Le Roman d’un rallié (éd. 1902)/Texte entier

La bibliothèque libre.
)
Albert Lanier, Imprimeur — Éditeur (p. 1-322).

I

Étienne de Crussène éprouva un léger frisson lorsqu’un des boys de l’hôtel Normandy lui remit son courrier, au moment où il posait le pied dans l’ascenseur. Il vit, sur une grande enveloppe blanche, son nom tracé d’une belle écriture Française, un peu sèche, un peu farouche, féminine pourtant et élégante… une écriture qui avait fait son admiration et son envie quand il était écolier et qui suffisait à lui rendre, chaque fois qu’il l’apercevait, la sensation très vive du passé. Il savait que cette lettre serait là : mais il n’avait pas voulu y songer à l’avance et, maintenant qu’il la tenait entre ses doigts, il était à la fois pressé de la lire et tenté de la brûler sans en briser le cachet armorié.

Jamais encore les lettres de sa mère ne lui avaient produit un pareil effet. Depuis près de cinq mois qu’il l’avait quittée, la correspondance entre eux s’était maintenue régulière et douce. Elle lui avait écrit les mille détails insignifiants de sa vie monotone, entremêlant ses récits de quelques brèves réflexions sur le malheur des temps, l’engageant à ne pas trop s’attarder en route, mais sans lui marquer d’impatience ni de mauvaise humeur et sans paraître lui en vouloir de prolonger un voyage qu’elle avait jugé inutile et surtout inopportun. L’Amérique ne lui disait rien de bon. Puisque son fils désirait voyager, elle l’eut volontiers suivi en esprit du côté de la Grèce ou de l’Italie, voire même en Espagne et en Allemagne, là où il y a de belles œuvres d’art à contempler, une longue histoire à revivre, de sages réflexions à faire, des reliques du passé à révérer. — Mais les États-Unis n’étaient, à ses yeux, qu’un magasin de dangereuses nouveautés, une fabrique d’instruments utilitaires et d’idées subversives. Elle s’était résignée en constatant que les objections avivaient l’attrait que le Nouveau monde exerçait sur Étienne. Et puis une chose la rassurait. Le jeune homme était fin, délicat, très sensible aux fautes de goût ; elle comptait, pour le désillusionner, sur les vulgarités de la vie yankee : elle se disait que Chicago et son Exposition auraient vite fait de le rejeter vers la vieille Europe, de dissiper les rêveries auxquelles il s’abandonnait par instants, de lui faire voir sous leur vrai jour ces innovations condamnables qui, au nom de la science et de la démocratie, mettent la société en péril.

Et ce que, tout d’abord, elle sut du voyage d’Étienne la fortifia dans cette pensée. Très fidèlement, Étienne avait rendu compte à sa mère de son existence lointaine. Il lui avait dépeint le brouhaha de New-York, le dépaysement des premiers jours, la cacophonie des sifflets à vapeur sur l’Hudson, la hâte angoissante des foules, l’abus des machines, du calcul et de la vitesse ; puis Boston et ses gracieux environs, les sinuosités de la rivière Charles et les échancrures verdoyantes de la Baie ; puis encore le Niagara avec son tonnerre, ses trombes de poussière liquide et l’affolement grandiose de ses rapides. Il lui avait raconté les maisons à quatorze étages de Chicago, les rives boueuses du Mississipi, la tristesse des cités de l’ouest, la première apparition des lianes, des cotonniers et des bananes, le luxe des Pullman Cars et les familiarités des serviteurs nègres ; il avait insisté longuement sur le pittoresque de Québec et les charmes de la Louisiane parce que la vieille cité Canadienne renferme le monument de Montcalm et que le grand État du sud porte le nom d’un roi de France ; elle lui en avait su gré. Bref, ce voyage qu’elle avait redouté tout d’abord, s’accomplissait sans secousses, sans incidents, sans aventures d’aucune sorte..… La marquise de Crussène avait dès lors retrouvé sa sérénité d’esprit. L’absence du fils unique qu’elle avait élevé à elle seule et dont les vingt-quatre ans égayaient son veuvage, lui pesait sans doute. Mais bientôt il serait de retour, reprendrait sa place au foyer et la marquise n’aurait plus de peine à l’y fixer. Elle savait, à n’en pas douter, à quel auxiliaire puissant elle ferait appel pour cela, car chaque fois qu’elle y songeait un demi sourire de douce satisfaction éclairait son visage aux belles lignes nobles.

Or cette quiétude n’avait pas duré, parce qu’après avoir visité le sud des États-Unis, Étienne, dont l’absence ne devait être que de trois mois environ, s’était arrêté à Washington, qu’il y séjournait depuis six semaines et ne parlait pas de retour. Il prétextait, il est vrai, l’intérêt exceptionnel que présentait pour lui la capitale fédérale. Là, se centralisaient les rouages d’un gouvernement à la fois très simple et très compliqué, différent de tous les gouvernements d’Europe. La bibliothèque du Congrès plaçait à sa disposition des documents de haute valeur. La société de Washington lui offrait une sorte de raccourcis du monde Américain en général : nulle part ailleurs, il n’eût été aussi bien placé pour recueillir les éléments d’un travail d’ensemble. La marquise qui désirait voir paraître dans le Correspondant, sous la signature de son fils, quelques articles gentiment tournés, résumant ses observations juvéniles, avait d’abord approuvé le séjour à Washington. Mais la longueur de ce séjour et plus encore le ton décousu, embarrassé des lettres d’Étienne avaient mis sa perspicacité en éveil. Il n’était pas dans sa nature de temporiser en face de ce qu’elle considérait comme un devoir. Sa manière d’agir était la même, qu’elle eût à exercer ses prérogatives de mère ou de châtelaine, à rappeler son fils au respect de son rang ou ses fermiers au respect de leurs engagements. Elle se fixait un délai à elle-même et, le délai passé, prenait la plume avec résolution et sans faiblesse. Elle aimait mieux écrire que parler : elle redoutait les attendrissements et craignait de forcer sa pensée.

Quand deux êtres ont vécu longtemps ensemble et que les liens du sang les unissent d’ailleurs étroitement, il leur arrive de se deviner même à travers la distance. Un mystérieux fluide pour lequel il n’existe ni océans, ni montagnes, les relie l’un à l’autre. Étienne de Crussène, qui avait en plus la nervosité d’un cheval de race, éprouvait cela à un haut degré. Depuis huit jours, il savait que le délai était passé, que sa mère avait écrit, que sa lettre était à bord de tel paquebot transatlantique et qu’à vingt-quatre heures près, le Clerk de l’hôtel Normandy la déposerait à la lettre C dans le casier d’acajou.

Lorsque l’ascenseur s’arrêta au deuxième étage, il en sortit machinalement, longea par habitude un corridor sombre et pénétra dans une grande chambre dont il avait fait avec peu de chose un logis personnel. Des photographies, des fleurs, des livres corrigeaient l’aspect quelconque des meubles et empêchaient le regard de s’arrêter sur le calorifère à eau chaude apparent dans un coin, sur les commutateurs électriques et les sonneries disposés près de la porte, sur le lit enfin, replié contre la muraille et simulant une armoire à glace géante : décor commun à bien des hôtels d’Amérique et auquel l’Européen a peine à s’habituer. Une porte entr’ouverte laissait apercevoir un cabinet de toilette avec sa baignoire de marbre et son carrelage de faïence bleue. La pièce s’éclairait par trois fenêtres en bow window donnant sur Mac Pherson square. Posé en biais devant le bow window était un bureau tout surchargé de brochures, de journaux et de papiers sur lesquels une douzaine de grosses chrysanthèmes blanches et jaunes commençaient à semer leurs pétales étrangement contournées.

Étienne de Crussène posa sur un fauteuil son chapeau et ses gants, ôta son paletot et, se penchant sur les chrysanthèmes, en aspira avec délices le parfum pénétrant. Puis il s’approcha des fenêtres et regarda dehors. La nuit venait et l’automne aussi. Les arbres du square et plus loin, ceux des larges avenues dont la perspective fuyait vers le Potomac, étaient secoués par une brise rageuse. Des feuilles jaunies tournoyaient sur les trottoirs avec un bruit métallique et le ciel avait revêtu, au coucher du soleil, ces nuances criardes qui, en mer, annoncent la tempête. Le jeune homme vit, en esprit, l’immense océan roulant ses vagues profondes entre lui et sa patrie ; sa pensée se perdit un instant dans les abîmes insondés, puis aborda bientôt à l’autre rive, à cette proue de granit breton sur laquelle se brisent, impuissantes, les fureurs du large. Là étaient sa demeure, son clocher, ses terres, son avenir. Un grand désir le prit soudain de revoir la Bretagne. Pourquoi l’avait-il quittée ? Elle le tenait par toutes les fibres de sa nature celte, par toutes les complications primitives de son imagination. Elle l’avait nourri de ses poétiques légendes, pénétré de ses senteurs douces, vivifié de ses souffles puissants… Il revint à la lettre de sa mère, l’ouvrit et la lut :

« Mon cher enfant, écrivait la marquise, je souhaite que ces lignes te rendent la notion du temps écoulé depuis ton départ de France, car tu me sembles l’avoir perdue. Si tu veux, comme tu en avais l’intention louable, rapporter de ton voyage des impressions nettes, profitables, il devient tout à fait nécessaire d’y mettre un terme. Il y a deux manières de chercher à comprendre un pays étranger : en le parcourant et en y résidant. Ces procédés s’opposent tellement l’un à l’autre, qu’on se repent presque toujours de les avoir employés simultanément. À quoi bon pénétrer dans le détail, du moment qu’on n’a pas les moyens de l’approfondir ? Les attachés ou secrétaires de légation qui ont passé quelques mois, même plusieurs années dans un poste, ne connaissent souvent qu’imparfaitement le monde au milieu duquel ils ont vécu. Je pense que tu n’as pas la prétention d’analyser celui qui t’entoure. Mais prends garde d’y perdre le bénéfice de ce que tu viens d’acquérir. Une course rapide, comme celle que tu as fournie à travers les États-Unis, laisse une impression générale qui est souvent exacte, toujours intéressante et qui s’affaiblit dès qu’on veut la contrôler, la justifier par des observations minutieuses et forcément incomplètes. Je conçois que la façon très aimable dont tu es reçu par chacun ait pu contribuer à te retenir à Washington. Les gens y sont à ce que je vois, moins affairés, moins préoccupés d’intérêts matériels que dans les autres villes d’Amérique. Peut-être, sans t’en rendre compte, est-ce précisément ce que tu y trouves d’Européen qui te charme dans cette société et je me plais à penser que l’Europe y gagnera à tes yeux. C’est là, cher enfant, que tu es destiné à vivre et à faire quelque bien, si Dieu le permet, dans la sphère d’action où il t’a placé. S’il est utile pour un homme de se ménager, en voyageant, des points de comparaison entre les autres pays et le sien, il n’est pas bon de trop en faire usage. C’est là, assurément, un des principaux travers de ce temps-ci. Chaque race a ses particularités, son caractère et sa mission. Mais j’ai tort d’insister. Tu es trop raisonnable pour ne pas m’écouter, trop sensé pour ne pas m’approuver. Arrache-toi donc aux séductions Américaines. J’ai, bien entendu, assez haute opinion de toi pour être certaine que ces séductions ne t’ont pas atteint plus profondément que ta correspondance ne me l’a donné à penser. J’attends par le prochain courrier, l’annonce de ton retour. Tu seras ici à temps pour m’aider à recevoir tes cousins d’Halluin qui passeront avec nous la première quinzaine de décembre. Pierre Braz t’attend pour célébrer le mariage de sa fille. Il a déclaré que le repas de noces ne pouvait se faire sans toi ; aussi, dans les deux fermes, on pousse de gros soupirs. Chaque dimanche, à la sortie de la grand’messe, les fiancés s’enquièrent auprès de moi de tes projets, et leur mine s’allonge quand ils apprennent que tu es encore au loin. M. Albert Vilaret est venu à Kerarvro l’autre jour, mais te sachant absent, il n’a pas poussé jusqu’au château. J’estime que tu seras obligé de cesser tous rapports avec cet homme qui met au service d’une mauvaise cause des dons précieux d’intelligence et d’activité. Je le crois d’une ambition qui ne connaît pas de bornes. Déjà, lors de la dernière crise ministérielle, son nom a été prononcé. Il sera ministre au premier jour et son influence dans le département ne fera que s’accroître. M. le Recteur[1] m’a dit que lors de sa dernière visite à Kerarvro, il avait causé longuement avec le garde-barrière qui est devenu son agent le plus zélé et répand, dans la commune, des feuilles radicales contenant, traduits en breton, les pires articles des journaux de Paris. Il faut, comme de juste, faire la part des exagérations et des ragots. Mais personne ne comprendrait assurément que tu continues de voir M. Vilaret et de le recevoir ici. — Jean promène régulièrement ton cheval et le soigne comme la prunelle de ses yeux ; mais j’ai déjà remarqué à plusieurs reprises que sa main devenait assez dure et je crains qu’il ne gâte un peu la bouche de Rob Roy. Je te quitte, cher enfant, après ce long bavardage ; merci de tes photographies. La vue du Capitole est fort belle, mais l’obélisque m’a paru un bien vilain monument. Je t’embrasse tendrement. »


T. C.

Étienne s’agita une seconde à l’idée que Jean tirait sur la bouche de Rob Roy et envoya un regret ému à la fille de Pierre Braz dont il ajournait indéfiniment le mariage. Puis il alluma une cigarette et relut une phrase de la lettre de sa mère, notée au passage et qui pour lui, résumait tout le reste. « J’ai, bien entendu, assez haute opinion de toi pour être certaine que ces séductions ne t’ont pas atteint plus profondément que ta correspondance ne me l’a donné à penser ». — Cette phrase, un peu vague en elle-même, devait avoir pour Étienne un sens précis, car machinalement ses yeux se dirigèrent vers une sorte d’étagère en pitch-pin accrochée au mur et dont les rayons étaient chargés de menus objets et de plusieurs de ces grandes photographies que les Anglaises et les Américaines distribuent si volontiers à leurs amis et connaissances. Le jour était tout à fait tombé ; on ne distinguait plus qu’à peine les contours des choses. Le jeune homme alla tourner le bouton de l’électricité. Deux lampes s’allumèrent au plafond, puis une troisième dans le cabinet de toilette. Vous attendez ce moment, lecteur, pour jeter à votre tour un regard curieux vers l’étagère en pitch-pin. Mais si vous avez compté que notre héros allait vous désigner, par son sourire ou l’expression de son visage, celle des trois femmes ici présentes à qui appartenait son cœur, vous serez déçu. Il y avait cinq photographies : deux représentaient des étudiants en costume de tennis : les trois autres, des jeunes femmes de types extrêmement différents. Force m’est d’avouer qu’Étienne de Crussène n’en regarda aucune. Il ne vit que les aiguilles de sa petite pendule de voyage et en conclut sans doute qu’il y avait lieu de se hâter, car il commença aussitôt sa toilette.

Au risque d’être paradoxal, je soutiendrai que la toilette d’un homme du monde, infiniment moins gracieuse à décrire que celle d’une femme, en apprend peut-être davantage sur le compte de celui qu’elle met en scène, parce que l’homme en général, s’habille seul et que la femme est plus ou moins masquée par sa camériste. Étienne ne fut pas long. Ses affaires étaient bizarrement disséminées de côté et d’autre, mais il en savait par cœur les cachettes. Il trouva du linge blanc dans le fond de sa malle, des faux-cols dans un tiroir de bureau, son habit dans la commode, sa cravate dans une valise, des boutons de chemise en or guilloché dans un carton à chapeau… C’était l’ordre dans le désordre. Il emplit d’eau tiède les deux tiers de sa baignoire, y versa de l’eau de verveine et ses ablutions terminées, se coiffa en homme qui aime mieux s’entendre avec ses cheveux, en cas de résistance de leur part, que de les plier à l’obéissance servile, à force de cosmétique et de coups de fer. Une fois prêt, il passa la revue de sa personne avec grand soin, pourchassant sur le drap quelques grains de poussière et s’assurant que son plastron gardait l’aspect immaculé qu’avait su lui donner le blanchisseur chinois. Il semblait très jeune ainsi, plus jeune que son âge, à cause de je ne sais quelle sveltesse qui s’affirmait dans le moindre de ses mouvements et que l’habit rendait plus perceptible. Assez grand, mince, souple, très brun avec la peau blanche, Étienne de Crussène n’avait pas l’air d’un Breton ni d’un Parisien. On pouvait, en le voyant, hésiter sur sa nationalité et encore plus sur sa nature, mais il devait attirer et intéresser par tout ce qu’on devinait en lui d’opposé et de contradictoire : entêtement fier et laisser-aller insouciant, douceurs féminines et goûts virils, rêveries poétiques et joies animales, hésitations et certitudes ; cela se résumait dans les yeux, des yeux bruns semés d’étincelles qui éclairaient les traits, légèrement irréguliers, d’un visage presque imberbe et devenaient tour à tour, avec une étonnante mobilité, malicieux ou naïfs.

Il sortit de sa chambre, sonna l’ascenseur, descendit sans mot dire, traversa le square et s’engagea d’un pas rapide dans K. Street.

II

K. Street est une rue originale ; son nom et la manière dont les maisons y sont numérotées lui donnent une allure yankee : mais sa tranquillité, ses petits jardins paisibles rappellent la Hollande et, d’autre part, l’étonnante fécondité des architectes qui y ont apposé leurs signatures donne à penser que les habitants sont des cosmopolites originaires de tous les coins du monde ; il n’en est rien. Les propriétaires de K. Street sont pour la plupart des Américains, mais des Américains d’un genre spécial : banquiers retirés des affaires, diplomates et hommes politiques recueillant leurs souvenirs, généraux démissionnaires, collectionneurs, artistes, lettrés, hommes de Club et de causerie dont les gens de New-York, disaient à Bourget, non sans un peu de dédain « They have plenty of time for afternoon teas »[2]. Aucun d’eux est né là, par la raison qu’il y a seulement quarante ans, l’endroit devait être un cloaque où les petits nègres prenaient leurs ébats librement. Washington ressembla longtemps à une ville de l’ouest dont le boom[3] aurait avorté. Les avenues dessinaient un plan gigantesque, quelques poteaux pourris marquaient des carrefours grandioses, mais le Capitole restait isolé sur sa colline, avec des masures à ses pieds, comme si la masse de l’immense édifice eût effrayé les particuliers et les eût retenus de se construire en ce lieu des demeures définitives. L’envie au reste n’en venait à personne. Les rives du Potomac constituaient un fâcheux exil non seulement pour le personnel des légations mais pour les fonctionnaires, les sénateurs et représentants, forcés d’y séjourner. Les temps ont changé ! Qui donc s’avisa le premier de la beauté du site ? Qui osa le premier, sans en avoir l’obligation, se faire Washingtonien ? Il faudrait retrouver le nom du hardi et ingénieux citoyen et lui dresser une de ces statues de bronze au socle de marbre rouge qui font si bon effet, entourées de parterres fleuris, dans les nombreux squares de la cité fédérale. En tous cas, son exemple fut suivi et, de tous les états de l’Union, on afflua sur Washington. Ce ne fut pas un boom. Cela n’eut rien de la course au clocher qui se produit lorsqu’un décret présidentiel ouvre à la colonisation quelque partie de ces territoires, jadis garantis aux Peaux Rouges, et dont les malheureux se virent chassés peu à peu par l’invasion blanche. On n’eût pas, comme dans l’Oklahoma, le curieux spectacle d’une cavalcade endiablée de settlers, pressés de s’assurer des terrains, éperonnant leurs montures pour arriver premiers, s’installant le révolver à la main, au centre du champ hâtivement délimité pour le mieux défendre contre la rapacité des voisins. Les colons de Washington étaient riches et se piquaient de belles manières ; ils se partagèrent posément le sol de K. Street et des rues avoisinantes et surveillèrent avec soin la construction de leurs pénates fantaisistes.

La première fois qu’Étienne de Crussène avait descendu K. Street, il s’était amusé des renseignements que lui donnait son compagnon : cette façade gothique avec ses tourelles et ses fenêtres à meneaux, c’était l’hôtel d’un Philadelphien enrichi dans le commerce et grand bibliophile ; le dessin de ces chapiteaux et de ces cannelures avait été levé à Rome pour satisfaire un natif de Buffalo, ex-ministre des États-Unis en Italie et possesseur de tout un quartier de Pittsburg ; cet autre, originaire de l’Illinois, avait rapporté de Nuremberg le goût des hauts pignons et des bois sculptés ; et celui-ci avait voulu, autour de lui, la délicate ornementation et les enroulements mièvres de la Renaissance. Étienne se rappelait encore sa surprise en constatant que le numéro 1310 était devant lui ; il pensait en avoir pour trois quarts d’heure de marche, car peu d’instants avant il avait remarqué la maison portant le numéro 906, une jolie petite maison en briques blanches ornée de frises en terre-cuite. Son cicerone, devinant la cause de sa perplexité s’était mis à rire ; « Washington, lui avait-il expliqué, se compose de rues transversales et numérotées qui coupent à angle droit les rues perpendiculaires au Capitole, désignées, celles-là, par les lettres de l’alphabet. Le numéro d’une maison indique de la sorte sa situation. Le 1310 dans K. Street est la dixième maison du treizième bloc, c’est-à-dire du bloc compris entre la treizième et la quatorzième rue. » Ce 1310 dans lequel il avait pénétré, ce jour là, pour la première fois, n’avait pas de prétentions architecturales. C’était une simple bâtisse à cinq fenêtres de façade dont la simplicité eut étonné et pour ainsi dire, choqué le regard au milieu de toutes les élégances environnantes, si les murs n’avaient été, presque complètement, tapissés de plantes grimpantes à feuillages multicolores savamment entrelacées de façon à former une mosaïque. De cette masse de verdure s’échappait, d’ailleurs, un porche de bois vernis d’un dessin spirituel et exquis ; et à travers les fenêtres, des fenêtres Anglaises à guillotine, ornées de petits rideaux de soie crème et de stores vieux rose, certains détails d’intérieur se révélaient qui faisaient dire aux passants : voilà une demeure où la vie doit être douce.

Ce soir, les lampes électriques brillaient à travers les stores vieux rose comme sous le porche de bois vernis qui, éclairé ainsi par en dessous, prenait un air de fête. Un tapis, jeté sur les marches, descendait jusque dans la rue ; des lierres minuscules et des vignes aux feuilles pourpres se hissaient curieusement le long des montants afin de voir entrer les invités. Étienne s’arrêta pour laisser passer trois dames emmitouflées. Elles descendaient d’un de ces étranges petits omnibus qui basculent sur de grandes roues et dont la portière s’ouvre à deux battants, le plus comiquement du monde, grâce à un cordon que tire le cocher. On est sensé y tenir quatre ; en fait, deux personnes suffisent à les remplir. Aussi le déballage de ces dames avait-il demandé quelques minutes. Étienne reconnut l’une d’elles et salua. « Oh ! mister Crousshaine, s’écria-t-elle, glad to see you »[4] ; et s’adressant à la plus jeune de ses compagnes : « My love, here is M. Crousshaine, the French marquess, you know, who comes from Brittany and plays the piano so well ! »[5]. Miss Bessie ne savait pas du tout qu’il y eût à Washington un marquis Français qui venait de Bretagne et jouait bien du piano ; mais comme ces particularités n’avaient en elles-mêmes rien de déplaisant, elle sourit avec gentillesse et tendit la main au jeune homme : « She is our niece, you know, and so sweet !… reprit l’exubérante lady, and here is my sister who was touring with her in the Bahama Islands. They arrived yesterday »[6]. Étienne salua de nouveau et remarqua que l’air des Bahamas avait mis de belles couleurs sur les joues de la nièce et que les deux tantes se ressemblaient à ne pouvoir les distinguer l’une de l’autre. Miss Mabel et miss Clara Simpson ne s’étaient pas mariées parce que, disaient-elles, Dieu les avait faites inséparables et que l’idée seule de se séparer les révoltait. On se gardait donc de les inviter l’une sans l’autre ; elles en eussent été froissées. Mais il était très rare de les voir répondre ensemble à une invitation par le motif que, dès que l’une revenait du Canada, l’autre partait pour la Floride : c’était toujours de courtes absences motivées par le salut des petits nègres ou des petits peaux-rouges, un congrès, une conférence, la première pierre d’une école ou l’inauguration d’un hôpital..… seulement ces absences se succédaient si régulièrement qu’au bout de l’année, miss Mabel et miss Clara se trouvaient avoir passé dix ou douze jours de compagnie dans leur hôtel de Washington. Nulle théière pourtant n’était plus hospitalière que la leur. Le premier et le troisième lundi de chaque mois, de quatre à sept, on était certain de la trouver pleine d’excellent thé sous un large capuchon brodé, et si d’aventure, les respectables demoiselles manquaient simultanément à leur poste, le breuvage parfumé était versé aux visiteurs par quelqu’une de leurs nombreuses nièces, prévenue télégraphiquement, accourue la veille de Boston, de Baltimore, d’Albany, de Charleston (elles en avaient partout !) et devant repartir le lendemain.

Comme le lundi suivant était précisément le troisième du mois, Étienne fut invité séance tenante à se présenter ce jour-là chez les misses Simpson. On lui promit une « special attraction », la présence très recherchée de Mr et Mrs Hetley : « You know all about them of course »[7] ajouta glorieusement miss Clara. Il s’agissait d’un « couple dramatique » que le Washington mondain, à peine revenu de ses villégiatures d’été, ne se contentait pas d’acclamer chaque soir au théâtre de Pensylvania-Avenue, mais qu’il s’ingéniait encore à fêter chaque après-midi. Étienne promit de venir. Cependant une femme de chambre qui portait, sans grâce et sans plaisir, le tablier fin et le gracieux petit bonnet des servantes Anglaises, avait ouvert la porte et introduit les arrivants dans un vestibule pavé de mosaïque et lambrissé de chêne. Il fallut encore cinq minutes pour détortiller les dentelles et les boas. Cette opération s’accomplit au milieu d’un déluge de paroles, de rires, d’exclamations. Étienne attendait poliment, non sans éprouver une impatience qui se traduisait, malgré lui, dans l’expression de son regard devenu subitement un peu froid, presque dur. La jeune nièce qui était prête depuis longtemps et passait une inspection domiciliaire, s’en aperçut et le regarda avec plus d’intérêt..… Enfin ! le dernier fichu est accroché aux porte-manteaux, la dernière agrafe est vérifiée, le dernier coup d’œil est donné au grand miroir encastré dans la boiserie. Miss Mabel et miss Clara pénètrent dans le salon avec la majesté des voiliers qui franchissent la passe de Sandy-Hook, à l’entrée de la baie de New-York.

C’est un joli salon, spacieux, en forme de galerie. Les murs, moitié lambris, moitié tentures, sont clairs ; les lambris, blancs ; les tentures, rosées. Il en résulte une impression lumineuse très intense, au sortir de ce vestibule sombre. De belles tapisseries anciennes ferment de grandes baies donnant dans les pièces voisines. Il y a peu de bibelots ; il n’y en a aucun qui n’ait une valeur artistique. Tel qu’il est, ce salon rappelle à la fois l’Angleterre d’aujourd’hui et la France d’il y a cent ans. Il se rattache aux deux époques et aux deux pays, sans qu’on puisse vraiment dire pourquoi et comment. Il a la sobriété de décoration et l’unité harmonieuse du siècle dernier, en même temps que l’éclectisme fantaisiste et les recherches de confort du temps présent. Nos grand’mères, cependant, s’y sentiraient dépaysées et des Anglaises en feraient mal les honneurs ; ah ! oui, très mal ! Étienne, qui connait bien Londres, sent distinctement combien la Tamise coule loin d’ici. Jamais encore il n’avait eu, à ce point, la sensation de cet éloignement.

Elle lui revient, une demi-heure plus tard, quand les convives se trouvent réunis autour d’une table chargée de roses rouges et roses qui courent sur la nappe, dessinant un tissu parfumé. En Angleterre, ces fleurs eussent été disposées autrement, d’une façon plus savante, mais mièvre et cherchée ; ici, elles s’amoncèlent comme dans un parterre : on leur demande d’être belles et de sentir bon, voilà tout. Étienne songe qu’une sorte de symbolisme inconscient préside à l’arrangement d’un repas Anglais et que les multiples petits objets qui entourent les dîneurs semblent être là pour l’accomplissement d’un rite.… Il regarde le maître et la maîtresse de la maison, pour voir s’ils accomplissent un rite. Le général Herbertson est déjà engagé dans une conversation à trois avec ses voisines et paraît s’amuser beaucoup. Étienne se le représente à Bull-Run, tout jeune, à peine sorti de West-Point, étrennant son uniforme neuf, ralliant sa compagnie décimée et chargeant avec cette furie calme qui a rendu son nom célèbre. Trente ans ont passé là-dessus ; c’est de l’histoire. Mrs Herbertson est en beauté ; une traîne d’églantines en diamants étincelle sur son corsage de satin noir qui encadre ses épaules admirables. Elle parle à son voisin de droite, le ministre de Danemarck ; elle a l’accent chantant de Baltimore ; le ministre est un peu distrait par le voisinage des belles épaules. Étienne découvre tout à coup que les deux seuls Européens qui soient à cette table, le diplomate Danois et lui-même, ne ressemblent pas aux autres ; ils pensent à plusieurs choses à la fois ; ils ne se donnent pas tout entiers au délassement de l’heure présente. Ce dîner de quatorze personnes, à peine commencé, paraît aussi animé que le serait un dîner Français aux approches du dessert. En France, même si les convives se connaissent, il y a vingt minutes de réserve, de contrainte : les hommes cherchent ce qu’ils vont dire ; les femmes se comparent entre elles sans en avoir l’air. Ici les sentiments se manifestent d’une manière bien plus primesautière..… Étienne écoute le rire frais et clair des deux jeunes gens assis en face de lui, quand une voix de jeune fille vient le tirer de sa rêverie. « Eh bien ! dit sa voisine, qu’avez-vous donc ce soir ? Savez-vous que vous ne m’avez pas encore adressé une seule parole ? Vous n’avez pas honte ? Moi qui croyais que les Français étaient si gais ! » Étienne est très confus et rougit un peu ; il explique à quoi il songeait. Ada Jerkins l’écoute avec intérêt et s’épanouit à l’idée d’une supériorité nouvelle de l’Amérique sur l’Angleterre. Elle n’a jamais été à Londres et ne sait pas comment on y dîne ; mais cela doit être bien vrai ce que dit le marquis, oh ! oui, bien vrai !.… Cette fine critique lui semble remarquablement présentée et très douce à entendre..… Elle ne se rend pas compte que si, dans un chemin de fer Français ou Allemand, elle entend jamais dire du mal des Anglais, une bouffée de colère montera à son joli visage. Mais c’est vraiment bien naturel qu’à Washington les fleurs soient plus belles et les gens plus spirituels et les causeries plus animées et les repas plus gais.… c’est bien naturel, puisque Washington est en Amérique.

Étienne se hausse peu à peu au diapason général ; son anglais s’affermit, s’améliore ; il ne s’embarrasse plus dans ses phrases ; il n’a plus besoin de revoir, en pensée, le dictionnaire ou la grammaire pour trouver un mot ou conjuguer un verbe. Il s’écoute un instant et constate combien ses progrès ont été rapides ; il en ressent une joie extrême. Cette constatation augmente son assurance. Leur causerie a dévié : il devient tout à fait éloquent sur le sujet des femmes Américaines et de Mary Herbertson en particulier. Mary Herbertson qui est à l’autre bout de la table, ne s’aperçoit pas du tout qu’on parle d’elle ; elle s’entretient familièrement avec un des deux jeunes gens qui riaient tout à l’heure. Il y a des roses le long de son corsage, les mêmes qui courent sur la nappe, toutes orientées du même côté comme pour se précipiter vers la jeune fille et la prendre d’assaut. C’est un joli spectacle. Elle-même ressemble à une de ces fleurs ; elle en a la fraîcheur et l’éclat. Son profil est très fin, sa tête s’incline légèrement quand elle demeure silencieuse ou qu’elle réfléchit et puis se redresse dès qu’elle parle et alors, on sent le fluide du vouloir qui coule en elle. Ce n’est pas le vouloir robuste et raisonné de l’homme énergique, encore moins celui de la femme capricieuse ou mesquinement entêtée ; c’est quelque chose d’indéfinissable fait d’équilibre, d’harmonie, de certitude lucide et de grâce enveloppante… c’est une sorte de mélange de lumière et de chaleur. Ada Jerkins vient d’associer ces deux mots en parlant de son amie, pour qui elle professe une admiration naïve et absolue. Étienne s’en est emparé aussitôt. Voilà une définition qui le satisfait presque. La première fois qu’il a vu Mary Herbertson, il a oublié de regarder ses traits parce qu’il regardait son âme ; et depuis, c’est toujours cette âme qu’il voit comme si Mary était en cristal. Ada, maintenant, lui raconte des choses passées et intimes qui l’intéressent au plus haut point. Elle sautille d’un détail à un autre comme un oiseau et son babil rappelle vraiment celui des petites créatures ailées qui se rencontrent, l’été, dans les branchages ; un autre s’y perdrait : Étienne est tout oreilles. Son imagination complète les descriptions sommaires d’Ada : la petite ville de l’ouest, dernière garnison du général Herbertson, où sa fille apprit à marcher et à lire ; la demeure des parents de Mrs Herbertson, une demeure un peu rococo, située dans un vieux quartier de Baltimore, où Mary passa une partie de son enfance ; la pension de « Milady Ratlesnake »[8] ( c’était le nom que lui donnaient ses élèves ) où se noua l’amitié de Mary et d’Ada ; enfin le Country Club, dans les Adirondacks[9] où, pendant plus d’un été, les jeunes filles menèrent une joyeuse existence de sport et de plein air ; tous ces tableaux passent et repassent devant lui, mais en morceaux, comme les images à reconstituer qu’on donne aux enfants pour les faire tenir tranquilles en les amusant. Les soldats du général et les maîtresses de la pension défilent à travers le récit, en compagnie d’une vieille négresse qui sauva la vie à Mary et d’un Indien qui lui apprit à faire du filet. Ce sont les Adirondacks qui fixent le mieux la pensée d’Ada. Elle décrit le beau paysage tranquille et solitaire, les grands bois, les montagnes qui sont rouges le matin et violettes le soir, le lac avec ses berges de roseaux où s’enfoncent les canoes Canadiens en écorces d’arbre, le retour des chasseurs portant le gros gibier sur leurs épaules, la pêche aux lanternes dans les ruisseaux bruissants. — Le club est installé dans des bâtiments rustiques ; il y a 20 à 25 chambres réservées aux familles des membres qui se font inscrire en temps voulu. Les autres se logent sous des tentes ; même beaucoup préfèrent cela. On respire mieux.

Quand le dîner prend fin, Étienne est saisi de remords à l’endroit de son autre voisine à qui il n’a pas dit deux mots. Que pensera-t-elle des Français !… Heureusement qu’elle avait un flirt à sa gauche ! Ada, se reproche d’avoir trop parlé. « On croira encore que je suis bavarde ! se dit-elle, et certes, rien n’est plus injuste. » Mais ni Étienne ni Ada ne se rendent compte que Mary Herbertson a été l’unique objet de leurs pensées, et le centre de tous leurs discours.

III

En attendant que les innombrables volumes dont se compose la bibliothèque du Congrès Américain aillent, avec l’homme aimable et distingué qui veille sur leur bien-être, habiter le palais somptueux qu’on leur construit, c’est dans l’atmosphère un peu lourde et sous la lumière un peu jaune de leur premier domicile que se poursuivent les patientes recherches des érudits et les douces somnolences des flâneurs. Le vieux monde n’a pas le monopole de ces deux catégories d’individus auxquels les bibliothèques publiques fournirent, de tout temps, un terrain d’entente et de rapprochement. Les premiers ont besoin des seconds et vice versa. Ces grands clubs de la pensée ne sont confortables que si la sieste y côtoie le labeur. Je sais un vieux savant qui ne se sentait guère à l’aise, rue de Richelieu, quand il n’était pas encastré entre deux assoupis. Il recherchait ce voisinage et, d’ordinaire, n’avait pas de peine à le trouver. Tous trois s’associaient alors dans le culte du silence et le cerveau du travailleur semblait se fortifier et se clarifier en proportion de ce que Morphée déversait dans ceux d’à-côté d’inertie et d’obscurité. S’il n’existait point de flâneurs à Washington, ce serait dommage pour la bibliothèque du Congrès. Mais il en existe, Dieu merci !

Étienne de Crussène se trompait toutefois en croyant en avoir un en face de lui, ce matin-là. Redingote râpée, joues ambiguës, longue barbe roussâtre, regards fuyants, l’individu avait l’apparence d’un pauvre hère venu, sous un prétexte quelconque, pour se chauffer et se reposer. Il ne dormait pourtant que d’un œil : toutes les cinq minutes, il inscrivait un chiffre sur le papier placé devant lui ou tournait quelques pages d’un énorme in-folio, rempli de statistiques ; puis il retombait dans l’immobilité absolue. Le jeune Français, qu’intriguait ce manège, profita d’un échange de livres pour désigner au bibliothécaire son bizarre vis-à-vis et lui demander le numéro du catalogue social sous lequel il convenait de l’inscrire : « Oh ! répondit celui-ci, c’est Tom Banners, un agent électoral bien connu. Son action est immense. On ne sait pas tous les trucs que recèle son cerveau. Sûrement vous n’avez rien de pareil chez vous ! » — Étienne sourit. C’était la phrase usuelle que, depuis son arrivée aux États-Unis, il entendait douze fois par jour, l’éternelle comparaison avec l’Europe, plus ou moins adoucie dans la forme, jamais exempte d’une petite pointe de naïf orgueil ou de dénigrement inconscient, même quand il s’agissait d’un agent électoral, trompeur de profession et peut-être véreux. Il prit le troisième volume de Bancroft et, retourné à sa place, étouffa un bâillement. L’œuvre du célèbre historien lui semblait interminable ; il s’en était imposé la lecture afin de connaitre le passé de ce grand pays dont l’avenir l’intéressait. Mais, depuis six semaines, il n’avait pas trouvé le moyen de venir au Capitole plus de trois fois ; il n’était venu à bout d’achever la lecture du tome ii qu’en sautant, çà et là, les passages les plus ardus. Était-ce vraiment la peine d’entamer le tome iii ? Il y en aurait encore cinq après celui-là. Étienne sentit qu’il resterait en chemin. Près de lui, un rayon de soleil tombait obliquement à travers des couches poussiéreuses qui en atténuaient l’éclat ; des piles invraisemblables de livres, de brochures, de journaux s’amoncelaient de tous côtés ; la bibliothèque, trop resserrée dans le local, débordait sur les lecteurs, menaçant de les étouffer. Décidément Bancroft était trop long ; il suffirait de lire un historien moins prolixe ou même d’acheter un petit précis… En attendant, Étienne se mit à compter combien de fois il avait causé avec Mary Herbertson depuis son arrivée à Washington. Cet enfantillage ayant porté le dernier coup à ces belles résolutions d’antan, il rendit Bancroft et s’en alla.

Sur la terrasse du Capitole, c’était grande fête pour les yeux. Les escaliers de marbre blanc, avec leurs balustres et leurs candélabres de bronze, descendaient symétriquement la colline entre des pentes gazonnées semées de massifs. Le palais étendait à droite et à gauche sa double colonnade et dressait dans le ciel son énorme coupole ; il donnait l’impression de l’harmonie dans la force. Sa façade était baignée d’ombre et sa silhouette se découpait sur le dallage de la terrasse, y formant un vaste tapis bleuâtre. À gauche, par delà les grands arbres qui entourent le Smithsonian Institute, on voyait le cours élargi du Potomac roulant vers la mer ses flots dorés. L’obélisque géant, élevé à la mémoire du « père de la Patrie », détachait sur le ciel ses éblouissantes arêtes ; puis c’était Pensylvania-Avenue avec ses tramways et ses larges trottoirs, unissant le Capitole à la Maison Blanche. À droite, l’horizon était fermé par de grandes ondulations boisées. Les teintes pourpres de l’automne Américain révélaient, seules, dans ce paysage, la venue prochaine de l’hiver. La sensation de froid qu’Étienne avait éprouvée la veille, à la nuit tombante, provenait d’une rafale passagère. Il se croyait de nouveau au printemps, tant la terre et le soleil se souriaient l’un à l’autre. L’admirable panorama qu’il avait sous les yeux s’enfonçait peu à peu dans sa mémoire. Il devinait la faculté qu’il aurait, plus tard, de l’évoquer, de revivre cette minute. Mais, tout de suite, revenait l’arrière-pensée du départ et surtout de la décision à prendre, du bilan à établir et peut-être de la banqueroute à constater. Il avait placé tant d’espérances sur ce voyage d’Amérique ! Que de fois, sous le ciel bas de la Bretagne, assis parmi les roches et les ajoncs, il avait tourné ses regards vers l’océan dont l’immense houle se soulevait au bout des landes sauvages. Par là, toujours, s’échappait sa pensée quand les étroitesses présentes l’opprimaient trop fort.

Elle franchissait, rapide, les solitudes remuantes de l’Atlantique pour aborder à un continent où la vie physique était âpre et la vie morale aisée. C’est ainsi qu’Étienne se figurait les États-Unis avant de les connaître. Combien il enviait les fils de ce pays, lui dont la vie physique avait été si douce — trop douce peut-être — et dont la vie morale était devenue si pénible, si troublée. Mais aussi, pourquoi différait-il de ceux de son âge et de son milieu ? Pourquoi se sentait-il isolé parmi eux ? Le sort s’était montré cruel envers lui. S’il avait eu des frères, des sœurs, des cousins, beaucoup de petits camarades pour partager ses jeux, le rêve n’eut pas pris sur lui un pareil empire, n’eût pas marqué son existence de cette empreinte indélébile. Il était parfois tenté de maudire sa fortune, son rang et même sa province, cette Bretagne tant aimée… En somme, il souffrait au plus haut point du mal celtique, de cette lutte sourde que se livrent dans l’âme Celte l’insouciance et l’inquiétude, l’incertitude et la tenacité. Une fée jalouse a jeté jadis dans le berceau de ce peuple les dons contradictoires qui le tourmenteront à jamais. Le Breton poursuit son rêve et l’abandonne quand il va devenir réalité. Le Breton sonne la charge et bat en retraite quand la victoire est proche. Le Breton ressemble à la Bretagne, taillée en proue de navire et faite pour naviguer, rivée pourtant au massif terrestre et condamnée à vivre immobile.

