer maintenant de cette célébrité. Et, pour commencer, elle l’attaqua brillamment, dans la forme habituelle de ses interviews.

Feignant de se pâmer aux beautés des créations littéraires de Mme du Parclet, Mme Auber voulait connaître la genèse de ses œuvres, comment cette vocation lui était venue, ses habitudes de travail, ses manies d’artiste… Tout, sur ce point, lui devenait passionnant.

Et Sylvère, impertinente à souhait, répondait distraitement, moqueuse et coquette, raillant son bas-bleu.

— Comment je travaille ? Mais je ne travaille pas. Fi ! Je perds mon temps à griffonner des choses…

— Adorables !… mais qui vous viennent ?…

— Je ne sais. Cela dépend !

— De quoi ?

— Du temps qu’il fait, de la robe que je porte, du parfum que j’ai choisi le matin…

— Très important le parfum, appuya sérieusement Mme Auber.

— De l’état de mes nerfs… continua Sylvère et aussi du papier…

— Satiné, n’est-ce pas ?

— Oh ! du velours !… et encore de la couleur de l’encre. Toutefois, si mes doigts sont tachés, j’en ai pour huit jours à ne plus rien écrire. Je boude ma plume !

— Elle est exquise !

— Un tempérament !

— Une originalité !

Sylvère ne put s’empêcher de dire, en les regardant toutes d’un beau regard railleur :

— Et comme tout cela se découvre, n’est-ce pas ?

Une gêne suivit. Mais Mme Auber, sans broncher, brûla ses vaisseaux et adressa à Mme du Parclet une invitation en règle. Maintenant, elle ne saurait plus se passer de la voir !

— Malheureusement, la saison est finie, répondit ironiquement Sylvère.

— Pas pour nous, répliqua Mme Lagé, parvenue au premier rang des fanatiques ; et si vos occupations littéraires vous retiennent à Paris, chère madame, j’espère bien…

— Comment donc ! exclama Sylvère, avec un haut-le-cœur insurmontable.

Mais Baringer, qui s’était un instant discrètement reculé, revint, se faufila parmi toutes ces jupes comme un chat, avec des frôlements voluptueux qui arrachaient aux femmes effleurées de petits cris ravis. Il était là, enfin, lui, bien à elles, et grâce à Sylvère, que des regards souriants imploraient. À son tour elle présenta le colonel.

Pas une, alors, qui n’eût la brève illusion d’une cour en laquelle elle jouait un rôle, influente et comblée de grâces.

Et Sylvère, souveraine, grandissait.

Les bavardages obséquieux roulèrent autour d’elle et de lui, l’un près de l’autre assis, dans le tumulte joyeux des orchestres.

Ainsi se continuait la fête triomphale.

Pourtant, Baringer parlait bas à Sylvère :

— Vous paraissez lasse.

— À mourir, répondit-elle d’une voix sincère.

— Voulez-vous partir ?

Elle tressaillit ; un frisson rose passa sur ses épaules, son cou, et teinta violemment la nacre de ses oreilles. Et, très vite :

— Pas encore.

— Je suis à vos ordres.

— Merci.

— Êtes-vous heureuse de votre triomphe ?

— C’est celui de votre prestige, dit-elle.

— Non, mais de votre talent et de votre beauté.

— Je n’ai cependant pas changé depuis hier.

— Il n’y a que les milieux qui changent, dit-il. C’est ce que l’on ne comprend pas assez en politique, alors que l’on accuse un homme de varier dans ses opinions. Ces opinions restent les mêmes, mais on les fait évoluer dans des milieux différents, voilà tout.

— La théorie est ingénieuse.

— Et la pratique, donc ! fit-il en riant. C’est ce qui permet aux ambitieux de s’élever, et de passer d’un groupe social dans un autre en demeurant immuables dans la poursuite de leur but.

— Surtout lorsque ce but est d’intérêt personnel.

— Eh ! cet intérêt n’est-il pas au fond de tout ?

