Le Roman d’un rallié (La Nouvelle Revue)/I

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La Nouvelle RevueTome 116 (p. 577-601).


LE ROMAN D’UN RALLIÉ




CRITIQUE PRÉALABLE[1]


Vous allez publier dans la Nouvelle Revue, madame, un manuscrit quelque peu original — et pour en accroître l’originalité — vous m’offrez d’en faire une critique anticipée, une critique avant la lettre : voilà, ma foi ! qui est nouveau. Eh bien ! ne serait-ce que pour cela, j’accepte ! J’adore les innovations : seulement puisqu’il ne m’est pas permis de soulever le voile d’anonymat sous lequel se dissimule celui… ou celle qui a composé le « Roman d’un Rallié » je réclame pour son critique le même privilège : cela me permettra au besoin d’être sévère…

Et voici pour débuter, un premier reproche ; le titre est malséant. Ce n’est pas du tout un roman, ni par les dimensions, ni par la composition, ni même par le style. Non, ce n’est pas un roman, seulement je ne sais pas du tout ce que c’est… Il y a des pages qui sentent la confession, d’autres le touriste, le globe-trotter comme on dit en style fin de siècle… il y a des petits tableaux de vie américaine et bretonne au centre desquels on placerait volontiers une gentille nouvelle… et puis tout à coup de grandes envolées philosophiques qui vont éclater en l’air, très haut, comme des fusées dans la nuit sombre. Certains passages paraissent inspirés par les descriptions candides d’un Octave Feuillet et d’autres par les inquiétantes songeries d’un Ibsen. Octave Feuillet est plutôt au début et puis à mesure qu’on avance, Ibsen prend le dessus… et le lecteur a l’impression que c’est vrai, qu’il en est ainsi dans la vie, que le mélange des petits faits et des grandes pensées, des incidents futiles et des sentiments ardents constitue véritablement notre existence, à nous, fils nerveux d’un siècle trépidant. Seulement est-ce bien avec cela qu’on fait un livre, un roman ? Le plus réaliste des peintres retouche encore la nature, l’accentue, l’éclaire, la déforme ; s’il se bornait à la reproduire telle quelle sans art, sans aucun truc, j’imagine que les amateurs en seraient choqués ; leur impression serait incomplète ; ils éprouveraient l’effet d’une sorte de gaucherie interne… Ce roman me donne une sensation analogue ; et il me fait comprendre mieux encore que je n’avais pu le réaliser jusqu’à présent, combien les œuvres d’imagination ont besoin d’être combinées pour nous plaire… nous ! Je veux dire : moi, car le goût change, les habitudes d’esprit changent, tout change et le roman aussi ; peut-être que vos lecteurs ne seront point de mon avis et qu’ils verront dans l’œuvre anonyme que vous leur soumettez une manière nouvelle de traiter… j’allais dire un vieux sujet, mais ce ne serait pas tout à fait juste ; le sujet est nouveau ; la politique mêlée à l’évolution psychologique d’un jeune garçon, cela ne s’était pas traité encore ; on nous a donné jadis dans Sibylle l’histoire d’une âme de petite fille en proie à une crise de philosophie religieuse ; depuis, je ne me souviens pas qu’aucun auteur ait rien tenté de semblable.

Le héros, cette fois, ne meurt point ; au contraire, il apprend à vivre. Tandis que Sibylle est séparée de celui qu’elle aime et achète son retour à la foi au prix de sa vie à elle, Étienne de Crussène se rapproche, en se ralliant au libéralisme, de la femme qu’il a choisie et qui, d’ailleurs, est en tous points, digne de faire son bonheur. Il a seulement été la chercher bien loin et c’est ici que je vais, une seconde fois, quereller l’auteur du « Roman d’un Rallié. » Veut-il nous montrer en la personne de Mary Herbertson une Américaine d’élite, comme il en existe sans doute quelques-unes, mais… pas plus ? Veut-il dire que son héros ait eu la chance inespérée en se promenant à travers les États-Unis, d’y découvrir cette plante rare ?… alors j’accepte le type et la rencontre. Dans tous les pays le profil virginal peut atteindre, en quelques exemplaires uniques, les approches de la perfection et il est intéressant de savoir comment, Outre-mer, ces profils exceptionnels se cisèlent. Bourget et ses imitateurs nous parlent trop souvent de la Professionnal Beauty Newyorkaise ; il est vraisemblable que toutes les femmes, là-bas, ne tournent pas autour de cet idéal. Mary Herbertson n’est pas une Professionnal Beauty, mais elle a une belle âme, forte et droite, ce qui vaut mieux : elle se détache bien d’ailleurs sur cet horizon de Washington, très reposant, comparé aux perspectives enfiévrées de Chicago ou de New-York. Notre auteur, madame, paraît connaître fort bien Washington : on dirait qu’il l’a habité ; serait-ce en qualité de secrétaire d’ambassade ?… je serais porté à le croire parce qu’il dit, en passant, du mal des diplomates. Mais j’oubliais… que cela ne me regarde pas.

Ainsi Mary Herbertson est une Américaine d’élite. C’est là ce qu’on ne prend pas assez soin de nous expliquer. Le lecteur se demande avec inquiétude si l’on n’a pas prétendu en faire un type général, une thèse vivante et il est tout près de se révolter à cet idée. Le « Roman d’un Rallié » serait alors un hymne béat chanté à la supériorité Yankee et nous en avons assez de ces hymnes-là, d’autant que par les mille petites perspectives que la vie de chaque jour nous ouvre sur le Nouveau-Monde, il nous arrive de constater que tel ou tel verset contient un gros mensonge… et que les choses se passent là-bas autrement qu’on ne les chante.

Quand Étienne de Crussène est de retour en Bretagne, sa mère qui cherche à le marier et qui ignore l’idylle ébauchée au loin, pousse sur son chemin une jeune fille française dont la silhouette, ramène sur mes lèvres la même question. Est-elle, cette jeune fille, une vilaine exception, ou bien un type et une thèse ? Dans le premier cas, j’accepte, encore la fantaisie du romancier. La mère n’a pas de chance, voilà tout ; dans une famille de bien honnêtes et braves gens, elle choisit une créature qui, paraît-il, a toutes les apparences de l’honnêteté et n’en a que les apparences. Mon Dieu ! des plantes vénéneuses poussent au milieu des plus beaux parterres… Mais qu’il soit bien entendu, je vous en prie, que Mlle Éliane d’Anxtot n’incarne pas la jeune fille française ! car l’autre thèse, celle de la supériorité américaine, ne serait qu’agaçante ; celle-ci serait odieuse. Je sais que Marcel Prévost nous en a dit bien d’autres. À côté de ses demi-vierges, cette Éliane est presque un ange ; seulement, les demi-vierges, dont je persiste d’ailleurs à trouver le portrait très chargé, sortent d’un milieu où la corruption, hélas ! coule à pleins bords ; un snobisme cosmopolite y a déversé tous les vices de l’univers civilisé et c’est le propre d’une société ainsi formée de n’avoir plus ni langage, ni patrie, ni race. M. Prévost a choisi Paris pour théâtre ; il aurait tout aussi bien pu choisir Vienne ou Londres. Tandis que cette fois il s’agit de la portion saine de la société française. Éliane appartient à une de ces vieilles et honorables familles qui distribuent leur existence entre leur manoir provincial un peu délabré mais plein de beaux souvenirs et quelque appartement discret et vaste du faubourg St-Germain. Il y a de l’étroitesse, de la somnolence dans ces atmosphères-là, mais on n’y apprend pas à mentir et à écouter aux portes… Je sais bien qu’une gouvernante circule dans la coulisse ; elle a passé par là et on donne à entendre qu’elle a fait tout le mal. La pauvre gouvernante, tout ce que les romanciers lui ont mis sur le dos ! Elle a été dans le roman moderne la bête de somme portant le poids de toutes les iniquités.