Mais ce n’était pas tout. Dans le cas d’Étienne il devait y avoir autre chose encore puisqu’il n’arrivait pas à réaliser cet équilibre imparfait et attristé, stable néanmoins, auquel tant d’autres, en Bretagne, ont su atteindre. Il se sentait sous l’influence de quelque hérédité mystérieuse et songeait à son grand oncle le réprouvé, dont on lui avait si longtemps caché l’histoire, à cet abbé de Lesneven, compagnon de Lamennais, mort comme lui dans l’impénitence finale, après avoir suivi jusqu’au bout le sentier tracé par le maître. Ce devait être une âme ardente, pleine de fièvres et de contrastes, avec d’irrésistibles poussées vers l’inconnu, des audaces incomprises et des retours subits de désespérance et de troubles. Étienne ne savait presque rien de lui. Sa mère s’était bornée à lui révéler très tard, comme à regret, l’existence de cet aïeul inavoué et jamais ne lui en avait reparlé. Les œuvres de l’abbé, — des brochures de polémique principalement et des articles épars dans les journaux du temps — ne figuraient point dans la bibliothèque de Kerarvro ; ses portraits avaient été soigneusement détruits. Un jour pourtant, Étienne avait découvert, dans cette même bibliothèque, une miniature sans cadre glissée derrière d’énormes in-folio et se dissimulant là dans la poussière. Elle représentait un homme au visage long et pâle, le regard brûlant, la bouche tourmentée ; il semblait qu’un feu intérieur le consumât et, en même temps, une certaine résignation était répandue sur ses traits. Étienne avait reconnu aussitôt son grand-oncle ; désireux de mettre la miniature en sûreté, n’osant pourtant, par une sorte de superstitieux effroi, l’emporter dans sa chambre, il l’avait introduite dans un interstice formé par l’angle de deux boiseries vermoulues, dans un recoin obscur ; depuis, il était revenu, à plusieurs reprises, prendre la miniature dans cette cachette et contempler l’étrange figure qui l’attirait.

C’est un 29 octobre, comme il venait d’atteindre ses quinze ans, que la marquise de Crussène lui avait dévoilé, en quelques paroles, le triste secret et elle avait ajouté — il croyait l’entendre encore : « Mon enfant, tu n’as peut-être pas remarqué que le 30 octobre, jour anniversaire de la naissance de Monsieur de Lesneven, est pour moi, chaque année, l’occasion d’un jeûne auquel tu pourras désormais t’associer, si tu le veux ; mais je ne t’y force pas ; de tels souvenirs ne sont pas faits pour ta jeunesse et je comprendrai que tu te refuses à les partager ». Néanmoins, Étienne avait jeûné de bonne grâce chaque fois que, depuis lors, il s’était trouvé à Kerarvro le 30 octobre. À vrai dire, il préférait n’y pas être : ce jeûne le choquait : il se fut volontiers rendu à l’église. Mais la marquise ne faisait point célébrer de service anniversaire ; on ne pouvait prier pour Monsieur de Lesneven puisqu’il était tombé dans la damnation éternelle.

Sur la terrasse de marbre, l’ombre du Capitole se retirait peu à peu ; les oiseaux continuaient de jaser dans les arbres du Smithsonian et le Potomac, de rouler ses flots d’or. Étienne revoyait maintenant sa première enfance, composée, lui semblait-il, de jours bleus et de jours gris, les premiers plus nombreux, les seconds rares, mais si tristes ! Il en gardait des impressions de crépuscule, d’emprisonnement, de détresse sans cause. Des ferments de révolte s’emmagasinaient alors en lui, qui éclataient ensuite à l’imprévu, brusquement. Une fois, il avait fait une scène violente parce qu’un habitant du voisinage — royaliste exalté — s’était permis de dire, à la table de sa mère, que « sous la République, on n’était pas fier d’être Français ». La République, d’après tout ce qu’il en entendait, devait être une très vilaine personne ; mais, d’autre part, il savait comment son père, enrôlé parmi les Volontaires de l’Ouest, était mort pour la France, sur le champ de bataille de Loigny et l’idée qu’on pût rougir du nom Français, soulevait son petit cœur. La marquise, sans approuver de telles paroles, les excusait. Étienne déclara qu’il « tournerait le dos à ce monsieur » quand celui-ci reviendrait au château, et très crânement, il le fit, trois semaines plus tard ; l’incident, vite oublié par les grandes personnes, ne s’était pas effacé de sa mémoire à lui. Puni, séance tenante, par la privation de dessert, il alla s’enfermer dans sa chambre ; ce jour-là, la place du maître de maison, que l’enfant occupait à table, demeura vide et une contrainte pénible pesa sur les convives.

Puis vint le collège. Étienne était externe à Stanislas : son précepteur, un ecclésiastique instruit et distingué, mais ennemi né de tout enthousiasme, — l’y conduisait pour les classes et dirigeait ensuite son travail à la maison. L’abbé était un logicien subtil, un raisonneur incorrigible, un de ces disciples de Saint-Anselme qui s’attachent à « prouver l’existence de Dieu » et considèrent qu’y parvenir est le triomphe de la philosophie. Étienne lui était fort attaché mais ne se modelait en rien d’après lui. Cette flamme brûlait près de cette glace sans la fondre et sans y perdre la moindre parcelle de chaleur et de lumière.

La marquise commit, dans l’éducation de son fils, la faute capitale de ne point songer aux plaisirs comme elle songeait aux études. Elle ne s’était jamais avisée à quels jeux compliqués et cérébraux Étienne se livrait dans son enfance, même à la campagne ; elle ne s’avisa pas davantage combien la lecture et la réflexion tenaient de place dans sa vie d’adolescent. Elle regarda venir, sans trop d’inquiétude, cet âge critique pour lequel elle croyait que la religion, une honnêteté naturelle et les bons exemples dont elle l’avait entouré, l’armaient suffisamment. Lorsque le jeune bachelier, ayant pris la veille à la Faculté de droit sa première inscription, se sentit émancipé de la tutelle de son précepteur et libre de régler lui-même l’emploi de ses journées parisiennes, toutes les ardeurs qui sommeillaient au fond de son être s’éveillèrent à la fois et leur réveil simultané le préserva du péril. Il avait dix-sept ans : tout lui paraissait nouveau et le charmait. À cet âge, les sens parlent d’autant plus fort, que l’esprit et les muscles sont plus endormis. Tel n’était pas son cas. Ses lectures, ses songeries avaient aiguisé et affiné en lui le mécanisme de la pensée ; en fait de sport, on ne lui avait enseigné que l’équitation, complément indispensable de son éducation de gentilhomme : c’était assez pour lui donner le goût du mouvement, pas assez pour le blaser. Il se passionna pour l’escrime, pour la boxe, pour le canotage. En même temps, les livres s’entassèrent autour de lui ; il voulait connaître les grandes œuvres qui remuent l’humanité. Il les lut avidement, au hasard, notant tour à tour ses émotions profondes et ses déceptions imprévues. Les auteurs à l’index pénétrèrent sous le toit de la marquise de Crussène, pèle-mêle avec les orthodoxes, l’Histoire du Peuple d’Israël et les Paroles d’un croyant se dissimulant derrière le Génie du Christianisme, Voltaire et Darwin couverts par de Maistre et Bonald, Gargantua et La Fontaine conduits par Molière et Don Quichotte. Étienne se lassa vite du bal qu’il trouva monotone et des Folies-Bergères qu’il jugea insipides : les franches gaîtés de la salle d’armes, la saine fatigue des courses à cheval ou à bicyclette répondaient mieux à ses besoins et à ses instincts. Les rapides et rares silhouettes féminines, qui traversèrent sa vie aux environs de ses vingt ans, s’évanouirent comme des ombres, sans laisser de souvenirs énervants. Ce qui le dominait, c’était la curiosité. Elle montait toujours. Étienne glanait le savoir, par bribes, jusque chez les ennemis de l’ordre social. Il eût voulu faire davantage, pouvoir changer de milieu, vivre des vies différentes. Mais cet éclectisme était son secret : il le cachait si bien, sous des allures irréprochables, qu’à peine quelques intimes se doutaient-ils de son existence en partie double.

La marquise avait la sérénité de l’inexpérience et des convictions trop fortes. Elle pensait qu’un cœur « bien né » est à l’abri des séductions mauvaises et ne s’alarma qu’en voyant son fils revêtir, pour un an, un dolman de chasseur à cheval. Elle n’avait pas craint le mal élégant ; elle craignait le mal grossier. Cette année de service militaire fut pourtant paisible et reposante pour Étienne ; bon cavalier, suffisamment philosophe et aimant le contact des êtres simples, il la vécut toute entière sans secousses et sans accrocs. Il quitta néanmoins ses galons neufs sans regret et reprit ses études au point où, douze mois plus tôt, il les avait laissées. Mais bientôt, il constata avec une surprise douloureuse que quelque rouage semblait s’être faussé en lui. Il n’était plus le même… Cette polymorphie des choses, qui l’avait de si bonne heure captivé, ne lui suffisait plus. À quoi bon, pensait-il, à quoi bon compter les faces d’un prisme, si l’on doit ensuite professer que ce prisme est une figure plane et n’a, par conséquent, qu’une seule face ? Est-ce une joie, pour le prisonnier, de contempler les libres espaces qui lui sont interdits ? pour le miséreux, de voir s’étaler sous ses yeux le bien-être dont il ne jouira jamais ?

Étienne avait le malheur d’être poussé à l’action et de ne pouvoir agir. L’action, il la voyait partout, revêtant les formes les plus variées et les plus attrayantes ! Ce qu’inconsciemment, il avait cherché dans ses études personnelles, c’étaient des motifs d’agir, c’étaient les lois qui régentent l’action et la rendent féconde. Sans l’effort, la vie humaine lui eût semblé banale et la société, criminelle ; mais l’effort donnait un sens à tous les problèmes et un aiguillon à tous les labeurs. Et, précisément, le temps présent ouvre des perspectives illimitées, dans les directions les plus opposées ; il faut des semeurs et des charpentiers, des peintres et des maçons, des tapissiers et des forgerons ; tendances et méthodes, tout se renouvelle. D’autres générations ont connu cette incertitude du lendemain qui nous agite ; d’autres ont vu se dresser devant elles ces mêmes lourdes tâches qui nous effrayent ; mais le plus souvent, dans le passé, l’homme s’est senti paralysé par les circonstances adverses ou bien le plan de son travail, tracé d’avance par une autorité despotique, l’a transformé, lui, en esclave qui exécute et ne crée point. Sentir que demain sera ce que nous le ferons, savoir que le moindre geste, la moindre parole se résolvent en forces qui accélèrent ou ralentissent l’énorme rotation, c’est véritablement de quoi griser l’individu. Et il se grise en effet. L’action est devenue sa déesse ; il ne lui dresse pas d’autel au seuil de sa maison, mais il lui rend un culte au fond de son cœur, un culte passionné, presque voluptueux.

Étienne subissait fortement l’impulsion générale ; à mesure que sa virilité se parachevait, un irrésistible besoin le prenait de descendre dans l’arène. Mais comment ? Le destin, ce grand ironique, met à part, presque à chaque tournant de siècle, une poignée d’hommes qu’il condamne, au nom des privilèges dont jouissaient leurs pères, à mener une existence d’exception et à en souffrir. Ils sont assis, spectateurs solitaires, dans la tribune de marbre aux tapis de pourpre où leur dignité les retient, qu’ils ne peuvent quitter sans déchoir et vers laquelle la foule ne tourne même plus ses regards irrités ; elle a cessé de leur en vouloir, elle a cessé de les persécuter ; elle les laisse là, s’étonnant seulement qu’ils vivent… les aristocraties sont lentes à mourir… Elle devrait plutôt les plaindre, car des regrets honorables et de délicats scrupules se font, parfois, les complices de l’orgueil et de la paresse. Rester là-haut à compter les années, à parler du passé, à gémir du présent, à se méfier de l’avenir, Étienne sentait qu’il ne le pourrait pas. En descendre, se séparer brusquement de tous les siens en les scandalisant, rester sourd aux plaintes de sa mère, s’exposer à d’âpres critiques — pour, en fin de compte, échouer peut-être lamentablement, il n’oserait jamais. Alors quoi ? Fuir, se résigner ou s’étourdir… L’heure de fuir était passée. La marquise avait jugé qu’Étienne n’avait nul besoin de carrière. Fils unique, héritier d’une fortune territoriale dont l’administration ne pouvait être, sans danger, abandonnée à un intendant, il se marierait jeune et continuerait les traditions charitables et hospitalières des châtelains de Kerarvro. C’était un idéal modeste, mais qui satisfaisait pleinement les ambitions de Madame de Crussène et surtout la rassurait.

Étienne, très indépendant, n’avait pas éprouvé non plus le besoin d’avoir une carrière précise, limitée. Combien il le regrettait aujourd’hui ! Les marins, les officiers étaient des actifs, après tout, mais des actifs exempts de luttes intérieures et d’incertitudes. Pour lui, la lutte était poignante et sans issue ; ses vingt-quatre ans sonneraient bientôt. Depuis dix-huit mois qu’il était sorti du régiment, il avait l’impression d’avoir marché à reculons, défaisant le chemin jadis parcouru, retournant vers l’obscurité. Alors, il avait songé aux Haras, à l’Institut agronomique, aux Chartes, à toutes les besognes pour lesquelles il n’était point fait, qu’il eût entreprises néanmoins pour échapper à ce cauchemar. Mais il avait passé l’âge, ou bien les connaissances spéciales, nécessaires à l’examen d’entrée, lui manquaient. À certains jours, des résolutions viriles s’imposaient à son esprit. Non, il ne serait plus le jouet de préjugés vieillis ; il repousserait la solidarité injuste qui l’unissait au passé mort, il déciderait librement de la route à suivre… mais, s’il arrivait que quelque occasion se présentât, il n’osait ou ne pouvait en profiter : au dernier moment, son élan se brisait tout net. Le cavalier, qui a permis à sa monture de se dérober plusieurs fois, perd confiance en abordant l’obstacle. Étienne connut bientôt le peu de portée de ses décisions et les limites prochaines de sa volonté. Il appela l’imprévu, le tragique même, à son aide. Ce qu’il ne savait pas vaincre, c’était l’incident minime qui lasse par sa répétition : ce qu’il ne savait pas soutenir, c’était la lutte quotidienne, détaillée : il s’imaginait que quelque secousse le prenant au dépourvu et l’obligeant à agir sans délai le trouverait plus capable de résister aux défaillances. Et il attendit…, le temps passa. Rien ne vint.

Il essaya de « faire la noce ». Combien à Paris la font par désœuvrement, pour s’empêcher de penser ou même, car le cas d’Étienne est plus fréquent qu’on ne le croit — pour se consoler de ne pas agir. Au bout de trois mois, il en eût assez : son cœur se soulevait de dégoût. Les miroirs des cabinets particuliers lui renvoyaient l’image, non de ce qu’il était, mais de ce qu’il aurait pu être. Il lisait, sur les tentures satinées des boudoirs, le Mane, Thecel, Pharès de sa propre destinée : sa mémoire jetait au travers des sensations factices dans lesquelles il cherchait l’oubli, tous les grands souvenirs, toutes les idées généreuses, tous les nobles sentiments qui l’avaient exalté. En Bretagne, il avait ensuite tenté d’ensevelir ses remords naissants. Un de ses voisins l’y aidait, un grand garçon robuste dont l’enveloppe épaisse recouvrait une imagination vive à laquelle il s’était empressé, disait-il « de couper les ailes pour n’être pas embêté dans la vie » ; gai compagnon d’ailleurs, avalant les crêpes de blé noir à la douzaine, ne craignant pas le bon vin, restant douze heures en selle et capable, les soirs de chasse, d’organiser « un petit baluchon », une de ces sauteries bretonnes qui manquent tout de même d’entrain, parce que les danseurs sont éreintés et que les vieilles boiseries sont trop sombres.

Pendant toute une saison, Étienne et Yves d’Halgoët firent les cent coups ; ils crevèrent quatre chevaux, sautèrent d’invraisemblables fossés, se livrèrent à des hécatombes cynégétiques, allumèrent des punchs sous des dolmens, campèrent au pied des menhirs et bravèrent tous les revenants des légendes armoricaines. Ce fut au cours d’une de leurs expéditions, qu’Étienne avoua à son ami sa résolution de partir pour l’Amérique. D’où lui venait-elle ? Comment s’était-elle formée ? Il n’eut pu le dire : il s’étonnait lui-même de la sentir soudain si vivace, si profonde… L’Amérique, peu à peu, sans qu’il s’en aperçut, était devenue pour lui la terre des contes de fée, celle où croît la plante mystérieuse qui guérit tous les maux… « Celle où coule la fontaine de l’éternelle jeunesse », disait Yves en se moquant. « Mon cher, ajoutait-il, vous êtes un nouveau Ponce de Léon. Je m’en étais toujours douté !..… Eh bien, allez ! Dans trois mois, vous serez de retour, défrisé et penaud. Et nous recommencerons notre bonne petite existence dont vous ne savez pas apprécier la valeur ; cheval, pipe et sanglier ! Voilà ma devise à moi ! » — À partir de ce jour-là, Étienne subitement assagi, avait erré seul dans les landes voisines de Kerarvro. Il s’ennuyait de rencontrer Yves qui, goguenard, l’appelait Ponce de Léon et lui recommandait de se munir de flacons pour rapporter à tous ses amis l’eau de la fameuse fontaine vainement cherchée par le navigateur espagnol, mais que lui, Étienne, ne pouvait manquer de découvrir. Ce sarcasme l’exaspérait parce qu’il en sentait la justesse. En quoi serait-il plus avancé pour avoir parcouru en chemin de fer une portion du continent Américain ? La leçon de volonté qu’il se figurait pouvoir prendre là-bas, en quoi modifierait-elle l’état de choses dont il était la victime. — Qu’espérait-il donc ?… Mais Étienne ne raisonnait plus, un instinct, plus fort que tous les raisonnements, le poussait à traverser l’Atlantique.

Il s’en ouvrit à sa mère. Les derniers événements avaient un peu troublé la sérénité de la marquise. Après avoir vécu dans une absolue sécurité, sans rien deviner des combats, dont l’âme de son fils était le théâtre et que, d’ailleurs, il excellait à dissimuler, elle l’avait vu, tout d’un coup, changer d’allures, courir les théâtres, « se déranger » pour employer le mot qui résume les craintes et les soucis de toutes les mères. Ses sorties nocturnes, ses traits tirés, ses longs silences disaient clairement la nature du péril. Aussi Yves d’Halgoët avait-il été considéré comme un sauveur et traité avec une bienveillance particulière. Hélas ! ce n’était donc pas fini de tout ce désordre ? Fallait-il, vraiment, aller chercher si loin le remède ? Étienne avait visité déjà la Suisse, la Belgique et l’Angleterre à plusieurs reprises. La marquise admit l’opportunité d’un plus long voyage, mais elle batailla contre le Nouveau-Monde. Ses résistances furent vaines. Cette fois-ci, Étienne voulait.

Eh bien ! la volonté est une impuissante et le destin se moque d’elle ! Étienne a voulu ; il est parti, il a vu et il est vaincu. Qu’a-t-il trouvé ? Ce nouveau monde, après tout, est fait comme l’ancien. L’individu y jouit de plus de liberté, sans doute, mais il y subit aussi, plus durement, les rigoureuses conséquences de la lutte à outrance. Et puis quoi ? La manière de vivre des Américains est-elle applicable à l’Europe ? Les Américains qui apprécient les idées, les mœurs d’Europe, n’hésitent pas à transporter leur tente au-delà de l’océan : ils sont logiques ; ils se rendent compte qu’on ne peut pas être Européen en Amérique, pas plus qu’on ne peut être Américain en Europe… Étienne entend la voix d’Yves qui l’appelle avec un rire moqueur : Ponce de Léon ! Ponce de Léon !… Mais la devise de son ami lui revient aussi à la mémoire, la devise banale et cynique : cheval, pipe et sanglier ! Une colère s’empare de lui. Il est le marquis de Crussène ! il est riche ! il est intelligent ! il voudrait agir et se dévouer ! et voilà ce que la civilisation a à lui offrir : une place de garde-chasse !… Il demeure correct et impassible sur la terrasse du Capitole, en face de ce panorama radieux ; mais des idées contradictoires se livrent, dans sa tête, un furieux combat. Il les voit passer d’un mouvement qui s’accélère, qui devient vertigineux… Ce ne sont plus des idées, ce sont les molécules liquides du Niagara, attirées par la chute prochaine ; c’est le glissement fatal des eaux vertes… il se sent mêlé intimement à leur substance, devenu gouttelette lui-même, obéissant à l’attirance irrésistible et sur le point de s’abîmer dans le gouffre… Washington, les bois, le fleuve, les collines, tout a disparu. C’est le farouche paysage Canadien qui défile comme en un cauchemar. La grande voix du Niagara est toute proche, si proche que, par une terreur instinctive, Étienne fait un brusque écart qui le réveille. Il a aussitôt la notion d’un regard fixé sur lui.

Et c’est le regard d’Ada Jerkins, plein de franchise et de malice qu’en se détournant il rencontre soudain. « Par exemple ! s’écrie-t-elle, je vous y prends ! Vous aviez le même air, hier soir, au début du dîner. Vous étiez dans la même lune. Deux fois en vingt-quatre heures, cela devient inquiétant. Il faut soigner cela. Vous devez être amoureux ! » Dans l’enjouement sympathique de la jeune fille, Étienne croit démêler un peu d’inquiétude. « Je suis amoureux de Miss Mabel et de Miss Clara, répond-il. » — « Ou plutôt de leur nièce, riposte Ada ; vous ne l’avez pas regardée une seule fois pendant le dîner, c’est la preuve irrécusable d’une passion naissante. » — « Est-ce que vous êtes seule » demande Étienne qui se fait difficilement à certaines libertés Américaines. — « Non, Monsieur le Marquis, rassurez-vous ; les convenances sont sauves. J’ai là un de mes jeunes cousins qui est arrivé ce matin, en route pour Richmond ; il passe la journée avec nous et, comme il n’était jamais venu à Washington, j’ai éprouvé le besoin de lui faire admirer le Capitole. Seulement je l’ai laissé visiter l’intérieur tout seul, parce que les salles des séances sont vilaines et que la bibliothèque sent mauvais. Ici au contraire, il fait délicieux… pour les gens qui ont leur bon sens. » — « Merci, dit Étienne, mais il fait bien bon aussi pour ceux qui ne l’ont plus ou qui ne l’ont jamais eu : je ne puis m’arracher à ce magnifique spectacle. » — « La journée sera superbe, reprend Ada ; allez donc à Mount Vernon, puisque vous n’avez pas encore trouvé le moyen de vous y rendre. Le tombeau du « Père de la Patrie » vous inspirera de salutaires réflexions et vous ne regretterez pas votre promenade. Bonsoir. J’aperçois mon cousin qui me cherche là-bas et je ne veux pas vous le présenter parce qu’il vous dirait du mal de moi. » Ada s’éloigne, légère et rieuse, et Étienne, si brusquement tiré de son cauchemar, descend les escaliers de marbre un peu étourdi. Il se répète machinalement les paroles de Miss Jerkins : « Il faut soigner cela… vous devez être amoureux. » Et cette réflexion lui vient qui s’empare aussitôt de lui et le trouble de nouveau : « Si vraiment je suis amoureux, c’est le salut. »

iv

Il fut un temps ou l’albâtre, l’onyx et les incrustations en pierres dures étaient à la mode en Europe. Sur les cheminées se prélassaient des garnitures complètes, pendule, flambeaux et vases à fleurs ; sur les étagères, des cadres de photographies ; sur les tables à écrire, d’énormes encriers.… et tout cela était en albâtre, ou en onyx, égayé par le relief de quelque traîne de verdure ou de quelque bouquet champêtre dont les fleurs et les feuilles, taillées dans des cailloux de nuances variées, ajoutaient à l’aspect glacial et compassé de l’ensemble. Vers la fin du second empire, ce genre d’objets décorait les villas des environs de Paris et les chalets des stations balnéaires. Après la guerre, on n’en vit plus. On s’imagina que les officiers Prussiens avaient, de préférence, introduit dans leurs bagages ces souvenirs de leur « excursion » en France. Cette idée servit même le talent d’Alphonse Daudet et lui inspira un délicieux petit conte connu de tous, « la Pendule de Bougival. » Or, les Français se trompaient ; leurs bibelots d’albâtre et d’onyx avaient pris une route différente. Ils formaient sur la terre d’Amérique, un extraordinaire musée créé par les soins de Miss Mabel et de Miss Clara Simpson. Leur maison en était bondée, depuis la première marche de l’escalier jusqu’au toit en terrasse où, chaque printemps, les aimables demoiselles conviaient leurs amis à une série de « soirées astronomiques » (astronomical evenings). Ces soirées se passaient à regarder les étoiles, avec des lorgnettes de théâtre, en entendant lire des vers coupés, de renseignements mathématiques, sur le monde sidéral. C’était la conclusion et le couronnement des « causeries du lundi », comme Miss Mabel nommait leurs matinées bi-mensuelles, non sans exprimer le regret que Sainte-Beuve, qu’elle persistait à appeler « Sint-Biouve », ait eu la malechance de n’y point prendre part.

Du fait de tous les petits monuments blanchâtres qui l’emplissaient, le musée Simpson prenait un air vaguement sépulcral ; les pendules en forme de temples grecs, les vases à silhouette d’urnes funéraires semblaient des modèles de sépultures, réunis là pour satisfaire les goûts du client le moins facile à contenter et ce n’était pas sans un sursaut d’étonnement qu’on percevait, dès l’entrée, le joyeux tintamarre des conversations mêlé à la plainte d’un piano martyrisé ou d’une guitare aux sons aigres. Il y avait toujours du bruit dans cette maison.

Cette fois-ci, un calme relatif y régnait à cause de la solennité de la circonstance. Les arrivants, très nombreux — se séparaient en haut de l’escalier en deux files, d’après leur sexe, comme à la synagogue. La file des hommes aboutissait à Madame Hetley qui pontifiait dans un coin du salon, ayant auprès d’elle Miss Mabel pour faire les présentations. La file des femmes serpentait jusqu’à M. Hetley qui s’inclinait béatement aux noms murmurés à son oreille par Miss Clara. Le ménage personnifiait vraiment le théâtre sous ses deux formes classiques : Madame Hetley était ample comme la tragédie, M. Hetley était ondoyant comme la comédie. La face glabre et le rictus du mari faisaient pendant au visage pompeux et au sourire amer de sa femme. L’impression restait de deux masques déjà vus quelque part, sans doute aux moulures en carton pâte des loges d’avant-scène.

Étienne de Crussène obtint la faveur de trois phrases, étant Français et marquis, et s’en alla rejoindre un jeune Américain qui, n’étant rien du tout, n’avait été gratifié que de la traditionnelle poignée de main. « Que vous a-t-elle dit ? » demanda celui-ci, avec une sorte d’émotion curieuse. — « Ma foi ! je n’en sais trop rien, répartit Étienne, en riant. J’étais un peu distrait, je vous avoue. Si j’avais pensé que cela pût vous intéresser, j’aurais phonographié dans ma mémoire les paroles de Madame Hetley. Je présume qu’elles ne différaient pas sensiblement de celles qu’elle vous a adressées à vous-mêmes », — « Oh ! fit le jeune homme, avec modestie, elle ne m’a pas parlé. Elle ne parle pas à chacun ». Étienne le regarda avec une surprise dont l’autre voulut connaitre la cause. « Pourquoi me regardez-vous ainsi ? Ce que je dis-là, est tout naturel ». — « Peut-être, répondit Étienne, mais cela me semble si peu Américain. On professe ici qu’un homme en vaut un autre ; on traite un ouvrier en blouse comme un gentleman ; et voilà une actrice en tournée qui gradue ses sourires d’après les parchemins ou les millions de ceux qu’on lui présente ! et vous trouvez cela parfait » !

L’Américain eut un joyeux éclat de rire qui résonna, clair et rapide, dans la pièce et obligea Madame Hetley à froncer imperceptiblement les sourcils. « Et qu’en concluez-vous » ? interrogea-t-il. — J’en conclus, riposta Étienne, qui s’animait en discutant, à l’existence dans votre pays, d’un genre de distraction très spéciale qui consiste à jouer à ce que l’on n’est pas, comme des petits garçons joueraient au soldat ou des petites filles à la marchande. En ce moment, vous jouez à la Cour. Madame Hetley, avec sa traîne de velours prune et son tablier de damas broché qui a l’air d’un morceau de vieille chasuble, représente la reine : Miss Mabel est sa dame d’honneur et vous tous êtes les courtisans. Seulement — et c’est là ce qui m’amuse — ce soir, la reine remontera sur les planches afin de gagner de l’argent en amusant sa Cour et, s’il y a dans son rôle quelque tirade sur l’égalité et ses bienfaits, vous l’applaudirez à tout rompre, parce que cela répondra aux instincts véritables et profonds de votre race ». — Étienne craignait mentalement d’avoir mal traduit sa pensée, de n’avoir pas trouvé les mots qu’il eut fallu. Mais son interlocuteur, transporté d’enthousiasme, lui saisit le bras et le secoua de toutes ses forces. « C’est tout à fait cela ! s’écria-t-il ; vous nous comprenez admirablement ! »

Deux ou trois personnes s’étaient approchées d’eux ; des regards curieux s’étaient tournés de leur côté. Madame Hetley, les sourcils tout à fait froncés, paraissait éprouver une surprise douloureuse ; M. Hetley était ironique et méprisant. Un vieux fond de timidité monta aux joues d’Étienne et les colora rapidement. Son interlocuteur continuait de rire et de parler haut, avec cette liberté d’expansion animale si caractéristique de la jeunesse Américaine. Il s’éclipsa vers le salon du thé où ne régnait aucune étiquette. La nièce des Bahamas l’accueillit avec un sourire. Elle se tenait devant une table chargée de bibelots d’argent et de petites pâtisseries rangées dans des coupes de Chine montées sur des pieds métalliques qui représentaient des dragons tirant la langue. Le samovar fumait : Miss Herbertson était là : elle tendit la main au jeune homme, sans dissimuler le moins du monde le plaisir qu’elle avait à le voir, et tout de suite ils s’isolèrent pour causer, d’une façon qui n’étonna personne autour d’eux. Mary voulait savoir s’il n’avait pas reçu une lettre de sa mère le rappelant en France : il eût un geste étonné. « J’ai cru sentir cela, dit-elle, l’autre soir, quand vous êtes entré ; il y avait un peu d’agitation dans vos manières et vous avez tout regardé autour de vous avec cette sorte d’intensité qu’on met à fixer les objets qu’on aime, lorsqu’on est près de les quitter. Cela m’a fait plaisir de penser que notre cher salon vous plaisait, et que vous vous étiez habitué si vite à vous y sentir at home et que vous en emporteriez l’image au fond de vos souvenirs. » — « Vous savez bien, répondit Étienne, que j’aime tout ce qui vous entoure. » — « Voilà, fit Mary, une déclaration en règle. » — Et elle souriait avec une jolie expression, moitié malicieuse, moitié satisfaite. Lui se sentit comme étourdi par ce qu’il venait de dire. Il vit qu’elle le croyait, convaincue sans doute par le ton plus encore que par les paroles, et sa loyauté s’alarma. L’aimait-il vraiment ? Avait-il le droit de lui faire un aveu d’amour ? En une seconde il eût inspecté son propre cœur et le trouva rempli d’elle. Il ne sut jamais comment l’invasion s’était produite, mais plus tard, en y songeant, une bizarre association d’idées lui vint. Il pensa aux villes antiques assiégées, aux guerriers endormis sur les remparts ; la surveillance s’est relâchée et par une voie détournée, dans le silence d’une nuit sans lune, des files d’hommes s’avancent..… quand l’alarme est donnée, la cité est prise ; ses issues sont occupées ; toute défense est impossible..…

Toute défense est impossible. Étienne le constate avec une joie confuse et se rend. Oh ! la douce capitulation, le grand repos après tant de luttes et d’incertitudes, la radieuse solution, inaperçue la veille encore et toute proche cependant ! Ils ne se dirent plus rien ce jour-là ; ils convinrent d’une promenade à cheval pour le surlendemain. Le général emmena sa fille. Étienne rentra à l’hôtel et se fit servir à dîner dans sa chambre. Il était distrait et commanda au nègre qui mettait le couvert, de venir l’enlever très exactement au bout de trois quarts d’heure. Celui-ci le rappela aux convenances, en répondant avec aménité : « Je ne puis pas. Nous avons un petit entertainement dans le sous-sol. Nous avons invité des dames et ce ne serait pas poli de les quitter. Mais quand vous aurez fini, mettez seulement la table du dîner devant votre porte. Je l’enlèverai plus tard. » Et tandis que les colored ladies[10] dansaient en bas, au son du banjo, Étienne s’endormait heureux, ayant employé sa soirée tantôt à se représenter Mary, vêtue d’une longue robe blanche, vaporeuse et scintillante, tantôt à écrire sur de grandes feuilles de papier qu’il déchirait aussitôt, la formule du billet de mariage : « Le Général et Mrs Herbertson ont l’honneur de vous faire part du mariage de Miss Mary Herbertson, leur fille, avec le Marquis de Crussène. » Ces enfantillages l’avaient charmé ! dans son rêve la traîne blanche frissonnait et les facteurs parisiens déposaient à toutes les portes, l’annonce de son bonheur.

En Bretagne, il était six heures ; une humidité grise glissait sur les mousses et les granits. La marquise revenait du village, enveloppée dans une mante doublée d’hermine. Perros, le vieux garde la précédait, une lanterne ronde à la main. Il y avait un bois sombre à traverser avant d’arriver au château et la marquise craignait d’y rencontrer des hommes de mauvaise mine. Perros, lui, n’avait pas peur des rôdeurs, mais bien d’entendre le grincement de la brouette de la mort, parce que la rencontre du sinistre véhicule est un présage de malheur pour les pauvres humains.

V

Le Potomac est tout vide. Cette solitude exagère encore sa largeur ; on dirait un bras de mer. Les petits flots pressés, que le vent soulève à l’encontre du courant, s’efforcent de reproduire les volutes et les franges d’écume des vraies vagues comme des bébés imitant les gestes et les attitudes des grandes personnes. Ils se heurtent, se poussent, se retournent, se rejettent de l’un à l’autre les milliers d’étincelles que le soleil leur prodigue pour les amuser ; ils s’éclaboussent, changent de couleur et puis, assagis tout d’un coup aux approches verdoyantes des berges, s’allongent sur le sable en révérences distinguées. Les arbres répondent en s’inclinant et en murmurant des choses aimables. Vraiment on n’a jamais vu une nature si discrètement exubérante, si bien élevée et en train tout à la fois ! Le ciel porte une toilette azurée que recouvre un tulle léger, tout pailleté de lumière ; la brise retient la vigueur de son souffle ; des oiseaux vont et viennent dans les hauteurs atmosphériques, traçant de joyeuses fusées… et dans le cœur d’Étienne, le conte de fée continue. Il interprète les sentiments des bêtes et des plantes, de l’air et de l’eau ; leur langage lui est familier. Il a perdu de vue l’humanité. Les quelques voyageurs qui se sont embarqués avec lui ce matin, au wharf de la septième rue, sur le petit vapeur d’Alexandria, ne troublent point sa rêverie. Il les oublie comme il oublie les vilaines rues du quartier nègre, la promiscuité du tramway et le wharf lui-même, encombré de cordages et de ballots et imbibé de goudron.

À présent, Washington a disparu. Le dôme blanc du Capitole apparaît seul, demi-cercle éblouissant, au-dessus des forêts qui bordent la rive. Ces forêts ont l’air dense et primitif ; la végétation y a une puissance et un coloris qui surprennent l’Européen, habitué à de chétifs automnes. Mais, pour Étienne, l’automne est devenu un printemps. Son âme vibre d’une façon nouvelle. Il se surprend à écouter ces vibrations avec un étonnement ravi. En vérité, la naissance de l’amour vrai est bien différente de ce qu’il croyait et s’accompagne d’une exquise sensation de fraîcheur et de renouveau.

Le voici dans un tramway électrique qui glisse très vite, le long d’un fil aérien tendu à travers les rues d’Alexandria ; le véhicule est tout battant neuf, sans éraflures sur son vernis, ni taches sur ses coussins ; la petite ville, elle, est grisâtre et a l’air fatigué ; ils ne semblent pas faits l’un pour l’autre. Étienne songe à jadis, aux cavaliers à tricornes qui ont chevauché par ces rues ; il se représente l’arrivée de George Washington, venant se reposer à Mount Vernon des fatigues de sa vie officielle ; sa haute stature se silhouette, là-bas, sur la berge ; impassible et grave, il a donné un regard aux bagages que l’on débarque et puis s’approchant d’un carrosse qui attend, attelé de deux beaux chevaux lourdement harnachés, il a aidé Mme Washington à s’y installer avec sa dame de compagnie et, d’un sourire, a pris congé. Sorti des rues, le tramway, tout à coup, débouche dans la campagne et file en pleins champs au milieu des herbes. Étienne suit des yeux le petit cortège historique qui s’avance dans la même direction. Le général vient en tête, à cheval, avec ses officiers derrière lui, le front un peu soucieux parce qu’il songe aux allures étranges, aux prétentions insoutenables de ce Genêt, le nouveau ministre que la Convention de Paris lui envoie et avec lequel il sera décidément bien difficile de s’entendre… Le carrosse est très secoué par les pierres roulantes et tombe sans cesse d’une ornière dans l’autre ; il est tendu d’une étoffe claire à fleurettes et, sur les coussins, s’entassent mille petits paquets soigneusement étiquetés. Alexandria n’offre guère de ressources et, en maîtresse de maison prudente, Mme Washington songe qu’elle aura sans doute du monde à recevoir pendant sa villégiature. Une inquiétude lui vient même à ce sujet et elle se penche vers sa dame de compagnie pour la lui communiquer… Mais alors, Étienne s’aperçoit que celle-ci est très jeune, qu’elle est habillée à la mode de 1893 et qu’elle ressemble à s’y méprendre à Mary Herbertson ; et la vision du passé se décolore, s’estompe, s’évanouit tandis que le jeune homme demeure face à face avec la réalité rose de demain ; car, en ce moment, il ne doute pas de son bonheur et n’y entrevoit aucun obstacle. Il songe que « les convenances seront satisfaites » comme on dit à Paris. La religion même ne sera pas une objection. Mary, qui descend par sa mère des premiers colons du Maryland, est catholique comme eux. Sans doute, son catholicisme est bien différent de celui de la marquise ; leurs bonnes œuvres pourront néanmoins s’associer. Et puis, quand les lèvres prononcent les mêmes paroles, qu’importe le sens différent qu’y attache l’esprit ? Mary d’ailleurs serait à la hauteur de toutes les difficultés. Dans la pieuse Bretagne, elle saura demeurer elle-même sans choquer personne ; à Paris, où sa grâce et sa beauté feront sensation, elle accueillera les hommages sans en être déconcertée ni troublée…

L’arrêt brusque du tramway met un point final aux réflexions d’Étienne et, très joyeux, il descend devant la longue baraque de bois qui sert d’abri et de restaurant aux « Pélerins » de Mount Vernon. Rien qu’à la voir cette baraque, avec son apparence un peu austère, les tables et les bancs de bois brut rangés à l’intérieur et le comptoir où des biscuits sèchent entre deux piles de gros sandwichs hâtifs, on se croit transporté dans quelque pélerinage Européen et l’on cherche des yeux la marchande de cierges et de chapelets ; mais les alentours sont vides ; des prés et des champs se succèdent, coupés par une barrière rustique qui marque les limites du domaine.

Il appartient aujourd’hui à une association nationale, composée exclusivement de femmes Américaines. Les fondatrices de cette association s’étaient proposé d’acheter Mount Vernon, d’en assurer ainsi la conservation et de le transformer en une sorte de musée, consacré à la gloire de Washington. Ces nobles desseins ont été réalisés en tous points. Non seulement les souscriptions furent assez nombreuses pour permettre d’acquérir le tout, de restaurer complètement la maison et d’entretenir le parc, mais on put reconstituer l’ancien mobilier qui avait été en partie dispersé. Beaucoup de ceux qui s’en étaient partagé les pièces, lors de l’adjudication opérée après le décès de la veuve du général, avaient obéi, en les acquérant, à un sentiment de piété filiale et ces objets avaient été conservés par eux comme des reliques précieuses. Ceux-là s’empressèrent de les restituer à l’association. Ce qui manquait fut remplacé par d’habiles reproductions dans le goût du temps, de façon que l’ensemble fût irréprochable et donnât l’impression d’une demeure abandonnée la veille par ses habitants et conservant, intacts, le cachet de leur passage et la marque de leurs habitudes quotidiennes.

Étienne prend un vif intérêt à parcourir ces appartements qui, grâce à des soins si délicats, ne sentent pas la mort, à peine l’absence… Au rez-de-chaussée, la grande salle remplie des présents envoyés à Washington de tous les coins du monde, est telle sans doute qu’il l’a quittée pour aller se coucher dans cette humble petite chambre, là haut, si nue, si pauvre, où sa vie terrestre a pris fin. Au premier étage, les plafonds sont bas, les fenêtres étroites, le vieil escalier de bois crie sous les pas des visiteurs ; des gardes vigilants les suivent, attentifs au moindre mouvement, moins par crainte des voleurs vulgaires que des collectionneurs indélicats… Les pièces les plus petites, qu’on peut, du seuil, embrasser d’un seul coup d’œil, sont fermées par des câbles de velours tendus en travers de la porte ouverte ; dans les autres, on va et vient librement.

Étienne, après avoir longuement parcouru la maison, s’arrête un instant sous la haute vérandah de bois, à contempler le paysage large et tranquille qui s’étend au-delà des pelouses ; il songe combien ce paysage, sur lequel tant de fois se sont reposés les regards de George Washington, est semblable à l’âme du héros. Le grand fleuve qui en occupe le centre coule, immuable, comme la destinée et, de chaque côté, les collines, les prés, la forêt se sont rangés de bonne grâce, sans symétrie voulue, dans une aimable confusion. Ainsi Washington sut composer sa vie de façon à l’harmoniser avec le glorieux destin qui, si inopinément, la traversa. Jamais fortune aussi haute n’apporta moins de désordre dans une existence. Jamais fondateur d’État ne demeura aussi maître de lui en face d’événements aussi troublants. On a vu passer de plus habiles capitaines, de plus puissants génies, on n’a jamais vu d’âme plus libre et plus fière. Aussi quel prolongement unique dans l’immortalité ! Le nom de l’homme transféré à la métropole, son souvenir associé à toutes les solennités nationales, ses derniers conseils lus et médités par trois générations successives, son exemple assez vivant encore pour entraver, soixante-dix ans après sa mort, les ambitieux calculs d’un de ses successeurs, le monde enfin uni dans un respect si unanime qu’on n’a écrit de lui que des éloges !