— Même du patriotisme ? dit-elle, malicieusement.

— Même de l’amour ? interrogea-t-il sur le même ton.

— Surtout de l’amour, appuya Sylvère.

Elle ajouta :

— En fut-il jamais de désintéressé ?

— Je voudrais l’espérer, madame. Ne m’enlevez point, par trop d’ironie, cette chère illusion. Je serais bien heureux si j’avais la joie de croire que, même dans l’impossibilité de vous servir, je serais parvenu à vous plaire ! Vous ne me répondez pas ?

Elle soupira :

— Cela viendra, peut-être !

— Pas trop tard, n’est-ce pas ? Et si cela pouvait être… aujourd’hui !… Mes heures de liberté sont brèves.

Sylvère regardait devant elle fixement, les yeux élargis comme par une vision d’épouvante, et ses doigts crispés brisaient lentement l’ivoire de son éventail.

Baringer se pencha, la caressant de son souffle :

— J’ai lu votre lettre à Mme Deschamps. Vous lui disiez : « Soit, j’accepte les offres du colonel ; envoyez l’invitation. J’irai chez la marquise ; mais je veux entrer au bras de Baringer, dussé-je, pour cet éclat que je cherche, lui offrir de sortir ensuite avec lui. » J’ai accompli vos ordres, tiendrez-vous votre promesse ?

— Demain, balbutia Sylvère.

Elle se leva un peu chancelante, comme étourdie, les nerfs détendus, à bout de courage ; et lasse, écœurée, malade, jusqu’à la nausée, d’un immense dégoût d’elle et des autres, et des choses, et de la vie surtout !

La revanche qu’elle venait de prendre sur ces femmes du monde, les forçant à venir saluer l’aurore d’une courtisane, après avoir dédaigné l’artiste honnête, cette revanche même n’avait pas apporté à son orgueil la joie qu’elle en espérait. Et, encore à l’apogée de son triomphe, ce triomphe lui faisait horreur. Elle eût voulu se soulager de ce fardeau d’infamie, en jetant au visage de ces poupées imbéciles le flot amer de son dégoût. Elle eût voulu les bafouer d’une ironie cinglante, avec des mots brutaux qui tachent. Elle eût voulu montrer à ces prudes mondaines la turpitude de leurs âmes dévoilées, mises à nu, avec leurs tares et leur sanie.

Mais elle avait trop attendu : sa colère était moindre que sa lassitude. Une lassitude à rêver la chute immédiate dans la mort qui délivre.

Maintenant elle s’en allait, ayant vainement cherché à rencontrer Mme de Bléry, qui s’était enfuie.

Comme Sylvère était venue, elle partait, au bras de Baringer.

Et la surexcitation accrue haussait sur leur passage le ton des acclamations, le murmure délirant des enthousiasmes.

Par un défi, elle put garder le renversement hautain de sa tête, le mépris souriant de son visage éclatant sous le fard, et sa raideur un peu solennelle qui impressionnait et donnait le pressentiment vague d’une souffrance héroïquement contenue. Jusqu’à sa voiture, elle marcha, automatique.

Tout de suite assise, presque tombée, Sylvère espéra qu’elle allait mourir et elle ferma les yeux.

Mais des mains agrippèrent les siennes : Baringer la suppliait.

— Oh ! non, murmura-t-elle, par grâce, pas ce soir !…

Il lui dévorait de baisers les doigts, les poignets, les bras, essayant d’émouvoir voluptueusement ce corps lassé, qui se refusait avec des prières.

Alors elle soupira, dans un arrachement douloureux de son souffle :

— Demain.

— Vous viendrez où je vous ai dit ? Demain ? bien sûr ? quelle heure ?

— Sais-je ! fit-elle, éperdue.

— Deux heures, voulez-vous ?

Elle baissa la tête pour répondre.