Donc, je me refuse et la majorité de vos lecteurs se refusera aussi, à généraliser ces deux portraits féminins, à voir dans l’un une glorification de l’Américanisme, dans l’autre une condamnation de l’éducation française… J’aurais encore beaucoup à dire, mais il faut se borner. Aussi bien, ces trois critiques sont celles qu’il convenait surtout de mettre en relief. Et je ne sais pas si je me trompe, mais j’ai l’impression que nous sommes, vous et moi, en pleine communauté d’idées sur ce point, que vous avez fait, en lisant ce manuscrit, les mêmes réserves que moi-même et qu’enfin vous avez songé, en demandant à un de vos assidus lecteurs, cette critique préalable, à dégager votre responsabilité… Qui dirige une grande Revue a, jusqu’à un certain point, charge d’âme. Plaire aux abonnés n’est pas tout ; on redoute encore d’égarer leur jugement en l’aiguillant dans une fausse direction ; on s’effraye encore à la pensée de froisser en eux des susceptibilités respectables, des sentiments délicats…

Je ne voudrais pas être injuste envers l’auteur du « Roman d’un Rallié » en laissant croire qu’il a volontairement passé outre à de telles préoccupations ; au contraire on sent en lui une grande sincérité et une ampleur d’enthousiasme qui rassurent tout à fait sur ses intentions et j’ai beaucoup goûté certaines parties de son œuvre, à cause de cela précisément…

Tout à l’heure je critiquais son procédé, c’est que nous sommes habitués à lire un roman comme nous regardons un tableau, tout d’une haleine, en le détaillant d’abord, puis en cherchant une impression d’ensemble. Ici point de tableau ; une série d’aquarelles enfermées dans un porte-feuille ; aquarelles très suggestives, très variées, mais entre lesquelles il faut réfléchir pour trouver le lien.

Voilà, madame, la consultation que vous m’avez fait l’honneur de me demander : je compte sur votre obligeance et sur votre bonté pour que l’auteur du « Roman d’un Rallié » n’en veuille pas à ma franchise.

S. V. R.

PREMIÈRE PARTIE



Étienne de Crussène éprouva un léger frisson lorsqu’un des boys de l’hôtel Normandy lui remit son courrier, au moment où il posait le pied dans l’ascenseur. Il vit sur une grande enveloppe blanche son nom tracé d’une belle écriture française, un peu sèche, un peu farouche, féminine pourtant et élégante… une écriture qui avait fait son admiration et son envie quand il était écolier et qui suffisait à lui rendre, chaque fois qu’il l’apercevait, la sensation très vive du passé. Il savait que cette lettre serait là : mais il n’avait pas voulu y songer à l’avance et maintenant qu’il la tenait entre ses doigts, il était à la fois pressé de la lire et tenté de la brûler sans en briser le cachet armorié.

Jamais encore les lettres de sa mère ne lui avaient produit un pareil effet. Depuis près de cinq mois qu’il l’avait quittée, la correspondance entre eux s’était maintenue régulière et douce. Elle lui avait écrit les mille détails insignifiants de sa vie monotone, entremêlant ses récits de quelques brèves réflexions sur le malheur des temps, l’engageant à ne pas trop s’attarder en route, mais sans lui marquer d’impatience ni de mauvaise humeur et sans paraître lui en vouloir de prolonger un voyage qu’elle avait jugé inutile et surtout inopportun. L’Amérique ne lui disait rien de bon. Puisque son fils désirait voyager, elle l’eut volontiers suivi en esprit du côté de la Grèce ou de l’Italie, voire même en Espagne et en Allemagne, là où il y a de belles œuvres d’art à contempler, une longue histoire à revivre, de sages réflexions à faire, des reliques du passé à répéter. — Mais les États-Unis n’étaient, à ses yeux, qu’un magasin de dangereuses nouveautés, une fabrique d’instruments utilitaires et d’idées subversives. Elle s’était résignée en constatant que les objections avivaient l’attrait que le nouveau monde exerçait sur Étienne. Et puis une chose la rassurait. Le jeune homme était fin, délicat, très sensible aux fautes de goût ; elle comptait, pour le désillusionner, sur les vulgarités de la vie yankee : elle se disait que Chicago et son Exposition auraient vite fait de le rejeter vers la vieille Europe, de dissiper les rêveries dangereuses auxquelles il s’abandonnait par instants, de lui faire voir sous leur vrai jour ces innovations condamnables qui, au nom de la science et de la démocratie, mettent la société en péril.

Et ce que tout d’abord elle sut du voyage d’Étienne la fortifia dans cette pensée. Très fidèlement, Étienne avait rendu compte à sa mère de son existence lointaine. Il lui avait dépeint le brouhaha de New-York, le dépaysement des premiers jours, la cacophonie des sifflets à vapeur sur l’Hudson, la hâte angoissante des foules, l’abus des machines du calcul et de la vitesse ; puis Boston et ses gracieux environs, les sinuosités de la rivière Charles et les échancrures verdoyantes de la Baie ; puis encore le Niagara avec son tonnerre, ses trombes de poussière liquide et l’affolement grandiose de ses rapides. Il lui avait raconté les maisons à quatorze étages de Chicago, les rives boueuses du Mississipi, la tristesse des cités de l’ouest, la première apparition des lianes, des cotonniers et des bananes, le luxe des Pullman Cars et les familiarités des serviteurs nègres ; il avait insisté longuement sur le pittoresque de Québec et les charmes de la Louisiane parce que la vieille cité canadienne renferme le monument de Montcalm et que le Grand-État du sud porte le nom d’un roi de France ; elle lui en avait su gré. Bref, ce voyage qu’elle avait redouté tout d’abord, s’accomplissait sans secousses, sans incidents, sans aventures d’aucune sorte… La marquise de Crussène avait dès lors retrouvé sa sérénité d’esprit. L’absence du fils unique qu’elle avait élevé à elle seule et dont les vingt-quatre ans égayaient son veuvage, lui pesait sans doute. Mais bientôt il serait de retour, reprendrait sa place au foyer et la marquise n’aurait plus de peine à l’y fixer. Elle savait, à n’en pas douter, à quel auxiliaire puissant elle ferait appel pour cela, car chaque fois qu’elle y songeait un demi sourire de douce satisfaction éclairait son visage aux belles lignes nobles.