Poursuivant le cours de sa méditation, Étienne se demande alors quels ont été le mobile et le régulateur d’une telle vie, à quoi tient qu’elle fut si simple et si pure et comment il se fait que la mémoire de Washington n’ait pas un ennemi ?… et de nouveau, le paysage fixe son attention. Les grandes eaux qui roulent sur le sol ne troublent pas la nature ; elle s’en arrange, elle en profite. Si les eaux se détournent, l’ordre est un instant bouleversé, puis les forces anonymes reprennent leur mystérieux travail, lent, pondéré, incessant ; qu’importe ici ou là, puisque partout et toujours les lois naturelles seront strictement obéies ? L’humanité ne peut atteindre à cet équilibre absolu, irraisonné et involontaire, mais elle s’en rapproche dès que l’individu parvient à régler ses actions d’après une cause déterminante, précise et fixe. Si cette cause est mauvaise, il est vicieux ; si elle est bonne, il est vertueux. Washington fut le représentant le plus parfait de cette catégorie d’hommes qui, à travers les vicissitudes, les accidents, les problèmes dont la vie est semée, cherchent avant tout le Bien public et, lorsqu’ils l’ont trouvé, s’y tiennent obstinément.

Le Bien public ! Un grand mot dont il se fait un étrange abus, mais qui correspond à une indéniable réalité. Il est évident que Washington n’a pas eu d’autre idéal et qu’il y a tout subordonné. En prenant le commandement de l’armée, il déplorait, en son for intérieur, la guerre qu’il allait entreprendre, mais il la sentait nécessaire et sacrifiait son repos et ses préférences personnelles aux intérêts de la collectivité à laquelle il appartenait. Plus tard, quand il fallut consacrer la rupture définitive avec l’Angleterre, son cœur en saigna, tant le loyalisme des colonies avait acquis de puissance ; mais l’aveuglement de la mère-patrie ne comportait point d’entente possible ; le premier devoir des Américains n’était-il point de vivre ? Et lorsqu’enfin, en présence de l’anarchie montante, de la désorganisation terrible à laquelle avait abouti le premier essai de gouvernement fédéral, Washington fut appelé à exercer une magistrature suprême, nouvellement créée, dépourvue d’appuis et d’aides, déjà soupçonnée et jalousée, ce fut encore l’idée du Bien public qui le détermina à surmonter ses répugnances. Très relative et essentiellement variable, la conception du Bien public n’en constitue pas moins un criterium stable parce qu’elle subsiste toujours, qu’elle est toujours là. L’homme n’est pas certain de distinguer clairement, mais il est toujours libre de chercher honnêtement. Et d’ailleurs, combien souvent la conduite à tenir se ferait claire à ses yeux, s’il faisait abstraction de ses passions, de ses préjugés, s’il s’interrogeait franchement !

Par une pente naturelle, la pensée du jeune homme glisse vers la France lointaine. Combien la préoccupation du Bien public est étrangère à ses compatriotes ! Les querelles, les haines passées ont à ce point brouillé et obscurci toutes choses que la plupart des citoyens, et les meilleurs, les plus éclairés, ne savent même plus distinguer entre leur point de vue personnel ou le point de vue de leur petite coterie et celui de l’ensemble du pays. Et ils ont, en même temps, perdu la notion de la race, si supérieure à celle du pays, parce qu’elle embrasse le temps et la succession des générations. L’instabilité, devenue pour eux une seconde nature, leur ferme l’horizon au-delà des limites de leur propre vie ; ils pensent à assurer à leurs enfants l’aisance et, si possible, la richesse : ils ne pensent pas à leur préparer une existence plus heureuse dans un milieu moins troublé, avec des données, des bases de vie morale mieux établies, moins chancelantes. La grandeur immédiate de la France les intéresse : le succès de sa grandeur future, le désir de se rattacher à la fois au passé et à l’avenir, en un mot la notion de l’incessante et perpétuelle évolution leur manquent totalement.

Que ferait Washington, s’il était Français ?… Et cette subite interrogation, en traversant l’esprit d’Étienne, y fait soudain une telle clarté qu’il en demeure ébloui. Pendant un moment, il a la perception très nette de ce que serait l’admirable testament politique du grand citoyen si, traitant des affaires de la France contemporaine au lieu de traiter de celles des États-Unis de 1810, il indiquait aux Français leur devoir présent. Il l’entend condamner, par quelques mots nobles et fermes, les entreprises injustifiées qui tendent à ramener le passé ou à précipiter l’avenir et indiquer, avec une lumineuse simplicité, où réside le progrès véritable : dans le labeur modeste, dans l’effort quotidien, identique, incessamment renouvelé, sans découragement et sans hâte. Il l’entend rappeler la loi fondamentale des démocraties modernes, cette corrélation intime entre l’individu et la collectivité qui assure à chacun une part d’action et de responsabilité dans l’œuvre d’ensemble. Il l’entend recommander la sage résistance aux entraînements trop généreux, la défiance prudente des illusions et surtout le sacrifice des préférences personnelles en présence des volontés manifestes de l’opinion, pour peu qu’elles soient raisonnables et honnêtes. Ainsi donc, le Bien public n’est jamais loin : s’il se dissimule un instant sous l’apparente complications des événements, s’il semble disparaître dans le remous des tempêtes inopinément soulevées, on retrouve très vite sa trace et les hommes qui veulent s’en faire un flambeau conducteur ne courent jamais le risque de rester longtemps dans l’incertitude et l’embarras ; la clarté revient et leur montre la route.

Étienne se dit que Mount-Vernon n’est pas seulement un souvenir, mais plus encore : un tombeau, car le « Père de la Patrie » dort son dernier sommeil à l’ombre de sa demeure d’ici-bas. Il éprouve un vif désir de se trouver près de ce tombeau, comme si la pensée du grand mort devait là, s’épanouir plus réelle, plus directe : hâtant le pas, il s’engage dans une allée qui traverse la pelouse et descend vers le Potomac en s’enfonçant sous des ombrages épais. Le parc de Mount-Vernon occupe les flancs de la colline sur laquelle s’élève la maison d’habitation et remplit un vallon étroit qui aboutit au fleuve. À mi-côte, toute entourée de verdure, est une grotte d’aspect naturel ; une grille très simple en défend l’entrée et le sol y est semé de fin gravier. Dans la grotte, deux sarcophages sont placés côte à côte, longs rectangles de pierre sans sculptures, sans ornements, recouverts seulement par des plaques de marbre gris où s’incrustent des lettres de bronze : sur l’un ce seul nom : George Washington ; sur l’autre, ces mots : Martha, épouse du général Washington. C’est tout.

On s’attend, en arrivant là, à trouver quelque monument grandiose, quelque inscription triomphale, des traces du culte si justifié rendu par la nation à son glorieux fondateur. Mais quoi de plus émouvant que ce silence et cette sobriété superbes ? L’effet en est irrésistible. Ce qui, plus que tout le reste, saisit Étienne, c’est la présence, sous le roc intact, de ces deux tombes pareilles, toutes proches, comme si les doux colloques habituels devaient se continuer dans l’au-delà ; son nom, à lui, est seul sur les deux tombes, indiquant la fusion parfaite, l’entente introublée ; le couple, uni d’amour par delà le trépas, semble ne vouloir d’autre titre à la sympathie des vivants que la fidélité éternelle qu’il se garde à lui-même. N’est-ce pas là ce qui a doublé la puissance de l’homme public, cette droiture, cette pureté, cette noblesse d’âme de l’homme privé ? Qui donc a dit — et non sans raison peut-être — que les grands hommes sont des déformés et que le génie participe de la folie ? Ici pourtant l’humanité triomphe dans la plénitude de ses facultés et, avec elle, le christianisme dans la perfection de son institution fondamentale, le mariage chrétien.

Étienne continue sa route à travers le parc désert. Les feuillages, richement teintés de rouge et de jaune et baignés de soleil, ressemblent à des buissons ardents. De joyeux chants d’oiseaux s’en échappent. Les allées serpentent sous le couvert, bien entretenues, mais sans les raffinements mièvres des jardins artificiels. Il descend jusqu’au fond du petit vallon et gagne le bord de l’eau. Il y a là une véritable plage en miniature, faite d’un sable fin sur lequel il s’allonge. Les flots du Potomac viennent mourir à ses pieds : nulle trace d’habitations n’apparaît en ce lieu. À gauche et à droite, la vue est fermée par des promontoires de rochers que couronne une épaisse végétation ; le vaste tournant du fleuve s’encadre magnifiquement entre le premier plan sauvage et la ligne verte de la rive opposée qui découpe sur le ciel la silhouette de ses feuillages. Étienne éprouve un parfait bien-être. La petite anse où il se trouve, n’est-ce pas le port enchanté dans lequel sa barque vient d’aborder, ce port tant désiré, à l’existence duquel il ne croyait plus, voici trois jours ? Tout lui est venu à la fois, le bonheur intime qu’il n’avait pas cherché et cette certitude morale tant poursuivie et qui, si longtemps, s’était dérobée ! Rien ne lui semblera désormais au-dessus de ses forces ; il oublie les récifs où vingt fois se sont brisés ses enthousiasmes ; sa sécurité est absolue.

Cependant le temps passe et voici que les réalités humaines s’imposent à son attention ; on ne se nourrit pas de soleil et d’air pur et son estomac se plaint d’avoir été négligé. Les deux œufs et la côtelette dont il s’est lesté avant de quitter l’hôtel, ne suffisent pas à son appétit juvénile et tirant sa montre, il constate que l’heure du lunch est passée depuis longtemps. Alors il remonte, à grandes enjambées, un petit chemin qui suit la lisière du bois et débouche sur la pelouse qu’il a traversée trois heures plus tôt. Des ombres déjà s’y allongent, toutes bleutées et si doucement posées sur l’herbe qu’on dirait des caresses aériennes. Bientôt, il se trouve à l’entrée de la baraque et s’attable devant un thé jaunâtre qu’escortent des gâteaux poussiéreux et deux sandwichs énormes. « How did you like it[11] » dit familièrement l’homme du tramway en passant devant lui ? « Beautiful » répond Étienne, la bouche pleine. « Eh ! reprend l’autre en clignant de l’œil et en crachant à douze pas, I guess there’s nothing equal in the world ![12] ».

Puis ce sont, de nouveau, la course rapide à travers champs, les rues grisâtres d’Alexandria et le petit vapeur noirot remontant le fleuve. Au wharf de la septième rue, Étienne encore bercé dans le bleu des songes, sort du bateau et reprend la route du matin. Le quartier nègre lui parait moins sale et moins bruyant ; il trouve aux négresses des sourires gracieux et aux gamins, vautrés dans le ruisseau, toutes sortes de gentillesses. Son odorat se refuse à lui transmettre le vilain parfum d’humanité qui flotte sur ce décor. Bientôt il débouche dans Pensylvania-avenue, plus animée à cette heure et, tournant à gauche, il se dirige vers la Maison-Blanche. Juste à ce moment, il voit venir à lui deux hommes sur le passage desquels quelques chapeaux se soulèvent. L’un est petit et maigre, l’autre grand et très fort, la face ronde, le regard vif et clair, la lèvre ornée d’une petite moustache courte. Sa démarche alourdie est pourtant assurée et une grande simplicité caractérise ses manières. Une fois déjà, le jeune marquis a pu observer de près l’intéressante physionomie de Grover Cleveland, pour la deuxième fois président des États-Unis et chef de 70 millions d’hommes. Mais l’idée ne lui est pas encore venue de considérer en lui le successeur de George Washington et, comme soudain la vision s’évoque du général, en grand costume, l’épée au côté, se rendant en voiture de gala, à l’ouverture du Congrès et plus semblable à un monarque constitutionnel qu’au chef élu d’une démocratie, il se demande si, de Washington à Cleveland, la présidence n’a pas singulièrement dévié ?… Mais non ! la forme a changé, voilà tout. Washington aujourd’hui ferait comme Cleveland, sans regrets et sans embarras et rien ne le distinguerait dans la vie extérieure du plus humble de ses administrés. Étienne pense que les institutions républicaines ont en tous les cas cet avantage d’une extrême élasticité. Quelles difficultés en Europe, pour approprier la monarchie aux mœurs démocratiques du jour ! Quels singuliers et parfois ridicules compromis entre l’étiquette du Palais et la liberté de la rue, quelles distinctions subtiles entre le souverain debout sur son trône pour recevoir des compliments officiels, et le souverain semi-incognito menant son phaëton ou applaudissant les audaces du moins respectueux des Chats-Noirs… Oui, vraiment la forme républicaine comporte beaucoup d’élasticité !… Étienne se prend à rire en pensant à la crise d’indignation en laquelle cette simple réflexion plongerait son respectable cousin, le vieux duc d’Halluin.

VI

Le même soir, dans la salle à manger du Metropolitan-club, les diplomates célibataires s’assirent à leurs petites tables carrées, ornées de bougies à abat-jours roses, et dégustèrent dédaigneusement leur potage qu’ils ne trouvèrent ni bon ni mauvais. Et, comme le poisson tardait à venir, détenu à la cuisine par quelque négligence nègre, l’un d’eux, un grand jeune homme très mince avec un regard d’ange déchu, des cheveux blonds en crête de vague et des doigts effilés cerclés d’or, se renversa un peu sur sa chaise, étendit les jambes, changea sa fourchette et son couteau de place, poussa un long soupir et dit enfin, en s’adressant à son voisin. « Rovesco, je crois que je ne pourrai jamais m’habituer à ce pays-ci ! »

— « Eh bien ! répondit l’autre pacifiquement, il faut demander votre changement » — Rovesco était un homme petit et peu corpulent qui n’offrait rien d’intéressant que sa tête trop grosse pour son corps, mais fort expressive. Noir de cheveux et jaunâtre de peau, il promenait sur les choses et sur les gens un regard qui s’appuyait sur eux et qui était tout chargé de logique imperturbable et de philosophie railleuse. Secrétaire de la Légation d’Italie, il résidait à Washington depuis plusieurs années : il y était l’ami de tout le monde et le confident de beaucoup. On ne lui connaissait point de flirt et toutes ses tendresses semblaient se concentrer sur sa bibliothèque où il avait amassé le trésor de la blague universelle. Monsieur Anatole France tenait évidemment la première place. Venaient ensuite tous ceux qui, sous quelque forme et en quelque langage que ce fut, s’étaient amusés à percer à jour une croyance sincère, à troubler des consciences, à démolir des convictions, à ridiculiser de vieilles coutumes, à ébranler quelque règle de morale. Rovesco invitait tour à tour ses collègues et leurs femmes à venir prendre le thé dans son petit appartement et après le thé, de sa voix lente et bien timbrée, il ne manquait pas de lire à ses hôtes quelques passages piquants de ses auteurs favoris. C’était une distraction très recherchée dans le corps diplomatique.

Après quelques instants de silence, Rovesco renoua la conversation et dit : « Que trouvez-vous donc, cher ami, de si répréhensible dans ce pays ? Les gens y ont une façon particulière d’entendre la cuisine et de parler aux femmes, voilà tout. Ce sont d’ailleurs les deux seuls traits par lesquels les hommes se différencient d’un bout du monde à l’autre. Pour le reste, ils sont exactement semblables ». Et Rovesco, prenant son parti de cette déplorable similitude, s’adonna à l’absorption d’un morceau de sole qu’on venait de lui servir avec trois champignons autour.

« Non, dit son interlocuteur, l’élégant John Magouis, secrétaire de la légation des Pays-Bas, non ! ils ne sont pas tous pareils ! Les Anglais sont cousins des Américains : ils parlent la même langue et pourtant, quel abîme entre un club Anglais et un club Américain ! » Magouis avait été secrétaire à Londres avant Washington et il y était devenu anglomane. Il avait même poussé les choses jusqu’à changer son prénom de Jean en celui de John et, lorsqu’il recevait une lettre adressée à John Magouis Esqe, il ne se tenait pas d’aise. Le grand drawback de son existence était de n’avoir pas été élevé à Eton et de n’avoir pu ensuite flâner sous les cloîtres gothiques d’Oxford ; et le principal mérite de la Haye consistait à ses yeux en ce que les environs de la ville présentent quelques analogies avec la campagne anglaise. Quant à la politique, la seule question qui le passionnât était le mariage éventuel de la jeune reine Wilhelmine avec un petit-fils de la reine Victoria.

« Voyons, Rovesco, reprit-il en s’animant, vous ne pouvez pas dire que ce soit un club, cet endroit où nous venons prendre un repas, faute de mieux : ce n’est pas même un restaurant ! on y est exposé à des manques d’égards continuels. Parlez-moi du Saint-James’s, à la bonne heure ! » Rovesco aussi, avait habité Londres et fait partie du Saint-James’s, le club diplomatique de Piccadilly. « Mon Dieu, répondit-il, il y avait dans le Hall du Saint-James’s, un Headporter en livrée qui était bien la personne la plus insolente que j’aie jamais rencontrée, tandis qu’ici le portier est un aimable noir qui, m’ayant vu très enrhumé une fois, m’apporta des boules de gomme confectionnées par sa grand’mère, d’après une très vieille recette de la Louisiane. » Rovesco s’interrompit pour adresser un salut de la main à Étienne de Crussène qui entrait et le colloque en resta là. Magouis n’était pas absolument certain que Rovesco se moquât de lui, mais dans le doute, il préférait s’abstenir. Les autres avaient des journaux près d’eux, les lisaient en mangeant. Le repas s’acheva dans un silence qui contrastait avec le gai tumulte débordant de la salle voisine où douze jeunes Américains célébraient un championnat gagné par l’un d’eux.

Son dîner expédié, Étienne descendit dans la « crypte ». C’était, au rez-de-chaussée, à droite du vestibule, une vaste salle dont les murailles étaient faites de briques roses très fines et soigneusement cimentées ; de grandes arches romanes à chapiteaux sculptés y donnaient accès et surmontaient les fenêtres à vitraux. Sur le pavé de mosaïque, erraient d’épais tapis aux couleurs éclatantes : de nombreuses lampes électriques, épanouies dans les lustres et les girandoles de fer forgé, répandaient la lumière à profusion. Sous une des arches s’ouvrait une haute cheminée où brûlait un véritable brasier. Des tables, çà et là, et des guéridons pour poser les cocktails ou le café, puis des fauteuils d’osier rembourrés de coussins et des rocking-chairs, de tous les modèles et de toutes les dimensions, formaient l’ameublement de cet étrange salon que Phokianos, l’attaché Turc, avait surnommé la crypte en raison de son architecture semi-religieuse et dans lequel il passait des heures à rêvasser, en suivant de l’œil les volutes bleuâtres dessinées par la fumée de ses cigarettes.

Ce Phokianos précisément (un Phanariote entré de bonne heure dans la diplomatie Ottomane), s’occupait de religion plus volontiers que de politique ; il adorait les controverses théologiques et savait par le menu ce qui s’était passé au concile de Nicée ou à celui de Chalcédoine ; il s’offrait à vous démontrer que la messe du Pape n’est pas une vraie messe et que le Pape n’est pas un vrai prêtre, les erreurs et les irrégularités qui, depuis la suite des temps, se sont introduites dans les cérémonies de la consécration épiscopale, ayant infirmé le caractère de cette consécration et lui ayant enlevé toute valeur. Ce n’était pas, d’ailleurs, le seul grief de Phokianos contre Léon XIII auquel il reprochait, en termes amers, de vouloir « démocratiser » le culte. Étienne en entrant, le trouva installé dans son habituel rocking-chair : il se balançait au milieu d’un nuage odorant, les yeux au plafond. « Ah ! vous voilà, mon cher, s’écria-t-il en apercevant le marquis. Je gage que vous avez encore passé l’après-midi à entendre remuer des chimères là-bas — et son grand bras gesticulateur s’étendait dans la direction de l’Université catholique, au lieu de vous en tenir à ce qu’on vous a dit par ici ! » : et son bras se détournait vers Georgetown, le faubourg de Washington où s’élève le collège des Jésuites.

« Non, dit Étienne plaisamment, en imitant sa mimique, je n’ai pas été là-bas depuis plusieurs jours ; les chimères comme vous dites font une courte absence ». — « C’est vrai, clama Phokianos, très indigné ; Mgr Keane est allé à Boston, prêcher dans un temple méthodiste ! Quel scandale, grand Dieu ! » « Qu’est-ce que cela peut vous faire, demanda Étienne, puisque vous êtes orthodoxe ? » Phokianos, agité, se leva et pérora en marchant. « Sans doute, sans doute, je suis orthodoxe !… Mais les cultes chrétiens sont plus ou moins solidaires les uns des autres et quand votre pape aura chassé du catholicisme tout ce qui s’y trouve de poétique, de mystérieux, de terrible et d’étincelant, l’orthodoxie sera atteinte à son tour. On en fera un jardin pierreux comme celui de l’infâme Luther. On enlèvera à nos prêtres leurs beaux costumes et aux icônes leurs ornements d’or ; on ouvrira le sanctuaire aux indiscrétions de la foule, on composera des prières en langue vulgaire et on aura un orgue mécanique qui jouera Cavalleria Rusticana pour commencer l’office ». Phokianos, une fois lancé, ne s’arrêta plus. Il cita le prophète Jérémie, Saint-Jean Chrysostome et M. Auguste Nicolas. Entre temps, il jeta l’anathème sur le cardinal Gibbons, sur l’archevêque de Saint-Paul, Mgr Ireland, ce qui amena Rovesco à parler d’eux, dès que l’irritable phanariote, perdant l’haleine, eût été forcé de se taire un instant.

Deux autres attachés s’approchèrent et la conversation devint générale ; Magouis seul resta à l’écart, absorbé dans l’apparente contemplation de ses souliers vernis, perdu en réalité dans les mille et un futiles souvenirs qui formaient le plus clair des connaissances acquises par lui pendant son séjour à Londres. « En somme, dit Rovesco, ces prélats sont de brillants météores, mais il ne restera d’eux qu’un souvenir et point de traces. Que peuvent des individualités isolées contre un parti anonyme qui défend les droits de la routine ? C’est toujours une grande force de représenter la routine et quand il s’agit de l’Église, c’est aussi une grande force de n’avoir pas de chef sur qui les regards se tournent. On ne suit pas les idées du cardinal ou celles de Mgr Ireland — et du reste elles sont très vagues ; on suit leurs personnes. Eux disparus, leurs adeptes se trouveront dans la situation des cannes ayant perdu « celle qui va par devant. » Tandis que, contre le parti adverse, la mort ne peut rien. Au lieu d’être dirigé par un homme, il l’est par une compagnie. Les jésuites sont assurés d’avoir le dessus. »

Étienne objecta que Mgr Gibbons et Mgr Ireland formaient de nombreux disciples et qu’ils auraient sûrement des successeurs dignes de continuer leur œuvre. Cette œuvre ne lui paraissait pas du tout vague. Elle consistait à intellectualiser le catholicisme, en donnant au sentiment intérieur, à la conscience, la prépondérance sur les formes et les cérémonies extérieures… « Cela, grogna Phokianos, c’est déjà la négation du catholicisme. » Elle consistait encore à le rapprocher de la démocratie en donnant à la charité le pas sur les deux autres vertus dites « théologales » l’espérance et la foi, à placer l’action par conséquent avant la contemplation, enfin à répandre les habitudes de tolérance en permettant à tous les chrétiens d’unir leurs efforts sur le terrain de la charité, où les étroitesses du dogme se font moins sentir. Étienne ne connaissait pas Mgr Ireland ni le cardinal Gibbons, mais il avait souvent causé de ces choses avec Mgr Keane, et il croyait que telles étaient les vues de l’éminent recteur de l’Université catholique, dont le tempérament vigoureux, la généreuse ardeur et en même temps le jugement si équilibré et si ferme l’avaient infiniment séduit.

« Mgr Keane, prononça Rovesco, il n’y a pas de jour où l’on n’intrigue contre lui à Rome. Avant longtemps, le pape le destituera et le fera venir en Italie. Vous verrez cela !… et on mettra à sa place un homme de tendances et de caractère tout opposés. » Étienne protesta : « Comment, dit-il, pouvez-vous croire que le pape commettra un pareil impair ? C’est Mgr Keane qui a tout fait à l’Université catholique ; le succès de l’institution, ses progrès rapides, tout vient de lui et en dépend et sa popularité va croissant chaque jour. »

— « C’est précisément pour cela. Il est dangereux et sera bientôt suspect. Le pape d’ailleurs a déjà commis un impair, comme vous dites, en envoyant ici un représentant permanent qui se trouve l’arbitre obligé de toutes les querelles, parce que, n’étant pas reconnu par le gouvernement, sa liberté reste entière et qu’il ne peut, comme les nonces d’Europe, se retrancher derrière la raison d’État et invoquer la discrétion diplomatique, quand on lui demande de prendre parti. De plus, cet ambassadeur officieux rappelle aux Américains, qui seraient tentés de l’oublier, que l’église catholique a son siège à Rome, qu’elle est étrangère, par conséquent. Les Américains ne peuvent admettre l’ingérence étrangère. La seule présence de Mgr Satolli constitue un cran d’arrêt mis à l’essor du catholicisme dans le Nouveau-Monde et sa nomination fut une énorme maladresse. » — « Mgr Satolli, interposa Phokianos, devrait porter un costume spécial qui le désigne aux regards et se promener dans un carrosse doré, avec un garde noble du Vatican chevauchant à ses côtés. On ne devrait l’apercevoir que la main levée, faisant le geste de bénir, et n’entendre tomber de sa bouche que des paroles latines. Alors le peuple de ce pays-ci comprendrait peut-être que la beauté d’une religion réside dans la pompe dont elle s’entoure et dans la largeur du fossé qui la sépare du commun. »

La salle fut envahie à ce moment par les convives du banquet juvénile dont le voisinage avait troublé le repas correct des futurs ambassadeurs. Depuis une heure, on entendait d’en bas les effets de leur éloquence. Douze petits speeches s’étaient succédés à la file, hachés d’applaudissements et d’éclats de rire. Quand ils entrèrent, Magouis se leva et monta dans la bibliothèque où il retrouvait à cette heure-là quelque chose de la gravité décente et silencieuse des clubs Anglais. Phokianos reprit son dialogue muet avec la fumée de sa cigarette, sans plus se soucier de ce qui se passait autour de lui. Rovesco alla lire les journaux et Étienne rentra chez lui.

Il avait vécu toute cette soirée en partie double, ne s’intéressant pas réellement à ce qu’il voyait ou disait. Dans ce décor familier, il avait causé presque machinalement de sujets connus : sa pensée était demeurée attachée au seul objet qui pût la retenir. Que faisait Mary à cette heure ? Il se la représentait, dans sa jolie chambre de jeune fille, assise pensivement devant le feu. Il connaissait cette chambre, Mary lui ayant fait visiter toute la maison. Elle était tendue d’une cretonne à tons neutres où de larges fleurs blanchâtres enchevêtraient leurs longues tiges ; les meubles en simple pitch-pin, le tapis uni rosé, les aquarelles et les photographies, quelques fleurs coupées dans un cornet en verre de Venise, une table-bureau, une étagère tournante pleine de livres à souples reliures rouges et bleues, tous ces détails s’étaient immédiatement incrustés dans la mémoire du jeune homme. La visite, d’ailleurs, s’était prolongée, grâce à la brusque irruption d’Ada Simpson, qui avait voulu faire, beaucoup plus complètement que son amie, les honneurs du sanctuaire. Étienne avait été convié à admirer principalement la cheminée, établie à l’Européenne, et se chauffant au feu de bois. « Le bois est indispensable, disait la rieuse Ada, pour celles qui aiment à rêvasser avant de s’endormir. On ne peut se chercher un amoureux dans les tuyaux d’un calorifère à eau chaude, ni même à travers les barreaux d’une grille à coke ! » Dans cette même chambre, Mary se trouvait ce soir : il le sentait. Il sentait aussi qu’elle songeait à lui, mais alors une inquiétude fébrile se glissait en lui. La sécurité qu’il avait goûtée à Mount-Vernon s’était envolée. Il doutait maintenant et s’alarmait à la perspective d’un refus possible.

vii

La « Riding Academy »[13] s’élevait sur la route de Georgetown. C’était un vaste bâtiment ayant l’aspect d’un théâtre. De grandes ouvertures vitrées en éclairaient l’intérieur. En plus des écuries fort bien tenues et du manège énorme et joliment décoré, il y avait des vestiaires, des cabinets de toilette avec bains et douches et un salon donnant sur la tribune. Cette tribune, aménagée en vue d’une assistance nombreuse, devenait, les jours de « réunions », le rendez-vous de toutes les élégances. Ce qui distingue en effet les Riding Academies Américaines de nos établissements d’équitation, c’est qu’on n’y vient pas seulement pour apprendre l’a, b, c de l’art équestre, mais aussi pour y pratiquer cet art dans des conditions spéciales de confort et d’agrément. Des clubs s’y forment qui organisent des matinées ou des soirées ; les membres du club ont droit d’y convier leurs amis. Un orchestre se fait entendre, un buffet est dressé ; on galope en musique. Parfois même cavaliers et amazones sont costumés et exécutent une sorte de carrousel.

La veille au soir, précisément, une fête de ce genre avait eu lieu. Des ouvriers étaient en train d’enlever les guirlandes de feuillage et les tentures qui entouraient la tribune lorsque Étienne, en avance sur l’heure convenue, pénétra dans le manège. Un des écuyers s’y trouvait, donnant une leçon matinale à un petit Yankee pur sang qui manœuvrait son poney avec une jolie crânerie. Il tourna vers Étienne son regard d’acier et le dévisagea. Ses cheveux frisés, presque roux, s’échappaient d’un béret bleu en tricot posé en arrière de sa tête. « Un futur cow-boy » dit l’écuyer. Étienne s’intéressa : « Vous croyez, dit-il que c’est une vocation sérieuse ? » — « Bah ! répondit l’écuyer, il a le temps de changer d’avis d’ici là et d’ailleurs, quand il sera grand, les cow-boys auront perdu de leur prestige. Mais aujourd’hui c’est leur marotte à tous les petits (all the little ones) ; ils pensent qu’il n’y a pas de métier plus beau que de courir le Far West en lançant le lasso ! » Et, comme si cet idéal lui eût causé une soudaine recrudescence d’enthousiasme, le cow-boy en miniature se dressa sur ses étriers et mit sa monture au grand galop pour courir après un troupeau imaginaire.

Que deviendra l’Amérique quand il n’y aura plus de Far West ? Depuis l’origine, l’immensité de la prairie a été sa poésie, la vie d’aventures et de dangers a stimulé l’énergie et entretenu la virilité de ses fils. Ce furent d’abord les tribus indiennes, la guerre pied à pied, les surprises nocturnes ; puis la conquête agricole, l’audacieux défrichage loin de tout secours, le laboureur armé conduisant sa charrue d’une main, tenant le révolver de l’autre ; puis enfin, la sécurité une fois établie, l’odyssée continuant vers les grands espaces libres, les jeunes gens poussés moins par le souci de la richesse que par le désir de la vie sauvage, du sport à outrance, de l’indépendance absolue… Le temps passe, l’Amérique se remplit. Un jour viendra où il faudra demeurer sédentaire dans les villes et se contenter de profits plus maigres, d’affaires moins considérables ; la force d’initiative et l’élasticité, qui font rebondir après chaque chute, seront moins utiles, en ce temps-là, que la patience et la persévérante lenteur… Les Américains, enfermés dans le cercle de fer, se soumettront-ils ou bien leur puissance d’expansion les entraînera-t-elle à faire la guerre au loin pour le plaisir de vaincre ?…

Ces pensées traversent rapidement l’esprit d’Étienne et ne s’y fixent pas, parce que son regard suit avec avidité la marche des aiguilles sur l’horloge du manège, Encore dix minutes ! Mais voici Mary qui l’appelle. Elle est en avance, elle aussi, et lui sourit de la tribune. Pendant qu’on selle les chevaux, il court la retrouver et il y a dans ses yeux, dans sa physionomie, dans toute sa démarche une telle ardeur, une si visible émotion que la jeune fille, un peu anxieuse, semble hésiter une minute. Puis le calme et la résolution lui reviennent et elle presse le départ. Son amazone bleu foncé très simple, son petit chapeau de feutre noir sans ornement lui vont à ravir. Un bouton de rose tremble à son corsage et la pomme d’or de sa cravache brille entre ses doigts. Deux minutes plus tard, ils chevauchent côte à côte vers Georgetown et le Potomac. Elle monte une jument bai très fine ; lui, un cheval noir aux allures énergiques qu’il retient par prudence tant qu’on est dans le faubourg, au milieu des voitures de commerçants et des enfants qui jouent. Ils traversent ensuite le fleuve sur un grand pont de bois d’aspect rudimentaire et provisoire, et se mettent à gravir par une route en lacets la colline d’Arlington.

De grands arbres aux troncs noueux jettent leur ombre sur la route ; les herbes hautes, dorées et desséchées par le soleil de l’été, s’inclinent sous la brise légère qui vient de l’océan et tout le panorama de Washington se construit peu à peu sous leurs yeux. Tous deux éprouvent la même émotion : ils savent que l’heure est venue d’une conversation décisive qu’ils désirent et redoutent à la fois. Mary, toujours résolue, prend l’initiative et, le regardant avec un sourire un peu triste, lui pose cette simple question : « À quoi pensez-vous ? » — Étienne répond : « À vous » et il ajoute plus bas, la voix subitement assourdie : « Je me demande si je dois quitter tout cela pour toujours » et son regard embrasse l’admirable paysage qui s’étend devant lui. — « Pourquoi, pour toujours ? demande Mary ; si vous partez, vous reviendrez. » — « Jamais, dit-il, à moins que ce ne soit pour vous chercher et alors pourquoi ne venez-vous pas tout de suite ? »

… Sa belle confiance s’est envolée. Il s’est éveillé ce matin avec la sensation d’un poids très lourd pesant sur lui, comme s’il savait que pendant la nuit la résolution de Mary s’était précisée et fixée ; il s’est levé, persuadé que c’en était fini du bonheur entrevu, et pourtant, quand la jeune fille lui a souri tout à l’heure, il a eu la certitude que son amour était, sinon partagé, du moins sur le point de l’être. Si donc elle le repousse, ce n’est pas le cœur qui dicte le refus, c’est la raison. Elle a réfléchi, elle entrevoit des objections très graves, des obstacles très sérieux. À lui, Étienne, de vaincre sa résistance en la persuadant. Il sera à la fois éloquent et habile, aucun effort ne le rebutera… sa résolution est si ferme, que par un subtil et mystérieux fluide, elle se transmet à l’animal que sa main conduit : le cheval noir part au galop soudainement et la jument fait un écart… La route monte toujours et l’horizon grandit autour de Washington. Ils ont remis leurs montures au pas et Étienne répète lentement sa question : « Alors, pourquoi ne venez-vous pas tout de suite ? »

Elle, sans embarras, avec une sorte de franchise tendre, répond : « Parce que je veux que vous soyez heureux et que vous ne pourriez pas l’être avec moi. » Et comme Étienne, ravi de cette parole qui est presque un aveu d’amour, s’apprête à protester que Mary, au contraire, est indispensable à son bonheur, celle-ci l’interrompt : « Je sais ce que vous allez me dire ; vous m’aimez et vous ne voyez que le présent ; moi, je suis bien tentée aussi de ne pas regarder au-delà, mais pendant que je le puis encore, mon devoir est de vous sauver malgré vous. Croyez-le, mon ami, je ne suis pas la femme qu’il vous faut. J’embarrasserais et compliquerais votre vie, au point de la stériliser. Vous ne pouvez pas devenir Américain et moi, je ne suis pas du bois dont on fait les Européennes. Un abîme plus infranchissable mille fois que l’océan sépare les Deux-Mondes, l’abîme que creusent des différences insignifiantes mais innombrables, dans la vie de chaque jour, qu’il s’agisse de choses matérielles ou de choses morales. L’existence des fiancés, des jeunes mariés même, n’est pas normale ; ils s’isolent, ils voyagent. Mais du jour où ils reprennent contact avec la société, un double accord doit exister entre eux d’abord, et puis entre chacun d’eux et leur milieu ; autrement le ménage n’est pas d’aplomb. Eh bien ! je suis sûre que nous serions d’accord vous et moi, mais nous ne pourrions pas l’être, moi avec votre milieu ni vous avec le mien. »

— « À ce compte-là, dit Étienne avec une sorte d’impatience, tous les mariages qui ont eu lieu entre des Européens et des Américaines auraient été suivis de divorces et tel n’est pas le cas. »

— « Tel n’est pas le cas, en effet, reprend la voix douce et ferme de Mary ; mais ces Américaines étaient des Européennes manquées, faites pour les horizons de là-bas, pour la hiérarchie et la complication de votre vieux monde… Si, si, insiste-t-elle, sur un geste de dénégation du jeune homme, il est comme cela, votre vieux monde, hiérarchique et compliqué. Je ne parle pas d’après le peu que j’en ai vu, mais d’après tout ce que j’en ai lu. Cela se sent si bien à travers chacune de ses productions littéraires ou artistiques, cette hiérarchie et cette complication. On ne doit pas s’étonner, d’ailleurs, qu’il en soit ainsi ; au contraire, c’est logique et même cela lui va bien. Mais il est logique aussi que le Nouveau-Monde soit différent, très simple, très près des origines, très près de la nature, tout plein de liberté vraie… Il y a ici des femmes qui n’apprécient pas cela, que cette simplicité et cette liberté ennuient. Celles-là sont contentes d’habiter l’Europe et, en général, remarquez-le, nous ne les revoyons plus ; leurs visites s’espacent de plus en plus et finissent par cesser tout à fait. Elles deviennent des comtesses si Françaises ou des princesses si Romaines que leur première patrie s’efface de leur souvenir ; et pourtant, on dit qu’elles ont grand peine à s’acclimater !… En tous cas, elles sont comme assouplies d’avance par leurs tendances Européennes : moi je ne suis pas ainsi ; il me faut la grande indépendance et la grande franchise de ce pays-ci… »

« Nous y vivrons, dit Étienne avec résolution nous y vivrons, je vous le promets et moi, je ne regretterai rien. » — Mary le remercie d’un regard ému : « Je ne puis accepter, » dit-elle. Le jeune homme s’affole, sentant combien son parti est pris, combien elle a dû réfléchir et s’interroger elle-même. Alors il devient injuste. « Vous n’avez pas de pitié ! Vous raisonnez avec une froideur qui est presque de l’ironie… Qu’est-ce que cela vous fait que je meure de chagrin ? » Elle le calme en lui donnant ses doigts gantés qu’il porte à ses lèvres et qu’il retient quelque temps prisonniers. Ils ont atteint le sommet ; des bois s’étendent devant eux, solitaires ; on peut trotter maintenant. Mary rend la main à sa jument qui s’impatiente. Bientôt les bois deviennent plus denses autour d’eux, ils se grisent de vitesse et d’air pur ; leur jeunesse goûte avidement la joie physique de l’allure accélérée et, sans oublier leurs préoccupations douloureuses, ils éprouvent comme la sensation bienfaisante d’une trève, d’un néant momentané… La course se prolonge ainsi sous le ciel bleu ; ils ne rencontrent personne ; ils ne se parlent pas ; ils échangent parfois un sourire et Étienne se prend à souhaiter de courir de la sorte longtemps, très longtemps, puis d’arriver à l’improviste au bord du vide, devant le grand canon du Colorado et d’y tomber tous deux d’une chute indéfinie, enlacés l’un à l’autre…

À présent, c’est le retour !… Ils se sont arrêtés, tout à l’heure, dans une sorte de clairière et Mary, descendue un instant, s’est étendue sur l’herbe pendant qu’Étienne tenait les chevaux. Puis, ils ont repris leur route tristement, avec l’instinct de la séparation prochaine. La jeune fille rompt le silence la première et se tournant vers son compagnon : « Étienne, dit-elle, vous m’avez offert de vivre ici, je sais que vous êtes prêt à le faire et je vous en ai une reconnaissance infinie. Je ne doutais pas de votre amour, mais il m’est très doux d’en recueillir une preuve semblable ; je ne l’oublierai jamais. » — « Alors, implore Étienne,… acceptez ! » — Non, reprend elle, car ce que vous m’offrez là, vous n’avez pas le droit de me l’offrir. Vous ne vous appartenez pas, mon ami, vous appartenez à la France et il vous est interdit de lui soustraire la force que vous représentez. Dans un vieux pays, un grand nom est une force. Je comprends ces choses, je vous assure, quoiqu’elles soient étrangères à notre civilisation. Et quand le vieux pays a besoin de se rajeunir, c’est à ceux qui portent les grands noms à l’y aider, même si cela comporte des sacrifices de leur part. Dans cette Bretagne retardataire dont vous m’avez souvent parlé et que j’aimerais à connaître, vous êtes un homme exceptionnel. Un mannequin en bois qu’on appellerait Crussène aurait de l’action sur le district, — ou ce qui, chez vous, correspond au district. Et si celui qui s’appelle Crussène, au lieu d’être un mannequin en bois, est un être vivant et jeune, intelligent, instruit, à quoi ne peut-il pas prétendre ? » — « Vous vous illusionnez, dit Étienne avec un rire amer ; il ne peut prétendre à grand chose justement parce qu’il porte ce nom. »

— « C’est vous qui vous faites des illusions, continue la jeune fille avec autorité. J’ai très bien compris, d’après tout ce que vous m’avez raconté, d’où vient votre erreur à cet égard. Votre pays est habitué à n’entendre que des paroles d’immobilité ou de réaction sortir de la bouche de ceux qui doivent le guider dans le progrès ; il est habitué à les trouver toujours en travers de toutes les innovations, de tous les changements. C’est pourquoi il se méfie, mais il n’en regarde pas moins de votre côté comme vers ses chefs naturels. Vous croyez qu’on se méfie de votre nom et c’est de votre attitude que l’on se méfie. Si vous aviez du courage, vous iriez vous mettre à leur tête ; je ne sais pas ce qu’ils demandent moi, peut-être des réformes qui ne donneront pas ce qu’on attend ; mais ils veulent du mouvement et ils ont raison ; le mouvement, c’est la vie ! »

— « Et si je faisais cela, Mary ? Si j’entrais résolument, sans hésitation, dans la lutte ; si, par là, je marquais ma liberté d’opinions et mettais mon indépendance à l’abri de toute atteinte, est-ce que vous refuseriez encore ? » Une émotion poignante lui serre le cœur ; les yeux de Mary se troublent et leur expression dément le oui faiblement prononcé, comme par acquit de conscience. Et faisant un effort sur elle-même, elle dit à son compagnon, en détournant la tête pour cacher ce qu’elle éprouve : « Étienne, il faut partir et partir tout de suite. Écrivez ce soir à votre mère pour annoncer votre arrivée et prenez le prochain paquebot. » — « C’est bien, répond le jeune homme avec une sorte de farouche énergie, je ferai cela ; mais je reviendrai. » — Mary garde le silence ; une grande fatigue a passé sur ses traits, la fatigue de la lutte intérieure qu’elle vient de fournir. Au bout de quelques instants, Étienne reprend d’une voie adoucie : « Je veux emporter de vous une double promesse. D’abord, celle de répondre à mes lettres qui seront fréquentes et dans lesquelles je vous ferai part de tout ce qui m’arrivera de bon ou de mauvais, de tout ce que je ferai ou penserai… » — Oui, dit la jeune fille, je serai votre confidente, je répondrai. » — « Ensuite, il me faut encore autre chose… je veux… être assuré… que vous n’engagerez jamais votre avenir sans… me prévenir loyalement. » — « Je vous le promets. »

VIII

Un matin d’hiver, à New-York ; il gèle. Des brumes noirâtres traînent dans les rues. Étienne de Crussène levé à 5 heures, a revêtu son costume de voyage, fermé ses malles et sa valise, avalé hâtivement un déjeuner sommaire. La voiture qui va le mener au wharf de la compagnie Transatlantique attend devant la porte de l’hôtel Victoria, et, malgré la mauvaise humeur que lui cause ce départ matinal, le portier nègre s’épanouit en un large sourire, parce que c’est l’heure du pourboire. Le hall de l’hôtel est vide, le bar voisin est vide ; vide aussi le grand trottoir à dalles grises. Étienne leur donne un regard de détresse, comme si ce décor banal, au milieu duquel se sont écoulées à peine quarante-huit heures de son existence, devait s’incruster dans sa mémoire. Il éprouve, à les voir une dernière fois, une sensation âpre et bizarre qu’il ne peut définir : ces murailles et ce pavé le retiennent positivement et d’amers regrets montent des profondeurs insondables de son âme. Maintenant Fifth Avenue défile sous ses yeux ; parait Madison Square avec ses grands arbres, la façade blanche du Fifth Avenue Hôtel, et dans l’angle, près de l’University Club, la tour de la Giralda reproduite en dimensions géantes pour servir de réclame à un établissement public où se donnent des fêtes et des concerts. Broadway, si animé le jour, est plongé dans une silencieuse obscurité où s’enfonce la perspective grise des maisons, des fils télégraphiques, des boutiques et des rails de tramways. Puis voici Washington Square avec l’arc de triomphe récemment élevé en commémoration de l’installation du premier président des États-Unis. Là se termine Fifth Avenue. Étienne se rappelle sa surprise, le jour ensoleillé du débarquement, devant l’étroitesse et l’aspect un peu provincial de cette artère urbaine, qui d’avance, s’était dessinée dans son imagination avec les proportions et les élégances d’une avenue de l’Opéra, plus large et plus brillante. Il se rappelle aussi le quartier jaune et sale qui sépare Washington Square des quais de débarquement et dans lequel la voiture vient de s’engager ; d’énormes pavés disjoints et à demi déchaussés y rendent la circulation pénible ; les façades sont étriquées, imprégnées de spleen ; de grandes baies s’ouvrent de place en place sur des espèces d’entrepôts noirâtres ; des hommes y roulent des tonneaux, y poussent des caisses. L’armature de l’Elevated[14] dépeinte, l’air inachevé, ajoute à la tristesse de ces lieux ; des locomotives l’ébranlent déjà à cette heure matinale, emplissant les rues de bruit et de fumée.