Sans les valets, rapprochés et qui plongeaient leurs regards à travers les glaces, Baringer se fût jeté sur cette tête confuse et pâmée. Il n’osa ; mais étreignant les genoux de Sylvère, il les baisa, en saluant, et se retira d’un geste brusque. Puis il referma lui-même la portière.


Certains tournants de la vie sont, comme de rustiques carrefours, marqués d’une croix. Quelquefois, égaré, le voyageur s’arrête, s’assied sur les marches de ce calvaire et songe à la route qu’il va prendre. Si le retour lui est impossible et si la vaillance lui manque pour continuer de suivre la voie trop douloureuse qui l’a mené jusqu’alors, il regarde, anxieux, vers l’un et l’autre côté, si las pourtant et si découragé, qu’il ne trouve même plus en lui la force de choisir son chemin.

Et il arrive souvent que, s’en remettant au hasard du soin de ses impénétrables destinées, il se lève soudain et suit le premier voyageur qui passe.


Le jour commence à peine ; ses premières clartés font pâlir les lumières éparses dans l’appartement bouleversé de Sylvère.

À travers les chambres, des malles sont ouvertes, déjà à demi remplies, avec ce désordre des choses arrachées, jetées, froissées, comme dans la hâte d’un incendie. Depuis qu’elle est rentrée de cette fête chez la marquise, Sylvère ne s’est pas arrêtée. L’épouvante qui s’est emparée d’elle la pousse, et un seul désir l’anime : fuir ! Tous ses efforts, toute sa colère, toute son audace ont abouli à cela : se sauver. Aucune réflexion ne lui vient : elle obéit, comme une bête traquée, à l’impulsion instinctive. Elle court, se précipite, avec des terreurs de l’heure qui s’écoule, du jour qui vient.

— Lorsque cette journée s’achèvera, pense Sylvère, je serai très loin.

Et cette pensée lui donne la sensation d’une aspiration d’air pur, qu’elle semble boire, et qui la fait revivre.

Oh ! être loin ! Ne plus marcher dans cette boue ! Ne plus retrouver la femme qu’elle a été pendant cette nuit odieuse, l’oublier, ne s’en ressouvenir jamais !…

C’est fini : sur les malles gonflées, les couvercles tombent. Alors seulement, elle songe qu’il faut écrire, sur ces malles, une adresse ! Laquelle ?

Et Sylvère, alors, se ressouvient : elle est seule au monde et sans ressources. Où ira-t-elle ? Fuir, c’est bien. Mais vers quel abri ? En quel lieu de la terre trouvera-t-elle le gîte qu’il faut à la créature humaine ?

Ce dilemme épouvantable, comme un satanique spectre, se dresse devant elle : elle ne peut vivre sans travailler ; et, pour que l’unique travail qu’elle soit capable de faire lui donne les moyens d’exister, il faut qu’elle accepte les conditions d’infamie qui, seules, confèrent le succès.

— Maintenant, semble lui dire, avec un luxurieux ricanement, ce spectre au visage d’homme : choisis.

— Mais alors ! je ne puis partir ?… clame tout à coup Sylvère, réveillée de son rêve de fuite éperdue…

C’est l’impasse où la bête acculée, impuissante à se défendre encore, doit mourir.

— Oui, mourir ! pense-t-elle avec un frissonnement de son corps qui commence à comprendre que l’heure de l’anéantissement est proche. Ce corps, non consulté et qui lui, peut-être, veut vivre !

Il avait droit à la vie, et au bonheur sain, trouvé dans un fonctionnement normal. Et voilà qu’en pleine vigueur, dans tout l’épanouissement de ses forces, il faut qu’il disparaisse, férocement brisé. Pourquoi ? Il discute ses droits, et Sylvère écoute, apitoyée, comme si elle entendait les plaintes vaines d’un condamné !

Est-ce sa faute, après tout, à ce corps, si l’âme qui l’anime est ainsi faite qu’elle ne saurait se plier aux exigences brutales de la vie ?