Or, cette quiétude n’avait pas duré parce qu’après avoir visité le sud des États-Unis, Étienne, dont l’absence ne devait être que de trois mois environ, s’était arrêté à Washington, qu’il y séjournait depuis six semaines et ne parlait pas de retour. Il prétextait, il est vrai, l’intérêt exceptionnel que présentait pour lui la capitale fédérale. Là, se centralisaient les rouages d’un gouvernement à la fois très simple et très compliqué, différent de tous les gouvernements d’Europe. La bibliothèque du congrès plaçait à sa disposition des documents de haute valeur. La société de Washington lui offrait une sorte de raccourcis du monde américain en général : nulle part ailleurs, il n’eût été aussi bien placé pour recueillir les éléments d’un travail d’ensemble. La Marquise qui désirait voir paraître dans le Correspondant, sous la signature de son fils, quelques articles gentiment tournés, résumant ses observations juvéniles, avait d’abord approuvé le séjour à Washington. Mais la longueur de ce séjour et plus encore le ton décousu, embarrassé des lettres d’Étienne avaient mis sa perspicacité en éveil. Il n’était pas dans sa nature de temporiser en face de ce qu’elle considérait comme un devoir. Sa manière d’agir était la même, qu’elle eût à exercer ses prérogatives de mère ou de châtelaine, à rappeler son fils au respect de son rang ou ses fermiers au respect de leurs engagements. Elle se fixait un délai à elle-même et le délai passé, prenait la plume avec résolution et sans faiblesse. Elle aimait mieux écrire que parler ; elle redoutait les attendrissements et craignait de forcer sa pensée.

Quand deux êtres ont vécu longtemps ensemble et que les liens du sang les unissent d’ailleurs étroitement, il leur arrive de se deviner même à travers la distance. Un mystérieux fluide pour lequel il n’existe ni océans, ni montagnes, les relie l’un à l’autre. Étienne de Crussène, qui avait en plus la nervosité d’un cheval de race, éprouvait cela à un haut degré. Depuis huit jours, il savait que le délai était passé, que sa mère avait écrit, que sa lettre était à bord de tel paquebot transatlantique et qu’à vingt-quatre heures près, le Clerk de l’hôtel Normandy la déposerait à la lettre C dans le casier d’acajou.

Lorsque l’ascenseur s’arrêta au deuxième étage, il en sortit machinalement, longea par habitude un corridor sombre et pénétra dans une grande chambre dont il avait fait avec peu de chose un logis personnel. Des photographies, des fleurs, des livres corrigeaient l’aspect quelconque des meubles et empêchaient le regard de s’arrêter sur le calorifère à eau chaude apparent dans un coin, sur les commutateurs électriques et les sonneries disposés près de la porte, sur le lit enfin, replié contre la muraille et simulant une armoire à glace géante, décor commun à bien des hôtels d’Amérique et auquel l’européen a peine à s’habituer. Une porte entr’ouverte laissait apercevoir le cabinet de toilette avec sa baignoire de marbre et son carrelage de faïence bleue. La pièce s’éclairait par trois fenêtres en bow window donnant sur Mac Pherson square. Posé en biais devant le bow window était un bureau tout surchargé de brochures, de journaux et de papiers sur lesquels une douzaine de grosses chrysanthèmes blanches et jaunes commençaient à semer leurs pétales étrangement contournées.

Étienne de Crussène posa sur un fauteuil son chapeau et ses gants, ôta son paletot et se penchant sur les chrysanthèmes en aspira avec délices le parfum pénétrant. Puis il s’approcha des fenêtres et regarda dehors. La nuit venait et l’automne aussi. Les arbres du square et plus loin ceux des larges avenues dont la perspective fuyait vers le Potomac étaient secoués par une brise rageuse. Des feuilles jaunies tournoyaient sur les trottoirs avec un bruit métallique et le ciel avait revêtu, au coucher du soleil, ces nuances criardes qui, en mer, annoncent la tempête. Le jeune homme vit en esprit l’immense océan roulant ses vagues profondes entre lui et sa patrie ; sa pensée se perdit un instant dans les abîmes insondés puis aborda bientôt à l’autre rive, à cette proue de granit breton sur laquelle se brisent, impuissantes, les fureurs du large. Là étaient sa demeure, son clocher, ses terres, son avenir. Un grand désir le prit soudain de revoir la Bretagne. Pourquoi l’avait-il quittée ? Elle le tenait par toutes les fibres de sa nature celte, par toutes les complications primitives de son imagination. Elle l’avait nourri de ses poétiques légendes, pénétré de ses senteurs douces, vivifié de ses souffles puissants… Il revint à la lettre de sa mère, l’ouvrit et la lut :

« Mon cher enfant, écrivait la marquise, je souhaite que ces lignes te rendent la notion du temps écoulé depuis ton départ de France, car tu me sembles l’avoir perdue. Si tu veux, comme tu en avais l’intention louable, rapporter de ton voyage des impressions nettes, profitables, il devient tout à fait nécessaire d’y mettre un terme. Il y a deux manières de chercher à comprendre un pays étranger : en le parcourant et en y résidant. Ces procédés s’opposent tellement l’un à l’autre, qu’on se repent presque toujours de les avoir employés simultanément. À quoi bon pénétrer dans le détail, du moment qu’on n’a pas les moyens de l’approfondir ? Les attachés ou secrétaires de légation qui ont passé quelques mois, même plusieurs années dans un poste, ne connaissent souvent qu’imparfaitement le monde au milieu duquel ils ont vécu. Je pense que tu n’as pas la prétention d’analyser celui qui t’entoure. Mais prends garde d’y perdre le bénéfice de ce que tu viens d’acquérir. Une course rapide comme celle que tu as fournie à travers les États-Unis laisse une impression générale qui est souvent exacte, toujours intéressante et qui s’affaiblit dès qu’on veut la contrôler, la justifier par des observations minutieuses et forcément incomplètes. Je conçois que la façon très aimable dont tu es reçu par chacun ait pu contribuer à te retenir à Washington. Les gens y sont à ce que je vois, moins affairés, moins préoccupés d’intérêts matériels que dans les autres villes d’Amérique. Peut être, sans t’en rendre compte, est-ce précisément ce que tu y trouves d’européen qui te charme dans cette société et je me plais à penser que l’Europe y gagnera à tes yeux. C’est là, cher enfant, que tu es destiné à vivre et à faire quelque bien, si Dieu le permet, dans la sphère d’action où il t’a placé. S’il est utile pour un homme de se ménager, en voyageant, des points de comparaison entre les autres pays et le sien, il n’est pas bon de trop en faire usage. C’est là, assurément, un des principaux travers de ce temps-ci. Chaque race a ses particularités, son caractère et sa mission. Mais j’ai tort d’insister. Tu es trop raisonnable pour ne pas m’écouter, trop sensé pour ne pas m’approuver. Arrache-toi donc aux séductions américaines. J’ai, bien entendu, assez haute opinion de toi pour être certaine que ces séductions ne t’ont pas atteint plus profondément que ta correspondance ne me l’a donné à penser. J’attends par le prochain courrier, l’annonce de ton retour. Tu seras ici à temps pour m’aider à recevoir tes cousins d’Halluen qui passeront avec nous la première quinzaine de décembre. Pierre Braz t’attend pour célébrer le mariage de sa fille. Il a déclaré que le repas de noces ne pouvait se faire sans toi ; aussi, dans les deux fermes, on pousse de gros soupirs. Chaque dimanche, à la sortie de la grand’messe, les fiancés s’enquièrent auprès de moi de tes projets, et leur mine s’allonge quand ils apprennent que tu es encore au loin. M. Albert Vilaret est venu à Kerarvro l’autre jour, mais te sachant absent, il n’a pas poussé jusqu’au château. J’estime que tu seras obligé de cesser tous rapports avec cet homme qui met au service d’une mauvaise cause des dons précieux d’intelligence et d’activité. Je le crois d’une ambition qui ne connaît pas de bornes. Déjà, lors de la dernière crise ministérielle, son nom a été prononcé. Il sera ministre au premier jour et son influence dans le département ne fera que s’accroître. M. le Recteur[2] m’a dit que lors de sa dernière visite à Kerarvro, il avait causé longuement avec le garde-barrière qui est devenu son agent le plus zélé et répand, dans la commune, des feuilles radicales contenant, traduits en breton, les pires articles des journaux de Paris. Il faut, comme de juste, faire la part des exagérations et des ragots. Mais personne ne comprendrait assurément que tu continues de voir M. Vilaret et de le recevoir ici. — Jean promène régulièrement ton cheval et le soigne comme la prunelle de ses yeux ; mais j’ai déjà remarqué à plusieurs reprises que sa main devenait assez dure et je crains qu’il ne gâte un peu la bouche de Rob Roy. Je te quitte, cher enfant, après ce long bavardage ; merci de tes photographies. La vue du Capitole est fort belle, mais l’obélisque m’a paru un bien vilain monument. Je t’embrasse tendrement. »