Tout à coup, un grand vide blanc ; c’est l’Hudson ! La rive d’en face, lointaine, se devine plutôt qu’elle ne s’aperçoit. Sur le fleuve, le mouvement se forme. Les ferries[15] se mettent en route vers Jersey City ou abordent, portant des camions chargés, des charrettes et toute une population d’ouvriers et de petits employés allant à leur besogne quotidienne. Ces ferries ont, dans le brouillard, de vilaines silhouettes de monstres antédiluviens et leur sifflement, une tierce infernale et rauque qui s’entend de toute la ville, ajoute à l’impression d’effroi que cause leur vue. Le quai large et mal tenu, encombré de planches empilées, de cordages, de matériaux de tous genres, est bordé par la ligne misérable des restaurants à bon marché, des bars de matelots, des baraques de planches. En face sont rangés les wharfs des grandes compagnies, énormes pontons aux toitures arrondies sous lesquelles s’engouffrent pêle-mêle, à l’arrivée et au départ, les marchandises et les voyageurs.

Celui de la compagnie Transatlantique, peint en rouge brun, est, ce matin, le centre de l’activité : par dessus sa carapace disgracieuse, on aperçoit les mâts de la Champagne, portant le pavillon postal, le guidon de la compagnie et le drapeau étoilé des États-Unis ; à l’arrière, flotte un grand drapeau tricolore. C’est celui-là que vont chercher les regards d’Étienne et une foule de pensées émues se pressent dans son esprit : la fierté de pouvoir se réclamer dans le monde de ces trois glorieuses couleurs, l’inquiétude vague de la lutte qu’il va entreprendre, le regret de la belle vie libre et mouvementée qui prend fin, et cet autre regret, bien plus amer, que laissent en lui les souvenirs des derniers jours, le rêve si rapidement éclos, si brusquement évanoui..… Le reflet blanc qui passe, encadré dans le rouge et le bleu de l’étendard national, prend un sens caché à ses yeux et représente la ligne droite et franche qu’il suivra désormais, soutenu par le courage et par l’espérance puisés ici. Autour de lui, c’est un chaos babélique ; passent des émigrants qu’on rapatrie, des Français rieurs, de grands Américains secs, des Allemands à lunettes. Un landau attelé de chevaux noirs vient se ranger tout contre la passerelle. Par les ouvertures percées dans le flanc du wharf, sortes de ponts-levis qui s’abattent au dehors, retenus par des chaînes, on voit la muraille métallique du paquebot… Une cloche sonne… Étienne monte à bord et, après avoir donné un coup d’œil rapide à sa cabine pour s’assurer que tout est en place, que ses bagages sont au complet, il va s’établir sur le pont d’où il regardera fuir New-York et le Nouveau-Monde.

Comme il fait gris et froid ! Ce climat est traître : 6 degrés au-dessous de zéro ; hier, il y en avait dix au-dessus. Étienne revoit rapidement l’emploi de sa dernière journée d’Amérique. L’avant-veille, il avait traversé l’Hudson presque à cette même place, arrivant tout droit de Washington et son après-midi s’était passée à faire des courses. Hier, libre de son temps, il a erré dans Broadway pour se distraire, est entré dans un musée ; plus tard, après le luncheon, il s’est rendu à Central Park et s’y est promené longtemps ; les feuilles tombaient ; elles formaient à la surface du petit lac des amas jaunâtres, semblables à des algues trop lourdes, pesantes sur l’eau. Les routes de Central Park étaient à peu près désertes ; les bruits confus de la ville se mêlaient en une sorte de clameur humaine, sourde et continue. Après avoir été jusqu’au bout du parc, là où les maisons du nouveau New-York parsèment de grands terrains vides encore semés de roches, Étienne, le cœur serré par le départ et la nuit, est revenu à pied le long de Fifth Avenue. Sur sa route, la cathédrale catholique de Saint-Patrick s’est dressée, toute blanche dans le crépuscule, assise comme un grand fantôme gothique dans sa robe de marbre. Il est entré ; la nef était noyée d’ombre. Entre les bancs de chêne sculpté s’allongeait jusqu’au sanctuaire un dallage précieux, à demi recouvert par une bande de pourpre ; quelques lumières brillaient au fond vers l’autel, faisant luire l’or des flambeaux, les broderies du trône archiépiscopal et le chaînon d’un lustre suspendu à l’entrée du chœur.

Une grande paix tombait des voûtes sereines, un harmonieux silence emplissait l’église. Étienne a prié avec une ferveur inaccoutumée et puis sa prière s’est perdue en une rêverie très douce à travers laquelle passaient des figures aimées, des scènes de son enfance, les impressions récentes de son voyage..… Mais lorsqu’il s’est retrouvé dehors très tard, et qu’il a vu s’évanouir derrière lui la silhouette des grands clochers blancs, une interrogation obsédante et douloureuse s’est emparée de lui. Reviendra-t-il jamais ? Reverra-t-il jamais ce qui l’entoure ce soir ? La question s’est posée, indéfiniment, comme un refrain de cauchemar, et son regard avide s’est appesanti sur les objets les plus insignifiants comme pour les saisir et en emporter une image précise. Avec inquiétude, il a compté chacune des rues transversales, identiques et banales, qui se montraient un instant à lui ; il a compté les heures qui le séparaient du départ, anxieux comme le condamné à mort supputant ce qui lui reste à vivre. Et s’étant trouvé ridicule, il a cherché à se secouer, à reconquérir son calme d’homme fait… Mais l’obsession était la plus forte. Ah ! cette dernière soirée, comme elle a été pénible et sotte ! Le dîner solitaire chez Delmonico, puis Madison Square traversé en rentrant avec son asphalte bizarrement tatoué par le découpage noir des feuillages qu’éclairent, de haut, des lunes électriques énormes, puis la rentrée dans la petite chambre d’hôtel qui sent l’hôte d’un jour, avec les malles restées fermées et la chaise de bord repliée dans un coin, évocation des longues traversées — tout cela lui revient, mêlé au rappel d’une nuit agitée, coupée de brusques et fréquents réveils, d’alertes agaçantes, provoquées par une crainte nerveuse de manquer le paquebot.

Il y est enfin, sur ce paquebot. Le dernier câble qui le rattachait au rivage vient d’être filé. La Champagne descend l’Hudson lentement avec un luxe de sifflets stridents. Là-bas, sur le wharf, on voit des petits drapeaux Français et Américains qui s’agitent, des mouchoirs qui disent adieu, des chapeaux qui se démènent en l’air, toutes les manifestations émues qui accompagnent les départs maritimes, bien autrement solennels que ceux dont une gare de chemin de fer est le théâtre ; les voyageurs que le navire imprudent et superbe entraîne vers la pleine mer ont bien 99 chances sur 100 d’arriver à bon port ; mais la centième leur promet une effroyable catastrophe.… Et New-York défile le long du fleuve : d’abord les constructions géantes du bas de la ville avec des dômes, des campaniles et des réclames aériennes dont les lettres sont posées sur un treillis de fer, puis la Battery et son quai circulaire d’où jadis on guettait les grands voiliers et les nouvelles d’Europe, si lentes à venir, et le pont suspendu de Brooklyn qui, derrière la Battery, raye soudain le ciel de ses fils innombrables.… Maintenant tout cela s’abaisse à l’horizon, dans le cadre merveilleux de la baie, sillonnée de navires et, au premier plan, surgit une apparition fantastique, un spectre de bronze couronné de glaives, le bras tendu vers les hauteurs irréalisables : c’est l’image de la France, dressée dans un sublime élan d’enthousiasme, sur ce rocher d’avant-garde.

Une heure plus tard, du pont de la Champagne, on n’aperçoit plus qu’une ligne basse et jaunâtre qui semble flotter sur l’eau, comme un grand radeau en dérive… dernière vision d’un continent immense, peuplé de millions et de millions d’hommes. Étienne, absorbé dans sa contemplation, ne peut détourner les yeux de cette bande de terre vers laquelle il devine que sa pensée s’envolera bien souvent quand il aura atteint l’autre rive, la rive des granits celtes. Il lui semble que, perdu dans la nuée, il voit s’enfoncer au-dessous de lui la terre Américaine, baignée par ses deux océans, avec ses grands fleuves, ses chaînes de montagnes parallèles, ses lacs, ses cités populeuses et les restes de ses forêts sombres qui servirent d’asile aux Indiens, jadis. Les cultures se rétrécissent, les monts s’abaissent, les fleuves deviennent des ruisseaux, les forêts ne sont plus que des taches et tout cela s’abime sous les eaux, sous les vagues verdâtres frangées d’écume. L’horizon liquide est devenu un cercle parfait dont la Champagne est le centre et qui va se déplacer avec elle, et l’enserrer, sept jours durant.

À bord, l’installation va son train : les habitués se choisissent une bonne place à table et retiennent une heure commode pour le bain quotidien. Dans leurs cabines, ils ont vite fait de mettre chaque objet à la place qui convient et de ranger à portée le linge et les vêtements dont ils auront besoin pendant la traversée. La cloche qui chante les heures lentes et celle, guillerette, qui sonne les repas, commencent à se faire entendre ; des enfants jouent sur le pont et, en prévision du mal de mer, des dames sont étendues déjà, sous leurs plaids épais, regardant d’un œil mélancolique l’onde glauque et maussade. À l’arrière, Étienne contemple le sillage blanc qui se perd au loin, comme un câble mystérieux dans le vide infini..…

DEUXIÈME PARTIE

i

Sur un contre-fort des montagnes Noires, cette épine dorsale de la péninsule armoricaine, au milieu d’une forêt de quinze cents hectares, le château de Kerarvro dresse ses hautes tours et ses pignons gothiques. La montagne, à cet endroit, forme un plateau dont on a fait une vaste clairière. De grandes pelouses, soigneusement entretenues et semées d’arbres rares, un petit étang, des allées sablées donnent à cette clairière l’aspect paisible et rassurant d’un parc anglais. Mais tout autour, dessinant un cercle agressif, la forêt se dresse, l’air méchant. Et c’est là une apparence trompeuse, car elle est, au contraire, pleine de grâce et d’abandon. Elle se laisse envahir par des mousses très fines, de petites fleurs pâles et toutes sortes d’herbes remuantes qui s’agitent follement quand le vent passe. Point de futaies noires ni de taillis étouffés ; le soleil peut envoyer partout ses rayons ; on dirait une société bien organisée, assurant à chacun sa part légitime de bien-être et d’espace et rendant inutile la terrible lutte pour la vie. Çà et là, de grands rochers sortent de terre ou bien des sources jaillissent, descendant avec de petits bonds gracieux vers la rivière qui coule rapide, au fond d’un beau vallon très large que la forêt emplit tout entière. À droite, à gauche, devant, derrière, s’étend son grand manteau vert ; et de l’autre côté du vallon, sur une crête parallèle à celle qui porte le château, le grand manteau cesse brusquement ; il fait place à des landes rouges où les Korrigans sont réputés tenir, le premier soir de la lune de janvier, une assemblée plénière, dans laquelle ils arrêtent les méfaits qu’ils commettront pendant l’année. Ces landes sont le point le plus élevé du pays ; du gros dolmen qui en occupe le centre, un panorama inattendu se révèle aux regards. Au premier plan, la forêt, et, sortant de ses flots sombres comme des mâts de navires enlisés, les paratonnerres et les girouettes armoriées de Kerarvro ; plus loin sur la lisière, les maisons du village semblables à un amas d’épaves grises et puis, au-delà, une région tourmentée, l’ondulation rousse des landes, coupées par de grandes failles rocheuses, tachetées d’ajoncs ; et tout au loin, la ligne pâle de l’océan bordant le vide du ciel.

Sur ce paysage s’opèrent d’étonnants jeux de lumière. Tantôt le soleil, s’échappant des brumes, enflamme quelque détail inaperçu qui prend un relief soudain, tantôt on voit glisser sur le sol l’ombre rapide de quelque nuage, et cette ombre qui court rend les landes plus rouges et la verdure plus noire. Un chemin s’enfonce là-bas, derrière un repli de terrain ; on en distingue les ornières et les cailloux ; une ferme se montre près d’un bouquet d’arbres et les pauvres vitres irrégulières de la façade flambent un instant. L’atmosphère passe d’une transparence fine à une opacité lourde, au hasard des fortes brises qui se croisent, luttent et se repoussent au-dessus les unes des autres, apportant l’odeur grisante de la houle et du varech ou bien les parfums de la terre et des herbes.

Malgré sa sauvagerie, ce coin de Bretagne est doux et apaisant. Depuis qu’il est de retour au pays natal, Étienne de Crussène a pris l’habitude de venir là chaque jour ; et quels que soient les ombres et les reflets, le paysage se trouve toujours en harmonie avec l’état de ses pensées. C’est un conseiller intime qui lui parle tour à tour de bravoure, d’espérance, de philosophie… Et Étienne a très besoin qu’on lui parle de cela, car son cœur commence à se déchirer. Il est retombé très vite dans la notion douloureuse de sa situation exceptionnelle et n’a pas su encore mettre un peu d’ordre au travers de ses pensées. Un tableau revient, sans cesse, la nuit dans ses songes, le jour dans ses rêveries ; la terre d’Amérique fuyant toute basse à l’horizon et le grand steamer labourant les flots et s’enfonçant dans l’espace vide. S’il dort, la vision l’éveille, tant elle s’accompagne d’une désespérance aiguë. Au regret d’avoir perdu des illusions qui le soutenaient s’ajoute le sentiment qu’il a, là-bas, entrevu le bonheur et l’a laissé échapper…

Le retour n’eût pas cette tristesse. À bord, dès le second jour, il s’était remis d’aplomb, tournant plus facilement qu’il n’aurait cru son esprit vers l’avenir, vers la France et les obligations qu’il allait s’y créer. Mary avait bien raison de réclamer de lui des actes virils. Comment même, avait-elle pu se montrer si indulgente, si aimante, elle qui devait forcément le considérer comme un homme incomplet, sachant voir et ne sachant pas agir. L’Atlantique, par son extrême monotonie, détendait ses nerfs et, nul obstacle n’arrêtant jamais son regard sur la plaine liquide, il ne s’en élevait pas non plus dans son esprit, par rapport à ses projets. Tout s’abaissait, se nivelait, laissant le champ libre à sa générosité et à ses efforts. Et un plan, alors, s’était échafaudé en lui, très méthodiquement, aussi rythmé que ces vagues qui le balançaient, aussi régulier et uni que les planches identiques du pont sur lequel il se promenait chaque matin. C’est à la Bretagne qu’il se consacrerait. Il ne chercherait pas à Paris un centre d’action, un levier — dans ce Paris où versent toutes les ambitions que ne contente pas la possibilité du bien à réaliser en province. Il ferait de son canton, le canton modèle — et peu à peu de son département tout entier, le département modèle. Que d’œuvres à créer, œuvres d’union, d’assistance, d’enseignement… Cours pour les adultes, mutualité, hygiène… Ces choses naissent si facilement en Amérique. Pourquoi ne naîtraient-elles pas de même dans les coins du vieux monde, là précisément où l’on est simple !… C’était un des caractères qui l’avaient le plus frappé en Amérique, la simplicité : simplicité dans la conception et dans l’exécution, simplicité dans le but et dans les moyens. Et il oubliait de quelle matière différente était faite la simplicité de sa Bretagne, qu’il rapprochait de celle de là-bas, sans se la rappeler. Entre les deux, il y avait des abîmes sans fond qu’il n’apercevait plus, comme si la jeune civilisation et l’antique passé eussent pu se rejoindre ainsi par dessus la complexité des âges intermédiaires.

Hâlé par les vents furieux qui se battent sur l’océan, calmé par les longs sommeils et les siestes en plein air, rendu dispos par huit jours d’inaction, Étienne était débarqué au Havre, anxieux de rallier Kérarvro, comme un officier exact qui est pressé, à l’expiration de son congé, de regagner sa garnison. Il n’évita point Paris parce que le chemin le plus court du Havre à Brest n’est pas la ligne droite. Mais il sauta de la gare Saint-Lazare à la gare Montparnasse, sans autre souci que celui de dîner dans un restaurant hâtif de la place de Rennes, et vingt-quatre heures ne s’étaient pas écoulées depuis qu’il avait quitté le pont de la Champagne, que les paysages familiers du pays natal défilaient sous ses yeux par les portières du train. À six heures du matin, il avait entrevu Saint-Brieuc à travers le crépuscule tenace des matins d’hiver et la « dame » du buffet, en l’apercevant, avait laissé échapper une exclamation de surprise. C’était une veuve pour qui, disait-on, la vie avait été dure. Grande, l’air tragique, toujours vêtue de noir et le visage impassible, elle était connue de tous les habitués de la ligne, mais se déridait rarement et causait le moins possible. En somme, on ne savait rien d’elle, si ce n’est que son buffet était bien tenu et que derrière son comptoir, elle ressemblait à une statue de la Destinée. Pour Étienne seul, elle savait sourire ; peut-être lui rappelait-il quelques heures de joie dans un passé sombre. « Vous voilà revenu, monsieur le marquis, dit-elle, en lui versant du café au lait et en plaçant deux brioches sur une assiette, sans même lui demander ce qu’il voulait prendre ; Dieu soit loué, qui vous a ramené sain et sauf à travers ces vilains océans ! » et elle eût un geste vers Brest, une sorte de cercle maudit que sa main traça très vite, nerveusement, tandis qu’un peu de haine et de peur passait sur ses traits. Étienne avait essayé de plaisanter, mais la pensée de la mer avait de nouveau figé le visage de l’étrange créature et ce fut d’une voix brève, presque dure, qu’elle dit comme se parlant à elle-même : « Les Bretons font mieux de ne pas sortir de chez eux ; il n’y a rien de bon pour eux hors de Bretagne ! »

Quelle étrange impression il ressentit soudain de cette parole ! Au lieu de le contrister, elle lui fit chaud au cœur. Il éprouva un confort inattendu à sentir la terre Bretonne sous ses pas et une sorte de violent désir de s’y renfermer, corps et âme, et de ne la plus quitter ; il lui vint une vision de l’existence d’autrefois, des ancêtres stagnants qui vécurent toute une vie dans cette enceinte provinciale et s’y trouvèrent à l’aise : il entrevit le néant de sa lutte pour gagner le large et s’y perdre sans doute dans le remous des tempêtes prochaines. Placé là par la destinée, avec des devoirs et des droits, des facilités et des chances de bonheur tranquille, qu’avait-il à vouloir, au lieu de ces privilèges, les problématiques avantages après lesquels courent, souvent en vain, ceux que le sort a moins bien traités !

Et comme il était encore enfant, très mobile, prompt à se donner tout entier aux impressions du moment, il songea à ce qui l’attendait derrière les collines basses qui, aux approches de Guingamp, se dessinaient sur la gauche, dans la tristesse du jour naissant. Il allait retrouver le grand château aimé et la forêt, si jolie en hiver, avec le fouillis de ses branches grises, de toutes les nuances de gris, depuis le gris de fer aux ombres bleues jusqu’au gris perle aux reflets roses. Il allait revoir son cheval, ses chiens, les gardes, le village où chacun le saluait d’un bonjour amical. Il allait retrouver sa chambre tendue de rouge et ornée de gravures anglaises du siècle dernier, avec de grandes peaux d’ours blancs trainant sur le parquet et le petit fumoir en rotonde qu’il s’était arrangé dans une tour. Que de bonnes heures il avait passées là, les soirs de chasse, délicieusement moulu, se rôtissant les jambes devant un feu pétillant. Il songea avec un plaisir puéril à ses vêtements de gentilhomme campagnard qu’il allait endosser de nouveau ; nulle tenue ne valait celle-là : la blouse à plis en gros drap souple et les hautes bottes en cuir fauve. Sa main se crispa, par avance, autour de son fusil dont le canon luisait si joliment dans le taillis, qui s’armait presque tout seul et ne pesait point sur l’épaule..… Il s’alarma seulement en notant que sa hâte de retrouver tout cela était dominée par une sorte d’inquiétude qui paralysait son désir de revoir sa mère : sa mère qu’il aimait tant et dont à plus d’une reprise l’absence lui avait semblé pénible à porter.

Alors il s’interrogea curieusement et, sur la lisière de sa forêt Bretonne, il entrevit l’agitation des cités Américaines et, derrière le visage de la marquise, les traits fins de Mary ; ces deux visages chéris étaient troublés tous deux et d’un trouble contraire ; il eût conscience que, désormais, il ne pourrait les voir s’éclairer ensemble et qu’une terrible alternative allait, plus que jamais, déchirer sa vie. À travers les vitres, la campagne s’éclairait ; il savait les noms des villages, des coteaux, des petits ravins, de tout ce qui passait. À Plouaret, le chef de gare vint lui serrer la main, avec cette jolie familiarité Bretonne où tant de tact et un tel sentiment des distances s’allient à un esprit si nettement égalitaire. Puis enfin, ce fut Morlaix. Le train passa sur le grand viaduc à deux étages qui domine la petite ville, si pittoresquement installée dans son étroit vallon. D’un regard, Étienne surprit à gauche l’amusant dédale des vieilles demeures, grimpant les unes sur les autres et à droite, le canal aux quais de pierres grises, s’en allant porter à la mer le reflet paisible des coteaux qui l’enserrent. Il eut souhaité d’apercevoir la pointe élancée du fameux Creizker qu’il devinait très proche, dominant de sa majesté grave le bourg endormi de Saint-Pol-de-Léon.

Il quitta là le train de Brest et monta dans le petit chemin de fer qui va de Morlaix à Carhaix ; son impatience croissait. Le trajet dura une heure et quart. On s’enfonçait de plus en plus dans le centre de l’Armorique. Aux stations, très fréquentes, le costume local dominait et les mots Français se faisaient de plus en plus rares. Étienne prêtait l’oreille avidement à ce parler à la fois doux et rude, si bien approprié à la Bretagne dont les herbes odorantes poussent sur un sol de granit. À Poullaouen, il se sentit arrivé et d’un bond fut dans la cour de la gare, où sa petite charrette anglaise l’attendait. Il l’avait demandée spécialement afin d’être plus vite rendu à Kerarvro. Il échangea de rapides poignées de mains avec de vieux Bretons qui se trouvaient là et soulevaient d’un air content leurs larges chapeaux ronds. Il remit au charretier, qui conduisait le char à bancs, son bulletin de bagages, prit avec lui sa valise et saisit les rênes des mains de Jean-Marie.

Jean-Marie était son frère de lait et vivait auprès de lui sur un pied de respectueuse camaraderie. C’était un joli garçon, très blond avec des yeux bleus étonnés et un rire enfantin et sonore. Il avait reçu, par les soins de la marquise, une instruction assez complète et selon l’expression d’Étienne, « devinait le monde bien au-delà de ce qu’il en comprenait ». Aussi les deux jeunes gens causaient-ils ensemble sur toutes espèces de sujets. Très avisé, Jean-Marie vît tout de suite qu’Étienne était heureux de revenir et laissa éclater sa joie ; il avait eu peur et le disait naïvement : « Voyez-vous, monsieur Étienne, vous étiez agité avant de partir et j’étais inquiet qu’on ne vous change en route et que vous ne vous trouviez bien de vous transplanter comme ça. » — « À quoi penses-tu ? répondit le marquis en riant ; est-ce qu’on transplante les Bretons ? Quand ils s’en vont ils reviennent toujours. Et tiens, madame Leloup m’a dit ce matin qu’ils feraient mieux de ne jamais sortir de chez eux ; c’est ton avis alors ? » — « Ah ! cette vieille, dit Jean-Marie, vous, ne savez pas ce qu’elle m’a questionné sur vous, un jour que j’ai été à Saint-Brieuc, pendant votre voyage. Jamais elle n’avait tant parlé. M. d’Halgoet en était stupéfait. Moi je trouve qu’elle sent le roussi, cette dame noire. M. le Recteur de Plourin a dit, une fois, qu’elle avait fait une promesse au diable et cherchait à la racheter avec des mortifications. » — « Tu ne crois pas cela, n’est-ce pas, Jean-Marie ? Tu sais bien que ce sont des bêtises », fit Étienne. Et pour toute réponse, Jean-Marie haussa l’épaule avec un rire muet au coin de la bouche, l’air de dire : Bah ! Est-ce qu’on sait ce qui se passe entre ce monde-ci et l’autre ! Ça peut être des blagues et ça peut être vrai.… Et toute la philosophie du peuple Breton, où tant de scepticisme se mêle à tant de superstition, se profilait sur ce visage juvénile.

Ils parlèrent au hasard de cinquante choses proches et lointaines ; la jument semblait éprouver une hâte extraordinaire et grimpait les côtes tout d’une haleine, pressée d’arriver, elle aussi. Elle salua d’un hennissement joyeux l’apparition de la forêt qui se montra à un détour de la route. On la voyait, d’en bas, en amphithéâtre, avec la vallée qui la divise et bientôt, on atteignit les premiers arbres. À gauche, soudain s’ouvrit une clairière au milieu de laquelle s’élevait une courte pyramide de marbre blanc, très simple ; point de sculptures ; rien qu’une guirlande de laurier tournant autour du socle que traversait une palme. Sur la pyramide, étaient inscrits ces mots : Étienne-Louis-Raoul, marquis de Crussène, tué à Loigny, le 2 décembre 1870. Ce n’était pas un tombeau, mais un monument commémoratif que la marquise avait élevé, en mémoire de son mari, à l’entrée de leur domaine. Étienne arrêta la charrette, descendit, ôta son chapeau, s’agenouilla un instant et déposa un baiser sur le marbre. Jean-Marie ému le regardait. Puis la voiture les emporta vers le château dont un pignon se montrait maintenant au-dessus d’eux, à travers la futaie dépouillée.

La route s’élève en pente douce, le long du promontoire boisé sur lequel Kerarvro est bâti : à gauche, il y a la rivière, puis la masse de la forêt emplissant le vallon et couvrant les crêtes. Bientôt la montée s’accentua. Étienne jeta un regard derrière lui. Le paysage montait aussi, découvrant de grands espaces. La limpidité d’une atmosphère hivernale donnait aux lignes un aspect assagi et définitif. Onze heures sonnèrent à l’horloge des Écuries et les tintements arrivèrent aux oreilles d’Étienne, malgré la distance, comme si les bâtiments encore invisibles eussent été tout voisins ; les onze coups tombèrent dans la forêt comme des sons mystérieux ; Jean-Marie rêvait et le cœur de son compagnon battit au tournant du chemin. Il y a là deux grands rochers qui semblent monter la garde sur un seuil enchanté. Dès qu’on les a passés, tout change : à la nature inculte se substituent les raffinements du parc.

Les roues de la charrette anglaise crièrent sur le gravier. Au bout des pelouses, la masse imposante du château apparut : un grand corps de bâtiment avec deux ailes d’inégale importance, terminées par des tours et reliées, entre elles, par une terrasse bordée d’une balustrade de pierre ajourée, de grands toits coupés de cheminées et de fenêtres à fines dentelures ; sur les murailles sobres d’ornements, un simple semis alterné d’hermines et de fleurs de lis sculptées dans le granit gris et, au centre de la façade, les armes des Crussène, un lion portant un glaive avec leur devise : Cruce et gladio par la croix et l’épée !

La marquise avait aperçu la voiture par une des fenêtres de son boudoir, comme elle se préparait à aller au devant de son fils, qu’elle n’attendait pas si tôt. Elle descendit bien vite et arriva sur le perron en même temps qu’Étienne y posait le pied. Deux larmes joyeuses brillaient dans ses yeux et elle lui tendit les bras avec une tendresse inexprimable. Puis tous deux, sans se parler encore, entrèrent dans le Hall. C’était une pièce très haute, lambrissée : un escalier monumental en bois sculpté en occupait le fond ; une verrière énorme l’éclairait ; des armures étaient dressées contre les lambris ; un tapis rouge couvrait les marches de l’escalier et, du plafond à solives, descendait un lustre de cuivre. La marquise, la main sur l’épaule d’Étienne, ouvrit une porte et entra dans un salon tendu de tapisseries à personnages. Cette pièce donnait sur la terrasse : un palmier géant se trouvait dans un angle près d’un piano à queue recouvert d’une étoffe précieuse à broderies multicolores. Le feu flambait dans la cheminée de chêne ; des fleurs, des livres, des journaux, un ouvrage à l’aiguille posé sur un fauteuil, tout indiquait qu’ici Madame de Crussène avait établi le centre de son existence quotidienne. Le salon communiquait avec un autre, beaucoup plus vaste, qu’ornait une série de portraits de famille, mais dans lequel on ne se tenait pas habituellement ; au-delà il y en avait encore un troisième qui n’avait jamais été meublé ; puis la salle à manger et le billard reliés au Hall par une galerie.

La marquise, maintenant, regardait son fils et le trouvait un peu changé sans trop savoir en quoi. Étienne aussi songeait que sa mère n’avait pas tout à fait son expression accoutumée, mais cette impression fut courte : la joie du revoir leur suffisait. Rien ne troubla la sérénité de cette journée. Étienne courut partout, visita la maison de la cave au grenier, parla à chacun, depuis les aides-jardiniers jusqu’à la fille de cuisine, caressa Rob Roy et informa Perros, qu’il irait, le samedi suivant, manger chez lui des crêpes de blé noir en manière d’apéritif avant le déjeuner. Tard, comme le soleil se couchait, il alla au village, entra un moment chez le Recteur qui fumait une pipe, assis sur une marche de son escalier, serra la main du maire, puis celle du maître d’école, recueillit les bénédictions de toutes les vieilles femmes qu’il rencontra, refusa cinq verres de cidre et trois tasses de café et poussa, enfin, jusqu’à la ferme de Pierre Braz qui s’était obstiné à ne pas marier sa fille tant que Monsieur le Marquis ne serait pas de retour.

Là, il fallut bien accepter de boire du cassis à la santé des futurs époux. Les fiancés rayonnaient : Pierre Braz bavardait. Étienne eut toutes les peines du monde à s’échapper ; il prit sa course le long d’un sentier dont il connaissait les moindres détours. La nuit était profonde. Sous les pas du jeune homme craquaient les branches mortes et les feuilles sèches : il manqua de renverser un vieux bucheron, un peu ivre, qui rentrait chez lui en caressant une bouteille vide et en lui chantant une chanson à boire. « Eh bien, père Yvon, cria Étienne, qu’est-ce que vous racontez donc à votre bouteille ? Dépêchez-vous de filer ; le grand Goeland est dehors ! » Le grand Goeland était un immense oiseau avec des ailes de fantôme qui courait, la nuit, à hauteur d’homme, dans les bois et dont l’attouchement était mortel. L’ivrogne saisi, jeta la bouteille et détala. Étienne s’arrêta pour mieux rire ; il se trouvait tout près de la lisière. À deux pas de lui le sentier débouchait sur les pelouses qui entouraient le château. Il aspira l’air frais très doux, un peu humide ; il s’étonna de le trouver si différent de l’air sec et excitant de l’Amérique auquel il s’était très vite habitué. Puis il reprit sa marche et vit, de loin, les trois fenêtres de sa chambre et de son fumoir éclairées. Après avoir fait du feu et allumé les deux lampes, le domestique avait oublié de fermer les volets.

Quand il eut atteint le perron et mis la main sur la grosse poignée ciselée de la porte monumentale, avant d’entrer, il leva les yeux et regarda en l’air. Les étoiles brillaient, plus discrètement que là-bas, avec un peu moins d’éclat, mais peut-être avec plus de charme ; en tout cas, c’étaient les mêmes. Il fut saisi de cette pensée que son long voyage ne l’avait pas même fait changer de cieux. La grande Ourse l’avait suivi. En rêveur, amant des astres et de la nuit, il l’avait souvent cherchée à travers les azurs lointains ; il se rappelait la position qu’elle occupait le soir de son arrivée à New-York et une autre fois, du haut de la terrasse Dufferin à Québec, et encore, au Niagara, sur le bord de la chute. Il avait souhaité, ce soir-là, être sur le perron de Kerarvro, devant l’horizon familier et voici qu’il y était revenu à bon port… seulement dans l’intervalle, des choses s’étaient passées… et la grande Ourse évoquait maintenant K. Street : de là, en remontant vers l’hôtel Normandy, il l’avait vue maintes fois danser devant lui au-dessus de Mac Pherson square.

Le dîner fut gai ; la mère était satisfaite de regarder son fils et lui se contentait d’entendre sa voix, une voix admirablement timbrée qui avait bercé son enfance et dont la musique le charmait. La chronique locale fit tous les frais de la conversation. Ce fut seulement quand ils se retrouvèrent dans le salon aux tapisseries qu’un silence gênant s’établit entre eux. Étienne attendait et redoutait cette simple question : Pourquoi es-tu resté si longtemps à Washington ? Il savait que ces interrogations simples et droites étaient dans les habitudes de la marquise et elle les accompagnait toujours d’un regard aigu qui se posait sur vous avec la franchise indiscrète d’une projection électrique. Mais, cette fois, Madame de Crussène ne formula point la pensée que son fils lisait sur son front un peu soucieux ; d’un accord tacite, le mot d’Amérique ne fut même pas prononcé entre eux. Étienne ne poussa pas ses récits au-delà de la traversée dont il narra, avec complaisance, les menus incidents ; comme si sa mère eût été suffisamment renseignée sur la fin de son séjour aux États-Unis par la dernière lettre, écourtée et banale, qu’elle avait reçue de lui.

De bonne heure, ils remontèrent dans leurs chambres. Étienne était fatigué de sa nuit passée en wagon et bâillait avec une persistance juvénile. Quand il fut rentré chez lui, pourtant, il ne se coucha pas. Il plaça de biais, près des fenêtres, une grande table sur laquelle se trouvait, à côté des livres et des journaux sortis de sa malle de bord et de sa valise, un vase rempli de grosses chrysanthèmes blanches. Il s’assit devant cette table, comme il s’asseyait là-bas, devant son bureau de l’Hôtel Normandy ; puis il tira de son portefeuille une photographie et la regardant, il pleura.

II

La marquise de Crussène avait vu, à vingt-deux ans, une catastrophe effroyable briser sa vie. Le désastre qui s’abattait sur la France la laissait veuve d’un homme qu’elle aimait et près de qui elle n’avait vécu que deux printemps : elle restait seule avec un grand nom à porter, une grande fortune à gérer et un enfant de dix mois à élever. Sa jeunesse avait été triste. Elle l’avait passée toute entière avec sa mère, la comtesse de Lesneven, dans ce même Kerarvro qui n’était pas encore restauré. La forêt entourait le vieux château : à travers les murs trop épais, les fenêtres trop étroites retenaient la lumière ; les appartements étaient délabrés ; sur tout cela, pesait l’histoire du terrible abbé et de sa damnation. Madame de Lesneven, qui était d’un caractère faible, craignait d’être damnée par contact et multipliait les œuvres pies et les pratiques d’austérité sans se préoccuper de la belle jeune fille qui grandissait à ses côtés. Elle avait eu la douleur de perdre successivement son mari et ses deux fils et, pour apaiser la colère divine qui s’attardait sur sa famille, elle eût volontiers permis à la fille qui lui restait de se cloîtrer. Le couvent, c’eût été la sécurité pour ce monde et pour l’autre : la paix ici-bas et le salut dans l’éternité. Mais Thérèse de Lesneven n’avait pas la vocation. Le grand air de Kerarvro, les longues chevauchées, la surveillance des cultures et de la taille des bois qu’elle s’était attribuée, lui avaient fait une santé robuste : elle voulait vivre. Un cousin de Madame de Lesneven, le duc d’Halluin qui l’admirait, entreprit de la marier à son neveu, le marquis de Crussène, orphelin, héritier d’une fortune superbe et, comme on disait au temps jadis, « cavalier accompli ». Mais, vraiment, un sort tragique s’opiniâtrait sur la descendance des Lesneven. La comtesse s’était laissée persuader : elle avait accueilli à Kerarvro son cousin et le futur gendre qu’on lui amenait. Quarante-huit heures ne s’étaient pas écoulées depuis leur arrivée et, déjà, il était visible que les deux jeunes gens se plaisaient et allaient s’éprendre l’un de l’autre, lorsque Madame de Lesneven fit une chute terrible dans le vieil escalier de pierre aux marches usées par le temps : la fièvre la prit, une congestion se déclara qui l’emporta en quelques heures.

Lorsque, le lendemain de l’enterrement, M. de Crussène quitta Kerarvro, le regard de Thérèse, au moment du départ, lui fit comprendre qu’il était agréé avant même d’avoir fait sa demande.

Peu après, le duc d’Halluin emmena la jeune fille dans sa terre du Berri. Ce fut là qu’elle passa les six premiers mois de son deuil, comblée de soins et de douces prévenances, entourée de toutes les distractions que comportait sa situation. Son fiancé vint la voir et ses visites, de plus en plus fréquentes, la firent s’épanouir au contact d’un monde nouveau, ensoleillé et fleuri, qui se révélait à elle. Le mariage eût lieu à Paris, dans une intimité imposée par les circonstances et la lune de miel s’écoula dans un coin perdu des rivages Bretons, où s’était trouvée à louer une jolie maison, bâtie par un riche industriel nantais qui s’en était dégoûté, aussitôt après avoir satisfait son caprice. Les fenêtres s’ouvraient sur un admirable paysage de mer, toute la baie de Concarneau cerclée de verdure ; les vagues venaient mourir au fond d’une crique où descendaient des chênes dont les racines semblaient se mêler aux algues.

De là, on pouvait se rendre à Kerarvro qu’une armée d’ouvriers transformaient déjà. Dès la fin de l’été, ils allèrent s’y installer et surveillèrent eux-mêmes les derniers travaux et l’ameublement. L’architecte avait fait merveille ; on avait construit une quatrième tour, haussé les toitures, rafraîchi et sculpté les granits, modifié la distribution intérieure, relié les deux ailes par une terrasse ; on élevait maintenant des communs d’un style élégant et tout moderne qui contrastait joliment avec la majesté antique du château lui-même. La forêt était reculée à plusieurs portées de fusil et le sol défriché se couvrait déjà d’un épais gazon.

Cependant, la marquise se trouvait enceinte. Elle ne souhaitait pas que son enfant naquît en Bretagne ; il lui semblait qu’à Paris il échapperait plus sûrement à cette influence dramatique qui s’était si étrangement exercée sur ses parents à elle et sur ses frères. Ils se mirent en route par un temps neigeux, aux approches de Noël. Comme elle se le rappelait, ce départ, et les larmes sans cause qu’elle avait versées et la tendresse inquiète de son mari qui la consolait ! Au bas de la côte, elle avait voulu à toutes forces faire arrêter la voiture et descendre avec lui dans une petite clairière qu’ils affectionnaient et d’où précisement les percées récentes permettaient d’apercevoir un coin du château,..… c’est là qu’aujourd’hui s’élevait la pyramide en marbre blanc.