D’où vient cette dissidence entre ces deux parties d’un tout ? Pourquoi ces tiraillements et ce désaccord ? Lequel a raison ? Doit-on, quand même, et à n’importe quel prix, même le plus abject, conserver sa vie matérielle ? Ou bien vaut-il mieux obéir à la pensée qui défend sa pureté initiale, et la sauver des souillures en détruisant le corps, solliciteur des actes impurs ?

Et Sylvère rêve, arrêtée, au pied de ce calvaire, en ce chemin où les routes se croisent, et sur lequel nul voyageur ne passe qui lui tende la main.


— À Mme de Bléry :

« Louise, tu ne me reverras plus, quoi qu’il arrive, — car à cette heure, j’ignore encore où je serai ce soir. — Peut-être chez Baringer ; peut-être au couvent, là-bas ; peut-être sur mon lit, entre deux cierges, les mains jointes. Ce qui est certain, c’est que je disparais ou de ce monde ou de la vie, ou de ton chemin d’honnête femme. Je suis une épave à la mer : laisse passer, ne te retourne pas, le flot l’emporte.

Enfin me voici vaincue. Rends-moi cette justice que j’ai lutté. Et quelles luttes !… Cela ne vaut rien pour une femme de venir au monde pauvre et chaste. Il n’y a pas de place pour celle-là dans aucun groupe social. Quel que soit le travail qu’elle entreprenne pour gagner sa vie, elle n’y parviendra pas sans payer à l’homme la dîme de sa chair soumise ou révoltée. Depuis la servante jusqu’à l’artiste, depuis l’ouvrière des fabriques jusqu’au bas-bleu, la femme qui travaille seule, non défendue par un mâle, légitime ou non, sera violée, avec ou sans son consentement, mais elle le sera ou elle crèvera de misère. Et cela, dans le plein épanouissement de notre société démocratisée, bénisseuse et morale, et inventrice des pullulantes bonnes œuvres.

Pour échapper à l’opprobre, quelques femmes se tuent, çà et là, rarement.

Moi, je ne sais pas ce que je ferai.

À la rigueur, je pourrais continuer la vie que je mène. Je gagne assez, jusqu’ici, avec mes éditeurs, pour me suffire. Mais combien de temps cela durera-t-il ?

L’homme qui a tout fait pour me perdre, de Labut, compromettant ma personne, calomniant mon talent, m’obligeant à fuir sa Revue, me créant des impossibilités parmi les autres, celui-là viendra certainement à ses fins, qui sont de se venger, de me discréditer, de m’obliger à disparaître. Il est puissant, et je suis seule. Ce n’est qu’une affaire de temps.

D’autre part, et grâce à lui surtout, ma réputation n’était plus intacte ; je l’ai achevée hier. C’est une faute, et je la regrette amèrement. J’étais folle, désespérée… J’ai voulu jouer les grandes héroïnes du vice ; je n’en ai pas la taille ; tu avais raison. On naît « cela ». Je suis née autre. Je ne peux pas. Et cependant, j’hésite encore. Si je croyais qu’après la souillure, l’impudeur viendrait ! Qui sait ?

Mais, que j’y renonce ou que je m’y décide, je ne reste pas moins la femme compromise, celle que l’on n’épouse pas. Ainsi se trouve irrémédiablement fermée pour moi, si jamais je devenais libre, la seule porte par où j’aurais voulu passer, celle qui mène au foyer conjugal, à l’amour pur, au bonheur permis.

Paul lui-même, Paul qui me connaît, qui sait ce que je vaux, Paul a reculé ; il m’a abandonnée !… Tu vois bien que tout est fini pour moi.

Donc il ne me reste qu’à mourir.

Mais, là encore, je me heurte à des impossibilités, ou du moins à des obstacles, plus faciles à vaincre heureusement. Tu ne saurais croire, ma chère Louise, — car pour comprendre cela, il faut y avoir passé, — tu ne saurais comprendre les clameurs qui s’élèvent d’un pauvre corps bien sain, bien vivant et qui devine qu’on va lui arracher sa vie ! On dirait qu’il rassemble toutes ses forces, non seulement pour se défendre, mais pour attendrir la pensée : son bourreau. Il tressaille, il vibre, il met en émoi toutes ses puissances de sensations, donnant à tous les sens une acuité raffinée qui évoque les jouissances tentatrices auxquelles il peut servir ; admirable instrument trop dédaigné, où dorment des mélodies inconnues !