T. C.


Étienne s’agita une seconde à l’idée que Jean tirait sur la bouche de Rob Roy et envoya un regret ému à la fille de Pierre Braz dont il ajournait indéfiniment le mariage. Puis il alluma une cigarette et relut une phrase de la lettre de sa mère, notée au passage et qui pour lui, résumait tout le reste. « J’ai, bien entendu, assez haute opinion de toi pour être certaine que ces séductions ne t’ont pas atteint plus profondément que ta correspondance ne me l’a donné à penser ». — Cette phrase, un peu vague en elle-même, devait avoir pour Étienne un sens précis, car machinalement ses yeux se dirigèrent vers une sorte d’étagère en pitch-pin accrochée au mur et dont les rayons étaient chargés de menus objets et de plusieurs de ces grandes photographies que les Anglaises et les Américaines distribuent si volontiers à leurs amis et connaissances. Le jour était tout à fait tombé ; on ne distinguait plus qu’à peine les contours des choses. Le jeune homme alla tourner le bouton de l’électricité. Deux lampes s’allumèrent au plafond, puis une troisième dans le cabinet de toilette. Vous attendez ce moment, lecteur, pour jeter à votre tour un regard curieux vers l’étagère en pitch-pin. Mais si vous avez compté que notre héros allait vous désigner par son sourire ou l’expression de son visage celle des trois femmes ici présentes à qui appartenait son cœur, vous serez déçu. Il y avait cinq photographies : deux représentaient des étudiants en costume de tennis : les trois autres des jeunes femmes de types extrêmement différents. Force m’est d’avouer qu’Étienne de Crussène n’en regarda aucune. Il ne vit que les aiguilles de sa petite pendule de voyage et en conclut sans doute qu’il y avait lieu de se hâter, car il commença aussitôt sa toilette.

Au risque d’être paradoxal, je soutiendrai que la toilette d’un homme du monde, infiniment moins gracieuse à décrire que celle d’une femme, en apprend peut-être davantage sur le compte de celui qu’elle met en scène parce que l’homme en général, s’habille seul et que la femme est plus ou moins masquée par sa camériste. Étienne ne fut pas long. Ses affaires étaient bizarrement disséminées de côté et d’autre, mais il en savait par cœur les cachettes. Il trouva du linge blanc dans le fond de sa malle, des faux-cols dans un tiroir du bureau, son habit dans la commode, sa cravate dans une valise, des boutons de chemise en or guilloché dans un carton à chapeau… C’était l’ordre dans le désordre. Il emplit d’eau tiède les deux tiers de sa baignoire, y versa de l’eau de verveine et ses ablutions terminées, se coiffa en homme qui aime mieux s’entendre avec ses cheveux en cas de résistance de leur part que de les plier à l’obéissance servile, à force de cosmétique et de coup de fer. Une fois prêt, il passa la revue de sa personne avec grand soin, pourchassant sur le drap quelques grains de poussière et s’assurant que son plastron gardait l’aspect immaculé qu’avait su lui donner le blanchisseur chinois. Il semblait très jeune ainsi, plus jeune que son âge, à cause de je ne sais quelle sveltesse qui s’affirmait dans le moindre de ses mouvements et que l’habit rendait plus perceptible. Assez grand, mince, souple, très brun avec la peau blanche, Étienne de Crussène n’avait pas l’air d’un Breton ni d’un Parisien. On pouvait, en le voyant, hésiter sur sa nationalité et encore plus sur sa nature, mais il devait attirer et intéresser par tout ce qu’on devinait en lui d’opposé et de contradictoire : entêtement fier et laisser-aller insouciant, douceurs féminines et goûts virils, rêveries poétiques et joies animales, hésitations et certitudes ; cela se résumait dans les yeux, des yeux bruns semés d’étincelles qui éclairaient les traits légèrement irréguliers, d’un visage presque imberbe et devenaient tour à tour, avec une étonnante mobilité, malicieux ou naïfs.

Il sortit de sa chambre, sonna l’ascenseur, descendit sans mot dire, traversa le square et s’engagea d’un pas rapide dans K. Street.

II

K. Street est une rue originale ; son nom et la manière dont les maisons y sont numérotées lui donnent une allure yankee : mais sa tranquillité, ses petits jardins paisibles rappellent la Hollande et d’autre part l’étonnante fécondité des architectes qui y ont apposé leurs signatures donne à penser que les habitants sont des cosmopolites originaires de tous les coins du monde ; il n’en est rien. Les propriétaires de K. Street sont pour la plupart des Américains, mais des Américains d’un genre spécial : banquiers retirés des affaires, diplomates et hommes politiques recueillant leurs souvenirs, généraux démissionnaires, collectionneurs, artistes, lettrés, hommes de Club et de causerie dont les gens de New-York, disaient à Bourget non sans un peu de dédain « They have plenty of time for afternoon teas »[3]. Aucun d’eux n’est né là par la raison qu’il y a seulement quarante ans, l’endroit devait être un cloaque où les petits nègres prenaient leurs ébats librement. Washington ressembla longtemps à une ville de l’Ouest dont le boom[4] aurait avorté. Les avenues dessinaient un plan gigantesque, quelques poteaux pourris marquaient des carrefours grandioses mais le capitole restait isolé sur sa colline, avec des masures à ses pieds comme si la masse de l’immense édifice eût effrayé les particuliers et les eût retenus de se construire en ce lieu des demeures définitives. L’envie au reste n’en venait à personne. Les rives du Potomac constituaient un fâcheux exil non seulement pour le personnel des légations mais pour les fonctionnaires, les sénateurs et représentants, forcés d’y séjourner. Les temps ont changé ! Qui donc s’avisa le premier, de la beauté du site ? Qui osa le premier, sans en avoir l’obligation, se faire Washingtonien. Il faudrait retrouver le nom du hardi et ingénieux citoyen et lui dresser une de ces statues de bronze au socle de marbre rouge qui font si bon effet, entourées de parterres fleuris dans les nombreux squares de la cité fédérale. En tous cas, son exemple fut suivi et de tous les états de l’Union on afflua sur Washington. Ce ne fut pas un boom. Cela n’eut rien de la course au clocher qui se produit lorsqu’un décret présidentiel ouvre à la colonisation quelque partie de ces territoires jadis garantis aux Peaux Rouges et dont les malheureux se virent chassés peu à peu par l’invasion blanche. On n’eût pas, comme dans l’Oklahoma le curieux spectacle d’une cavalcade endiablée de settlers pressés de s’assurer des terrains, éperonnant leurs montures pour arriver premiers, s’installant le révolver à la main, au centre du champ hâtivement délimité pour le mieux défendre contre la rapacité des voisins. Les colons de Washington étaient riches et se piquaient de belles manières ; ils se partagèrent posément le sol de K. Street et des rues avoisinantes et surveillèrent avec soin la construction de leurs pénates fantaisistes.