Le 15 février 1870, la marquise accoucha d’un fils qu’on appela Étienne, comme son père, Henri, en l’honneur de M. le comte de Chambord, son parrain, et Yves à cause de la Bretagne où il vivrait. La mère, tourmentée pendant sa grossesse de pressentiments sombres, nota avec soulagement que tout se passait pour le mieux. Ils habitaient l’hôtel Crussène situé entre la rue de Grenelle et la rue de Varennes non loin de l’ambassade de Russie. La cour avec son grand portail et sa symétrie architecturale, semblait un peu revêche. Mais l’autre façade de l’hôtel donnait sur un jardin superbe que les petits oiseaux du quartier affectionnaient ; la marquise ne se lassait pas d’écouter leur babil. Quand elle pût descendre et faire quelques pas, appuyée sur le bras de son mari, le printemps gonflait déjà les bourgeons. Sa première sortie eût lieu par un beau soleil ; elle avait quitté le deuil et regardait, sous le manteau de fourrure qui l’enveloppait, passer le crêpe de Chine azuré de sa robe de chambre. Le petit Étienne dormait paisiblement dans les bras de sa nourrice qui portait le costume des femmes de Guingamp ; il s’élevait tout seul et n’avait encore donné aucun souci. Arrivée au milieu du jardin, madame de Crussène s’assit dans un fauteuil préparé pour elle et, alors, son mari attacha autour de son poignet un bracelet d’émeraudes et de diamants qui portait la date de ce jour heureux.

Un mois plus tard, les salons parisiens s’ouvraient devant sa radieuse beauté ; partout, on lui fit fête. Sa démarche un peu hautaine ne nuisait pas à son succès, parce qu’on ne sentait en elle aucune vanité et la marque du bonheur atténuait, sur son visage, une certaine froideur instinctive qui dissimulait, au reste, une nature généreuse et un cœur chaud. Malgré les inquiétudes que la politique impériale suscitait dans l’opinion, la saison fut brillante, même pour les fidèles de la légitimité qui, d’ailleurs, se montraient moins frondeurs envers Napoléon iii qu’ils ne l’avaient été envers Louis-Philippe. Le marquis de Crussène avait de nombreux amis dans les deux camps ; aucune coterie ne l’excluait et, s’il s’interdisait de franchir le seuil des Tuileries, il ne tenait pas rigueur à ceux qui avaient « tourné » et soutenaient l’Empire. Le jeune ménage se montra au bal, au théâtre, aux courses..… Ce fut leur unique saison de Paris. Au début de l’été, la guerre éclata et l’effroyable écroulement se produisit. Ils étaient à Kerarvro, loin des nouvelles, pleins d’une anxieuse angoisse. Bientôt la France fut envahie. Gambetta appelait aux armes. M. de Charette, aidé de ses fidèles zouaves pontificaux, organisait un corps d’élite où, dès le premier jour, le marquis jugea que son devoir l’appelait. Sa femme l’accompagna jusqu’à Nantes ; sans Étienne, elle ne l’eût pas quitté, mais sa maternité récente la retenait près de l’enfant. Ils se dirent adieu dans une chambre d’hôtel, lui plein de confiance, elle certaine qu’elle ne le reverrait jamais.

Et alors, un supplice sans nom commença pour l’infortunée ; son mari était vivant à 500 kilomètres d’elle, et chaque minute qui s’écoulait, elle avait la sensation de la perdre pour toujours, puisqu’elle savait qu’il allait mourir. Le dernier jour de novembre, n’y tenant plus, confiante d’ailleurs dans les soins attentifs de la nourrice et des autres serviteurs, elle partit seule dans une hâte fébrile. Elle s’avança jusqu’au Mans et s’efforça d’obtenir un sauf-conduit pour Orléans, par Chartres. Les nouvelles contradictoires qui lui parvenaient, la bouleversaient ; on était au 4 décembre. Elle sut enfin qu’elle arrivait trop tard, que l’avant-veille, son mari avait été tué à l’attaque de Loigny et que le duc d’Halluin, qui avait suivi la bataille pour porter secours aux blessés jusque sous le feu de l’ennemi, avait pu recueillir le dernier soupir de son neveu et, déjà, ramenait son corps vers Nantes. Ce coup ne la terrassa point ; elle y était trop préparée ; mais il consomma la transformation que l’attente du malheur avait commencé d’opérer en elle et rendit définitifs les ravages dont sa nature physique comme sa nature morale allaient désormais porter les traces. En deux mois, elle avait vieilli de dix ans et quelques cheveux gris frisaient déjà sur ses tempes. Une expression de résignation farouche se fixa sur ses traits et, surtout, sa conception de la vie fut totalement renversée. Il n’y eût plus, autour d’elle, que l’océan démonté sur lequel l’âpre notion du devoir sauve seule du naufrage. Elle crut à la solidarité de la faute, au châtiment collectif pour le crime d’un seul. Elle retourna vers son enfance, assombrie par la religion austère et craintive de sa mère. Seulement sa vigueur physique et son intelligence ouverte la préservèrent des mesquineries et des indolences qu’engendre trop souvent une religion ainsi comprise.

Elle prit le gouvernail d’une main ferme, se mit au courant de la fortune de son fils et de la sienne et les administra comme un intendant fidèle. La lecture occupa une part considérable de son temps ; elle lut tout ce qui pouvait l’éclairer sur sa tâche d’éducatrice, mais ses idées sur ce point se modifièrent peu parce qu’elle avait un credo trop détaillé dont les articles ne se discutaient point. Elle se créa aussi de nombreux devoirs de charité ; elle visita les pauvres à cinq lieues à la ronde et étudia même un peu la médecine pour leur donner des soins à l’occasion. Un jour par semaine, elle se tint à leur disposition et distribua chez elle des secours, des conseils, des médicaments. C’était alors un défilé interminable de loqueteux, d’estropiés, de femmes portant des enfants malades ; la procession contournait le beau château entouré de parterres fleuris et passait devant le lion de granit armé du glaive..… c’était un spectacle étrange. Un jour, un petit docteur radical qui faisait plus de politique que de clientèle la dénonça pour exercice illégal de la médecine. La marquise partit pour Saint-Brieuc et le Préfet vit entrer dans son cabinet une dame jeune et belle, vêtue de noir, qui, avec une politesse exquise et glaciale, l’invita à venir se rendre compte par lui-même de la portée qu’avait la dénonciation. Le fonctionnaire troublé n’accepta pas mais s’empressa d’étouffer l’affaire. Autour de Kerarvro et jusque dans les cantons voisins, madame de Crussène était, sinon très aimée, du moins admirée et respectée de tous.

Mais les paysans qui, devant elle, se sentaient intimidés, gardaient leur tendresse pour Étienne, pour le petit garçon vif et remuant qui parlait leur langue avant de savoir un mot de Français et s’en servait pour leur dire des choses gentilles et drôles. Étienne, de bonne heure, accusa un caractère bien à lui ; il ne rappelait son père en aucune façon ; sûrement il ne lui ressemblerait pas, n’aurait jamais son humeur égale, sa douceur de langage et sa quiétude d’esprit. La marquise lui en voulut d’abord, comme d’une désillusion pénible ; elle s’était attendue à voir revivre en son fils celui dont elle ne cessait de pleurer l’absence et se sentait souvent désorientée en face de ce petit Breton dont elle comprenait les longs silences moins encore que les accès d’effervescence sauvage. Mais l’enfant était si attachant qu’en plus de son dévouement, elle lui donna bientôt tout son cœur, et un peu de joie lui revint à le regarder grandir.

Elle s’était imaginée être au bout de son évolution féminine et n’avoir plus qu’à vieillir. Mentalement, elle se comparait à une vigne dévastée par le feu où rien ne peut plus germer ; il y avait du vrai dans cette comparaison : la douleur avait bien mis à nu l’ossature de son âme comme un incendie, en détruisant la végétation qui couvre une colline, en dessine le squelette de terre et de pierres. Mais le feu ne stérilise pas le sol ; les arbres repoussent, et la colline, sous un nouveau manteau de verdure, reprend ses lignes ondulantes. La femme qui se croyait ainsi retranchée du monde vivant n’avait pas trente ans ! Elle avait été une épouse trop aimante et trop fidèle pour que jamais un second amour pût la faire vibrer ; mais il lui restait les joies maternelles, pâles à côté des autres, réelles pourtant et auxquelles d’avance elle ne voulait pas croire. Et combien elle en eut tiré de consolation sans le malentendu intellectuel, qui, de bonne heure, commença à se creuser entre son fils et elle : l’éternel malentendu qui résulte de la différence de niveau entre deux générations et de l’inaptitude séculaire des parents à comprendre les illusions des enfants et à deviner leurs sentiments. Un jour vient immanquablement où, chez l’être que vous avez engendré, quelque chose vibre qui doit trouver en vous un écho. Veillez, veillez sans trêve afin de pouvoir répondre à cette recherche d’unisson ; elle peut se produire tôt après l’aurore, ou plus tard, aux approches de midi. Ce ne sera qu’un son très faible et probablement un son inaccoutumé, car si nos enfants, par hasard, s’éprennent des mêmes choses que nous, ils les voient sous des angles différents et les chantent sur des modes nouveaux. Et qui sait comment s’éveillent leurs affinités futures, quelles associations lointaines et irraisonnées s’opèrent au fond d’eux-mêmes, pourquoi un rien les émeut qui, des siècles durant, n’avait touché personne !

Veillez, car s’ils voient que le rien fugitif qui les trouble n’a pas d’aboutissement en vous, la séparation commence. Ils croient dès lors cette chose terrible : qu’en eux une force vient de naître qui n’existait pas encore, qu’ils ont créé une façon nouvelle d’envisager ou de considérer ; et souvent, l’expérience de toute la vie ne sera pas de trop pour déraciner cette folle prétention et leur en faire voir le néant. De là sortent mille désordres : l’architecture disparate et les éboulements dangereux de l’édifice social, auquel l’homme travaille sans souci des points d’appui préparés par ses ancêtres, ni des nécessités qui s’imposent à ses descendants — l’absolu et l’intolérance des opinions qui supposent la science parvenue à son point final et l’horizon ayant atteint son maximum de recul — les regrets inutiles et vains, les éloges exaltés donnés au passé par ceux que mécontente ou décourage le présent et qui, n’ayant pas la notion de l’avenir, sont incapables d’y chercher une consolation ou une espérance. Tout cela vient de l’exclusivisme dans lequel s’enveloppe chaque génération ; mais le pire de tous les maux, engendrés par cet exclusivisme, c’est peut-être l’émiettement moral qu’il produit dans la famille, l’espèce de barrière qu’il dresse entre les consciences et les entendements de ceux que la nature destinait à se succéder, à s’appuyer les uns sur les autres ; à se continuer selon l’ordre calme et logique de l’univers. Lorsqu’une fois la fissure s’est faite, imperceptible, insignifiante d’abord, l’unité familiale est dissoute : cette unité qui ne réside nullement dans une identité de caractères ni même dans une communauté de vues et de croyances, et que fortifie, bien loin de l’affaiblir, la notion de l’éternelle évolution et de l’équivalence des générations, égales par leurs conceptions et par leurs efforts, sinon par leurs résultats.

Entre la marquise de Crussène et son fils, la fissure avait été prompte. Le jour où Étienne, encore tout petit garçon, préféra déjeûner avec du pain sec que de s’asseoir à table près de l’homme dont la parole inconsidérée avait ulcéré son patriotisme naissant, elle s’était largement étendue. À partir de ce jour-là, il sut qu’il y avait des sujets dont il valait mieux ne pas parler à sa mère, car il ne pouvait sentir comme elle et répugnait à la blâmer… Ils suivirent chacun leur route, éprouvant l’un pour l’autre une grande tendresse, mais ne se comprenant guère et parfois se blessant inconsciemment… ; surtout, ils n’entendaient pas les appels qu’ils s’adressaient parfois pour penser ensemble, étonnés et froissés que ce qui touchait l’un laissât l’autre indifférent, que la clarté perçue par l’un ne fût, pour l’autre, qu’une nuit ténébreuse.

III

Le samedi, avant midi, il y avait toujours chez Perros, le garde, un cercle choisi. Perros habitait une gentille petite maison sur la lisière de la forêt. Du château, on ne la voyait pas parce que le bâtiment des écuries la cachait, mais il fallait deux minutes pour s’y rendre. Personne n’eût pu dire d’où venait l’usage de cette réunion hebdomadaire dont le principal attrait résidait dans les crêpes de blé noir, arrosées de cidre doux ou de lait caillé, que la vieille Anne-Louise, la femme de Perros, servait aux visiteurs. Ces crêpes devaient être absorbées sur place à mesure qu’elles s’échappaient des mains de l’habile ménagère. Sur des bancs, disposés autour de la table, tout le monde s’asseyait tenant son verre en main. Dans la grande cheminée très haute, où tout un tronc d’arbre se fut consumé à l’aise, la « plaque aux crêpes », large surface métallique, ronde, portée par trois pieds, était placée au-dessus de la braise. Dans une marmite, suspendue à une crémaillère, au coin de la cheminée, Anne-Louise plongeait sa louche immense et la retirait pleine d’une bouillie jaunâtre, qu’elle versait aussitôt sur la plaque. C’était là le geste important, car, au contact du métal surchauffé, la crêpe se prenait instantanément ; à peine le temps de l’asperger d’une bonne cuillerée de crême.

À voir Anne-Louise répandre la bouillie, on comprenait tout de suite qu’elle avait le « coup de main » et que sa réputation n’était point imméritée. Elle n’en ratait pas une. Chaque crêpe présentait au centre un très léger renflement qui la maintenait un peu molle tandis qu’elle devenait craquante sur les bords. Avec une fourchette, on la faisait glisser prestement sur un plat rond que la fille cadette de Perros présentait tour à tour à chacune des personnes présentes. L’heureux destinataire de la crêpe levait alors le pouce et l’index, la prenait et la repliait une première fois sur elle-même, puis une seconde, puis une troisième de façon à lui donner l’apparence d’une part de galette ; après quoi, faisant un petit salut à la fille de Perros, il enlevait le gâteau du plat et l’avalait. Étienne, en sybarite, saupoudrait préalablement sa crêpe avec du sucre ce qui détenait trop longtemps la fille de Perros, interrompait le rythme des mouvements d’Anne-Louise et faisait que la crêpe suivante était un peu brûlée.

« Ah ! monsieur Étienne, exclama la vieille femme avec dépit, vous revenez tout comme vous êtes parti ! Voilà que vous me faites encore brûler celle du père Antoine ». — « Ça ne fait rien ! observa le père Antoine ; je les aime mieux ainsi parce qu’elles sont plus légères et qu’on peut en manger davantage ». Et toute la salle se mit à rire. Les Bretons qui étaient là, vivaient d’une manière sobre le reste de la semaine, se contentant, au dîner de midi, d’une assiette de soupe et d’un morceau de lard ou de fromage. Mais, le samedi, la capacité de leurs estomacs se trouvait subitement quadruplée ; tant que la marmite contenait de la bouillie, Anne-Louise faisait des crêpes et tant qu’elle en faisait, ils en mangeaient, allant de là à leur diner comme si de rien n’était ; Étienne lui-même n’avait pas moins d’appétit ce jour-là, pour avoir absorbé, au préalable, cet étrange apéritif auquel il se réaccoutumait dès qu’il sentait, autour de lui, sa chère atmosphère bretonne.

Le samedi qui suivit son retour, la réunion fut particulièrement nombreuse chez Perros. Pierre Braz l’honorait de sa présence ; il en profita pour soumettre au jeune marquis l’ordonnance du repas de noces qu’il devait présider et lui demander des conseils sur le genre de décoration qui conviendrait pour la grange où le festin devait avoir lieu. « Mettez de la verdure, dit Étienne, beaucoup de verdure ; des branches de sapin et de houx mélangées ». — « Pour sûr, ce serait bien joli, monsieur Étienne ; mais on dit pourtant que ça porte malheur, ces arbres-là, hasarda le fermier, un peu inquiet. » Ils engagèrent une discussion, lui, le père Antoine et un gars du village, pour savoir quels étaient les feuillages les plus inoffensifs et de quelle façon on conjurait les sorts en pareil cas. Étienne se désintéressa d’abord de ce qu’ils disaient, puis les écouta et songea aux belles réformes dont il avait caressé le projet. Que la Bretagne en était loin, mon Dieu ! et peu faite pour les accueillir. Il ne comprenait même plus comment il avait pu concevoir cette anomalie d’une Bretagne modernisée, ouverte au progrès ; l’idée d’une séance de comité présidée par le père Antoine ou d’une bibliothèque communale administrée par Pierre Braz, le fit sourire. Et pourquoi ?… ce n’était certes pas l’intelligence qui leur manquait ; ils avaient même de l’esprit de répartie, de la rapidité et surtout de la justesse dans le raisonnement. Les superstitions alors ? Mais ils n’y croyaient guère. Ce n’était plus, chez la majorité d’entre eux, qu’un sujet habituel de causerie, une coutume attachante, un goût invétéré pour les histoires d’imagination. En Amérique, il avait parfois causé avec des ouvriers, agricoles ou autres, et même avec des employés d’ordre subalterne qui en savaient un peu plus long mais ne semblaient pas en comprendre beaucoup plus que ces Bretons ; ils donnaient, pourtant, l’impression d’une autre catégorie d’êtres plus simples, plus associables.

Était-ce invétéré cette différence ou bien cela passerait-il, plus tard avec le temps ? Si cela ne devait pas passer, la République serait un non-sens, car sa raison d’être est d’obtenir la participation de tous aux travaux de détail ou d’ensemble qui satisfont les intérêts collectifs, de faire de chaque citoyen un machiniste ayant, à côté de ses occupations professionnelles, une roue à faire mouvoir, un piston à graisser, une goutte d’huile à verser ici ou là… Et le marquis de Crussène se demanda s’il n’aimerait pas mieux se nommer John n’importe quoi, être né dans une ville de l’Ohio et avoir sa fortune à faire, puisque, non seulement il ne serait pas une utilité sociale proportionnée aux forces dont il disposait, mais qu’encore mille riens le séparaient de la femme aimée.

Mille riens ! pas davantage. Qu’étaient-ce en effet, ces froissements, ces difficultés minimes mais quotidiennes, ces oppositions, ces blâmes silencieux, ces tiraillements que Mary pressentait si bien et redoutait si fort ? Qu’étaient-ce, sinon des riens, indignes de créatures humaines, fruit d’intolérance et de mièvrerie ?… De tels riens suffisent à barrer une route. Il avait beau y réfléchir, il ne parvenait plus à se représenter la jeune Américaine à Kerarvro, autrement qu’en visite. Il la voyait bien sur les pelouses, au salon ou dans la forêt ; il ne la voyait pas chez Perros, ni à l’église, ni dansant des jabadaos, les jours de pardons. Elle y eût mis toute sa grâce, toute sa bonne volonté ; mais non ! il manquerait encore quelque chose. Alors il interrogea sa conscience pour savoir si vraiment il était tenu de vivre dans ce pays. Le devoir, si nettement, si douloureusement formulé par Mary, n’était-il pas imaginaire ? N’avait-il pas le droit de s’en aller planter sa tente ailleurs ?

La cloche du déjeûner sonna comme on lui servait la dernière crêpe. Il eût le sentiment d’avoir un peu attristé tous ces braves gens en se montrant terne et préoccupé, en ne leur apportant pas le joyeux entrain des samedis d’autrefois. Anne-Louise résuma l’impression générale en disant que « Monsieur Étienne » s’était trop fatigué là-bas, qu’il avait passé des nuits dans des chemins de fer et des bateaux, de quoi attraper la mort, et qu’il fallait maintenant qu’il reste bien tranquille à manger beaucoup de crêpes et à fumer sa pipe en lisant dans le feu, sans trop courir la forêt… Étienne approuva en riant et s’en alla, heureux tout de même de leur contact sain et de leur affection si vraie.

IV

Les d’Halluin arrivèrent la semaine suivante. Ils avaient retardé leur visite afin d’attendre le retour d’Étienne, auquel ils amenaient une fiancée éventuelle. Le duc d’Halluin, leur père et beau-père, bien vieux maintenant, ne quittait plus le Berri ; mais ses infirmités ne lui avaient rien enlevé de sa vivacité d’esprit et il continuait de porte à sa nièce le plus tendre intérêt. Madame de Crussène, de son côté, restait profondément attachée à cet homme qui avait été mêlé, si intimement, aux deux circonstances tragiques de sa vie, de qui elle avait tenu le bonheur et reçu ensuite les premières consolations, après la catastrophe. Il n’était pas dans sa nature de faire à autrui beaucoup de confidences : aussi ne s’était-elle pas ouverte à son oncle des préoccupations que lui causait l’avenir d’Étienne, autrement que pour lui parler mariage. Et le Duc, rajeuni par cette perspective matrimoniale, avait aussitôt songé à la jeune sœur de sa belle-fille, mademoiselle Éliane d’Anxtot. À vrai dire, le marquis de Crussène pouvait prétendre à de bien autres alliances. Mais il s’agissait, avant tout, de lui trouver une femme à son gré. Jamais Étienne ne consentirait à faire un mariage de raison ou de convenance et si, par impossible, il se fut laissé persuader, c’eut été certes au détriment de son repos et de son bonheur futur. Or, on disait grand bien de mademoiselle d’Anxtot. Elle était fort jolie, très instruite, très entendue aux choses de la vie pratique et avait des goûts à la fois simples et raffinés. La marquise qui croyait deviner admirablement les préférences de son fils, pensait que ce serait exactement là ce qui lui conviendrait et cette conviction la disposait à ne pas se montrer exigeante sur les chapitres de la naissance et de la fortune. Les d’Anxtot du reste, étaient de très bonne noblesse Normande et le mariage de l’aînée, avec l’héritier de l’illustre maison d’Halluin avait singulièrement accru leur prestige. Quant à la dot, dont le chiffre n’était pas très élevé, Étienne était riche pour deux et ce ne serait sûrement pas une objection à ses yeux.

Le voyage d’Amérique dérangea les plans de la marquise, encore qu’ils fussent, à cette époque, un peu embryonnaires, faute de quelques détails qui lui manquaient. En l’absence d’Étienne, elle continua son enquête et ne recueillit que des renseignements favorables. Elle espérait, d’autre part, que son fils reviendrait assagi, plus maniable et mieux disposé à entrer dans ses vues qui, elle en était certaine, étaient les plus avantageuses pour son avenir. L’arrêt prolongé à Washington lui causa une vive inquiétude. Elle aperçut soudain le péril qu’elle avait dédaigné ; elle conçut un type d’Américaine qui se rapprochait plus de la rudesse des ranches de l’Ouest que de la distinction élégante des salons de Washington, et vécut, enfiévrée par la crainte de voir Kerarvro aux mains d’une maîtresse de maison exotique et anguleuse qui aurait des cheveux courts, des gestes de garçon et des jupes de gros drap beige. L’annonce du retour ne suffit pas à calmer ses appréhensions. Mais quand Étienne eût repris sa place auprès d’elle, elle fut enfin rassurée. Elle entrevit une partie de la vérité, comprit que son fils s’était épris là-bas d’une femme — peut-être d’une femme mariée, et crut qu’il avait eu le courage de s’arracher à une passion déraisonnable et sans issue. Ainsi s’expliquait qu’il eut l’air triste et fatigué. Elle lui sut de cette victoire imaginaire un gré infini et chercha à l’en récompenser par des attentions sans nombre. Elle mit une délicatesse extrême à détourner tout sujet de conversation susceptible d’aviver ses regrets. Elle l’interrogea sur son voyage avec un tel tact qu’il ne fut jamais embarrassé pour répondre. Enfin elle lui annonça, comme la chose la plus naturelle du monde, que sa cousine d’Halluin devait amener sa sœur avec elle. Étienne distrait ne broncha pas, et la marquise, songeant à l’Américaine tant redoutée, se dit : ce n’était pas une jeune fille — ce qui la satisfit pleinement.

Étienne, à coup sûr, eût préféré la solitude. Mais d’autre part, il n’était pas fâché d’avoir un prétexte vis-à-vis de lui-même pour reculer une décision qui, chaque jour, lui semblait plus difficile à prendre. Par un phénomène dont il ne se rendait pas bien compte, il ne retrouvait plus aucun des points d’appui qui lui étaient apparus de loin et sur lesquels il avait pensé asseoir ses entreprises. Malgré qu’il connût bien son pays, il semblait, qu’une fois en Amérique, il en eut oublié le détail pour n’en plus considérer que les contours et les arêtes. Il avait raisonné sur une Bretagne irréelle, vue en ballon, de très haut. Par où commencer ?… Il cherchait le fil conducteur et ne le trouvait pas. Se dévouer à ses concitoyens, rendre leur marche plus sûre, éclaircir leur route, leur enseigner la solidarité, comme cela paraissait facile de loin et comme d’ici, cela devenait imprécis et laborieux ! Il avait craint d’hésiter devant l’exécution mais n’avait pas prévu qu’il faudrait tâtonner pour déterminer l’action. Là-bas, les œuvres sociales poussaient toutes seules : un effort initial les mettait debout et suffisait… Il se souvenait d’un professeur, appartenant à une famille distinguée et possédant de belles relations, qui n’avait eu qu’à faire la tournée de ses amis, leur annonçant son projet de fonder un collège modèle, pour recueillir aussitôt l’argent nécessaire ; il connaissait un homme d’un certain âge dont la vie avait été médiocrement remplie et qui, ayant conçu tout à coup l’idée d’un système ingénieux de mutualité, n’avait éprouvé aucune difficulté pour en faire l’application dans la petite ville qu’il habitait. Il songeait enfin à ce modeste clergyman qui avait pu réaliser, en quelques mois, le rêve prodigieux du Parlement des Religions de Chicago et à cette grande dame, reine de toutes les élégances, qui avait su faire de la section féminine de la Worlds-Fair quelque chose d’imprévu et de grandiose.

Dès le second jour après son arrivée, ces idées avaient commencé de tournoyer dans sa tête, lui donnant de plus en plus le sentiment de son impuissance et s’embrouillant, peu à peu, comme les morceaux d’un kaléidoscope. Il n’avait plus qu’un seul point de repère, l’amour de Mary. Mary, se disait-il, ne peut m’aimer : il manque une chose pour cela. Elle ne me considère pas comme un homme parce que je n’ai rien fait pour prouver que j’en sois un. C’est à moi d’agir en conformité avec la situation que j’occupe et les moyens dont je dispose. Et plus cette nécessité le pressait, plus il se sentait malhabile à s’en faire une règle pratique de conduite. C’étaient les mêmes difficultés qu’avant son voyage, mais accrues par tout ce qu’il avait vu dépenser là-bas d’énergie individuelle et obtenir de résultats remarquables, exaspérées, aussi, par la notion que, faute d’en pouvoir faire autant, il perdrait celle qu’il aimait. Il ne doutait pas que Mary ne se trompât elle-même en basant sur d’autres raisons le refus qu’elle avait formulé. Étienne se disait qu’à ses yeux, quelles que fussent ses sympathies pour lui, il devait manquer de prestige, qu’il ne lui offrait pas des gages suffisants de sécurité, qu’il était trop dépendant et trop indécis pour avoir su la conquérir.

C’étaient de telles pensées qu’il emportait chaque jour au dolmen des « Landes Rouges », où s’écoulaient en songeries une bonne partie de ses après-midis. Il s’étendait sur la mousse, au pied du colosse, sur une de ces mousses druidiques qui entourent les vieux granits et semblent de la verdure à demi-pétrifiée. Parfois, le soleil avait chauffé la mousse et dans le ciel bleu, vide de nuages, un rappel de l’été passait joyeusement ; ou bien les clartés pâles de l’hiver dominaient, ces clartés longues et lentes qui semblent les messages d’un astre vieilli ; ou bien encore c’était le temps gris et brumeux des contrées de l’Ouest, baignées par un océan mélancolique. Par ces temps là, Étienne amassait les brindilles de bois, les aiguilles de pins, les feuilles mortes éparses autour de lui et y glissait une allumette ; une fumée bleuâtre montait vers le ciel, tantôt droite, tantôt courbée en spirales étranges et le jeune homme s’oubliait à tirer de ces particularités des horoscopes ayant trait à lui-même, au combat et aux agitations dont son âme était le théâtre. Il allumait aussi des cigarettes de tabac Américain ; leur parfum singulier le pénétrait de souvenirs. Sur ceux qui les analysent rapidement et les perçoivent fortement, les odeurs agissent comme de puissantes évocatrices ; elles développent les associations d’idées plus sûrement que la vue et l’ouïe. Étienne goûtait ainsi la sensation de revivre des minutes oubliées de son existence Américaine. Il revoyait des coins de Pullman Cars avec de graves figures de yankees fumant leur pipe en d’interminables silences, coupés d’expansions subites et imprévues, ou bien le bar d’un Hôtel dans la région du Mississipi avec le balancement régulier des rocking chairs, la succession des cocktails et le calcul entêté emplissant les cerveaux ; puis c’étaient un match de football à Philadelphie, où cette même odeur s’était répandue, dans l’air, autour des tribunes bondées de spectateurs et enfin la « crypte » du Métropolitan Club, éclairée après le dîner et pleine de l’encens bizarre qui formait vers la voûte de petites nuées lourdes.

Les « Landes Rouges», outre la mauvaise réputation dont elles jouissaient dans le pays, n’étaient proches d’aucune route, ni sur le passage d’aucun sentier important. La solitude y demeurait donc introublée pour Étienne, et il en profitait largement. Souvent il arrivait à cheval, et dessellant aussitôt Rob Roy, laissait l’animal satisfaire en liberté ses caprices. Quand il n’apercevait plus à travers le feuillage des rares buissons, son joli poil fauve à reflets d’or, il le sifflait et Rob Roy accourait au galop. Ces jours-là, quand le feu brûlait, l’installation d’Étienne ressemblait assez à un campement : la selle et la sangle traînaient sur l’herbe et le jeune marquis, avec son costume de chasseur, pouvait être pris pour un cow-boy amateur ou pour un chouan fin de siècle.

v

Le Comte d’Halluin n’était point gênant ; il avait la physionomie et les allures d’un brave provincial sans en avoir la raideur ni les susceptibilités. Il jugeait avec beaucoup de bon sens que, sa fortune n’étant pas à la hauteur de sa noblesse, sa femme et lui ne pouvaient recueillir de la vie de Paris que les ennuis et les tracas. Aussi était-il demeuré Berrichon, menant sur le domaine familial une existence saine et large et entourant la vieillesse de son père d’affectueux égards. La comtesse, qui aurait été jolie avec seulement un peu plus d’animation et de piquant dans la physionomie, s’accommodait parfaitement de ce séjour ; elle s’occupait des pauvres et de l’éducation de ses plus jeunes enfants. Elle en avait cinq ; les deux aînés étaient élevés chez les Jésuites, au Collège d’Iseulre, près de Moulins ; les trois autres — deux filles et un petit garçon de cinq ans, demeuraient auprès d’elle sous la tutelle d’une respectable institutrice qui avait élevé auparavant mademoiselle Éliane d’Anxtot.

Avec cette dernière, Étienne se souvenait d’avoir joué au croquet un matin d’été, vers 1887. Cela se passait en Berri, chez les d’Halluin. Il était arrivé avec sa mère, la veille au soir ; madame d’Anxtot et sa fille partaient à midi. Ce croquet unique lui avait laissé un excellent souvenir ; jamais il ne s’était tant diverti que ce matin-là. Mademoiselle Éliane, en robe courte, avec ses cheveux dans le dos, son entrain et son rire perlé s’était fixée dans sa mémoire si nettement qu’il ne songeait pas à se la représenter, maintenant, avec des cheveux relevés et des robes longues. Sept années avaient pourtant passé sur cette rencontre juvénile et, à cet âge là, un pareil laps de temps correspond à la plus radicale des transformations, celle qui fait de deux enfants dont la psychologie et la physiologie étaient encore incertaines, un homme et une femme capables de donner la vie à leur tour.

Ce fut donc en toute quiétude d’esprit que, le jour fixé pour l’arrivée de ses cousins, Étienne se dirigea à cheval du côté de Poullaouen, avec l’intention d’aller au devant d’eux et de leur faire escorte. Ils arrivaient quatre : M. et Mme d’Halluin, le petit André et Éliane d’Anxtot. Sans y avoir réfléchi, car ses réflexions le plus souvent l’emportaient bien au-delà de l’horizon, Étienne s’attendait à apercevoir, au fond du landau découvert, les physionomies placides du comte et de la comtesse, puis, sur le devant, les cheveux bouclés de leur fils et les yeux rieurs de la « petite Éliane ». De loin, il vit venir la voiture et distingua deux femmes dont l’une avait, sur son chapeau, quelque chose comme une envolée d’oiseaux blancs, les ailes étendues… Qui diable amènent-ils là ? pensa le jeune homme perplexe, et Rob-Roy reçut l’ordre de trotter un peu plus vite. La voiture s’arrêta ; le cocher souriait, les yeux à terre, d’un air à la fois plein de finesse et de discrétion ; il avait flairé, lui, la « fiancée éventuelle », et la trouvait à son gré. Étienne ahuri, ôta son chapeau et se penchant vers la comtesse lui serra la main, puis salua sa voisine d’un air interrogateur… Celle-ci leva son voile et cria, joyeuse : « Il ne me reconnaît pas ! Eh bien moi, je vous aurais reconnu d’une demi-lieue ! Vous n’avez pas changé ! »

Une rougeur lui sauta aux joues, que la jeune fille prit aussitôt pour le gage de l’admiration produite par sa beauté et qui était, en réalité, l’expression d’une sourde colère qui se formait en lui. Il comprit, d’un coup, l’arrière-pensée de sa mère et la portée de cette visite et en éprouva une véritable rage. C’est Mary qu’il avait ramenée avec lui ; c’est avec le souvenir de Mary qu’il vivait ; c’est elle qui l’accompagnait dans ses promenades, qui conversait avec lui au coin du feu. À force d’être évoqué, ce souvenir était devenu une sorte de présence. Que venait faire cette intruse au travers de son amour ?.… La colère mobilisait tous ses muscles qui se tendirent, tandis qu’une étincelle de défi enflammait son regard. Rob-Roy qui avait du sang, s’échauffa par contact et s’agita. Éliane trouva le tableau charmant, remarqua le feutre mou, crânement posé de côté sur la tête du cavalier, les attaches très fines de ses mains et de ses pieds, sa position gracieuse en selle et sa taille bien cambrée. Lui se sentit détaillé et apprécié, ce qui acheva de l’exaspérer. Il prétexta une course pressée qui le forçait de continuer sa route ; on se retrouverait à déjeuner, tout à l’heure… Cela fut dit d’un ton bref, saccadé, et sans attendre de réponse, il salua et piqua des deux. Le comte d’Halluin, très surpris, se pencha par dessus la portière et le vit s’éloigner à une allure folle. « Il va se casser la tête, dit-il ; qu’est-ce qui lui prend ?.… » La comtesse aussi s’étonnait, mais Éliane, radieuse, les rassura.

Rob-Roy, irrité d’avoir senti l’éperon, galopait furieusement ; Étienne savourait l’âpre jouissance de ce mouvement vertigineux, de l’air frais qui lui fouettait le visage et du danger auquel il s’exposait aux coudes brusques du chemin. Le dieu des amoureux veillait apparemment sur lui, car il ne rencontra pas la moindre charrette. Rob-Roy et son maître eurent ainsi le loisir de calmer leurs indignations respectives et quand cet effet bienfaisant se fut produit, ils se mirent au pas d’un commun accord et tournèrent à gauche dans un vallon latéral très sauvage : un sentier solitaire et pierreux y serpentait, montant vers la forêt en évitant le village de Kerarvro. Étienne abandonna les rênes sur le cou de l’animal et se prit à examiner la situation avec le plus de sang-froid possible. Trois points furent acquis tout de suite : on désirait le marier avec Mademoiselle d’Anxtot — celle-ci était prévenue ou bien avait deviné ; en tous les cas elle approuvait le projet — enfin ils allaient se trouver dans un tête à tête perpétuel qui serait gênant et pouvait devenir intolérable. Que faire ? La pensée de la fuite le hanta quelques instants ; il trouverait un prétexte pour se rendre à Paris… Mais cela n’allait pas sans difficultés : le prétexte d’abord qu’il fallait vraisemblable et puis on attendrait son retour, une semaine, quinze jours même, et alors comment s’en tirer. D’ailleurs ayant « consulté » Mary, comme il le faisait inconsciemment en toute circonstance, il découvrit que ce moyen lui déplaisait. Fuir ! Quelle lâcheté ! C’était presque un aveu d’impuissance !

Non, il ne fuirait pas ; il resterait. Il serra les genoux, s’appuya sur ses étriers et sentit la Volonté qui coulait, limpide et calme, dans ses veines.

VI

Albert Vilaret était un self made man. Ses parents — de petits cultivateurs des environs de Rennes — avaient eu sept enfants : il était le sixième et, de bonne heure, avait compris que ses bras seraient de trop dans la ferme paternelle ; du reste, il se souciait peu de les mettre à contribution, non par manque d’énergie ou de santé, mais parce qu’il estimait les travailleurs manuels inférieurs aux travailleurs du cerveau et que, dès lors, il prétendait compter parmi ceux-ci. C’était, chez lui, plus qu’un désir, un véritable besoin de dépasser ceux qui l’entouraient. Dès l’école primaire, il ne pouvait supporter de n’être pas le premier. Il se fouetta jusqu’au sang une fois, parce qu’un prix convoité par lui avait été décerné à un autre. Il n’eut pas, d’ailleurs, l’occasion de recommencer, car son intelligence était proportionnée à son ambition et sa prééminence sur ses camarades s’affirma bientôt sans conteste. L’inspecteur primaire en fut si frappé qu’il en parla à l’inspecteur d’Académie lequel prit la peine de convaincre, lui-même, le père Vilaret que son fils irait loin et qu’on devait le faire entrer au lycée. Le fermier fit la grimace, mais céda à condition qu’il ne lui en coûterait rien. Albert entra donc au lycée de Rennes comme boursier, bien persuadé qu’il deviendrait ministre de l’Empereur et que sa femme irait aux Tuileries en robe de soie. Il n’était point méchant, ni même vaniteux et eût été plutôt tenté de s’énorgueillir de son origine plébéienne que d’en rougir. Les jours de congé, on avait peine à l’arracher à ses cahiers ; chaque été, à l’époque des vacances, il rentrait à la ferme, chargé de couronnes et de livres de prix qu’il avait lus en une semaine.

L’admiration naïve de ses frères et sœurs et la bienveillance de ses parents, tout de même un peu flattés d’avoir couvé ce bel oiseau, ne le grisaient pas. Du reste ses succès n’étaient, pour lui, que les marches d’un escalier. Jamais il ne s’attardait sur une marche, ni ne tournait la tête en arrière. Il ne pensait qu’à escalader la suivante, et ce qu’il y avait de peu sympathique dans sa physionomie et dans ses manières venait uniquement de cette hâte fébrile, de cette tension perpétuelle vers de nouveaux triomphes. Quand il eût passé son baccalauréat, son père le prit à part et lui annonça que s’il voulait devenir pharmacien M. Guerprec le prendrait chez lui, l’associerait à ses travaux et, plus tard, lui cèderait son fonds et sa fille. Ce M. Guerprec était pharmacien dans un faubourg de Rennes et il honorait le père Vilaret d’une amitié protectrice. Celui-ci doutait qu’il y eût rien dans le monde de plus beau que d’être pharmacien. Un médecin n’est qu’un homme comme tout le monde, obligé de courir après ses malades par tous les temps et risquant de prendre toutes les maladies, tandis qu’un pharmacien réside béatement au milieu d’un grand nombre de bocaux portant des noms latins, et reçoit, dans ce sanctuaire, toutes les confidences du voisinage. Le père Vilaret avait longtemps réfléchi à ces choses et comptait qu’Albert accepterait la proposition avec enthousiasme. Mais Albert, sans hésiter et sans en témoigner le moindre regret, refusa de devenir pharmacien, déclarant qu’il préférait la politique et s’était mis d’accord avec le directeur du Progrès républicain d’Ille-et-Vilaine pour lui fournir deux articles par semaine. Le Progrès républicain d’Ille-et-Vilaine attaquait très vivement la politique du maréchal de Mac-Mahon et l’Église par dessus le marché, en sorte que tout dernièrement M. le Curé avait cru devoir, au prône, en interdire la lecture à ses ouailles et promettre solennellement l’enfer à son directeur. Le père Vilaret fut saisi, en entendant cette audacieuse déclaration, d’une colère formidable où le regret des bocaux de M. Guerprec entrait pour autant que la crainte des châtiments éternels. Il offrit à Albert un vigoureux coup de pied et le poussa dehors.

Le jeune homme était beaucoup trop fier pour chercher à rentrer dans une maison d’où on l’avait expulsé de cette façon peu délicate. Mais la fierté ne nourrit point. Très embarrassé, il s’enfuit aux bureaux du journal et conta son aventure. Justement, on venait de décider le renvoi de l’unique employé dont les habitudes d’ivresse prenaient des proportions inquiétantes. Albert s’offrit à le remplacer et, agréé, se mit sur le champ à coller des bandes et à écrire des adresses. Le soir, il étala par terre le matelas de son prédécesseur et s’y endormit tranquillement. Le lendemain matin, il balaya le plancher et prit la plume pour rédiger son premier article. On était en pleine période électorale. Le 16 mai, le maréchal de Mac-Mahon, cédant à la pression de son entourage, avait renvoyé brusquement le ministère Jules Simon et lui avait substitué un cabinet réactionnaire. En même temps, le Parlement avait été prorogé et la dissolution de la Chambre prononcée. Une période d’arbitraire et d’illégalité commençait. M. de Fourtou, ministre de l’intérieur, destituait les préfets et les sous-préfets par douzaines. Des journaux étaient saisis, des cercles fermés, des poursuites intentées contre tous ceux qui exprimaient, en public, une opinion contraire à celle du gouvernement.

L’article par lequel Albert Vilaret, pour ses débuts, « analysait la situation » était intitulé : « Pastiche maladroit ». Le maréchal y était comparé au prince Louis-Napoléon et M. de Fourtou à M. de Maupas. Une ironie âpre en faisait le fond et du rapprochement entre les deux dates (1851-1877), le jeune rédacteur tirait des conclusions serrées, susceptibles d’agir sur l’opinion. Un avis comminatoire vint de la préfecture le soir même. Vilaret n’en tint aucun compte et, le vendredi suivant, parut son second article « Les valets de M. de Fourtou », dans lequel il prenait à partie les fonctionnaires du 16 Mai, en termes offensants. Cette fois, le numéro fut saisi avant même d’avoir pu être mis en vente. « Qu’allons nous faire ? » dit le directeur, penaud que les limiers gouvernementaux aient pu tout râfler d’un seul coup. — « Réimprimer le numéro et le distribuer gratuitement », répondit Villaret. Le directeur s’alarma. « Y pensez-vous ? Cela coûtera très cher ; la police reviendra, brisera les presses et supprimera le journal ; d’ailleurs les ouvriers sont absents ». Vilaret ne se démontait pas. « La suppression du journal, dit-il, c’est son triomphe assuré dans six mois, et quant aux ouvriers, je me charge bien d’en réunir quelques-uns ; et puis vous, le prote et moi, nous ferons au besoin la besogne à nous trois ».