Et puis, il se révolte et pousse au cerveau l’afflux d’un sang dont la pourpre rayonne et fume, enveloppant la pensée d’un embrasement de désirs. Il faut faire un appel fougueux de toutes ses volontés pour parvenir à chasser ce mirage d’un rêve impossible, pour apaiser toutes ces voix qui pleurent, pour crier à la vie décevante le nescio vos des suprêmes refus.

Et même, quand la volonté victorieuse plane, oiseau funèbre, sur les désirs vaincus, sur les révoltes mortes, tout n’est pas achevé, car il reste l’angoisse épouvantable du : « Comment mourir ? »

C’est bientôt dit : « Je me tuerai. » Mais songe à l’horreur du choix, songe à la cruauté de cette rêverie qui passe en revue les différentes façons de s’anéantir, discutant la probabilité des moins douloureuses ! Autant d’agonies ; car l’imagination suggère au corps la sensation de ces divers supplices, et c’est avec des râles, des essoufflements, des convulsions réelles, qu’il subit les tortures de ces « essais », les souffrant toutes, pour vouloir s’épargner de trop souffrir.

Et je ne sais pas encore comment je mourrai. J’ai peur du mal ; j’ai peur de cet arrachement forcené de mon âme à son habitacle vigoureux et jeune encore. J’ai peur que ma main ne tremble, que ma volonté ne défaille, que la lâcheté ne soit triomphante de mes résolutions.

N’être plus, ce n’est rien ; mais l’épouvante, c’est de s’en aller.

Peut-être serai-je morte ce soir. Cette main, qui se meut, brûlante et crispée, sera rigide et plus glacée qu’un tronçon de marbre. Ces yeux qui pleurent seront ternes comme une vitre embuée, fixés, très ouverts peut-être, sur l’entrevision suprême d’un au-delà ?

Et cet « au-delà » quel est-il ? Car il est. On le sent bien quand on en est tout proche. Où sera mon âme demain ?

Et pour cela encore, j’ai peur. Car, ai-je bien le droit de quitter volontairement cette vie, en laquelle je suis mystérieusement entrée pour un but inconnu ?

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Ne vais-je pas, encore une fois, me tromper de route ? Mon devoir, ce devoir dont j’entrevoyais, au début de ma vie, l’obligation sacrée, ne s’est-il pas obscurci derrière le trouble de ma conscience. Où le chercher ? Où est-il ? Qui me le dira ?

J’écoute ; et je n’entends rien que la palpitation de mon être. La voix la plus haute vient de mon corps qui demande à vivre. Si je l’écoute, j’obéis à l’instinct. Devons-nous céder à nos instincts ? Mais alors, la morale vraie serait : tout pour la vie ! Ou plutôt : résignation et obéissance à l’œuvre éternelle.

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Je me débats.

Où serai-je demain ?

Dans tous les cas, lorsque tu liras ceci, ma chère Louise, l’une ou l’autre résolution m’aura pour jamais emportée loin de toi.

Sois heureuse, toi, qui, favorisée d’ailleurs par la fortune, — laquelle est, après tout, l’unique palladium de la femme qui veut rester pure, — as su conduire adroitement ta barque vers le point sur lequel, au départ, tu avais mis le cap : le bonheur.

Tu as atteint ton but, et j’ai manqué le mien. Ton idéal, poursuivi par des moyens extrêmes, tu l’as conquis sans rien perdre de ta bonne renommée et des respects du monde. Le mien m’a échappé et je demeure une déclassée, découronnée de ma réputation d’honnête femme, mais avec l’ironique satisfaction d’être restée chaste et fidèle à mes devoirs.