La première fois qu’Étienne de Crussène avait descendu K. Street, il s’était amusé des renseignements que lui donnait son compagnon : Cette façade gothique avec ses tourelles et ses fenêtres à menaux, c’était l’hôtel d’un Philadelphien enrichi dans le commerce et grand bibliophile ; le dessin de ces chapiteaux et de ces cannelures avait été levé à Rome pour satisfaire un natif de Buffalo, ex-ministre des États-Unis en Italie et possesseur de tout un quartier de Pittsburgh ; cet autre, originaire de l’Illinois, avait rapporté de Nuremberg le goût des hauts pignons et des bois sculptés ; et celui-ci avait voulu, autour de lui, la délicate ornementation et les enroulements mièvres de la Renaissance. Étienne se rappelait encore sa surprise en constatant que le numéro 1310 était devant lui ; il pensait en avoir pour trois quarts d’heure de marche, car peu d’instants avant il avait remarqué la maison portant le numéro 906, une jolie petite maison en briques blanches ornée de frises en terre-cuite. Son cicerone, devinant la cause de sa perplexité s’était mis à rire « Washington, lui avait-il expliqué se compose de rues transversales et numérotées qui coupent à angle droit les rues perpendiculaires au capitole, désignées, celles-là, par les lettres de l’alphabet. Le numéro d’une maison indique de la sorte sa situation. Le 1310 dans le K. Street est la dixième maison du treizième bloc c’est-à-dire du bloc compris entre la treizième et la quatorzième rue. » Ce 1310 dans lequel il avait pénétré, ce jour là, pour la première fois, n’avait pas de prétentions architecturales. C’était une simple bâtisse à cinq fenêtres de façade dont la simplicité eut étonné et pour ainsi dire, choqué le regard au milieu de toutes les élégances environnantes, si les murs n’avaient été presque complètement tapissés de plantes grimpantes à feuillages multicolores savamment entrelacées de façon à former une mosaïque. De cette masse de verdure s’échappait d’ailleurs un porche de bois vernis d’un dessin spirituel et exquis ; et à travers les fenêtres, des fenêtres anglaises à guillotine, ornées de petits rideaux de soie crème et de stores vieux rose, certains détails d’intérieur se révélaient qui faisaient dire aux passants : voilà une demeure où la vie doit être douce.

Le soir, les lampes électriques brillaient à travers les stores vieux rose comme sous le porche de bois vernis qui, éclairé ainsi par en dessous, prenait un air de fête. Un tapis jeté sur les marches descendait jusque dans la rue ; des lierres minuscules et des vignes aux feuilles pourpres se hissaient curieusement le long des montants afin de voir entrer les invités. Étienne s’arrêta pour laisser passer trois dames emmitouflées. Elles descendaient d’un de ces étranges petits omnibus qui basculent sur de grandes roues et dont la portière s’ouvre à deux battants le plus comiquement du monde grâce à un cordon que tire le cocher. On est sensé y tenir quatre ; en fait, deux personnes suffisent à les remplir. Aussi le déballage de ces dames avait-il demandé quelques minutes. Étienne reconnut l’une d’elles et salua. « Oh ! mister Crousshaine, s’écria-t-elle, glad to see you » [5] ; et s’adressant à la plus jeune de ses compagnes : «  My love, this is M. Crousshaine, the French marquess, you know, who comes from Brittany and plays the piano to well ! » [6]. Miss Bessie ne savait pas du tout qu’il y eût à Washington un marquis français qui venait de Bretagne et jouait bien du piano ; mais comme ces particularités n’avaient en elles-mêmes rien de déplaisant, elle sourit avec gentillesse et tendit la main au jeune homme : « She is our niece, you know, and so sweet !… reprit l’exubérante lady, and here is my sister who was touring with her in the Bahama Islands. They arrived yesterday » [7]. Étienne salua de nouveau et remarqua que l’air des Bahamas avait mis de belles couleurs sur les joues de la nièce et que les deux tantes se ressemblaient à ne pouvoir les distinguer l’une de l’autre. Miss Mabel et miss Clara Simpson ne s’étaient pas mariées parce que, disaient-elles, Dieu les avait faites inséparables et que l’idée seule de se séparer les révoltait. On se gardait donc de les inviter l’une sans l’autre ; elles en eussent été froissées. Mais il était très rare de les voir répondre ensemble à une invitation par le motif que dès que l’une revenait du Canada, l’autre partait pour la Floride : c’étaient toujours de courtes absences motivées par le salut des petits nègres ou des petits peaux-rouges, un congrès, une conférence, la première pierre d’une école ou l’inauguration d’un hôpital… seulement ces absences se succédaient si régulièrement qu’au bout de l’année miss Mabel et miss Clara se trouvaient avoir passé dix ou douze jours de compagnie dans leur hôtel de Washington. Nulle théière pourtant n’était plus hospitalière que la leur. Le premier et le troisième lundi de chaque mois, de quatre à sept, on était certain de la trouver pleine d’excellent thé sous un large capuchon brodé, et si, d’aventure, les respectables demoiselles manquaient simultanément à leur poste, le breuvage parfumé était versé aux visiteurs par quelqu’unes de leurs nombreuses nièces prévenues télégraphiquement, accourue la veille de Boston, de Baltimore, d’Albany, de Charleston (elles en avaient partout !) et devant repartir le lendemain.

Comme le lundi suivant était précisément le troisième du mois, Étienne fut invité séance tenante à se présenter ce jour-là chez les misses Simpson. On lui promit une « spécial attraction », la présence très recherchée de Mr  et de Mrs Ketley : « You know all about them of course »[8] ajouta glorieusement miss Clara. Il s’agissait d’un « couple dramatique » que le Washington mondain à peine revenu de ses villégiatures d’été ne se contentait pas d’acclamer chaque soir au théâtre de Pensylvania-Avenue, mais qu’il s’ingéniait encore à fêter chaque après-midi. Étienne promit de venir. Cependant une femme de chambre qui portait sans grâce et sans plaisir le tablier fin et le gracieux petit bonnet des servantes anglaises avait ouvert la porte et introduit les arrivants dans un vestibule pavé de mosaïque et lambrissé de chêne. Il fallut encore cinq minutes pour détortiller les dentelles et les boas. Cette opération s’accomplit au milieu d’un déluge de paroles, de rires, d’exclamations. Étienne attendait poliment non sans éprouver une impatience qui se traduisait malgré lui dans l’expression de son regard devenu subitement un peu froid, presque dur. La jeune nièce qui était prête depuis longtemps et passait une inspection domiciliaire, s’en aperçut et le regarda avec plus d’intérêt… Enfin ! le dernier fichu est accroché aux porte-manteaux, la dernière agrafe est vérifiée, le dernier coup d’œil est donné au grand miroir encastré dans la boiserie. Miss Mabel et miss Clara pénètrent dans le salon avec la majesté des voiliers qui franchissent la passe de Sandy-Hook à l’entrée de la baie de New-York.