À la fin de l’après-midi, le tirage était achevé. Des porteurs se partagèrent les feuilles encore humides et se répandirent par la ville. Vilaret était avec eux, ayant lui-même un ballot sur le bras ; il alla avec ostentation se poster devant la préfecture et distribua sa marchandise aux passants. Deux heures après il était arrêté et le lendemain, le Progrès républicain était supprimé. Tout cela fit grand bruit dans Rennes et le nom d’Albert Vilaret fut sur toutes les lèvres. Ses anciens camarades du Lycée se montraient fiers de lui et son ex-professeur de philosophie, un vieux libéral, ne se tenait plus de joie. Il y eût une manifestation dans la rue quand l’affaire vint devant la justice. Le tribunal fut envahi ; on échangea des coups de canne, des vitres furent brisées. Le jeune héros, calme et dédaigneux, se borna à dire aux juges : « Vous ferez bien d’abuser de vos pouvoirs, ils prennent fin le 14 octobre ! » Le 14 octobre était le jour fixé pour les élections. Son insolence lui valut une aggravation de sévérité en même temps qu’une augmentation de popularité. Il fut condamné à une amende qu’il ne pouvait payer et à six mois de prison.

Deux mois plus tard, il était grâcié. Le coup d’État avait échoué et le cabinet du 16 Mai venait d’être renversé par la nouvelle Chambre. Albert Vilaret n’avait pas perdu son temps en prison, ses amis l’ayant abondamment pourvu de livres. Ils l’avaient aussi inscrit à la Faculté de droit dont il voulait suivre les cours et le professeur de philosophie avait avancé l’argent des inscriptions. Quelques personnes l’engageaient à aller faire son droit à Paris, mais il s’en garda bien ; il comprenait que quitter Rennes, c’eût été lâcher la proie pour l’ombre. Le 1er janvier 1878, le Progrès républicain parut de nouveau sous le titre plus anodin d’Écho d’Ille-et-Vilaine ; Vilaret y reprit sa place de rédacteur ; son flair ne l’avait pas trompé. Le journal eût tout de suite un chiffre de tirage supérieur au chiffre atteint à la veille de sa suppression. Les années qui suivirent n’apportèrent aucun changement notable dans l’existence du jeune homme. Il passa brillamment son doctorat. Son autorité grandissait avec son talent. Il donnait des répétitions pour augmenter ses ressources et envoyait des correspondances à divers journaux parisiens. Sa plume, très assagie, parlait une jolie langue, à la fois sobre et fleurie. La campagne électorale de 1881 fut menée par lui avec une vigueur et une habileté sans égales. Il parcourut non seulement l’Ille-et-Vilaine, mais les Côtes-du-Nord et le Finistère, faisant des conférences en Français et en Breton ; il avait appris cette dernière langue dont il ne savait, comme enfant, que quelques mots. On s’attendait à Rennes à voir Vilaret poser sa candidature aux élections de 1885 et lui même y avait d’abord songé ; mais il se méfiait du scrutin de liste, prévoyant que les réactionnaires y trouveraient leur compte, et quand il vit qu’on songeait à le rétablir, il prit brusquement son parti. Une élection partielle allait avoir lieu dans les Côtes-du-Nord, sur les confins du Finistère ; il se présenta et fut élu ; il avait à peine 25 ans. Réélu en 1885 et en 1889, il venait en 1893 d’obtenir, pour la quatrième fois, les suffrages de ses électeurs. Sa situation à la Chambre, le nombre des amitiés qu’il avait su s’y créer, son éloquence très personnelle et, surtout, son incroyable puissance de travail semblaient le désigner pour un portefeuille. En Bretagne, son influence s’exerçait en dehors de sa circonscription. Il était devenu propriétaire du journal où il avait fait ses débuts et en avait fondé un autre à Brest, qu’il possédait également. Il s’occupait activement de l’un et de l’autre.

La première rencontre de Vilaret et d’Étienne de Crussène datait de 1888. Voyageant dans le même compartimentent entre Brest et Paris, ils avaient causé. Le député, qui savait le nom de son interlocuteur, s’était mis en frais pour lui. Étienne, ignorant à qui il avait à faire, s’était laissé aller au charme d’une conversation vive et spirituelle, pleine d’aperçus intéressants. Le lendemain, Albert Vilaret avait posé sa carte à l’hôtel de Crussène. Ils s’étaient revus l’été suivant, d’une manière très inopinée dans une auberge de village en Bretagne. Étienne, saisi en reconnaissant dans le député de la circonscription son compagnon de route, avait éprouvé soudain le remords de n’avoir pas rendu la carte et il s’était excusé de son mieux. Depuis lors, ils avaient eu plus d’une occasion de se revoir ; Vilaret recherchait visiblement la compagnie du jeune marquis. Il ne manquait jamais de venir le voir à Paris. Il avait fini par s’enhardir jusqu’à se présenter à Kerarvro, mais il se gardait de le faire pendant les périodes électorales, tenant à prouver qu’il venait en « voisin » et non en candidat. Jamais il n’avait témoigné le désir d’être reçu par la marquise. Étienne lui savait gré de ces preuves de tact et prenait plaisir à le rencontrer. Il connaissait son histoire et admirait fort l’énergie, la ténacité dont Vilaret avait fait preuve dans sa courte et brillante carrière. Il s’étonnait de ses facultés d’assimilation, le trouvant toujours au courant des sujets les plus divers. Une seule chose le troublait et le contrariait. Il devinait dans cet homme un fond de sécheresse, des convictions plus raisonnées que senties, une chaleur un peu factice, un certain scepticisme inavoué. Mais cela même l’attirait. Que ne ferait-on pas, songeait-il, avec des dons pareils et de l’enthousiasme en plus ?

Quand Vilaret venait à Kerarvro, ce qui n’était point fréquent, il laissait sa voiture au village et gagnait le château à pied par la forêt. Ce jour-là — on touchait à la fin de Janvier — la neige couvrait la terre ; sous son grand manteau blanc, la nature avait cet aspect apaisé qui suit les tempêtes d’hiver. Le ciel éclairci prenait des teintes infiniment tendres ; vers le sud, fuyaient les dernières nuées, épaisses masses grises dont le soleil, déjà près de l’horizon, cuivrait bizarrement les contours. La température baissait. Un peu de givre commençait à briller sur les troncs d’arbres, tout éclaboussés de neige du côté où le vent avait soufflé. Sur tout cela régnait un divin silence, le calme absolu de la mort. Vilaret jouissait de ce spectacle, non en poète mais en impérieux, en homme chez qui la vie déborde et qui a su réduire les choses en esclavage. Petit de taille, les épaules trapues, la figure affinée par une barbe noire taillée en pointe, les yeux vifs, mobiles, pétillants, il donnait bien l’impression de la conquête, et sa démarche solide, régulière, faisait de lui comme le maître des lieux qu’il traversait. Il alla du même pas jusqu’au perron, secoua la neige de ses chaussures contre la dernière marche et sonna. La seule chose qui éveillait toujours dans le tréfonds de son âme un imperceptible malaise, un frissonnement aussitôt réprimé, c’était ce grand lion de granit, sculpté sur la façade avec son glaive et sa mine altière. L’animal héraldique représentait pour lui tout l’inquiétant mystère des âges disparus, la faucille d’or des Druides et les armures des Croisés.

Dans le vestibule, il rencontra Éliane qui passait, une partition sous le bras. En l’entendant demander le marquis d’un ton qui semblait habitué au commandement, la jeune fille se retourna et le toisa avec une suprême insolence. Vilaret mit son lorgnon et dirigea sur elle un regard qui la glaça. Elle flaira aussitôt un ennemi. Lorsque Vilaret eût été introduit chez Étienne, elle redescendit et demanda au domestique le nom du visiteur. Ce nom ne lui disait rien. Un député ; ..… ce devait être pour quelque affaire d’intérêt local, une prise d’eau ou un chemin vicinal. Cependant Éliane demeura nerveuse et se mit à tournoyer dans sa chambre, touchant à tout et repassant à chaque instant devant son miroir pour voir si son visage portait l’empreinte de ses soucis. Ils étaient nombreux ses soucis, bien que provenant d’une source unique. Sa stratégie était décidément en défaut. Elle avait compté, tout d’abord, prendre Étienne d’assaut. Puis elle s’était résignée à un siège en règle ; elle se voyait réduite, maintenant, à une sorte de blocus des moins effectifs. Persuadée, dès le premier jour, que sa beauté avait fait une vive impression sur le jeune homme, elle n’avait pas tardé à se rendre compte de son erreur. Il était avec elle exactement le même qu’avec sa sœur, aussi aimable, aussi empressé dans la forme et aussi parfaitement indifférent dans le fond. Exprimait-elle le désir de faire une promenade, Étienne priait Madame d’Halluin de se joindre à eux. Celle-ci refusait de temps à autre dans le désir de favoriser les tête-à-tête. Le marquis n’en témoignait aucun dépit et l’on pouvait voir au retour que le tête-à-tête n’avait rien produit.

Éliane avait étalé toutes ses séductions, de jolies toilettes, des coiffures les plus sentimentales : elle avait fait de l’aquarelle, joué du Wagner et chanté du Gounod, brodé un chemin de table, lu du Lamartine et du Gyp. Un soir elle avait souhaité danser, Étienne s’y était prêté en vrai automate. Une autre fois, elle avait demandé en minaudant une cigarette qu’il lui avait aussitôt offerte, sans même en paraître surpris. Les premiers jours, le voyant si réservé, elle s’était dit : Il est un peu sacristain, ce garçon ! — mais le dimanche, Étienne n’avait pas paru aux Vêpres et elle avait su qu’il s’y rendait rarement, se contentant d’assister à la messe. Alors, une autre idée lui était venue : il a beaucoup d’expérience avait-elle conclu ; il connait les femmes et cherche à savoir ce dont je suis capable. — C’est à la suite de cette réflexion que Gyp avait remplacé Lamartine et qu’Éliane avait tenté de la valse et de la cigarette. Les petits trucs ne prenaient pas. La froideur du marquis se mêlait même, à certains jours, d’un peu d’ironie. Éliane s’appliquait à ne rien laisser paraître de son dépit. Du reste, on s’en inquiétait peu autour d’elle. Son beau-frère ne comprenait rien aux subtilités du flirt ; le mariage était, à ses yeux, une bonne institution bourgeoise, très pratique et très confortable. Madame d’Halluin avait l’esprit si charitable que, dans sa crainte des jugements téméraires, elle trouvait tout le monde parfait et pensait toujours que tout allait pour le mieux. Quant à la marquise, ne connaissant de la nature de son fils que les dehors modérés et rien des ardeurs secrètes, elle ne s’alarmait point qu’il fut si long à se troubler. Rien ne pressait du reste. Ce qu’elle avait voulu, c’était le mettre à même d’apprécier « cette petite » et vraiment pouvait-on vivre auprès d’elle sans l’apprécier ? Des doigts de fée, des yeux pleins de malice, de l’esprit de répartie, un bon cœur………… tout pour elle. Éliane s’était appliquée à conquérir sa future belle-mère par des moyens autres que ceux dont elle employait, en vain, la séduction sur Étienne. Sous le regard de la marquise, elle avait pansé une vieille femme, confectionné un gâteau d’amandes et regarni un chapeau.

Pauvre Éliane ! tant de diplomatie pour n’arriver à rien ! Car elle ne le savait que trop, ses actions n’avaient pas monté d’un point dans l’esprit d’Étienne (elle n’en était pas encore à suivre la cote dans son cœur). Ce qui la mortifiait le plus, c’est que la veille, à la noce de la fille de Pierre Braz, où elle s’était mortellement ennuyée, il avait paru, lui, s’amuser beaucoup. La tempête faisait rage, la neige fouettait les vitres, mais la fête n’en avait pas été attristée. Le temps n’est jamais parvenu à arrêter des Bretons qui ont résolu de s’égayer ! Au contraire, chaque nouvel invité qui entrait en se secouant comme un chien sorti de l’eau et en aspergeant ses voisins de flocons neigeux, excitait des transports d’hilarité. Le repas avait duré trois heures. Au dessert, Étienne avait fait un petit discours en Breton, puis des gars avaient chanté des chansons dont le refrain était repris en chœur par les convives. Ensuite, les tables desservies et démontées, on s’était mis à danser au son du biniou, et cela avait duré jusqu’à plus de 8 heures du soir. Elle était rentrée à 6 heures, prétextant une migraine, lasse en réalité de voir Étienne rire et danser et de l’entendre parler cette langue dont elle ne comprenait pas un mot… Elle eut volontiers, dans l’insomnie qui suivit, traité le jeune marquis de rustre et de paysan, mais elle se rappelait son appartement pour y être entrée une ou deux fois : le luxueux cabinet de toilette entrevu sous une portière soulevée, la chambre en andrinople avec les grandes peaux d’ours blancs et le petit fumoir en rotonde avec ses lambris de bois sculpté et sa tenture en cuir de Cordoue. Tout cela était empreint d’un tel cachet d’élégance personnelle et impliquait des habitudes et des goûts si raffinés que l’accusation ne tenait pas debout.

C’est dans ce même appartement qu’on venait d’introduire M. Vilaret. Inquiète et désorientée, la jeune fille ouvrit la porte et regarda dans le corridor. Il était obscur et désert. Tout au bout, une mince raie de lumière filtrait. Éliane s’avança un peu dans cette direction : le tapis épais étouffait le bruit de ses pas. Une sorte d’instinct la poussait ; elle ne songeait pas à écouter. D’ailleurs, quelle apparence que la conversation des deux hommes pût offrir pour elle le moindre intérêt ?… En s’approchant, elle vit que la première porte était restée ouverte ; elle donnait sur une sorte de petite antichambre qui prenait jour, au moyen d’un vitrage dépoli, sur le cabinet de toilette. C’est par la seconde porte, celle de la chambre à coucher, que la lumière filtrait. Arrivée là, Éliane entendit une voix échauffée par la discussion, qui disait avec vivacité : « Sans doute, vous serez élu aussi comme droitier, seulement toute votre carrière en sera frappée de stérilité. Dans l’opposition, mon cher M. de Crussène, vous serez réduit à l’inaction ; dans le parti constitutionnel, vous agirez aussi librement que vous voudrez. Notez-le bien, vous ne pouvez pas grand chose contre la République : elle peut beaucoup pour vous. Elle seule fécondera vos projets. Et puis, vous n’y resterez pas dans l’opposition. Vous n’avez ni ses idées, ni ses passions ; vous êtes un indépendant. Alors, pourquoi arborer ses couleurs pour les répudier après ? C’est toujours une chose grave qu’un changement de drapeau.… » Il se fit un peu de bruit à l’autre bout du corridor. Éliane revint précipitamment vers sa chambre, située au centre près du grand escalier, dont la cage faisait une trouée de lumière dans l’obscurité du premier étage. Elle s’accouda à la rampe et regarda en bas : personne dans le vestibule. Elle descendit et entra dans le grand salon. La marquise et la comtesse d’Halluin brodaient. M. d’Halluin lisait à haute voix les mémoires du général de Marbot. Éliane s’assit et s’efforça de prêter attention à la lecture, mais elle n’y réussit point ; au bout d’un quart d’heure, la marquise qui la regardait à la dérobée, interrompit le comte. « Éliane dit-elle, vous m’inquiétez. Qu’avez-vous ? Est-ce votre migraine d’hier qui vous reprend ? » — « Oui, Madame, justement, répondit la jeune fille ; mais ce ne sera rien. Je vous en prie, n’y faites pas attention ». — « Tu devrais te reposer, dit la comtesse d’Halluin à sa sœur ; il y a encore une heure et demie avant le dîner ; mets-toi sur ton lit et tâche de dormir ». La marquise approuva et insista. Éliane se laissa persuader et remonta. Mais, une fois dans le corridor, elle fut saisie d’un violent désir de savoir si la conversation d’Étienne et de Villaret avait pris fin et, de nouveau, se glissa vers l’appartement du marquis.

Cette fois, c’était lui qui parlait. Il parlait lentement, ayant l’air de peser tous ses mots. « Je suis plus libre que vous ne le pensez, disait-il ; vous avez touché ce sujet avec tant de délicatesse que je me dois, à moi-même, de vous répondre en toute franchise. J’ai évidemment à ménager les sentiments de ma mère ; c’est mon devoir. Je ne considère pas cependant qu’il aille jusqu’à faire abdication de mes idées. Quant à l’éventualité de mon mariage, laissez-moi vous dire que je n’épouserai jamais qu’une femme avec laquelle je puisse vivre en parfaite et entière communauté d’esprit et que, d’ailleurs, je suis tout à fait résolu à ne pas me marier avant que ma vie ne soit définitivement orientée vers un but quelconque. C’est bien le moins que j’épargne à ma femme les difficultés et les tâtonnements inséparables d’une telle orientation et dont elle subirait, sans cela, le contre-coup ». — En entendant ces derniers mots, Éliane tremblante, s’était approchée inconsciemment et s’était appuyée au mur de la petite antichambre… Il y eut un silence, puis tout à coup la porte s’ouvrit. Étienne venait de se souvenir que son domestique négligeait sans cesse de fermer la première porte et il s’était levé brusquement pour le faire.

Ils se trouvèrent en face l’un de l’autre, stupéfaits. Le mouvement avait été si soudain qu’Éliane n’avait pas même eu le temps de reculer. Elle était prise en flagrant délit. Une seconde d’angoisse passa entre eux. Puis, frémissant, Étienne fit un pas en avant. La jeune fille battit en retraite précipitamment : il la suivit jusque vers l’escalier. Alors, perdant la tête, elle se retourna : « Vous savez… balbutia-t-elle en esquissant un sourire, vous savez… je… je n’écoutais pas ». — Il remua les lèvres comme pour répondre quelque chose, mais il se contint, tourna les talons et rentra chez lui.

VII

La nuit suivante, Étienne se leva à quatre heures, se vêtit très chaudement, glissa dans sa poche une gourde pleine de rhum et ayant posé sur la table, bien en vue, un billet pour sa mère que le domestique trouverait en entrant dans la chambre, il descendit dans le vestibule et enleva les barres de fer de la porte d’entrée. Il gelait dehors et, bien qu’il n’y eût pas de lune, la neige éclairait suffisamment le paysage pour qu’on vît à se conduire. Le marquis contourna le château et se dirigea vers les écuries. Arrivé là, il chercha un endroit d’où la neige eut été balayée et y ramassa une poignée de gravier puis la lança vigoureusement contre une fenêtre située au premier étage du bâtiment. Au bout de quelques minutes, la fenêtre s’ouvrit ; puis la voisine s’ouvrit aussi. Jean-Marie et l’un des palefreniers parurent simultanément. Étienne se mit à rire : « Allez vous coucher, Claude, dit-il, je n’ai pas besoin de vous. C’est Jean-Marie qu’il me faut. Nous allons faire une petite promenade nocturne ». L’homme disparut. Étienne passa dans la sellerie, frotta une allumette, alluma une grosse lanterne ronde, prit un harnais de cuir fauve très simple, et entra dans l’écurie. Il adorait atteler lui-même. Les bêtes réveillées s’agitèrent : il y eût un cliquetis de métal et le bruit d’un coup de pied contre une stalle. Il pénétra près de la jument qui traînait d’habitude sa charrette anglaise et la caressa. Puis il commença de la harnacher.

Jean-Marie arrivait, l’air joyeux. « En voilà une bonne surprise, s’écria-t-il avec sa familiarité habituelle ; je commençais à m’ennuyer, moi ; je croyais que vous n’aimiez plus les fantaisies ». — « Tire la charrette, dit Étienne, j’amène Coquette ». Quand l’attelage fut prêt, les lanternes allumées, ils revêtirent des sortes de paletots en peaux de mouton et étendirent sur leurs jambes une couverture de fourrure. « As-tu pris de l’avoine ? » demanda le marquis. — « Cristi ! fit Jean-Marie, sautant à bas de la voiture, j’avais oublié ! Pauvre Coquette ! » Il apporta un sac d’avoine et un licou et les roula sous la banquette. Étienne prit la gourde, avala trois bonnes gorgées de rhum et la passa à son compagnon : puis ils allumèrent des cigarettes et la voiture fila sur la neige. « Où allons-nous ? » demanda Jean-Marie. — « À Chateaulin », répondit le marquis. Jean-Marie le regarda, ahuri. « À Chateaulin ! Monsieur Étienne, vous n’y pensez pas ! Et par ce temps ! Coquette y restera ». Étienne sourit. « N’aie pas peur. La neige n’est pas épaisse et d’ailleurs, elle nous servira de prétexte pour ne revenir que demain, si cela nous plait ». — « Ah ! comme ça ! » fit le jeune Breton rassuré. Il se tut un moment, puis la curiosité reprenant le dessus, il s’apitoya sur les inquiétudes de la marquise. » Cette pauvre Madame, elle va se faire des tourments, sûr. C’est toujours comme ça quand vous courez les routes la nuit, sans le dire d’avance… Et par dessus le marché que vous n’avez pas pris de fusil. Elle verra bien que ce n’est pas pour chasser que vous êtes parti. » — « Je lui ai laissé un mot, expliqua Étienne, lui disant que nous allions à Quimer’ch voir l’épagneul qu’on m’a signalé ! » Jean-Marie le regarda en dessous, d’un air méfiant. « C’tépagneul là, Monsieur Étienne, m’est avis à moi, que c’est… un canard ! » — « Ce n’est pas un canard du tout ; seulement je ne le verrai pas : c’est toi qui iras le voir ». — « Moi ? j’irai à Quimer’ch ? » — « Parfaitement. Tu prendras le train. Nous nous retrouverons à Chateaulin, dans l’après-midi ». — « Alors, c’est sérieux ? Vous allez voir le tombeau de votre grand-oncle, là-bas, près de la mer ? » — « Oui, dit le marquis ; c’est là que je vais. Mais rappelle-toi ce que tu m’as promis ? Je n’ai confié ce projet qu’à toi et j’entends que personne ne sache demain d’où nous venons ». Jean-Marie protesta véhémentement qu’il n’en soufflerait mot à qui que ce soit et un long silence suivit. Le jeune Breton paraissait réfléchir profondément. Tout à coup, il communiqua le résultat de ses pensées. « Eh bien ! Monsieur Étienne, je trouve que c’est très bien comme cela, voyez-vous. Parce que moi, je ne tiens pas du tout à voir le tombeau du vieux Monsieur, soit dit sans vous offenser. J’aime beaucoup mieux voir l’épagneul. »

Étienne ne put s’empêcher de rire à cette déclaration et ils parlèrent du chien, des mérites qu’on lui prêtait et des points sur lesquels devrait porter l’examen que Jean-Marie lui ferait subir. Ils avaient suivi d’abord la route de Poullaouen, puis l’avaient laissée sur la droite pour gagner Plounevezel. Le village dormait encore quand ils passèrent. La neige amortissait le bruit des roues ; pas une lumière ne brillait aux fenêtres. Un peu plus loin, ils s’arrêtèrent pour laisser souffler la jument ; mais elle était pressée de repartir et tapait du pied. Les lanternes jetaient des lueurs bizarres sur la route. Au loin s’étendait le grand linceul, visible malgré l’obscurité. Il y avait longtemps que les paysages familiers avaient disparu lorsque le jour commença de poindre, un jour blafard, vilain à regarder, une vraie aube d’enterrement. Tout le pays était désert. Un bourg se montra enfin au tournant du chemin. Étienne ralentit dans l’espoir d’une auberge où on pourrait lui servir du café chaud. Il y en avait une, en effet, où des ouvriers terrassiers se trouvaient déjà attablés ; ils parlaient un patois morbihannais et avaient près d’eux des pics et des pioches. Les deux jeunes gens se réchauffèrent avidement à un grand feu qui pétillait dans la cheminée de pierre grise ; le café acheva de dégourdir leurs membres. Quand ils repartirent, il faisait plein jour. Un peu au-delà du bourg, la neige cessait : l’ouragan de l’avant-veille n’avait pas soufflé là. La température plus douce, le paysage agréablement varié et surtout le repas réconfortant qu’ils venaient de prendre les mettaient en belle humeur.

À dix heures moins le quart, les sabots de Coquette heurtèrent le pavé des rues de Chateaulin : il y avait un peu plus de cinq heures qu’ils s’étaient mis en route. Étienne s’occupa d’abord de la jument et l’installa confortablement dans l’écurie du meilleur hôtel. Puis il fit servir à déjeuner et entre temps s’enquit des moyens de se rendre au Menhir Noir. Tout ce qu’il savait de cet endroit, dont la marquise ne prononçait jamais le nom, c’est qu’il était situé à environ 25 kilomètres de Chateaulin, dans cette longue presqu’île qui sépare la rade de Brest de la baie de Douarnenez. L’hôtelier consulté, envoya quérir le cocher de la diligence qui fait le service entre Chateaulin et Crozon. « Le Menhir-Noir ? dit cet homme, ah ! oui, parfaitement ; il faudra descendre un peu avant Crozon et prendre à droite ; vingt minutes de marche environ et vous y serez. » À onze heures, la vieille patache s’ébranla. Dans l’intérieur se trouvaient trois Bretonnes à coiffes blanches ayant chacune un panier à provision et un gros livre de messe. Elles avaient cumulé les avantages matériels et spirituels du marché hebdomadaire et d’une grand’messe en l’honneur d’un saint local. Étienne prit place sur le siège à côté de l’automédon, lequel commença aussitôt de lui faire les honneurs du pays. En homme de progrès, il attira les regards de son client vers les gros globes électriques suspendus aux croisements des rues. « Monsieur, dit-il, c’est le soir qu’il faut être ici. Vous ferez bien de revenir ce soir. Peut-être n’avez-vous jamais vu de ville électrique. Celle-ci a été la première en Gaule où l’on ait inventé cette lumière ». Étienne sourit : cela lui rappelait la naïveté du patriotisme américain. — « Monsieur, reprit l’autre, j’ai été à Paris dans les temps. Mais je ne crois pas qu’il y ait rien là d’aussi beau que Chateaulin et quant à Brest, cela ne vaut pas d’en parler ».

Malgré l’enthousiasme et les velléités bavardes de l’excellent Breton, la conversation tomba vite. Étienne ne releva pas ses appréciations sur la cathédrale de Quimper et les remparts de Concarneau. Le cocher ne s’en formalisa pas ; il pensa que le jeune homme « se causait dans le cœur » et respecta sa rêverie. Étienne rêvait, en effet, à l’étrange destin de celui auquel il allait rendre visite. Depuis longtemps, il s’était promis d’accomplir ce pèlerinage et il se félicitait que la scène pénible de la veille, en lui inspirant le désir de s’éloigner de Kerarvro, eût précipité sa résolution. Maintenant que le terme du voyage approchait, il sentait son émotion grandir. Des pensées tumultueuses, des impressions contradictoires le troublaient. La seule idée qui ne lui vint pas, c’est qu’il allait rencontrer là le néant, le silence éternel, l’énigme qu’on ne pouvait plus déchiffrer. Il lui semblait, au contraire, que son grand-oncle était vivant, qu’il le verrait, tout au moins qu’il se trouverait en communication directe avec lui, l’entendrait parler, percerait le secret de sa vie.

Le balancement de la voiture finit par amener le sommeil. Il était fatigué de sa nuit blanche et de son départ matinal. Alors, les visions prirent la netteté des songes. Debout sur le seuil d’un manoir très antique, l’abbé de Lesneven attendait son neveu. Ses traits étaient bien tels que la miniature trouvée à Kerarvro les avait fixés dans la mémoire de celui-ci. Seulement, un sourire bienveillant en atténuait l’étrangeté. L’abbé tenait un livre entre ses mains ; il mit un doigt sur ses lèvres et fit un signe. Étienne comprit que « les autres » dormaient et qu’il fallait prendre garde de les éveiller. Alors tous deux marchèrent en silence vers un sommet sablonneux que couronnaient des broussailles sèches. L’abbé glissait sur le sol sans paraître y adhérer. En haut, il y avait un cercle farouche au milieu duquel se dressait le Menhir Noir, une énorme aiguille druidique, bizarrement coupée par en haut, lisse sur toutes ses parois et complètement noircie, comme si elle avait passé par le feu. Un cahot, un arrêt brusque, et la voix du cocher disant : « C’est ici, Monsieur », rappelèrent Étienne à la réalité. Il ouvrit les yeux. À trente pas, le Menhir dessinait sur le ciel sa sombre silhouette et, tout autour, s’étendaient des broussailles. Tout cela était identiquement semblable à ce que le jeune homme venait de voir dans son rêve.

D’abord, il ne comprit qu’à demi la mystérieuse coïncidence. Mais, la notion des choses lui revenant, une terreur s’empara de lui. Il entendit à peine les explications qu’on lui donnait sur la route à suivre. Il courut, plutôt qu’il ne marcha, vers le monument. C’était bien la clairière au sol dur, parsemé de graviers noirs qui ressemblaient à des morceaux de charbon. Le Menhir était noir aussi et lisse et se terminait par la même échancrure, et là bas il entrevoyait, glacé d’effroi, le sentier à travers lequel, il y a dix minutes, l’abbé guidait ses pas. Il s’assit : la sueur perlait à ses tempes. Il avait la certitude absolue, non seulement de n’être jamais venu là, mais de n’avoir jamais su qu’un pareil lieu existât. Le nom même de Menhir-Noir n’évoquait jusqu’ici dans son imagination aucune idée précise. La Bretagne est parsemée de ces restes druidiques… Et puis, en admettant qu’une gravure, un dessin aperçus dans son enfance et oubliés depuis, eussent imprimé dans son cerveau les lignes de ce paysage, il n’aurait pu avoir connaissance du sentier qu’il apercevait à dix pas de lui, parmi les broussailles. Il s’attendait à tout moment à voir son grand-oncle venir par là ; et vraiment cette apparition lui eût été un soulagement, tant la solitude lui pesait.

Enfin, rassemblant son courage, il se leva et se dirigea résolument vers le sentier. D’abord il ne se reconnut pas ; les buissons étaient hauts ; il marcha six à sept minutes sans savoir où il allait. Puis, subitement, le terrain changea d’aspect, devint sablonneux et s’abaissa. Quand Étienne eût atteint le bas de la pente, il se retourna. La même émotion qui l’avait étreint là-haut le reprit, car il voyait la colline de sable, couronnée de broussailles sèches, vers laquelle l’abbé l’avait mené. Il eût envie de fuir ces lieux, de courir après la diligence, de s’en aller à Crozon, à Morgat, n’importe où. Puis il se raidit, s’accusant de lâcheté, et reprit sa marche. Une campagne verte, paisible et insignifiante s’étendait devant lui. À cinq cents mètres il apercevait à travers des bouquets d’arbres, une habitation. Il eût grand peur de se trouver en face du manoir au seuil duquel l’abbé l’avait accueilli, le livre dans ses mains et le doigt sur les lèvres. Mais, en approchant, il constata qu’il n’y avait point là de manoir. C’était une simple maison de ferme, d’aspect riant ; la construction semblait relativement neuve. Deux enfants jouaient sur le pas de la porte. Leur mère parut, un ouvrage à la main, en entendant Étienne leur adresser la parole. Elle n’eût pas l’air surprise de le voir. « C’est ici, interrogea le jeune homme, la ferme du Menhir-Noir ? » — « Parfaitement, Monsieur, répondit la Bretonne ; le Menhir est là-bas sur la hauteur ; ce n’est pas loin ; si vous voulez un des enfants vous conduira ». — « Vient-il souvent du monde pour le voir » ? fit Étienne, qui ne voulait pas marquer trop vite le but de sa visite. — « Dans cette saison, Monsieur, il ne vient personne : mais l’été, nous avons les baigneurs de Morgat ; on vient aussi de Brest. La ferme est réputée pour son lait et il ne se passe pas de jour que nous n’ayons du monde à goûter ». Le marquis était désorienté. « Ah ! vraiment, du monde à goûter », répéta-t-il machinalement comme se parlant à lui-même.

La femme reprit : « Et même, on nous presse d’ouvrir un restaurant pour la saison prochaine ; mais cela, c’est une grosse affaire et nous ne sommes pas décidés à la tenter ». Elle s’exprimait bien et avait des manières de la ville… Étienne, de plus en plus surpris, demanda : « N’est-ce point ici qu’est enterré monsieur de Lesneven ? » — Oui, dit-elle, c’est là — et son geste indiqua un petit bois de chênes, mais c’est fermé… Vous auriez désiré voir le tombeau ? Nous avons bien la clef ; seulement quand nous nous sommes établis ici, on nous a recommandé de n’ouvrir à personne..… Du reste, personne n’a jamais demandé à entrer ». Sur l’insistance du jeune homme, elle alla consulter son mari qui se fit tirer l’oreille : « il n’y a rien à voir du tout » répétait-il. Étienne était résolu à ne se nommer qu’à la dernière extrémité. Il expliqua qu’ayant lu les écrits de monsieur de Lesneven et connaissant son histoire, il désirait voir vivement son tombeau. Finalement une pièce de cent sous qui brillait dans ses doigts, eût raison des scrupules du fermier : « Bah ! dit celui-ci, cela ne fait de mal à personne ». — La femme était pleinement de cet avis ; désireuse de retenir le voyageur le plus possible dans l’espoir de lui faire accepter une collation quelconque, elle suggéra que « Monsieur serait peut-être bien aise de causer avec le vieux Simon qui était déjà là du temps de monsieur de Lesneven et s’en rappelait bien ». — On dépêcha aussitôt un des enfants à la recherche du vieux Simon. Étienne prit la clef des mains du fermier, déclarant qu’il préférait aller seul au tombeau et, perdu dans ses réflexions, il s’achemina vers le petit bois de chênes.

Les arbres en étaient rabougris, leurs branches dépouillées de feuilles se contournaient tragiquement. Au centre, un espace d’environ 60 pieds carrés était clos par un mur trop élevé pour qu’on pût voir par dessus. Une petite porte basse donnait accès dans l’enceinte ; Étienne eût grand peine à l’ouvrir. Dans la serrure rouillée la clef ne tournait pas. Elle céda enfin et grinça sinistrement sur ses gonds. Il s’attendait à trouver tout envahi par les ronces, mais des ronces lui eussent semblé préférables à la nudité lamentable qui s’offrit à lui ; sur le sol, poussait un gazon maigre qui paraissait avoir été fauché récemment et que n’encadraient pas même un arbuste, pas le moindre feuillage. Le regard n’était arrêté que par le mur, le mur hideux dont la maçonnerie, mangée par une humidité verdâtre, s’effritait par endroits. Nul préau de prison n’aurait été plus lugubre. Au milieu, s’élevait un sarcophage de forme très simple qui ne portait ni croix ni inscription d’aucun genre : sépulture anonyme que la mousse et les lichens dévoraient. Le cœur du jeune homme se souleva ; des larmes lui vinrent aux yeux. Il s’approcha du sarcophage et posa la main sur la pierre comme pour promettre à celui qui dormait là de le protéger contre le scandaleux ostracisme qui le poursuivait jusque dans la mort. Une grille remplacera ce mur, pensa Étienne : j’édifierai ici une tombe de marbre surmontée d’une croix et portant une inscription et, tout autour, on entretiendra des fleurs ; et il ajouta tout haut, comme si le mort pouvait l’entendre, comme s’il voulait prendre à témoin des esprits invisibles : « cela sera ainsi, parce que je le veux ».

Quelle mystérieuse puissance ont donc sur ceux qui les prononcent certaines paroles dites à certaines heures décisives. En prenant ce solennel engagement, Étienne se sentit un autre homme ou plutôt il se sentit un homme. Il lui sembla qu’en lui la volonté, longtemps retenue, rompait les digues et s’emparait de tout son être. Il avait senti cela déjà le jour de l’arrivée de ses cousins, lorsque la tentation de la fuite s’était présentée à son esprit et qu’il l’avait repoussée, mais combien cette fois la sensation était plus forte et plus complète. De l’endroit où il se trouvait, nul horizon matériel n’était visible, mais les regards de l’âme s’étendaient très loin. Ce tombeau était, après tout, celui d’un lutteur, d’un homme sincère et droit, orgueilleux sans doute, mal inspiré peut-être, mais noble dans la bataille et dans le trépas. Il savait que Mary penserait comme lui. « Je reviendrai ici avec elle, se dit-il. C’est elle qui m’a dit que la vie était simple. Elle a raison. La vie est très simple en effet ; elle consiste à se battre. »

On avait enfin trouvé le vieux Simon ; il arrivait, clopin clopant, rabougri et contourné comme les chênes entre lesquels Étienne, qui sortait de l’enclos, le voyait s’avancer. Son œil atone annonçait un ivrogne de profession, mais la perspective d’un bon pourboire lui déliait la langue. « Pour sûr, Monsieur, pour sûr, que j’ai connu Monsieur l’Abbé, sauf votre respect, car c’est toujours ainsi que nous l’appelions, malgré qu’on lui eût fait défense de dire sa messe. Il a vécu ici six ans, tout juste, pas vingt-quatre heures de moins, car il est mort le 1er mai 1851, l’anniversaire du jour qu’il s’était installé dans le manoir. J’avais vingt ans quand il est venu, aussi vrai que j’en ai soixante-neuf aujourd’hui, pour mon malheur… » — « Où est le manoir ? » interrompit Étienne. « Le manoir, dit le paysan, étonné, et comme cherchant dans ses souvenirs… ah ben ! on l’a démoli. Il n’était pas beau, allez. La maison qu’on a bâtie à la place est bien plus jolie ». — « Qu’est-ce qui a fait démolir le manoir ? » demanda encore Étienne.

« — On nous a dit que c’était Madame la comtesse qui demeurait là-bas près de Poullaouen, la belle-sœur de M. l’abbé, qui héritait de lui avec ses enfants. Mais c’est monsieur le Recteur de Crozon qui a tout conduit. Il venait souvent ici, monsieur le Recteur, même que, dans les derniers temps, cela mettait M. l’abbé dans des fureurs parce qu’ils se disputaient tous les deux et monsieur l’abbé était très colère, quoiqu’il fût très bon et donnait tout aux pauvres, au point qu’il se réduisait lui-même au dénuement ; toutes les quinzaines il envoyait de l’argent dans tout le pays, anonyme qu’il disait — pour ne pas qu’on sache que ça venait de lui. Alors, les derniers jours, comme il s’affaiblissait, il était devenu doux comme un agneau et il avait l’air très content ; mais il ne voulait pas entendre monsieur le Recteur, quand même, et il avait toujours auprès de lui son ami, monsieur Hamel, commissaire de la marine à Brest, un vieux célibataire qui est mort tout de suite après, et il lui disait comme ça : Hamel ! vous êtes témoin que je reste fidèle à mes idées. Pauvre cher homme, il y tenait tant à ses idées et il avait bien tort, car elles ne lui ont jamais rapporté que des tracas. Il est mort tout doucement, comme un enfant, en tenant les mains de M. Hamel. Le lendemain, monsieur le Recteur est arrivé avec des ordres de madame la comtesse et de monseigneur l’Évêque ; les gendarmes étaient avec lui. Pendant qu’on enterrait le pauvre monsieur dans le bois de chênes ici, on a sorti tous les meubles, les livres, tout ce qui se trouvait dans sa chambre, et on a fait un grand tas auquel on a mis le feu. Pendant ce temps, monsieur le Recteur tournait autour en récitant des prières en latin. M. Hamel regardait ça, très en colère, et il a dit à monsieur le Recteur : Vous êtes un misérable et un lâche ! L’homme dont vous profanez les restes aura une meilleure place que vous dans votre paradis ! — Un des gendarmes voulait l’arrêter. La semaine suivante, les ouvriers sont arrivés pour démolir le manoir ».

Étienne recueillait avidement ces détails ; Simon, cependant, était au bout de son rouleau. Cette scène tragique avait marqué dans son souvenir, mais il ne se rappelait plus les faits antérieurs et ne put rien dire de plus de l’existence du réprouvé, des circonstances de son arrivée au manoir, de ses écrits ou des visites qu’il recevait. « Y a quarante-trois ans qui ont passé là-dessus, monsieur », répétait-il comme pour s’excuser de ne pouvoir répondre aux questions du jeune homme. Celui-ci dut enfin songer au retour ; dans son trouble, il n’avait convenu d’aucun rendez-vous avec le cocher de la diligence. Il apprit qu’elle ne passait pas ordinairement près du Menhir Noir ; le cocher, sans doute, avait fait ce détour pour lui être agréable. Le mieux, maintenant, serait d’aller jusqu’à Crozon. C’étaient les deux tiers de la presqu’île à traverser, mais le chemin était joli et on ne risquait pas de se tromper. Le marquis se mit en route après avoir remis au fermier et au vieux Simon de larges gratifications ; il se promettait d’avoir l’œil sur eux afin d’empêcher l’établissement d’une guinguette. L’idée que ce lieu, consacré par tant de souffrances et par un drame intérieur si poignant, pût devenir un centre à pic-nics lui faisait horreur.

L’après-midi avait été douce et voilée ; pas un rayon de soleil, pas de vent ; la mer, qu’il aperçut bientôt d’une colline, était elle-même sans couleur et sans mouvement. La nuit tombait quand il atteignit Crozon. Cette fois le siège de la diligence était occupé, mais l’intérieur était vide ; il s’étendit sur une des banquettes. À Châteaulin où il arriva tard, Jean-Marie l’attendait avec impatience pour lui vanter les mérites de l’épagneul. « Une bête superbe, monsieur Étienne, seulement il faut se dépêcher de l’acheter ; y a déjà des gens après ». — « C’est bon, dit le marquis, nous verrons demain ; pour le moment allons nous coucher. Tu veilleras à ce que Coquette soit attelée à 6 heures 1/2 précises, car je veux être à Kerarvro pour midi ».

VIII

Éliane d’Anxtot avait éprouvé un grand soulagement en apprenant à son réveil qu’Étienne était parti pour la journée. La veille au soir, prétextant sa migraine, elle s’était abstenue de paraître à table. Elle devinait fort bien qu’entre eux tout était fini et que jamais elle ne s’appellerait la marquise de Crussène. Elle en ressentait certes du dépit, mais cet échec ne l’abattait pas. Confiante dans ses charmes et dans sa bonne étoile, elle continuait de sourire à l’avenir. Ce qui l’angoissait un peu, c’était la crainte que l’attitude du jeune homme n’indiquât trop clairement qu’un incident grave était survenu entre eux. Le regard qu’Étienne lui avait jeté, après l’avoir surprise, pesait encore sur elle. Elle se félicitait d’avoir vingt-quatre heures devant elle pour envisager la situation et en tirer le meilleur parti. Vers trois heures, comme enfermée dans sa chambre, elle réfléchissait à ces choses, un domestique vint la prier de descendre au salon. Il y avait une visite. C’était Yves d’Halgoët qui, rentré chez lui depuis deux jours après une absence de plusieurs semaines, était pressé d’avoir des nouvelles de son ami. Éliane se mit en frais pour lui et découvrit tout de suite qu’en affectant une gaîté insouciante et de l’ingénuité mêlée à un peu de blague parisienne, elle lui plairait. Il la trouva gentille en effet et la fit parler, tâchant de savoir ce qu’elle faisait à Kerarvro ; car il connaissait trop bien Étienne pour douter un seul instant qu’il pût s’éprendre d’une pareille femme et l’épouser. Grâce à cette diversion. Éliane passa une journée moins maussade qu’elle ne s’y attendait. Elle avait constaté, d’ailleurs, qu’Yves professait une très haute estime pour le caractère chevaleresque du marquis et elle sentait ses craintes s’évanouir et sa sécurité s’accroître.