Cette conclusion paraîtrait condamner la femme au perpétuel sacrifice de sa vertu, puisqu’elle ne peut atteindre au bonheur, sous aucune forme, sans céder à l’éternel désir de l’homme. Mais elle prouve, au contraire, que cette vertu est l’attribut glorieux, digne des plus nobles convoitises, puisqu’il ne peut appartenir qu’aux vaillantes, aux résignées, à celles que nulle détresse n’effraie, et qui préfèrent ce pur joyau, pour parer leur féminité triomphante, à tous les dons qui leur pourraient venir de la souillure immonde.

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Que ne suis-je, hélas ! avec ces résignées, demeurée jusqu’au bout !… Oh ! lâche ! lâche !

À quoi bon me défendre maintenant ? Je suis perdue : J’ai pris la fièvre au contact de ce monde qui m’a trop effleurée ; j’ai pris la fièvre parmi ces désirs qui ont tiré de leur néant mes facultés sensorielles ; et le désir apporte en mon cerveau le grandissement de mes douleurs. Des visions vertigineuses s’y déroulent ; ma raison craque, tout s’effondre… Où vais-je ? Où vais-je tomber ?…

Adieu donc ! Pleure-moi comme une morte ; garde mon souvenir et, si tu le peux, un jour, parle de moi, raconte-moi, venge-moi. Je t’embrasse pour une éternité.

Sylvère.

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Il y a plusieurs heures que je t’ai écrit cette longue lettre, ou plutôt que je me suis laissée penser et souffrir devant toi pour la dernière fois. Depuis, des idées me sont venues. Et voici ce que j’ai fait.

J’ai ramassée tous mes papiers, des notes, des lettres, des brouillons, et je suis allée, d’un trait, sans réfléchir, — je ne pense plus désormais, j’obéis à des impulsions, — porter tout cela à quelqu’un dont nous avons parlé souvent ensemble, à une femme qui écrit avec un grand courage et une entière sincérité.

Je lui ai demandé un suprême service, je crois qu’elle me l’accordera. Va lui parler de moi.

Le travail que je l’ai priée de faire sera une bonne œuvre. Puisse-t-elle détourner du fatal chemin que j’ai suivi, toutes les femmes honnêtes, pauvres ou isolées, qui seraient tentées d’écrire.

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— Cinq heures.

Le soir approche, rien n’est décidé encore. J’ai longtemps pleuré.

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— Sept heures : Voilà toujours une chose que je ne ferai pas. C’est fini : j’ai écrit à Baringer. Il avait été convenable. Je m’excuse de manquer à ma parole. De quoi se plaindrait-il, d’ailleurs ? Il m’a offert son bras, je lui ai sacrifié ma réputation. Pour le « Tout-Paris » d’hier soir, je suis sa maîtresse. Cela m’est égal, puisque je ne la suis pas !

Et, c’est bizarre, j’éprouve une sorte de plaisir cérébral à savourer cette honte bue que je ne méritais pas, que je ne mériterai jamais.

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Mais je me sens très faible, comme si j’étais malade. Cela vient, je crois, de ce que je n’ai pris, aujourd’hui, aucune nourriture. L’idée ne m’en est pas venue. Si je pouvais devenir très malade et en mourir !

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Mourir ! Il va falloir se décider pourtant !

Sous l’auvent de ma croisée, des hirondelles se becquettent. Une bonne chaleur vivifiante pénètre, tout embaumée des roses d’un jardin, à côté !…

Je ferme la fenêtre.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Huit heures. Non, décidément, je n’irai pas au couvent, retrouver notre amie Emmeline, la sainte mère Louis de Gonzague ! Je ne suis plus assez pure de pensées, de désirs, de sensations rêvées, pour aller m’endormir dans le petit lit blanc des novices. L’encens me ferait défaillir. Je me tordrais les bras en entendant chanter l’âme adorante des orgues.