C’est un joli salon, spacieux, en forme de galerie. Les murs, moitié lambris, moitié tentures, sont clairs ; les lambris, blancs ; les tentures, rosées. Il en résulte une impression lumineuse très intense au sortir de ce vestibule sombre. De belles tapisseries anciennes ferment de grandes baies donnant dans les pièces voisines. Il y a peu de bibelots ; il n’y en a aucun qui n’ait une valeur artistique. Tel qu’il est, ce salon rappelle à la fois l’Angleterre d’aujourd’hui et la France d’il y a cent ans. Il se rattache aux deux époques et aux deux pays, sans qu’on puisse vraiment dire pourquoi et comment. Il a la sobriété de décoration et l’unité harmonieuse du siècle dernier, en même temps que l’éclectisme fantaisiste et les recherches de confort du temps présent. Nos grand’mères cependant s’y sentiraient dépaysées et des Anglaises en feraient mal les honneurs ; ah ! oui, très mal ! Étienne, qui connaît bien Londres, sent distinctement combien la Tamise coule loin d’ici. Jamais encore il n’avait eu à ce point la sensation de cet éloignement.

Elle lui revient une demi-heure plus tard quand les convives se trouvent réunis autour d’une table chargée de roses rouges et roses qui courent sur la nappe dessinant un tissu parfumé. En Angleterre, ces fleurs eussent été disposées autrement, d’une façon plus savante, mais mièvre et cherchée ; ici, elles s’amoncèlent comme dans un parterre : on leur demande d’être belles et de sentir bon, voilà tout. Étienne songe qu’une sorte de symbolisme inconscient préside à l’arrangement d’un repas anglais et que les multiples petits objets qui entourent les dîneurs semblent être là pour l’accomplissement d’un rite… Il regarde le maître et la maîtresse de la maison, pour voir s’ils accomplissent un rite. Le général Herbertson est déjà engagé dans une conversation à trois avec ses voisines et paraît s’amuser beaucoup. Étienne se le représente à Bull-Run, tout jeune, à peine sorti de West-Point, étrennant son uniforme neuf, ralliant sa compagnie décimée et chargeant avec cette furie calme qui a rendu son nom célèbre. Trente ans ont passé là-dessus ; c’est de l’histoire. Mrs Herbertson est en beauté ; une traîne d’églantines en diamants étincelle sur son corsage de satin noir qui encadre ses épaules admirables. Elle parle à son voisin de droite, le ministre de Danemarck ; elle a l’accent chantant de Baltimore ; le ministre est un peu distrait par le voisinage des belles épaules. Étienne découvre tout à coup que les deux seuls Européens qui soient à cette table, le diplomate Danois et lui-même, ne ressemblent pas aux autres ; ils pensent à plusieurs choses à la fois ; ils ne se donnent pas tout entiers au délassement de l’heure présente. Ce dîner de quatorze personnes, à peine commencé, paraît aussi animé que le serait un dîner français aux approches du dessert. En France, même si les convives se connaissent, il y a vingt minutes de réserve, de contrainte : les hommes cherchent ce qu’ils vont dire ; les femmes se comparent entre elles sans en avoir l’air. Ici les sentiments se manifestent d’une manière bien plus primesautière… Étienne écoute le rire frais et clair de deux jeunes gens assis en face de lui, quand une voix de jeune fille vient le tirer de sa rêverie. « Eh bien ! dit sa voisine, qu’avez-vous donc ce soir ? Savez-vous que vous ne m’avez pas encore adressé une seule parole ? Vous n’avez pas honte ? Moi qui croyais que les Français étaient si gais ! » Étienne est très confus et rougit un peu ; il explique à quoi il songeait. Ada Jerkins l’écoute avec intérêt et s’épanouit à l’idée d’une supériorité nouvelle de l’Amérique sur l’Angleterre. Elle n’a jamais été à Londres et ne sait pas comment on y dîne ; mais cela doit être bien vrai ce que dit le marquis, oh ! oui, bien vrai !… Cette fine critique lui semble remarquablement présentée et très douce à entendre… Elle ne se rend pas compte que si dans un chemin de fer français ou allemand elle entend jamais dire du mal des Anglais une bouffée de colère montera à son joli visage. Mais c’est vraiment bien naturel qu’à Washington les fleurs soient plus belles et les gens plus spirituels et les causeries plus animées et les repas plus gais… C’est bien naturel, puisque Washington est en Amérique.

Étienne se hausse peu à peu au diapason général ; son anglais s’affermit, s’améliore ; il ne s’embarrasse plus dans ses phrases ; il n’a plus besoin de revoir en pensée le dictionnaire ou la grammaire pour trouver un mot ou décliner un verbe. Il s’écoute un instant et constate combien ses progrès ont été rapides ; il en ressent une joie extrême. Cette constatation augmente son assurance. Leur causerie a dévié : il devient tout à fait éloquent sur le sujet des femmes américaines et de Mary Herbertson en particulier. Mary Herbertson qui est à l’autre bout de la table ne s’aperçoit pas du tout qu’on parle d’elle ; elle s’entretient familièrement avec un des deux jeunes gens qui riaient tout à l’heure. Il y a des roses le long de son corsage, les mêmes qui courent sur la nappe, toutes orientées du même côté comme pour se précipiter vers la jeune fille et la prendre d’assaut. C’est un joli spectacle. Elle-même ressemble à une de ces fleurs ; elle en a la fraîcheur et l’éclat. Son profil est très fin, sa tête s’incline légèrement quand elle demeure silencieuse ou qu’elle réfléchit et puis se redresse dès qu’elle parle et alors, on sent le fluide du vouloir qui coule en elle. Ce n’est pas le vouloir robuste et raisonné de l’homme énergique, encore moins celui de la femme capricieuse ou mesquinement entêtée ; c’est quelque chose d’indéfinissable fait d’équilibre, d’harmonie, de certitude lucide et de grâce enveloppante… c’est une sorte de mélange de lumière et de chaleur. Ada Jenkins vient d’associer ces deux mots en parlant de son amie pour qui elle professe une admiration naïve et absolue. Étienne s’en est emparé aussitôt. Voilà une définition qui le satisfait presque. La première fois qu’il a vu Mary Herbertson, il a oublié de regarder ses traits parce qu’il regardait son âme ; et depuis, c’est toujours cette âme qu’il voit comme si Mary était en cristal. Ada maintenant lui raconte des choses passées et intimes qui l’intéressent au plus haut point. Elle sautille d’un détail à un autre comme un oiseau et son babil rappelle vraiment celui des petites créatures ailées qui se rencontrent, l’été, dans les branchages ; un autre s’y perdrait : Étienne est tout oreilles. Son imagination complète les descriptions sommaires d’Ada : la petite ville de l’ouest, dernière garnison du général Herbertson où sa fille apprit à marcher et à lire ; la demeure des parents de Mrs Herbertson, une demeure un peu rococo située dans un vieux quartier de Baltimore où Mary passa une partie de son enfance ; la pension de « Milady Ratlesnake »[9] (c’était le nom que lui donnaient ses élèves) où se noua l’amitié de Mary et d’Ada ; enfin le Country Club, dans les Adirondacks[10] où pendant plus d’un été, les jeunes filles menèrent une joyeuse existence de sport et de plein air ; tous ces tableaux passent et repassent devant lui, mais en morceaux comme les images à reconstituer qu’on donne aux enfants pour les faire tenir tranquilles en les amusant. Les soldats du général et les maîtresses de la pension défilent à travers le récit en compagnie d’une vieille négresse qui sauva la vie à Mary et d’un Indien qui lui apprit à faire du filet. Ce sont les Adirondacks qui fixent le mieux la pensée d’Ada. Elle décrit le beau paysage tranquille et solitaire, les grands bois, les montagnes qui sont rouges le matin et violettes le soir, le lac avec ses berges de roseaux où s’enfoncent les canoes canadiens en écorces d’arbre, le retour des chasseurs portant le gros gibier sur leurs épaules, la pêche aux lanternes dans les ruisseaux bruissants. — Le club est installé dans des bâtiments rustiques ; il y a vingt à vingt-cinq chambres réservées aux familles des membres qui se font inscrire en temps voulu. Les autres se logent, sous des tentes ; même beaucoup préfèrent cela. On respire mieux.