Étienne en toute autre circonstance et malgré ses efforts, eût peut-être éprouvé quelque peine à demeurer lui-même en face d’une jeune fille dont la seule présence lui semblait déjà un défi jeté à celle qu’il aimait et dont le caractère lui apparaissait, maintenant, sous un jour odieux. Mais il rentrait de sa brève expédition, si ému, si résolu, ayant reçu au tombeau de son grand-oncle une telle secousse morale qu’il domina plus facilement cette impression. Il lui semblait que des semaines et non des heures s’étaient écoulées depuis qu’il avait quitté Kerarvro. Ses manières vis-à-vis d’Éliane restèrent donc ce qu’elles avaient été jusque-là avec, en plus, une imperceptible nuance de mépris dont celle-ci fut seule à s’apercevoir.

Le lendemain du retour d’Étienne, Éliane très rassérénée et ayant recouvré tout son aplomb, alla trouver sa sœur et avec mille cajoleries lui insinua qu’elle avait hâte de regagner le Berri. La comtesse parut étonnée : « Pourquoi, dit-elle, es-tu si pressée de partir ; tu t’amuses ici ; on y est si bien et d’ailleurs ce ne sera pas long, puisque nous devons être rentrés pour la fête de mon beau-père ; il n’y a que quinze jours d’ici là ». Éliane insista. « Tu comprends, fit-elle enfin en baissant modestement les yeux et en jouant avec un plissé de sa jupe… c’est par délicatesse que je désire m’en aller ». L’excellente madame d’Halluin s’étonna de plus en plus. « Mais Éliane, tout le monde est si gentil pour nous !… quelle indélicatesse y aurait-il à rester ? » Les yeux de la jeune fille se relevèrent et avec une audace tranquille qui jouait la parfaite franchise : « Marguerite, dit-elle, je ne pourrai jamais me faire à l’idée de ce mariage ». Pour le coup, la comtesse demeura stupéfaite. « Oui, reprit Éliane, je savais combien vous le désiriez tous et j’ai fait ce que j’ai pu… mais c’est fini ! Je ne m’habituerai jamais… alors je trouve que c’est mieux de s’en aller ». Éliane se pencha vers sa sœur et appuya sa déclaration d’une tendre caresse. Celle-ci lui rendit son étreinte ; elle était touchée de tant de gentillesse et de droiture d’âme. « Ma chérie, dit-elle, ne te tracasse pas ; sans doute, nous le désirions, car cela semblait devoir assurer ton bonheur ; mais s’il doit en être autrement, il ne faut plus y penser. Il faut s’en remettre à Dieu qui arrange les événements pour le bien de tous… c’est drôle, ajouta-t-elle après un silence, j’avais cru remarquer qu’il te plaisait beaucoup ».

Éliane rougit un peu. « Oh ! fit-elle, il est très gentil… » — « Oui, dit la comtesse, très gentil et très sérieux… Est-ce que tu le trouves trop sérieux ? » — « Non, non… ce n’est pas cela ». Puis ramenant la conversation qu’elle ne voulait pas laisser s’égarer : « Seulement, conclut-elle, du moment que je sens que je devrai refuser s’il me demande, il est plus honnête… je veux dire plus délicat de se retirer tout de suite ». Elle avait hésité en prononçant le mot honnête. Si peu habituée qu’elle fût à scruter sa conscience, cette série de mensonges lui pesait. Elle se leva : « N’est-ce pas, dit-elle, d’un ton décidé, tu me promets d’insister auprès de Paul pour que nous partions bientôt ? » Sur la réponse affirmative de madame d’Halluin, elle sortit légère, en envoyant un baiser du bout de ses doigts roses. La comtesse demeura perplexe.

À la même heure, Étienne dans son fumoir lisait avec de longs battements de cœur, une lettre que le facteur venait d’apporter. Elle était timbrée de Washington et datée du 24 janvier. « Mon cher Étienne, écrivait Mary, j’ai lu avec un bien grand plaisir les détails intéressants que vous me donnez sur votre voyage et votre arrivée en Bretagne. C’est une vraie joie de penser que vous êtes de nouveau dans le home et que, néanmoins, vous n’oubliez pas les amis que vous avez laissés de ce côté-ci de l’océan. Votre mère doit être si heureuse de vous revoir et moi je me sais gré de vous avoir pressé de partir parce que je crois que vous n’auriez pas trouvé ici le repos d’esprit nécessaire à de grandes résolutions. Sur ma table à écrire est placée la photographie que vous m’avez envoyée, représentant le château avec les fenêtres de votre appartement. De la sorte, je puis m’associer plus étroitement, par la pensée, à votre vie. Quant aux « Landes Rouges », à défaut d’un dessin, je me les figure très bien grâce à la description si artistique que vous m’en faites. Quel joli endroit ce serait pour camper. J’espère que vous n’y perdez pas trop de temps en rêveries. J’ai toujours pensé que lorsqu’on est jeune, il est bon de se laisser aller à la rêverie de temps à autre, à condition seulement de s’arrêter au bon moment ; car il y a un instant précis au delà duquel ce genre d’occupation ne convient plus et cesse de rien produire d’utile et même d’agréable. Peut-être avez-vous fait la même observation. »

« Nous avons eu un Xmas très tranquille. La saison est particulièrement terne cette année. Les misses Simpson ont reçu de nouvelles nièces qu’on ne connaissait pas encore et dont elles-mêmes semblaient avoir un peu oublié l’existence car miss Mabel s’est trompée de nom en nous les présentant et les jeunes filles ont dû rectifier elles-mêmes l’erreur de leur tante. Miss Clara est très occupée d’une œuvre pour la régénération des petits nègres par la gymnastique. Elle doit l’inaugurer le mois prochain à Bay-Saint-Louis dans l’Alabama et veut vous convier à la fête. Elle pense que rien ne vous sera plus agréable que de venir passer quelques jours en Amérique à cette occasion et vous engage à voir la Havane en passant. Malgré ce que je lui ai dit pour l’en détourner, je suis certaine qu’elle va vous écrire pour vous inviter. »

« Ada a demeuré chez nous pendant dix jours en l’absence de sa famille. J’en ai été bien heureuse. Nous avons parlé de vous sans cesse. Tout ce que vous voudrez me dire sur vos projets me fera toujours tant de plaisir ; d’abord par la confiance que vous me témoignerez en agissant de la sorte — et aussi parce que je crois que vous accomplirez des choses généreuses et utiles à votre pays et que je serai fier d’y avoir un peu contribué. Cher Étienne, si je vous ai causé du chagrin, je le partage et mon cœur saigne. Mais quand l’on éprouve de l’affection pour quelqu’un, on songe à lui plutôt qu’à soi. Si j’avais été égoïste je n’aurais pas cherché à hâter votre départ, car il était très doux de vous avoir ici et à présent vous me manquez beaucoup. Mais je veux votre bonheur et ne devais pas le compromettre à la légère. Mes parents et Ada vous envoient leurs meilleurs souvenirs. Que Dieu vous protège. Écrivez-moi souvent et croyez-moi toujours. »

« Votre affectionnée, »
« Mary. »

Le marquis de Crussène se rappela le soir d’automne où, dans sa chambre de l’hôtel Normandy, il avait décacheté la lettre de sa mère. Il se rappela la sensation de malaise et d’incertitude qui s’était emparée de lui après l’avoir lue. Était-il possible que trois mois à peine se fussent écoulés depuis lors ? En vérité, il croyait avoir vécu toute une vie… Il regarda le portrait de Mary qu’il avait posé devant lui pendant sa lecture. Mary lui souriait. Il s’assit, prit une plume et écrivit :

« Cher monsieur Vilaret,

« Après y avoir réfléchi, je me rends à vos raisons et j’accepte de prendre ici votre succession politique. Mon programme sera le même avec les quelques restrictions que je vous ai indiquées. Je vous prie de garder le secret jusqu’à nouvel ordre. Nous nous reverrons à Paris bientôt et nous entendrons sur divers points de détails. Je vous remercie à nouveau d’avoir pensé à moi et vous serre la main très cordialement. »

Et il signa : Crussène.

TROISIÈME PARTIE

i

« Tu es un imbécile ! » s’exclama Jean de Chateaubourg quand il eût entendu la confidence de son ami ; et il reprit avec conviction : « Oui, un fameux imbécile ! comment ? te voilà joli garçon, riche et titré ; tu as une position épatante dans le monde ; toutes les mères te guignent pour leurs filles et il y a aussi des jolies femmes qui sont toutes prêtes à te guigner pour elles-mêmes..… et tu vas lâcher tout ça pour te fourrer dans la politique !… Et dans quelle politique, sacrebleu ! » Il arpenta la chambre et revint se placer en face du fauteuil où Étienne s’était assis. « Es-tu fou ? » demanda-t-il.

Étienne s’amusait de son indignation, mais il en était aussi peiné. « Voilà, songeait-il, non sans amertume, comment le monde me jugera ». C’était précisément pour savoir « comment le monde jugerait » qu’il avait mis son ancien camarade de régiment au courant de ses projets. Jean de Chateaubourg avait un double titre à sa confiance. Il représentait l’opinion de ce singulier personnage qu’à Paris on appelle tout le monde et il l’exprimait avec une franchise absolue. Étienne et lui s’étaient connus au 9me chasseurs. Un jour qu’ils se baignaient en rivière, Étienne pris dans des herbes avait failli se noyer et il n’avait dû son sauvetage qu’au courage et à la présence d’esprit de Jean. De natures très différentes, ils n’avaient pas tardé à s’apprécier. Ils se revoyaient toujours avec plaisir, bien qu’ayant peu d’idées communes.

Jean menait à Paris la vie de beaucoup de jeunes gens désœuvrés ; le bal, le club et les courses lui suffisaient pleinement ; il avait un excellent cœur et nombre de qualités qui lui eussent fait honneur si elles n’avaient été annihilées par la maladie chronique de son temps et de son milieu, par cette sorte de flemme qui n’est point la paresse, car elle atteint parfois des actifs aussi bien que des inactifs, mais qui est plutôt une perversion intellectuelle, un désordre des facultés, une absence de gouvernement intérieur. Si le flemmard travaille, c’est par habitude ou pour chasser l’ennui, mais il ne croit pas à son travail. « À quoi bon ! » est le dernier mot de sa sagesse. Il se réjouit d’apercevoir les côtés contradictoires de chaque question et il prend plaisir à noter les continuels échecs et les perpétuels recommencements de l’humanité. Tout lui parait digne d’être analysé, l’important comme l’inutile, l’absurde comme le raisonnable, et de cette analyse ressort toujours quelque motif d’hésiter, de s’abstenir ou de se méfier : ce que ne manquait jamais de faire Jean de Chateaubourg.

« Es-tu fou ? » demanda-t-il de nouveau, voyant qu’Étienne ne répondait pas. — « Probablement » fit celui-ci en riant. — « Ça, reprit l’autre, je te le pardonnerais encore. La folie, c’est une carrière qui ne doit pas manquer d’intérêt, mais je n’admets pas que tu te laisses rouler par un sous-vétérinaire ». — « Qui appelles-tu un sous-vétérinaire ? » — « Vilaret, parbleu ! Il te réduit et veut t’annuler en te prenant à sa remorque ». — « Il ne me prend pas à sa remorque, puisqu’il abandonne sa circonscription pour se présenter à Rennes, en remplacement du député qu’on va élire sénateur ». — « Est-on jamais certain d’une élection ? » — « Le sénateur n’a pas même de concurrent et, quant à Vilaret, son succès ne fait pas l’ombre d’un doute. Il est tout ce qu’il y a de plus populaire en Ille-et-Vilaine et ses concitoyens n’ont cessé d’insister depuis dix ans pour qu’il pose sa candidature à Rennes ». — « Enfin si tu veux absolument être député, prends sa succession, mais au moins ne prend pas son drapeau ! » — « Je ne tiens pas autrement à être député, je t’assure ; je considère celà un peu comme une corvée, mais aussi comme un devoir. »

Jean haussa les épaules. « Oh ! les grandes phrases ! » dit-il. — « Et quant au drapeau, continua Étienne, je ne puis pas me réclamer d’une monarchie dont j’estime que le rétablissement serait nuisible à la France. Ce ne serait pas honnête ». — « Encore des grandes phrases ! répliqua Jean. Est-ce qu’il y a en politique, une démarcation fixe entre ce qui est honnête et ce qui ne l’est pas ? Est-ce que les mots de république et de monarchie représentent des états de choses tranchés ? Est-ce qu’un régime peut être blanc et un autre noir ? Tu me fais rire avec tes manières de raisonner. Si tu continues de croire à l’absolu, tu deviendras jacobin ! Il n’y a rien d’absolu. Tout est variable et relatif…… et maintenant, mon vieux, ajouta le jeune homme en changeant de ton, si nous parlions d’autre chose. Car tu sais, c’est crânement embêtant, ces sujets-là. Qu’est-ce que tu fais ce soir ? »

— « Rien, dit Étienne. Nous sommes arrivés hier de Kerarvro. Je n’ai encore vu personne ».

— « Alors, viens avec moi à la Renaissance, voir Sarah dans Izeyl. Ce n’est pas drôle, parait-il ; mais tout le monde en parle. Après, nous irons souper chez Maire. Toi qui aimes la musique, il y a là des Tziganes qui ne sont pas de Montmartre, je t’en réponds. « Étienne accepta, serra la main de son ami et s’en alla. L’appartement de Jean était un petit entresol situé sur le boulevard Haussmann, presque en face de l’avenue de Messine : entresol élégant, mais trop quelconque ; les photographies d’actrices, les accessoires de cotillon, les cartes d’entrée au pesage et au Concours hippique, le dernier roman paru posé sur le dernier numéro de la Vie parisienne, indiquaient dès l’entrée le genre d’existence du locataire.

Étienne, sur qui les violences de Jean n’avaient pas fait beaucoup d’impression parce qu’il s’y attendait et que, d’ailleurs, sa résolution était maintenant irrévocable, descendit paisiblement vers la Madeleine. Avec la mobilité d’impression de la jeunesse, il était enchanté de revoir Paris et jouissait du bruit et du mouvement qui se faisaient autour de lui. Avril commençait ; les bourgeons précoces, les premiers fiacres découverts et quelques essais de toilettes claires annonçaient le printemps. Des vendeurs de journaux criaient le numéro sensationnel de la Patrie ou du Jour. Étienne flànait. Il examina des meubles anciens en vente chez un tapissier célèbre, trouva joli l’étalage d’une fleuriste qui exposait ce jour-là une symphonie d’œillets soufre et de jacinthes mauves, donna un coup d’œil à la devanture d’un libraire pour voir les publications récentes, fit une station chez son coiffeur et une commande chez son chapelier et finalement ayant atteint le carrefour du Grand-Hôtel, tourna dans la rue Scribe et entra au Jockey. Il y venait trois fois par an tout au plus ; la gloriole d’en faire partie n’avait duré que l’espace d’un matin et, très vite, il avait regretté de s’y être présenté tant on s’y ennuyait. L’escalier lui parut plus laid, les salons plus vides, les dorures plus banales encore que de coutume. Sur le balcon, quelques débris du second empire regardaient les femmes aller et venir autour de Old England. Dans le salon de lecture, un monsieur ronflait, le nez sur sa gazette. Étienne salua un vieux général qui errait, comme une âme en peine, d’une pièce à l’autre « Ah ! bonjour, mon cher ami… très bien, parfaitement..… et vous donc ? » s’écria celui-ci en lui serrant les mains avec effusion. Puis il ajouta : « Vous êtes toujours en garnison à Nancy ?… allons tant mieux… très belle ville, poste d’honneur !… mes amitiés à votre colonel ». Étienne se garda de le détromper, s’assit pour parcourir deux ou trois journaux, puis reprit sa route à travers Paris.

La place Vendôme, la rue de Castiglione, la rue de Rivoli et la place de la Concorde constituaient son itinéraire préféré. Rien n’était, à son sens, plus parisien que ce quartier qui appartenait au passé par son architecture et ses souvenirs et au présent par les élégances toutes modernes qui s’y donnaient rendez-vous. Succédant aux cohues et aux bigarrures des boulevards, la sobriété grandiose de la place Vendôme, la parfaite ordonnance et les proportions harmonieuses de la place Concorde charmaient son regard. Il déboucha derrière la statue de Strasbourg, à l’heure où le flot des voitures traçait, de la rue Royale aux Champs-Élysées, un arc de cercle chatoyant. Une fine poussière nacrée s’élevait autour des statues, des colonnes rostrales et des deux fontaines monumentales. À travers cette poussière, on distinguait le pérystyle grandiose de la Chambre des Députés, le jardin de la Présidence et la longue façade du Ministère des Affaires Étrangères ; puis soudain, s’élevant en l’air avec la hardiesse d’une fusée, la tour Eiffel surgissait ; et c’étaient ensuite la ligne ondulante des arbres bordant la place avec les deux trouées profondes des Champs-Élysées et de l’avenue Gabriel ; ligne encore grisâtre à peine frangée de vert clair, avec parfois la note éclatante de quelque maronnier précoce, déjà revêtu de sa toilette printanière. Çà et là, la vitre ronde d’un reverbère, les gouttelettes tombant d’une des fontaines, une pique dorée de la grille entourant l’obélisque, le métal luisant d’un harnais, recevant un rayon de soleil, le renvoyaient en étincelles diamantées. C’était un décor de féerie, la silhouette d’une cité aérienne où la vie serait aimable et facile, sans injustices et sans soucis. Étienne pensa à tout l’éclat trompeur de ce spectacle, à ce que ces gazes brillantes recouvraient d’incompréhensible et d’attristant, à tout ce qu’une ville comme Paris renferme d’efforts infructueux, de déceptions imméritées, de révoltes, de cruautés et d’inutiles souffrances… alors il regretta les bois de Kerarvro.

En approchant du pont de la Concorde, il aperçut trois jeunes gens qu’il connaissait : ils arrivaient par le cours la Reine et le hélèrent de loin avec des exclamations joyeuses. Quand ils furent près de lui, ils lui secouèrent la main avec toute l’apparence de la plus vive amitié ; après quoi tous quatre se regardèrent, n’ayant rien à se dire. « Tu ne viens pas à l’Agricole ? interrogea enfin l’un d’eux. Nous allons faire un petit bézigue ». Le Cercle Agricole dressait en face d’eux, sur l’autre rive de la Seine, sa somptueuse rotonde. Étienne y allait plus volontiers qu’au Jockey ; il appréciait l’excellente bibliothèque du cercle et la faculté qu’avaient les membres d’inviter des amis à déjeuner et à dîner ; mais il évitait soigneusement l’heure insipide du bézigue. « Merci, répondit-il ; tu sais que j’ai une sainte horreur des cartes ! Je crois que j’irai plutôt à la salle d’armes. » — « Ah ! fit un autre, tu es de la gomme athlétique, toi. Eh bien, tu aurais dû venir au cercle hier. Il y avait une discussion entre Harnois, tu sais, le grand Harnois.… et Champelin, celui qui est avec la petite Irma, des Folies-Bergères ; mon cher, c’était roulant ». Étienne demanda quel était le sujet de la discussion. L’autre expliqua : « Harnois prétendait que le sport est un dérivatif, tu comprends ?… et que ça enlève certaines facultés… tu comprends ?… et Champelin disait au contraire que ça en donne et ils argumentaient avec des tas de détails.… techniques ; là-dessus on s’est divisé en deux camps et tous les vieux bonzes qui étaient dans le salon de lecture sont arrivés pour dire leur mot ». Tous trois se gondolèrent à ce souvenir et celui qui avait parlé fut pris d’une quinte de toux à cause d’un corset qu’il portait depuis peu et auquel il n’était pas encore habitué.

À ce moment le vicomte d’Orbec survint et se mêla à leur groupe. C’était un homme d’une quarantaine d’années, veuf sans enfants, allant beaucoup dans le monde, confident de toutes les femmes, en sorte qu’on l’avait surnommé le « consolateur des affligées », aimable d’ailleurs et inoffensif. Il paraissait enchanté de rencontrer Étienne. « Enfin, s’écria-t-il, vous voilà revenu ! J’ai été trois fois chez vous depuis quinze jours, espérant toujours vous trouver. J’ai des choses confidentielles à vous dire ». Et il prit un air important. Ce que voyant, les bézigueurs s’en allèrent après de nouvelles poignées de mains, aussi chaleureuses que les premières. D’Orbec prit le bras d’Étienne : « Venez là-haut» dit-il, en montrant les Tuileries que longeait le quai désert. Ils pénétrèrent par la petite porte ouverte dans la muraille de la terrasse, à l’angle de la place ; puis, longeant l’Orangerie, ils marchèrent dans la direction du pont de Solférino. Étienne était intrigué. « Mon cher, dit d’Orbec après un instant de silence, vous n’ignorez pas que Monseigneur le duc d’Orléans réorganise son service d’honneur ». Il parlait avec une sorte de solennité respectueuse. « Le Prince, continua d’Orbec, est naturellement désireux d’avoir auprès de lui des représentants des grandes familles françaises. Mais il les veut jeunes, instruits, intelligents.… il y tient beaucoup… j’ai pensé à vous » ; il s’arrêta pour juger de l’effet de ses paroles. — « Merci beaucoup, dit simplement Étienne ; vous êtes très aimable d’avoir pensé à moi ; mais je vous avouerai que cela ne me conviendrait pas du tout ». D’Orbec, un peu offusqué, reprit : « Je ne vous cacherai pas, mon cher Crussène, que votre nom a été prononcé devant le Prince et que Monseigneur a daigné approuver l’idée que je me permettais de lui suggérer » — « J’en suis très touché, répondit Étienne, mais je tiens à garder toute ma liberté et, d’ailleurs, je vous le répète, un semblable poste, quelque honorable qu’il soit, ne me conviendrait pas ».

— « Allons, fit d’Orbec avec un sourire mystérieux, je vois qu’il faut employer les grands moyens ; écoutez bien ce que je vais vous dire et promettez-moi seulement de n’en souffler mot à qui que ce soit » ; et sans attendre l’engagement du jeune homme, il continua en baissant la voix comme pour une confidence grave : « Vous ne vous souciez pas, je le vois bien, de remplir le rôle de gentilhomme de service parce que vous le trouvez monotone et pour tout dire au-dessous de vos talents. Oh ! ne vous en défendez pas ! cela est tout naturel. Vous êtes fort intelligent, vous avez des vues personnelles ; je comprends très bien votre méfiance à l’endroit d’une fonction semblable. Aussi ne serait-elle dans ma pensée qu’un prélude. Le Prince, mon cher — et il marquait, en parlant, une sorte de conviction réfléchie qui stupéfiait Étienne — le Prince est plus près du trône que vous ne le croyez. La prison, l’exil, la mort de son père l’ont mûri ; il travaille énormément, se tient au courant de tout et apporte dans le maniement des hommes et dans l’organisation de son parti, un mélange de décision et de prudence tout à fait remarquable. Il est question pour lui d’un mariage magnifique qui lui permettrait, une fois sur le trône, de renouveler au profit de la France, tout le système des alliances européennes. Enfin il a arrêté le plan de la prochaine campagne électorale et cette fois, je crois que nous tenons le succès. Vous ne devinerez jamais quelle idée simple et admirable il a eue ? » « Non, dit Étienne, je ne devine pas ». — « Eh bien ! mon cher, le Prince a jeté les yeux sur les Conseils d’arrondissement, tout simplement. Il s’est dit qu’il y avait là une force inutilisée. Jusqu’ici, les Conseillers d’arrondissement n’ont rien pu faire, emprisonnés qu’ils sont dans les règlements administratifs. Mais cette inaction leur pèse, d’autant que certains sont partis de là, pour demander leur suppression. Aux prochaines élections, tout l’effort monarchiste portera donc sur les Conseils d’arrondissement et un pointage très sérieux nous permet de compter sur une respectable majorité, au premier tour, dans 109 conseils et, au ballottage, dans 91 autres. Ce serait magnifique, n’est-ce pas ? » — « Et alors ? dit Étienne. À quoi cela vous avancera-t-il ? » — « Comment, à quoi cela vous avancera ? Mais les Conseils ainsi formés se lèveront à notre appel. » — « Ah ! Ils se lèveront ? » — « Comme un seul homme et ils constitueront, au sein du gouvernement même, des foyers d’action et d’influence royalistes. Et puis ce n’est pas tout. Le Prince donne beaucoup d’attention à la Presse en laquelle il reconnaît une des grandes forces de la civilisation moderne. Seulement, ses moyens ne lui permettent pas d’entretenir de nombreux journaux ; il a même dû supprimer la plupart des subventions, dont bénéficiaient jusqu’alors les petites feuilles de province qui, du reste, étaient loin de rapporter de la popularité en proportion de ce qu’elles coûtaient d’argent. Alors, il a eu de nouveau une idée étonnante. »

Étienne s’impatientait un peu en songeant à ses fleurets et aux coups de bouton perdus. Une horloge sonna six heures. « Oui, continua imperturbablement le vicomte, il a institué un office central, où un certain nombre de jeunes écrivains politiques sont occupés à rédiger des articles sur les questions actuelles et à présenter sous un jour satisfaisant les solutions qu’y apporterait la monarchie. Et ces articles sont expédiés à des journaux incolores qui les insèrent moyennant un léger paiement. De la sorte on dépense moins puisqu’on ne paie que les articles insérés, et ces articles, paraissant dans des journaux non taxés de monarchisme, agissent bien plus fortement sur l’opinion. Avouez que c’est très fort. » Étienne avoua. D’Orbec allait entrer dans d’autres considérations sur les chances prochaines de restauration, quand il se rappela soudain qu’il avait un rendez-vous pour 5 heures et demi — une charmante veuve qui pensait à convoler et voulait le consulter. Il prit la main d’Étienne : « Enfin, mon cher Crussène, dit-il, réfléchissez-bien. Je vois que je vous ai ébranlé. Nous en recauserons. Croyez-moi, c’est là que sont l’avenir de la France et le vôtre. » Ils s’en allèrent chacun de leur côté. Étienne, malgré son dépit d’avoir été tenu si longtemps à écouter ce verbiage ne pouvait s’empêcher de rire à l’idée des Conseils d’arrondissement, se levant « comme un seul homme» au cri de : Vive le Roi !

II

La foule qui sortait du théâtre de la Renaissance, semblait sortir d’une Église, tant elle était sérieuse et comme recueillie. On entendait bien çà et là, formuler quelque appréciation ironique sur la représentation qui venait de prendre fin, mais les plaisanteries sonnaient faux, les rires se perdaient tout de suite dans le silence, ou bien, si, dans certains groupes, l’on critiquait, c’était à voix basse et d’un ton presque respectueux. Jean de Châteaubourg attendit pour parler, que son compagnon et lui sentissent l’asphalte du trottoir sous leurs pieds : « En voilà une plaisanterie, bougonna-t-il, de vous attirer au théâtre, pour vous faire entendre un pareil sermon ! » Étienne ne répondit pas. Il était à cent lieues de là. Le drame d’Armand Sylvestre avait éveillé en lui trop de pensées angoissantes, fait vibrer trop de cordes intimes pour qu’il pût se reprendre si vite. Il avançait machinalement dans la grande clarté blanche que les lampes électriques projetaient sur le boulevard.

Ce n’était pas la voix d’Izeyl, la pécheresse en pleurs, qui chantait en lui, c’était la voix du prophète, de ce fils de roi devant le trône duquel avaient défilé au premier acte, toutes les misères et tous les chagrins de ce monde et qui, désenchanté, désabusé, rejetant les insignes de son rang, refusant les hommages menteurs de ses courtisans, était descendu sur la route pour aller, pauvre volontaire, prêcher par son royaume la parole de Dieu et les promesses éternelles : on le retrouvait plus tard, au pied du cèdre sacré, enseignant ses disciples, puis priant sur leur sommeil, tandis que le soleil levant dorait les cimes des vallées hindoues et les clochers blancs des monastères enfouis dans les forêts sombres. Puis il apparaissait à la fin, proclamant auprès d’Izeyl mourante, les infinies grandeurs du repentir et de la souffrance… et c’était, sous le voile symbolique d’une tragédie boudhiste, la grande révolution chrétienne qui venait d’être résumée devant le public fin de siècle d’un théâtre parisien. C’était le souffle rénovateur de Jésus qui avait passé sur ces élégantes et sur ces blasés, c’était l’Évangile, indéfiniment jeune, que des acteurs venaient de prêcher… Quelques fragments du dialogue s’étaient accrochés dans la mémoire d’Étienne qui se les répétait inconsciemment ; mais les paroles étaient quelconques. C’est l’Idée qui le possédait. Une Force s’emparait de lui : l’ambition de traverser la vie en grandissant toujours, en montant toujours, en aimant de plus en plus. Quand, le rideau prêt de tomber, le prophète avait élevé les bras dans un geste de bénédiction suprême qui dépassait la morte, gisant à ses pieds, pour atteindre l’humanité, l’habileté de l’acteur et la perfection de la mise en scène avaient donné l’illusion d’un début d’ascension miraculeuse. L’homme avait paru transfiguré, sur le point de redevenir un Dieu, ses pieds ne tenant plus au sol. Et toute sa prédication, tout son langage s’étaient résumés dans son regard chargé d’amour et profond comme l’éternité. Étienne avait conservé en lui cette vision. Toute sa nature Celte en était remuée, exaltée, au point qu’il ne s’étonnait même pas des circonstances et du lieu dans lesquels s’accomplissait un tel bouleversement de tout son être.

Et tout à coup, ils entrèrent dans le salon illuminé d’un restaurant encore à moitié vide. Des garçons s’empressèrent autour d’eux. Dans un angle, des musiciens vêtus de rouge écarlate accordaient leurs instruments. Le long des divans de velours, des tables étaient dressées, presque toutes retenues d’avance comme l’indiquait le carré de papier roulé dans une flûte à champagne et portant le nom de celui qui avait commandé. Châteaubourg se nomma. « Voici, Monsieur le Comte », s’écria le maître d’hôtel, la bouche en cœur. Et il écarta du divan pour le laisser passer, une table à trois couverts sur laquelle le menu, doré sur tranches, s’étalait au milieu d’une douzaine de belles roses rouges. Jusque-là, Étienne absorbé, n’avait rien regardé ; les roses brusquement lui rappelèrent K Street ; il revit la salle à manger des Hebertson, les convives, Ada à côté de lui et Mary en face, ayant au corsage ces mêmes fleurs qui couraient sur la nappe comme au-devant d’elles…

L’absence de Mary, avait été pour lui, ce soir, un regret persistant : il aurait voulu l’avoir là, à ses côtés, partageant son émotion, et à force de l’appeler, de lui parler au fond de son cœur, il semblait qu’un fluide mystérieux les eût mis en communication ; il la sentait près de lui : la distance qui les séparait, n’existait plus, sa vue seule lui manquait.

Ce ne fut pas elle qui vint, ce fut une petite brune, gentille, délurée, avec des yeux vifs ; l’air aimable et bon, et une certaine distinction parisienne dans la toilette et les manières. « Je vous ai fait attendre, dit-elle, en s’asseyant, souriante : c’est que votre Izeyl finit plus tôt que les autres théâtres ; ça repose Sarah de jouer une pièce courte !… Est-ce qu’il y a longtemps que vous êtes là ? » — « Non, dit Jean : dix minutes à peine », et il présenta son ami. Étienne vivait double ; il savait qu’il était chez Maire, qu’on venait de poser devant lui une assiette d’huîtres et d’apporter du champagne frappé, que les Tziganes allaient jouer et que cette femme s’appelait Henriette. Il se souvenait très bien de l’avoir vue déjà, il y a deux ans, soupant dans un autre restaurant du boulevard, en compagnie d’un des jeunes abrutis qu’il avait rencontrés tantôt, allant faire un bézigue à l’Agricole. Mais pendant que s’inscrivaient en lui ces sensations banales, son âme planait haut, haut, dans des espaces insondables, à travers des éthers infinis, et Mary s’y trouvait avec lui. Il avait laissé en bas tous les détails de l’existence accoutumée et il avait emporté là-haut tout ce qu’Izeyl avait soulevé en lui d’espoir, de force et d’amour.

Le chef des Tziganes ayant rassemblé ses hommes d’un coup d’œil et ayant fait passer en eux un peu de la flamme qui s’allumait déjà dans sa prunelle, leva son archet et le concert commença. Il y avait dans le salon un jeune Hongrois blond, la barbe en pointe, les yeux bleus très clairs, le sourire extatique qui, tout à l’heure, sans les connaître, était venu leur parler familièrement dans leur langue natale. Et, tournés vers l’angle où il était assis, le regardant par instants et cherchant sur son visage, l’effet de leurs mélodies, les Tziganes jouaient pour lui seul, tout autre chose que les valses accoutumées. Le mur du restaurant avait disparu ; ils voyaient la Pousta sans limites, les mirages de midi, l’ombre des nuages courant sur les herbes et le vol des grands oiseaux dans le ciel vide. Leur jeu s’anima encore quand le chef, par hasard, se fût aperçu de quelle façon Étienne les écoutait. Celui-là n’était pas Hongrois certainement, mais il eût mérité de l’être… et ils l’acceptèrent comme un compatriote en harmonie. La sensibilité musicale des peuples du midi est à fleur de peau : celle des peuples dont les ancêtres ont rêvé dans les bois solitaires ou sur les landes tristes, s’enfonce au delà des chairs jusque dans la moëlle des os.

Un moment, la jeune femme se pencha vers Jean et lui dit en regardant Étienne : « Il est joliment musicien, ton ami. » Elle jouissait, elle aussi, de cette musique, la comprenant et l’interprétant à sa façon, en parisienne affinée, plus sensible, il est vrai, aux entraînements sensuels de la Czardas qu’aux grandes déchirures mélancoliques, que l’imagination des Tziganes ouvrait soudain à travers les rythmes les plus furieux. Et parmi les viveurs qui se trouvaient là, peu demeuraient indifférents, tant était puissante l’action de cet orchestre endiablé. Ils se turent presque brusquement, redevenus calmes, comme retombés à terre, l’inspiration varie, et tandis qu’on les couvrait d’applaudissements, ils s’assirent en tournant le dos, très dédaigneux.

Jean avait retrouvé sa belle humeur et dévorait du pâté de canard et de la salade russe. « À la bonne heure, dit-il en versant du champagne dans son verre, voilà ce que j’appelle se distraire. Ce prophète, avec son renoncement aux biens de ce monde, m’avait tapé sur les nerfs. C’est idiot, tout de même, cette Izeyl ! » Henriette s’insurgea. Comme beaucoup de ses pareilles, elle était sujette à des accès de mysticisme intermittent. Elle défendit la pièce qu’elle avait vue précédemment. « J’aurais voulu y retourner ce soir avec vous » dit-elle. Et s’adressant à Jean : « Tu m’y ramèneras une autre fois, n’est-ce pas ? Il faut que tu conviennes que c’est beau. » Ce qui avait frappé surtout son imagination, c’était le côté romanesque du caractère d’Izeyl, la Madeleine repentante, éprouvant pour son sauveur une passion que l’auteur avait négligé de définir et dont la nature demeurait imprécise. Étienne se mêla à la conversation pour la détourner. Cela l’ennuyait d’entendre analyser ainsi l’œuvre qui se résumait pour lui en une pure évocation de l’Évangile et à laquelle il avait associé le souvenir bien-aimé de Mary. Il demanda « ce qu’il y avait d’autre à voir », affectant un grand désir, après sa longue absence, de courir les spectacles. Jean et la jeune femme passèrent en revue aussitôt toutes les pièces de l’année, les détaillant, y mêlant des souvenirs personnels et se disputant dans leurs appréciations. Lui n’avait plus qu’à écouter ; il prêta à leur conversation une oreille distraite et se reprit à songer.

Les Tziganes jouaient de nouveau, mais sans fièvre. Le Hongrois blond s’était retiré : on causait et on riait à la table d’Étienne ; il n’y avait plus personne qui fût digne de les entendre. Les violons ne chantaient plus comme tout à l’heure et les vibrations du tsimbalon ne montaient plus frémissantes, les unes sur les autres, comme pour une chevauchée fantastique. Henriette se leva : « Tu me reconduis ? » dit-elle à Jean, et pendant qu’elle attachait sa voilette, Jean dit à Étienne d’une voix où le champagne mettait un peu d’attendrissement : « Comme elle est bonne enfant ! » Dehors, Étienne prit un fiacre pour sortir des boulevards ; à l’entrée du Carrousel, il le renvoya, voulant rentrer à pied.

La nuit était claire ; la grande place, avec ses deux foyers électriques et ses rares passants l’attirait ; elle donnait l’impression d’une ville morte, à demi-ruinée, vue au clair de lune. Il s’arrêta sur le terre-plein central. En face de lui, au pied de la pyramide blanche, Gambetta, dans sa redingote démocratique, étendait le bras d’un geste impérieux. Alentour, se tenaient les silhouettes figées des Français d’autrefois : magistrats à perruques, officiers en costume de guerre, écrivains tenant la plume. Leur cortège immobile tournait le long du vieux palais dont les ailes ensuite s’élargissaient dans le vide du jardin en train de pousser sur les décombres des Tuileries. Jamais Étienne n’avait senti comme dans cette minute, le symbolisme historique de ces lieux. Là-bas, il devinait la cour carrée, fermée des quatre côtés, n’ayant pour issues que des portes étroites et grillées. Plus près, la seconde cour, avec son double square, ouverte celle-là sur une de ses faces et regardant du côté de l’avenir, du côté de cet Occident vers lequel une loi mystérieuse pousse les cités et les peuples. Et puis enfin, la cour du Carrousel, très large, débarrassée des constructions parasites qui l’encombrèrent si longtemps et recevant à flots par la grande trouée de l’incendie purificateur, l’air et la lumière.

Sur cet ensemble, chacune des périodes du passé avait laissé son empreinte. Le sol de la première cour montrait, incrusté dans l’asphalte, le tracé des tours de Philippe Auguste et les sculptures des dernières corniches portaient, au milieu de leurs somptueux enroulements, le monogramme de la république. La signature des Bourbons et celle des Bonaparte se touchaient presque aux encoignures et l’arc de Napoléon, embelli par Louis XVIII, faisait vis-à-vis au monument du petit avocat de Cahors. Que tout cela était grand au sein de cette nuit tranquille ! Étienne avait toujours, dans l’histoire, cherché passionnément l’unité de sa patrie. Était-ce un instinct ou bien cela venait-il d’une visite faite jadis, vers quatorze ans, au musée de Versailles ? Il se rappelait encore son émotion juvénile en lisant, au fronton du palais de Louis XIV, la belle dédicace inscrite là par l’éclectisme de Louis-Philippe : à toutes les gloires de la France. Dans les galeries, ce qui l’avait captivé et rendu songeur, c’étaient les dernières salles, tout récemment ouvertes, où l’on voyait, pour ainsi dire, l’histoire se bâtir, pierre par pierre. Après Napoléon Ier, après la Restauration, après la monarchie de juillet, voici que la République de 1848 et le second Empire y entraient à leur tour. Il détestait, d’une double haine d’orphelin et de vaincu, « l’homme de Sedan » et, sans savoir pourquoi, il avait été bien aise de le trouver là, comme aussi d’y voir un médaillon de Gambetta mort la veille et sur la tombe duquel les passions du jour menaient encore leur triste sabbat… Mais en rentrant, il s’était gardé de conter ses impressions à sa mère ; il savait qu’elle ne les eût pas comprises et lui-même se sentait incapable de les expliquer et de les défendre par des arguments. Une tristesse l’avait envahi à constater l’éternelle divergence des générations qui se succèdent et, bien souvent, depuis il y avait réfléchi. Il se rappelait aussi sa première visite à Westminster, lorsqu’à dix-neuf ans, il avait couru Londres pendant huit jours, en collégien émancipé. Là, au milieu des rois, des princes, des grands citoyens, serviteurs fidèles de la couronne se perpétuait le souvenir d’Olivier Cromwell. Étienne était demeuré stupéfait devant cette mosaïque historique. Quelle leçon de tolérance et de philosophie !

Combien cela lui semblait peu de chose, aujourd’hui, ce sacrifice de quelques habitudes d’esprit, de quelques ressentiments héréditaires que demande la France moderne. Le Louvre, à l’achèvement duquel tous les gouvernements avaient travaillé, n’était-ce pas l’image même de la patrie et fallait-il abandonner les travaux parce que sur les façades, la lettre emblématique de la démocratie avait remplacé l’initiale de la dynastie préférée ? Il était confondu de tant de mesquinerie et qu’on pût abaisser jusque-là, une question si haute, le repos, le bonheur, la gloire de la France ! Car enfin, quels sont les fondements du repos, du bonheur, de la gloire d’une nation, sinon l’accord qui s’établit entre ses enfants, le sentiment unanime qui les inspire, l’ambition commune qui les fait mouvoir ?

III

Plus de quatre mois s’étaient écoulés depuis le retour d’Étienne, et la marquise de Crussène observait avec inquiétude, le changement qui semblait s’opérer en lui. Bien que M. et Mme d’Halluin, en quittant Kerarvro — un peu brusquement — n’eussent fait aucune allusion au véritable motif pour lequel ils croyaient nécessaire d’écourter leur séjour, la marquise avait compris que ce départ impliquait l’échec de sa combinaison matrimoniale. Les deux jeunes gens s’étaient déplu, le fait était certain. Elle en éprouva d’abord une vive contrariété qu’atténuait cependant un incident survenu l’avant-dernier jour. Éliane, par une maladresse qui ne lui était pas habituelle avait, sur un sujet qui n’en valait pas la peine, donné une entorse à la vérité, et la marquise s’en était aperçue ; le mensonge répugnait à sa nature très droite. Elle en voulut à la jeune fille.