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Je viens d’examiner le petit revolver qui demeurait toujours sur ma table, il est un peu rouillé. La batterie marche cependant, avec quelque effort, le barillet tourne bien. Mais comme mes doigts tremblent ! si j’allais me manquer !… ce serait bien douloureux ! Et grotesque donc !

C’est d’un bête, d’ailleurs, ce dramatique-là ! Mon esthétique en est révoltée. Et pourtant !

Dieu ! que je souffre !… Oh ! cette solitude, ce rien, ce vide qui m’entourent… Et cette faim de tout qui arde mon être maintenant !…

Voyons, Sylvère, ne sois pas lâche. Prends garde ! Si tu ne t’enfuis pas, tout de suite, si tu te laisses reprendre par la vie, cette pieuvre, tu es perdue cette fois.

Allons ! je veux me faire belle ! On ne m’emportera pas à la Morgue, j’espère, je ne veux pas ! Oh ! cela, je ne le veux pas ! Comme c’est laid d’être morte ! Je me fais horreur déjà !

Et je pourrais vivre, et sentir, sur mes mains voluptueusement parfumées, couler le frisson d’une haleine ! Ma taille ploierait, et je respirerais largement, ma poitrine nue, offerte, comme un bouquet, à la pâmoison d’une bouche amoureuse… Mes bras, mes bras qui n’ont jamais étreint, oh ! comme ils se replieraient, tenaces, pour ne plus se rouvrir de longtemps, longtemps !… Dieu ! que cela fait mal, ce besoin de vivre !…

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— On sonne ! il est neuf heures. Qui peut venir ?… si c’était toi, Louise ? Ah ! non, je ne t’ouvrirai pas… Encore !… mon cœur bat à éclater. Qui donc passe sur mon chemin à cette heure définitive ?…

Il me semble que c’est le Destin.

J’éprouve une peur et une joie ensemble qui m’étouffent. Je n’attends personne. Personne maintenant ne peut venir.

On sonne ! Cela fait trois fois. Maintenant, on va s’en aller ; et ce sera fini. C’est le dernier bruit humain que j’aurai entendu.

Qui que tu sois, toi, qui viens, par hasard sans doute, de retarder de quelques instants le moment cruel, sois béni pour l’éclair d’inconsciente espérance que tu m’as donné. Je préfère t’ignorer. Je vais penser à toi, en mourant ; et je te verrai beau comme l’amour qu’on rêve !

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Plus rien ! ah ! malheureuse, qu’as-tu fait ?… Pourquoi ne t’es-tu pas précipitée sur cette porte derrière laquelle peut-être se dressait ton bonheur à venir ? Qui sait si Dieu, touché de ta misère, ne t’envoyait pas, à cette minute suprême, celui qui devait te sauver ?…

Et tu n’as pas ouvert à l’envoyé mystérieux ; tu as perdu cette dernière chance de salut…

Aussi, pourquoi a-t-il été si prompt à s’en aller ? S’il était demeuré, attendant que l’on réfléchît !… On ne peut se décider ainsi, brusquement, à courir vers l’inconnu qui passe, alors qu’on est occupé à mourir, et que déjà…

Oh !… Est-il possible ?… Encore ?… Un carillon, cette fois, pressé, anxieux, comme si l’on avait peur… comme si l’on devinait… Allons ! soit !… si c’est toi, Destinée, qui veux marquer ta volonté hautaine, je t’obéis… Aussi bien suis-je une épave à la mer… Passe le flot, et qu’il m’entraîne ! ici ou là, qu’importe !…

Je cours................

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Dernier post-scriptum :

Ma chère Louise,

Mes pressentiments ne me trompaient pas. C’était bien le Destin qui passait. Il venait à son heure.

Maintenant, je ferme ma lettre et adieu, car vraisemblablement, je ne te reverrai plus.

Je pars ce soir pour l’Orient. Et mon compagnon de route se nomme : José de Meyrac.

Je l’avais oublié ; mais Dieu est bon.