Quand le dîner prend fin, Étienne est saisi de remords à l’endroit de son autre voisine à qui il n’a pas dit deux mots. Que pensera-t-elle des français !… Heureusement qu’elle avait un flirt à sa gauche ! Ada, se reproche d’avoir trop parlé. « On croira encore que je suis bavarde ! se dit-elle, et certes rien n’est plus injuste. » Mais ni Étienne ni Ada ne se rendent compte que Mary Herbertson a été l’unique objet de leurs pensées, et le centre de tous leurs discours.

III

En attendant que les innombrables volumes dont se compose la bibliothèque du Congrès américain aillent, avec l’homme aimable et distingué qui veille sur leur bien être, habiter le palais somptueux qu’on leur construit, c’est dans l’atmosphère un peu lourde et sous la lumière un peu jaune de leur premier domicile que se poursuivent les patientes recherches des érudits et les douces somnolences des flâneurs. Le vieux monde n’a pas le monopole de ces deux catégories d’individus auxquels les bibliothèques publiques fournirent de tout temps, un terrain d’entente et de rapprochement. Les premiers ont besoin des seconds et vice versa. Ces grands clubs de la pensée ne sont confortables que si la sieste y côtoie le labeur. Je sais un vieux savant qui ne se sentait guère à l’aise, rue de Richelieu, quand il n’était pas encastré entre deux assoupis. Il recherchait ce voisinage et d’ordinaire n’avait pas de peine à le trouver. Tous trois s’associaient alors dans le culte du silence et le cerveau du travailleur semblait se fortifier et se clarifier en proportion de ce que Morphée déversait dans ceux d’à côté d’inertie et d’obscurité. S’il n’existait point de flâneurs à Washington, ce serait dommage pour la bibliothèque du Congrès Mais il en existe, Dieu merci !

Étienne de Crussène se trompait toutefois en croyant en avoir un en face de lui, ce matin-là. Redingote râpée, joues ambiguës, longue barbe roussâtre, regards fuyants, l’individu avait l’apparence d’un pauvre hère venu, sous un prétexte quelconque pour se chauffer et se reposer. Il ne dormait pourtant que d’un œil : toutes les cinq minutes, il inscrivait un chiffre sur le papier placé devant lui ou tournait quelques pages d’un énorme in-folio rempli de statistiques ; puis il retombait dans l’immobilité absolue. Le jeune français qu’intriguait ce manège profita d’un échange de livres pour désigner au bibliothécaire son bizarre vis-à-vis et lui demander le numéro du catalogue social sous lequel il convenait de l’inscrire : « Oh ! répondit celui-ci, c’est Tom Banners un agent électoral bien connu. Son action est immense. On ne sait pas tous les trucs que recèle son cerveau. Sûrement vous n’avez rien de pareil chez vous ! » — Étienne sourit. C’était la phrase usuelle que, depuis son arrivée aux États-Unis, il entendait douze fois par jour, l’éternelle comparaison avec l’Europe, plus ou moins adoucie dans la forme, jamais exempte d’une petite pointe de naïf orgueil ou de dénigrement inconscient même quand il s’agissait d’un agent électoral, trompeur de profession et peut-être véreux. Il prit le troisième volume de Bancroft et, retourné à sa place, étouffa un bâillement. L’œuvre du célèbre historien lui semblait interminable ; il s’en était imposé la lecture afin de connaître le passé de ce grand pays dont l’avenir l’intéressait. Mais depuis six semaines il n’avait pas trouvé le moyen de venir au Capitole plus de trois fois ; il n’était venu à bout d’achever la lecture du tome ii qu’en sautant çà et là les passages les plus ardus. Était-ce vraiment la peine d’entamer le tome iii ? Il y en aurait encore cinq après celui-là. Étienne sentit qu’il resterait en chemin. Près de lui, un rayon de soleil tombait obliquement à travers des couches poussiéreuses qui en atténuaient l’éclat ; des piles invraisemblables de livres, de brochures, de journaux s’amoncelaient de tous côtés ; la bibliothèque trop resserrée dans le local, débordait sur les lecteurs, menaçant de les étouffer. Décidément Bancroft était trop long ; il suffirait de lire un historien moins prolixe ou même d’acheter un petit précis… En attendant, Étienne se mit à compter combien de fois il avait causé avec Mary Herbertson depuis son arrivée à Washington. Cet enfantillage ayant porté le dernier coup à ses belles résolutions d’antan, il rendit Bancroft et s’en alla.