Les d’Halluin partis, Étienne parut soulagé d’un grand poids. Il se remit à chasser avec Yves d’Halgoët, mais plus modérément que l’année précédente ; le reste du temps, il lisait, écrivait, s’occupait du domaine ou tenait compagnie à sa mère. Il avait recouvré toute son égalité d’humeur ; triste par instants, il paraissait toujours en pleine possession de lui-même et il y avait, dans toute sa personne, un air de résolution qui d’abord plut à la marquise et dont, bientôt, elle s’effraya. À deux reprises d’ailleurs elle constata que cette résolution ne se tenait pas à la surface. Étienne en effet ne crut pas devoir cacher plus longtemps à sa mère sa course au Menhir-Noir. Très simplement, sans phrases, il lui représenta dans quel état il avait trouvé le tombeau de l’abbé de Lesneven et lui proposa d’y faire, d’un commun accord, les réparations désirables. Elle refusa. Elle n’était pourtant, par nature, ni fanatique ni bigote. Mais le malheur, la solitude, les responsabilités avaient durci, cristallisé en elle, pour ainsi dire, les croyances et les opinions qui s’étaient manifestées autour de son enfance. Cette proposition d’ailleurs la surprenait ; elle ne s’y attendait pas : elle la repoussa sans réfléchir. Peu à peu, elle s’était accoutumée à rendre son oncle responsable de tous les malheurs qui avaient atteint sa famille, et l’idée que cet oncle diabolique pût rétrospectivement exercer une influence sur son fils, à elle, lui fut odieuse. Étienne ne discuta pas. Seulement, à quelque temps de là, elle apprit, par l’homme d’affaires de Quimper, que le tombeau avait été entièrement restauré « d’après les ordres de Monsieur le marquis ». Elle ne dit rien : Étienne était plus empressé, plus affectueux à son égard qu’il n’avait jamais été ; elle jouissait de sa tendresse d’homme, s’en rappelant une autre, évanouie pour toujours et dont elle gardait un souvenir impérissable.

De retour à Paris, elle s’ingénia à lui rendre la maison agréable, le pressant d’inviter ses amis. Un jour, sous la voûte de l’hôtel, elle croisa Vilaret ; c’était sa seconde visite en deux semaines. Elle en fit l’observation le soir. « J’estime beaucoup M. Vilaret, répondit Étienne, et j’ai le plus grand plaisir à causer avec lui ». Ce n’était pas ainsi qu’il eût répondu six mois plus tôt. Il gardait son idée alors, mais ne l’imposait pas, ne l’exprimait pas avec cette assurance tranquille. La marquise, non seulement, ne saisissait pas le motif de cette évolution, mais n’arrivait pas à en déterminer le caractère. Comment l’aurait-elle pu puisqu’elle en avait ignoré le point de départ ? Elle assistait à l’éclosion en spectatrice impuissante et désorientée.

Déjà, la pensée lui était venue de demander des conseils à quelque homme d’expérience qui pût éclairer sa route. Mais à qui s’adresser ? Elle pensa au Père Lanjeais, de la Compagnie de Jésus, ancien préfet des études au collège d’Iseulre. On le disait désigné pour prendre, à la rentrée prochaine, la direction de l’Externat de la rue de Madrid. En attendant, il résidait, sans attributions bien délimitées, à la maison de la rue de Sèvres. Elle le connaissait un peu ayant été une fois à Iseulre voir les petits d’Halluin. Le vieux duc en faisait le plus grand cas. Sa réputation d’ailleurs était bien établie. Tout le monde louait sa sagesse, son intelligence et son tact. La marquise n’entendait pas lui faire des confidences intimes, ni même lui communiquer directement l’objet de ses inquiétudes maternelles ; elle se proposait seulement de causer avec lui afin de connaître ses idées sur la jeunesse : elle comptait sur de tels entretiens pour la guider et la réconforter.

Une après-midi de mai, elle se dirigea vers la rue de Sèvres. La porte du no 35, une lourde porte cochère peinte en couleur foncée, était entrebâillée. Elle pénétra dans une sorte de vestibule clos par des cloisons vitrées ; un carreau s’ouvrit et la figure impassible du frère portier s’y encadra. Le Père Lanjeais n’était pas rentré, mais il serait là dans un quart d’heure ; deux personnes l’attendaient déjà, l’une au parloir, l’autre à la chapelle. Le frère portier donnait le renseignement de sa voix blanche. La marquise répondit qu’elle irait à la chapelle. Alors un cordon intérieur fut tiré, une porte vitrée s’ouvrit, et par un petit couloir également vitré, Madame de Crussène gagna l’étroite cour intérieure sur laquelle donnait la chapelle. La sombre façade, une muraille nue, très haute, sans fenêtres et sans ornements, contrastait avec la richesse intérieure de la grande nef ogivale, blanche, éclairée par de belles verrières ; au fond de l’abside, le maître-autel, les grilles du chœur et les lustres de cuivre brillaient somptueusement. Dans les bas-côtés, ornés de fresques se dressaient des autels de bois doré surmontés de statues peintes représentant les membres de la Compagnie de Jésus béatifiés ou canonisés : Ignace de Loyola, François Xavier, Stanislas Kotzka, Louis de Gonzague. Le premier de ces autels, à droite en entrant, semblait l’objet d’un culte spécial. Le pavé de marbre qui le précédait était semé de palmes et de couronnes en fleurs artificielles. Cinq dalles funéraires, portant des inscriptions latines, recouvraient les corps des cinq Pères Jésuites, assassinés par la Commune de 1871 « en haine de la foi ». À cette heure, la chapelle était presque vide : un sacristain disposait des candélabres et des fleurs ; quatre ou cinq femmes priaient çà et là, agenouillées dévotement. La marquise demeura sur le dernier rang de chaises et tira un chapelet de sa poche. Elle l’égrenait en songeant à son fils lorsque le frère portier vint la chercher. Le Père Lanjeais était rentré, mais obligé de ressortir presque aussitôt, il ne pouvait consacrer aux personnes qui l’attendaient que quelques instants.

Elle le trouva dans le parloir, une pièce assez triste qui prenait jour sur la rue de Sèvres par des fenêtres trop élevées au-dessus du sol pour qu’on pût voir au travers ce qui se passait dans la rue. Sa haute silhouette noire et mince se détachait sur le mur enduit de couleur claire ; il était en train d’expédier une dame exubérante qui se lamentait de « le voir si peu ». Il prit congé d’elle en soulevant d’un geste automatique sa barette et du même geste salua Madame de Crussène. Il l’avait reconnue, mais dans le doute elle se nomma. « Madame la marquise, dit-il simplement, je suis à vos ordres ». Il avait une physionomie intéressante : le front large, les pommettes un peu saillantes, le nez droit et très fin, les narines ouvertes, la bouche serrée avec des lèvres imperceptibles, le menton en pointe ; son regard, assez pâle, se posait d’aplomb sur vous et vous transperçait. La parole était d’une netteté extraordinaire. Par instants, un demi-sourire passait sur ses traits ; son regard alors s’abaissait et le sourire semblait se terminer en dedans. Toute sa personne respirait l’autorité ; on sentait en lui le serviteur d’une autocratie redoutable, mais un serviteur de premier ordre. La marquise de Crussène, en quelques mots précis, de son air imposant de grande dame, lui indiqua l’objet de la conversation qu’elle voulait avoir avec lui et, tout de suite, il sut ce qu’elle lui cachait. Sa puissance de pénétration se doublait d’ailleurs d’une mémoire prodigieuse. Toutes les généalogies du faubourg Saint-Germain lui étaient familières. Il calcula l’âge approximatif d’Étienne et se rappela les études faites à Stanislas, comme externe, avec un précepteur, homme distingué, correct et froid, devenu depuis professeur à l’Institut catholique. Le Père Lanjeais ne paraissait jamais réfléchir ; le travail incessant de son cerveau ne se réflétait pas sur son visage ; ses pensées avaient toujours l’air toutes prêtes. Sans une seconde d’hésitation, il pria la marquise de vouloir bien revenir le trouver la semaine suivante, s’excusant qu’une obligation impérieuse l’empêchât de la satisfaire sur l’heure et que ses nombreuses occupations ne lui permissent pas de lui offrir un rendez-vous plus prochain. Elle accepta et se retira, reconduite par le prêtre jusqu’à la porte du parloir.

Le mercredi d’après, Madame de Crussène, un peu avant l’heure fixée, franchit de nouveau le seuil du couvent. On l’introduisit cette fois dans une petite pièce nue et froide ; une statue du Sacré-Cœur et une image de Notre-Dame de Lourdes en étaient les seuls ornements ; une table avec un écritoire et trois chaises de paille, le seul mobilier. Le père Lanjeais ne tarda pas à paraître, salua, s’assit et attendit, tenant sa barette sur ses genoux entre ses mains croisées. « Mon Père, dit la marquise, je vous ai déjà exposé l’autre jour l’objet de ma visite. Votre grande expérience de la jeunesse me rendra vos conseils extrêmement précieux, si vous voulez bien m’en donner, et j’ai pensé que vous y consentiriez sans que j’aie à faire appel à l’intermédiaire de mon cousin d’Halluin. » Elle hésita une seconde ; le prêtre l’interrompit : « Madame la marquise, demanda-t-il, est-ce une crise religieuse ou une crise de conduite que traverse votre fils ? Est-ce la perte de sa foi ou le dérèglement de ses mœurs qui vous inquiète ? » L’attaque était directe et l’entretien transporté d’emblée hors des limites dans lesquelles elle comptait l’enfermer. Elle le sentit ; mais il était trop tard pour reculer et, d’ailleurs, elle ne trouvait pas difficile de répondre, car Étienne continuait de pratiquer sa religion et menait une existence qui paraissait irréprochable. Le Père Lanjeais savait cela et la réponse de la marquise ne fit que confirmer les renseignements qu’il avait recueillis à cet égard. Il lui posa encore quelques questions comme un médecin qui cherche à établir son diagnostic, puis formula sa consultation : « Madame, dit-il, permettez-moi de vous le dire très franchement, vous portez la peine de la faute que vous avez commise dans l’éducation de votre fils. Vous n’avez pas eu le courage de vous séparer de lui et surtout vous avez craint de nous le confier. Cependant vous saviez qu’il était exposé à subir des influences héréditaires dangereuses », — il la regardait en disant cela d’un air de sévérité. « L’éducation qu’il a reçue est très complète, très moderne, continua le Père Lanjeais, tandis qu’une expression d’ironie dédaigneuse passait sur son visage ; malheureusement, elle est impuissante contre la perversion du siècle. Nous ne pouvons espérer que les jeunes gens, condamnés par Dieu à vivre dans le monde, aient la force nécessaire pour résister sans jamais faiblir aux embûches du démon et pour traverser en vainqueurs toutes les crises par lesquelles il leur faut passer — les premières surtout. Mais nous leur donnons une règle de vie qui leur permet de retrouver le calme après chaque tourmente, nous plaçons leur foi hors des atteintes de la Raison — il appuya sur le mot avec mépris — et nous ne permettons pas qu’ils érigent leur conscience en juge suprême de leurs actes, ce qui est une habitude d’orgueil à laquelle rien ne résiste..… La conscience ! reprit-il en s’animant un peu, mais est-ce qu’elle n’est pas faillible comme le reste ! Non ! Non ! il n’y a que la règle, établie par les élus de Dieu et par Lui. La brebis qui s’écarte du troupeau périt parce qu’elle ignore où l’on va ; le berger seul connait la route !… » Ces paroles firent quelque impression sur la marquise : une mère se persuade si aisément qu’elle s’est trompée en élevant un fils unique à elle seule ! Elle est si prompte à s’accuser !

« Nos jeunes gens, poursuivit le Père Lanjeais, ne discutent pas la certitude. Ils savent qu’il ne peut y avoir de certitude en eux-mêmes et dès lors ils restent soumis à celle que nous leur avons enseignée, ou bien ils la nient. Mais lorsque cela arrive, ils ne la nient pas longtemps parce qu’ils en ont besoin. Ils peuvent traverser de douloureuses secousses, être durement éprouvés, les pauvres enfants, car, au dehors, le mal est partout et la civilisation lui fait revêtir les déguisements les plus attrayants, mais du moins le remède, le seul, le vrai remède demeure à leur portée, et leur vie d’homme se continue et s’achève dans la foi de l’enfance et de l’adolescence. Ils n’accomplissent pas d’évolution » ! Une sorte de rire strident, accompagné d’un haussement d’épaules, accentua la pensée du Père Lanjeais. Évolution, c’était pour lui, quand il s’agissait de l’âme humaine, synonyme d’absurdité et de perdition. — « Alors, mon Père, interrogea la marquise, vous estimez que le remède n’est pas à la portée de ceux qui ont passé par d’autres mains que les vôtres ? » — « Je ne dis pas cela, Madame, protesta le religieux ; oh ! je ne dis pas cela ! ce serait de la présomption. Les voies de Dieu sont impénétrables, d’ailleurs, et sa miséricorde est immense. Mais mon expérience personnelle me conduit à penser que le mal est parfois moins difficile à combattre que les apparences du bien. Le jeune homme qui, troublé par la folie des sens, cède à d’impérieuses séductions, ou même celui qui néglige momentanément la pratique de ses devoirs religieux peuvent être moins malades qu’ils n’en ont l’air ; au contraire, celui qui cherche en soi-même, à l’aide du raisonnement, la force qu’il ne pouvait trouver qu’au dehors, celui-là a chance d’être plus gravement atteint qu’on ne le croirait à première vue ».

— « Et que peut-on tenter pour sauver celui-là ? » demanda la marquise. — « Le mariage, madame, répondit le père Lanjeais, voilà l’unique chance de salut. La femme qui les entraîne au vice sait aussi les ramener à la vertu. Mais il faut qu’on la choisisse avec discernement et surtout qu’elle vienne à son heure. Là est le point important ! Que de mariages n’ont pas donné les fruits qu’on en attendait parce qu’ils ont été conclus trop tôt. À moins d’un orgueil invétéré, d’un esprit d’indépendance véritablement opiniâtre, en face duquel il n’y a plus à compter, alors, que sur le coup de foudre qui arrêta saint Paul sur le chemin de Damas — l’expérience de la liberté dans l’ordre moral doit aboutir, chez le jeune homme élevé chrétiennement, à une déception ; comment ne se rendrait-il pas compte de son impuissance à rien définir, à rien expliquer, à rien fonder de résistant et d’immuable ? c’est alors que l’influence modeste et tendre d’une jeune fille qui possède elle-même le calme et le repos intérieur donnés par la foi, peut agir efficacement… » Le Père Lanjeais se tut ; puis au bout de quelques instants il ajouta : « Mais cela, c’est le second acte ».

— « Et quel est le premier ? » dit la marquise.

— « Le premier, soupira le religieux, c’est le temps qui doit le jouer. Il faut laisser l’utopie s’user d’elle-même. La jeune génération actuelle se targue en vain d’indifférence ; elle atteint assez vite le bord de l’abîme et, près d’y tomber, appelle au secours. La science est là qui veille, la science qui n’est qu’un athéisme déguisé, avec ses fausses clartés et ses fausses promesses. Mais la foi y est aussi. La science ne peut rien contre la femme tandis que la femme peut beaucoup pour la foi. Le jeune présomptueux acceptera plus volontiers la solution qui lui viendra en même temps que le bonheur — ou du moins ce que, dans son ignorance de la vie, il nomme le bonheur… »

IV

Les huissiers de l’Élysée, à la silhouette grave, participant à la fois du bedeau et du maître d’hôtel, viennent d’introduire dans le salon d’attente deux délégations. La première se compose d’un architecte, de deux ingénieurs, d’un agriculteur et de trois messieurs quelconques. Ils arrivent de la Côte-d’Or pour remercier le président Carnot d’avoir contribué, par un don généreux, à la création d’une rosière et pour l’inviter à la couronner de ses mains, ce que le Président n’acceptera point. Le refus leur a été communiqué d’avance ; mais n’importe ; ils ont tenu à venir. « C’est plus correct », a dit l’un des ingénieurs, celui qui, tout à l’heure, prendra la parole au nom de ses collègues et sur la poitrine duquel fleurit une rosette violette large comme une reine-marguerite. Ils ont, tous les sept, la nuque rouge, une redingote noire trop serrée, des bottines vernies et l’air important. Six d’entre eux se tiennent debout près d’une fenêtre ; le septième, l’architecte, s’est étalé dans un fauteuil en tapisserie, les bras ballants, pour indiquer qu’il est radical et se sent à l’aise dans un palais. La seconde délégation est exclusivement militaire. Elle se compose de trois officiers supérieurs en retraite ; ils apportent au chef de l’État un album richement relié en souvenir d’une exposition rétrospective d’art et d’histoire militaires qu’il a bien voulu inaugurer. Entre les deux délégations sont inscrits sur la liste d’audience Albert Vilaret et Étienne de Crussène qui, pour le moment, causent amicalement, assis côte à côte sur un canapé. Le salon renferme encore un ecclésiastique, un général en uniforme et le directeur d’un grand journal parisien qui, très pressé ou feignant de l’être, tire sa montre toutes les dix minutes et la compare d’un air rageur avec la vieille pendule Louis XVI posée, entre deux candélabres du même style, sur le marbre blanc de la cheminée. La pièce a évidemment subi des destins variés. Son mobilier est disparate. Elle est encore à demi tendue de damas broché rouge. Sur le panneau du fond, usé sans doute, on a placé une tapisserie du garde-meuble qui ne suffit pas à le remplir. Les serrures ciselées portent l’aigle impériale et aux angles de la corniche les initiales de Napoléon III et de l’impératrice Eugénie sont enlacées ; des lampes électriques dont on a même pas cherché à dissimuler les fils s’échappent gauchement des branches du lustre doré.

« Avez-vous pensé à une chose ? dit Étienne à Vilaret, c’est que je suis né le 15 février 1870, et que par conséquent je deviendrai éligible non pas le 1er janvier, mais seulement le 15 février 1895 ». — « Qu’importe ? » — « Eh bien reprend Étienne, comment ferez-vous pour que les électeurs ne soient convoqués qu’après le 15 février ? » — « Rien de plus simple, reprend Vilaret avec assurance : mon élection à moi sera fixée en conséquence ; c’est dans six semaines seulement, au commencement d’août, que le député actuel d’Ille-et-Vilaine, M. Mangein, troquera son mandat contre celui de sénateur. On a six mois pour le remplacer et on aura six mois pour me remplacer moi-même après que j’aurai pris son siège à la Chambre. Supposez que mon élection ait lieu en octobre, vous n’aurez plus que quatre mois à attendre. Les électeurs seront convoqués le dimanche qui suivra votre majorité politique ». — « Si tout se passe comme nous le désirons », remarque Étienne. Vilaret s’anime : « Mais voyons ! mon cher Monsieur de Crussène, que voulez-vous qui dérange nos plans ? Vous admettez bien que Mangein est certain de devenir sénateur. Les royalistes ne risquent personne contre lui tant on considère unanimement que cette retraite politique lui est due pour ses longs et loyaux services envers le département. Jamais élection sénatoriale ne s’est présentée dans des conditions semblables. Quant à moi, je suis absolument sûr d’être élu. Tenez ! ma certitude est si grande que je suis résolu à envoyer ma démission de député des Côtes-du-Nord, huit jours avant le vote. En admettant même que mon calcul se trouve faux et que je sois battu, il faudrait bien me donner un successeur ! » — « Ah non ! proteste vivement Étienne, je n’accepterai jamais cela. Non ! non ! » Vilaret se met à rire. « J’y ai pensé déjà, dit-il ; ma décision est prise. Ne craignez rien d’ailleurs ; nous serons collègues au Palais-Bourbon avant un an » et sa main s’appuie, ferme, sur le bras du jeune marquis. Ce que celui-ci apprécie le plus en Vilaret c’est peut-être cette belle confiance qui a été encouragée, sans doute, par la série de ses succès passés, mais qui est, surtout, un don de nature impliquant une source de vie riche et forte.

Les deux fenêtres du salon ouvrent contre un des angles rentrants du Palais, sous une vérandah qui court tout le long de la façade, abritant un large trottoir de ciment. Un magnifique paon est là qui se promène avec une gravité comique et, de temps en temps, s’arrête pour faire la roue. L’architecte radical, sorti de son fauteuil, le regarde, le nez contre la vitre, puis se retournant dit assez haut pour être entendu ne tous : « Je parie que c’est l’État qui paie l’entretien de cet oiseau de luxe » et il va se rasseoir en ajoutant d’un air accablé : « Que d’abus ! » L’ecclésiastique n’a pas bronché, Étienne et Vilaret n’ont pas même levé les yeux, le général et les trois officiers en retraite ainsi que le journaliste sont demeurés impassibles. L’effet est manqué. L’architecte étend les jambes, en répétant encore une fois : « Que d’abus ! » Ses collègues Bourguignons l’entraînent pour le faire taire. Sur le canapé, les deux Bretons ont repris leur conversation : « C’est pour couper les câbles derrière vous, interroge Vilaret, que vous m’avez prié de vous présenter au Président ? » — « Non, répond Étienne. En quoi le fait d’être reçu en audience à l’Élysée me lierait-il à la République ? Il y a, grâce à Dieu, assez de détente dans le pays aujourd’hui pour que le chef de l’État puisse être visité même par des monarchistes. Non. J’ai simplement désiré le voir parce que son septennat va finir et que j’ai la certitude qu’il ne se représentera pas ». — « Vous êtes plus avancé que nous, dit le député. Nous n’arrivons pas à connaître ses intentions ; je croirais plutôt qu’il veut rester ; en tous cas, le secret est jalousement gardé et lui-même semble prendre à tâche d’égarer l’opinion par ses paroles et ses actes ». — « Il fait cela par patriotisme, j’en suis sûr ; il veut éviter une agitation stérile et des discussions qui porteraient atteinte au prestige de sa charge ; mais je parierais volontiers que son parti est pris irrévocablement et depuis longtemps ». — « D’où vous vient cette conviction ? » — « Je ne sais pas ; j’accorde que, jusqu’à présent, sa présidence n’a pas eu une allure grandiose ; il n’a rien fait qui révélât en lui un génie supérieur, ni un tempérament héroïque, mais il a fait quelque chose de plus rare et peut-être de plus difficile que d’accomplir des actions glorieuses. Il s’est tellement bien identifié avec ses fonctions que ses successeurs seront forcés de le prendre pour modèle ; il restera le président-type ». — « Je ne savais pas, dit Vilaret un peu surpris, que vous professiez une si haute estime pour M. Carnot. Sans doute, il a beaucoup de mérite et de dignité. Je me demande, pourtant, si vous n’exagérez pas un petit peu en augurant ainsi de son rang dans l’histoire. Croyez-vous que Casimir-Périer ou Dupuy, ses successeurs éventuels au cas où il ne se représenterait pas, gouverneraient moins bien que lui ? » — « Ils devront en tous cas, répond Étienne, se conformer aux traditions qu’il a établies et, le cas échéant, je leur souhaite d’avoir autant de force morale à dépenser qu’il en a eue, lui, par exemple l’année dernière, pendant le Panama ». — « Enfin, conclut Vilaret, il va à Lyon la semaine prochaine, visiter l’Exposition ; il doit y prononcer un grand discours et ne pourra éluder la question du renouvellement de ses pouvoirs. Nous verrons si vous êtes tombé juste. — Si oui, ajoute-t-il en riant, je penserai que vous avez décidément le flair politique et je me consolerai de m’être trompé sur le compte du Président en songeant que je ne me suis pas trompé sur le vôtre ». — « Et vous m’offrirez, dit Étienne riant aussi, un portefeuille dans le prochain cabinet Vilaret ? » — « Hum ! fait l’autre avec une inquiétude moitié vraie, moitié feinte, un portefeuille timbré d’une couronne de marquis ! C’est pour le coup que Goblet dénoncerait la grrrrrande trahison opportuniste ».

Cependant, les audiences ont commencé et s’expédient rapidement. Le général, le journaliste impatient et le comité de l’Exposition militaire ont déjà passé. L’huissier ouvre la porte et appelle « Monsieur Vilaret, député des Côtes-du-Nord ; Monsieur le marquis de Crussène ». L’architecte tressaute dans son fauteuil et regarde Étienne d’un air furibond. « Qu’est-ce que ces échappés de Coblence viennent faire ici ? » dit-il entre ses dents. L’échappé de Coblence et son compagnon traversent le salon des aides de camp et le cabinet du secrétaire général et, une seconde fois, l’huissier annonce leurs noms à l’entrée du cabinet présidentiel, vaste pièce blanche de style empire qui se termine en rotonde : une magnifique table de travail fait face aux fenêtres par lesquelles on aperçoit toute la perspective du jardin avec ses pelouses et ses ombrages. Quelques livres, des annuaires et un journal sont posés sur cette table contre laquelle, après avoir accueilli ses hôtes, le Président vient s’accouder dans la position familière qu’a popularisé le portrait de Chartran. Une conversation de quelques minutes s’engage. Vilaret en présentant Étienne, a mentionné son récent voyage en Amérique et M. Carnot lui demande des détails sur l’itinéraire qu’il a suivi, sur les villes qu’il a visitées, puis il parle à Vilaret de sa circonscription et insiste sur son grand regret de n’avoir pu faire en Bretagne, le voyage qu’il avait projeté et auquel sa santé, un instant compromise, l’a forcé de renoncer. « Ce n’est que partie remise, monsieur le Président, répond le député ; vous viendrez l’année prochaine ». Mais M. Carnot se contente de sourire, impénétrable dans sa volonté de ne pas laisser connaître, avant l’heure, la résolution qu’il a prise. Et, quand l’audience s’achève, il garde un instant dans sa main celle d’Étienne et lui dit simplement ces mots : « Je sais que vous aimez beaucoup la France. C’est un amour qui ne trompe pas ». Vilaret s’arrête un instant dans la pièce voisine et échange quelques mots avec l’officier de service.

Passe la délégation Bourguignonne, majestueuse et compassée ; l’huissier énumère pompeusement ceux qui la composent et au moment où la porte se referme, Étienne entend l’ingénieur à rosette qui, d’une voix de stentor, brame le discours qu’il a préparé. « Monsieur le Président, l’institution des rosières est une de celles qui méritent les encouragements bienveillants de la République… » Le faubourg Saint-Honoré, par cette belle matinée de printemps, est animé et joyeux. Vilaret, pressé, saute dans un fiacre qui passe tandis qu’Étienne descend à pied l’avenue de Marigny. Quelqu’un l’aborde aussitôt. C’est Jean de Chateaubourg. « Tu ne connais pas l’histoire de cette nuit, s’exclame l’aimable garçon. Oh ! mon cher, elle trop drôle ! ». — « Quoi donc ! Qu’est-ce qu’il y a ? » dit Étienne ahuri. — « Figure-toi que Champelin ? Tu sais bien Champelin qui est avec la petite Irma des Folies-Bergères ?… » — Oui… Eh bien ! — « Eh bien ! mon cher, il a passé six heures dans une armoire. Il était un peu gris en montant chez elle. Il s’est trompé d’étage. La porte était entrebâillée ; il est entré. Dans l’antichambre, il faisait noir, mais dans la chambre à coucher, on parlait. Il entendait une voix d’homme qui disait des choses tendres. Alors il a soupçonné Irma, mais il a préféré attendre que l’homme fût parti pour faire une scène, parce que je crois qu’il ne se souciait pas de se battre en duel. Il a gagné à tâtons un grand placard à robes qui est dans un coin de l’antichambre. Paraît que c’est la même chose à tous les étages. Il a ouvert le placard et s’est caché. Malheureusement au bout d’un quart d’heure quelqu’un a passé avec une lumière et voyant le placard ouvert a appuyé sur le battant avec la main. Et voilà mon Champelin enfermé ! D’abord, ça n’allait pas mal ; il avait pu s’accroupir par terre. Mais au bout de quelque temps il a manqué d’air ; les robes l’étouffaient. Enfin, il a dû se décider à appeler, à frapper. Il a entendu qu’on allait et venait à pas de loup, puis qu’on parlait à voix basse… et on n’ouvrait toujours pas. Enfin, comme le pauvre garçon était prêt d’étouffer, voilà qu’il s’est trouvé nez à nez avec le commissaire de police et deux gendarmes qui l’ont fouillé et l’ont emmené au poste. Là, grandes explications. Champelin déclinait ses noms et qualités : on ne voulait pas le croire. Enfin il a demandé qu’on vienne nous chercher, d’Orbec et moi, pour établir son identité. On ne l’a relâché qu’à cinq heures du matin, quand nous avons été là. Tout le poste se tordait !…

— « Elle est bien bonne, en effet, dit Étienne, en riant ; mais cet imbécile n’a que ce qu’il mérite ». — Chateaubourg se récrie : « C’est un imbécile, je te le concède ; mais tout de même, une histoire comme ça… ça peut arriver à tout le monde ».

V

Les landes rouges, une après-midi d’été…

Ce n’est plus le paysage aux grands horizons indécis, aux teintes changeantes sur lequel tant de fois se sont promenés les regards d’Étienne de Crussène. On dirait un pays tout nouveau, sous d’autres cieux. La lumière tombe à flots, les couleurs sont éclatantes : rouge est la terre comme si du sang l’avait imbibée. Les arbres et les buissons se silhouettent en un vert invraisemblable et l’azur s’enfonce, s’enfonce en d’étourdissantes profondeurs. La nature a pris un aspect décidé, définitif, robuste qui manque peut-être de charme féminin, mais qui a sa beauté un peu rude, sa grandeur un peu sauvage. Étienne constate, avec surprise, qu’une fois de plus, ce lieu étrange est en accord intime avec son âme, car, lorsqu’il regarde au dedans de lui, il lui semble que ses pensées sont aussi nettes, ses sentiments aussi tranchés, ses aspirations aussi vastes que le sont les lignes, les objets, les horizons de ce paysage. Il vient, pourtant, de traverser une crise qu’il a surmontée très vite, mais dont il a souffert. Quand, au sortir de l’agitation de Paris, il s’est retrouvé dans sa chère Bretagne, si calme, si immuable, subissant les enveloppantes insinuations de cette terre douce aux rêveurs, la vieille mélancolie héréditaire a livré un dernier assaut. Les bois, les herbes, les nuages, les roches antiques lui ont chanté la chanson des longs passés mystérieux et des avenirs troublés. « À quoi bon, disaient-ils, en leur poétique langage, à quoi bon vouloir changer la face des choses et le cœur des hommes, si ce n’est point pour rendre les unes plus belles et les autres meilleures. Or, qu’y a-t-il de plus beau que nous autres, œuvres du bon Dieu, vêtues des parures que son soleil nous confectionne ? Et qu’y a-t-il de meilleur que le cœur de l’homme simple, dépourvu de science, mais plein de droiture et confiant en son créateur ? »

« Et puis, disaient-ils encore, tu ne jouiras plus de nous quand tu auras tourné tes pas vers la grande route empierrée. En vain voudras-tu revenir vers nous, les compagnons de ton enfance, les confidents de ton adolescence. Soucis et labeurs auront vite fait de toi un étranger. Tes yeux ne sauront plus voir l’humble brin de gazon, tes oreilles ne percevront plus les battements d’ailes des oiseaux ; les bruits et les parfums de la forêt qui te sont si familiers, se tairont et s’évaporeront… Reste ! reste avec nous ! Sur cette terre où tout se fane et se flétrit sans retour, nous seuls sommes durables et fidèles ». Ainsi chantaient les bois, les herbes, les nuages et les roches antiques de Kerarvro. Ceux qui ne sont point Celtes ne connaissent pas la griserie d’une telle chanson. Ils croient que les hommes seuls peuvent parler. Mais les Celtes savent qu’il en est autrement et que tout, dans la nature, parle et chante.

Étienne est trop habitué à ce langage pour s’étonner d’en avoir été si troublé ; peut-être, après tout, le sera-t-il encore. Des déceptions, des découragements l’atteindront, mais il n’en a pas peur. Il se dit que les premières victoires sont les plus dures à remporter parce que le général manque d’expérience comme ses soldats et que le terrain sur lequel ils se battent leur est inconnu. Et il repasse dans sa mémoire tous les incidents des dix-huit mois qui viennent de s’écouler, si fertiles en surprises, en secousses, en épreuves d’où sa virilité est enfin sortie triomphante. Il se revoit chassant avec Yves d’Halgoët, emporté au galop furieux d’un cheval, ou bien embusqué, la nuit, dans les taillis humides et cherchant, dans l’exaspération de cette vie toute physique, à tuer la nostalgie qui le prend chaque fois qu’il songe à son avenir fermé. Et peu à peu, lorsque sa course endiablée le mène vers un sommet comme celui-ci, d’où les regards peuvent s’étendre au loin, cette ligne bleue, là-bas… qui borde l’horizon, suggestionne sa pensée. Par delà le vaste océan, est une terre neuve et libre, où nul n’est rendu impuissant à cause du nom qu’il porte ou des traditions qu’on lui a léguées. La jeunesse, allégée des devoirs pesants et des hérédités injustes, y choisit elle-même son destin… La suggestion opère et il n’est plus de jour où Étienne ne monte aux Landes rouges pour regarder, tremblant, vers l’Ouest libérateur. Dans un moment d’impuissante incertitude, il s’est confié à Yves, et il a constaté avec surprise qu’Yves a éprouvé, bien qu’à un moindre degré, quelque chose d’approchant, que peut-être il a fait un effort… et que l’effort a échoué. Le jeune Breton est ironique et sceptique quand il parle de cela et le dernier mot de sa sagesse est d’un animalisme lamentable.

Mais Étienne n’est point convaincu. La ligne bleue continue de l’appeler et le voici en route… départ douloureux ! Tout est triste autour de lui et rien ne parle d’espérance. Puis bientôt, c’est la joie d’entrer dans le wide, wide world, de voir surgir chaque jour des panoramas inattendus, des cités nouvelles, des points de vue différents. Il se rappelle très bien son état d’âme en arrivant à Washington. Déjà le retour ! Les cheminées du transatlantique fument à l’horizon. Encore quelques semaines, quelques souvenirs de plus à amasser et il faudra partir. En lui s’opposent le regret de voir fuir cette belle vie libre et l’envie de retrouver sa chère Bretagne. Il ne sent point encore la déception fondamentale du voyage, mais il sait qu’elle est en lui et qu’une fois sur l’autre rive, il en souffrira cruellement. Car en somme que rapporte-t-il ? une infinité de renseignements curieux, mais rien de pratique, rien d’applicable à son cas particulier, aucune formule d’existence qui puisse convenir à un gentilhomme du vieux monde, enfermé dès sa naissance dans les ruines du passé mort.

Et soudain, voilà que tout s’éclaire. Cette chose qui est la même sur tous les continents, la même peut-être sur toutes les planètes et qui se prolonge sans doute à travers les éternels au-delà, cette chose imprévue et délicieuse est entrée en lui, l’âme de la femme aimée, le feu de l’amour vrai et pur.… Tout de suite, une interrogation se pose, brûlante, énervante. Comment a-t-il pu s’en aller ? Comment a-t-il pu quitter Mary ? Il ne sait pas en vérité : à lui seul, il n’en eut pas eu le courage. Il a agi sous l’empire d’une pensée non définie, non explicable.… Mais, c’est que, précisément, il ne l’a pas quittée. Il ne s’est éloigné d’elle que pour la conquérir. En effet, de ce jour là, sa vie a eu un but, sa vie a été renouvelée. Des doutes, des défaillances, des désespérances pénibles l’ont traversée ; mais la lutte n’a plus cessé. Sa souffrance a pris ce caractère mâle qu’elle revêt chez l’homme qui sait pourquoi il souffre ; cette souffrance-là est noble et salutaire. Elle cache tout le grand travail des épurations intérieures, de la volonté qui se forge.… Il aperçoit toute la région parcourue, la direction suivie. Devenir un homme agissant et utile, afin de prendre sur celle qu’il aime l’empire qu’il ne pouvait exercer jusqu’alors, c’est vers cela qu’il a marché. Sensible à sa tendresse, la lui rendant déjà, Mary s’est résisté à elle-même parce que, dans son jugement clair et droit d’Américaine, la force manquait à Étienne, la force qui est le gage de tous les avenirs.

Il a eu la chance que ce que demandait Mary lui fut demandé aussi par son pays. Les deux sentiments qui incitent l’homme moderne se sont unis pour aider sa marche. Il se rappelle les élans de son patriotisme juvénile, sa haine irraisonnée contre le dur vainqueur de 1870, son mépris exalté de ceux qui prétendaient atteler la France au char d’un parti. C’est au régiment que pour la première fois, il l’a sentie devant lui, vivante. Les débuts pénibles, l’attention détournée sur les mille détails du service cachent au jeune soldat le sens de sa mission. Mais le jour où, devant le drapeau qui flamboie, il défile sabre au clair, il voit la France et se donne à elle !.… aujourd’hui, pourtant, Étienne sait qu’on peut se donner d’une autre manière plus difficile et plus méritoire… Par dessus le souvenir des émotions récentes qu’il a vécues, de sa visite au Menhir-Noir ou de cette représentation d’Izeyl qui l’a si fort remué, s’en dresse un autre plus récent encore et plus tragique, celui de sa visite à l’Élysée. Il aperçoit le président Carnot debout au seuil de son cabinet, il sent la pression de ses doigts et entend sa voix : « Je sais que vous aimez beaucoup la France. C’est un amour qui ne trompe pas ». Comment ces paroles s’échapperaient-elles jamais de sa mémoire ? Il n’y a pas six semaines qu’elles furent prononcées et l’homme qui les a dites n’est plus. Il est tombé un soir, dans le décor illuminé d’une ville en fête, sous le couteau d’un misérable qui voulait faire une victime et qui a fait un martyr, qui voulait terrifier et qui a exalté.

Les pensées du jeune homme maintenant se précisent et dans le plus grand détail, il revoit la journée des funérailles, le deuil national, Paris se pressant ému sur le parcours de l’inoubliable cortège : aux fenêtres, les drapeaux voilés de crêpe : sur la chaussée, l’énorme déploiement d’armes et d’uniformes et derrière le char funèbre, tout seul, bien en vue, s’exposant avec une crânerie superbe aux coups des assassins dont l’attentat de Lyon a révélé les desseins sanguinaires, le cinquième Président de la République Française, élu de la veille et grandi déjà par le péril présent et par les contacts de l’histoire. Puis Notre-Dame : la vieille basilique assombrie, les trophées tricolores tranchant sur les draperies noires et les hymnes liturgiques roulant autour du catafalque élevé à la place où Napoléon Ier fit sacrer, où Louis XVIII entendit le Te Deum de la Restauration, où Napoléon III crut fonder sa dynastie.… Dans le silence solennel des voûtes monte la prière pour l’éternel repos et les portes lourdes crient sur leurs gonds, livrant au soleil qui resplendit sur le parvis, l’entrée de la nef obscure. De nouveau, le cortège se déroule vers le Panthéon où la Patrie à son tour, promet l’immortalité. Là, en haut des marches, sous le péristyle énorme, la dépouille du grand mort est déposée : son successeur est debout à sa droite et les troupes défilent, les épées saluent, les étendards s’inclinent devant le symbole de la vitalité nationale : les Français meurent, la France ne meurt point ! Ce soir là, Paris ému s’est recueilli avant de reprendre son labeur interrompu ; la nuit qui tombe sur le temple enveloppe le tombeau où Carnot est étendu et contre lequel s’appuie l’hommage fleuri des souverains et des peuples.

Un tombeau ! Étienne revoit ceux près desquels il a songé. C’est là-bas au bord du Potomac, celui de Georges Washington, et c’est plus près sur le rivage de la mer bretonne, celui du pauvre abbé de Lesneven : l’un illustre à jamais, l’autre oublié pour toujours ; l’un célébré par l’univers, l’autre maudit par ses pairs et qui sait ?.… égaux peut-être devant Dieu par la pureté de leurs intentions et le mérite de leurs actes. Étienne se rend compte de ce qu’il a reçu là d’augustes leçons. Est-ce parce que les Celtes aiment la mort qu’ils la poétisent, ou bien seulement parce que leurs ancêtres furent maltraités par la vie ? En tout cas, celui-ci, leur descendant, a tendu l’oreille aux voix qui sortent des sépulcres et les morts lui ont fait connaitre le sens de la vie.

La vie est simple, parce que la lutte est simple. Le bon lutteur recule, il ne s’abandonne point : il cède, il ne renonce jamais. Si l’impossible se lève devant lui, il se détourne et va plus loin. Si le souffle lui manque, il se repose et il attend. S’il est mis hors de combat, il encourage ses frères de sa parole et de sa présence. Et quand bien même tout croule autour de lui, le désespoir ne pénètre pas en lui.

La vie est solidaire, parce que la lutte est solidaire. De ma victoire dépendent d’autres victoires dont je ne saurai jamais les heures ni les circonstances et ma défaite en entraîne d’autres dont les conséquences vont se perdre dans l’abîme des responsabilités cachées. L’homme qui était devant moi a atteint, vers le soir, le lieu d’où je suis parti ce matin et celui qui vient derrière profitera du péril que j’écarte ou des embûches que je signale.

La vie est belle, parce que la lutte est belle : non pas la lutte ensanglantée, fruit de la tyrannie et des passions mauvaises, celle qu’entretiennent l’ignorance et la routine, mais la sainte lutte des âmes poursuivant la vérité, la lumière et la justice.

La philosophie d’Étienne en est là. Où sera-t-elle dans vingt ans ? Il l’ignore, mais que lui importe ? En ce lieu sauvage, confident de ses efforts vers le bien et le vrai, devant cette nature qui resplendit il vient de se regarder face à face et ce regard l’a réjoui. Car il se sait désormais digne de celle qu’il aime.

  1. Les curés en Bretagne portent le nom de Recteur.
  2. Ils ont tout plein de temps pour prendre du thé dans l’après-midi.
  3. Expression américaine intraduisible indiquant un accroissement soudain de richesse et de prospérité.
  4. Oh ! mister Crousshaine ! Bien contente de vous revoir !
  5. Mon amour, voici mister Crousshaine, le marquis Français, vous savez, qui arrive de Bretagne et joue si bien du piano.
  6. Elle est notre nièce vous savez, et si charmante !… Et voici ma sœur qui vient de faire avec elle un tour dans les îles Bahama. Elles sont arrivées hier.
  7. Vous savez tout ce qui les concerne, bien entendu !
  8. « Madame Serpent à Sonnettes. »
  9. Les « Country Clubs » où les membres peuvent, résider en été avec leurs familles, existent sur plusieurs points des États-Unis et notamment dans les Adirondacks, montagnes situées au nord de l’état de New-York près de la frontière Canadienne.
  10. Mot à mot : les dames de couleur.
  11. Comment avez-vous trouvé cela ?
  12. Je me doute bien qu’il n’y a rien de pareil dans le monde.
  13. Académie d’équitation.
  14. Abréviation pour « Elevated Railroad », chemin de fer élevé, en l’air.
  15. Bacs à vapeur.