Sur la terrasse du Capitole c’était grande fête pour les yeux. Les escaliers de marbre blanc avec leurs balustres et leurs candélabres de bronze descendaient symétriquement la colline entre des pentes gazonnées semées de massifs. Le palais étendait à droite et à gauche sa double colonnade et dressait dans le ciel son énorme coupole ; il donnait l’impression de l’harmonie dans la force. Sa façade était baignée d’ombre et sa silhouette se découpait sur le dallage de la terrasse, y formant un vaste tapis bleuâtre. À gauche, par delà les grands arbres qui entourent le Smithsionan Institute on voyait le cours élargi du Potomac roulant vers la mer ses flots dorés. L’obélisque géant élevé à la mémoire du « père de la Patrie » détachait sur le ciel ses éblouissantes arêtes ; puis c’était Pensylvania-Avenue avec ses tramways et ses larges trottoirs unissant le Capitole à la Maison Blanche. À droite l’horizon était fermé par de grandes ondulations boisées. Les teintes pourpres de l’automne américain révélaient, seules, dans ce paysage, la venue prochaine de l’hiver. La sensation de froid qu’Étienne avait éprouvée la veille, à la nuit tombante, provenait d’une rafale passagère. Il se croyait de nouveau au printemps tant la terre et le soleil se souriaient l’un à l’autre. L’admirable panorama qu’il avait sous les yeux s’enfonçait peu à peu dans sa mémoire. Il devinait la faculté qu’il aurait, plus tard, de l’évoquer, de revivre cette minute. Mais tout de suite revenait l’arrière-pensée du départ et surtout de la décision à prendre, du bilan à établir et peut-être de la banqueroute à constater. Il avait placé tant d’espérances sur ce voyage d’Amérique. Que de fois, sous le ciel bas de la Bretagne, assis parmi les roches et les ajoncs il avait tourné ses regards vers l’Océan dont l’immense houle se soulevait au bout des landes sauvages. Par là toujours s’échappait sa pensée quand les étroitesses présentes l’opprimaient trop fort. Elle franchissait rapide, les solitudes remuantes de l’Atlantique pour aborder à un continent où la vie physique était âpre et la vie morale aisée. C’est ainsi qu’Étienne se figurait les États-Unis avant de les connaître. Combien il enviait les fils de ce pays, lui dont la vie physique avait été si douce — trop douce peut-être — et dont la vie morale était devenue si pénible, si troublée. Mais aussi pourquoi différait-il de ceux de son âge et de son milieu ? Pourquoi se sentait-il isolé parmi eux ? Le sort s’était montré cruel envers lui. S’il avait eu des frères, des sœurs, des cousins, beaucoup de petits camarades pour partager ses jeux, le rêve n’eût pas pris sur lui un pareil empire, n’eût pas marqué son existence de cette empreinte indélébile. Il était parfois tenté de maudire sa fortune, son rang et même sa province, cette Bretagne tant aimée… En somme il souffrait au plus haut point du mal celtique, de cette lutte sourde que se livrent dans l’âme celte l’insouciance et l’inquiétude, l’incertitude et la ténacité. Une fée jalouse a jeté jadis dans le berceau de ce peuple les dons contradictoires qui le tourmenteront à jamais. Le Breton poursuit son rêve et l’abandonne quand il va devenir réalité. Le Breton sonne la charge et bat en retraite quand la victoire est proche. Le Breton ressemble à la Bretagne taillée en proue de navire et faite pour naviguer, rivée pourtant au massif terrestre et condamnée à vivre immobile.

Mais ce n’était pas tout. Dans le cas d’Étienne il devait y avoir autre chose encore puisqu’il n’arrivait pas à réaliser cet équilibre imparfait et attristé, stable néanmoins, auquel tant d’autres en Bretagne, ont su atteindre. Il se sentait sous l’influence de quelque hérédité mystérieuse et songeait à son grand oncle le réprouvé, dont on lui avait si longtemps caché l’histoire, à cet abbé de Lesneven, compagnon de Lamennais, mort comme lui dans l’impénitence finale après avoir suivi jusqu’au bout le sentier tracé par le maître. Ce devait être une âme ardente, pleine de fièvres et de contrastes, avec d’irrésistibles poussées vers l’inconnu, des audaces incomprises et des retours subits de désespérance et de troubles. Étienne ne savait presque rien de lui. Sa mère s’était bornée à lui révéler très tard comme à regret l’existence de cet aïeul inavoué et jamais ne lui en avait reparlé. Les œuvres de l’abbé, — des brochures de polémique principalement et des articles épars dans les journaux du temps — ne figuraient point dans la bibliothèque de Kerarvro ; ses portraits avaient été soigneusement détruits. Un jour pourtant Étienne avait découvert dans cette même bibliothèque une miniature sans cadre glissée derrière d’énormes in-folio et se dissimulant là dans la poussière. Elle représentait un homme au visage long et pâle, le regard brûlant, la bouche tourmentée ; il semblait qu’un feu intérieur le consumât et en même temps une certaine résignation était répandue sur ses traits. Étienne avait reconnu aussitôt son grand oncle ; désireux de mettre la miniature en sûreté, n’osant pourtant, par une sorte de superstitieux effroi, l’emporter dans sa chambre, il l’avait introduite dans un interstice formé par l’angle de deux boiseries vermoulues dans un recoin obscur ; depuis, il était revenu à plusieurs reprises prendre la miniature dans cette cachette et contempler l’étrange figure qui l’attirait.

C’est un 29 octobre, comme il venait d’atteindre ses quinze ans, que la marquise de Crussène lui avait dévoilé en quelques paroles le triste secret et elle avait ajouté — il croyait l’entendre encore : « Mon enfant, tu n’as peut-être pas remarqué que le 30 octobre jour anniversaire de la naissance de Monsieur de Lesneven est pour moi, chaque année, l’occasion d’un jeûne auquel tu pourras désormais t’associer, si tu le veux ; mais je ne t’y force pas ; de tels souvenirs ne sont pas faits pour ta jeunesse et je comprendrai que tu te refuses à les partager ». Néanmoins Étienne avait jeûné de bonne grâce chaque fois que, depuis lors, il s’était trouvé à Kerarvro le 30 octobre. À vrai dire, il préférait n’y pas être, ce jeûne le choquait : il se fut volontiers rendu à l’Église. Mais la Marquise ne faisait point célébrer de service anniversaire ; on ne pouvait prier pour Monsieur de Lesneven puisqu’il était tombé dans la damnation éternelle.

Sur la terrasse de marbre, l’ombre du Capitole se retirait peu à peu ; les oiseaux continuaient de jaser dans les arbres du Smithsonian et le Potomac, de rouler ses flots d’or, Étienne revoyait maintenant sa première enfance, composée, lui semblait-il, de jours bleus et de jours gris, les premiers plus nombreux, les seconds rares, mais si tristes ! Il en gardait des impressions de crépuscule, d’emprisonnement, de détresse sans cause. Des ferments de révolte s’emmagasinaient alors en lui qui éclataient ensuite à l’imprévu, brusquement. Une fois, il avait fait une scène violente parce qu’un habitant du voisinage — royaliste exalté — s’était permis de dire à la table de sa mère, que « sous la République, on n’était pas fier d’être Français ». La République, d’après tout ce qu’il en entendait, devait être une très vilaine personne ; mais d’autre part il savait comment son père enrôlé parmi les volontaires de l’Ouest était mort pour la France, sur le champ de bataille de Loigny et l’idée qu’on pût rougir du nom français, soulevait son petit cœur. La Marquise sans approuver de telles paroles, les excusait. Étienne déclara qu’il « tournerait le dos à ce monsieur » quand celui-ci reviendrait au château, et très crânement, il le fit, trois semaines plus tard ; l’incident vite oublié par les grandes personnes, ne s’était pas effacé de sa mémoire à lui. Puni, séance tenante, par la privation de dessert, il alla s’enfermer dans sa chambre ; ce jour-là, la place du maître de maison que l’enfant occupait à table demeura vide et une contrainte pénible pesa sur les convives.

Puis vint le collège. Étienne était externe à Stanislas : son précepteur, un ecclésiastique instruit et distingué, mais ennemi né de tout enthousiasme, — l’y conduisait pour les classes et dirigeait ensuite son travail à la maison. L’abbé était un logicien subtil, un raisonneur incorrigible, un de ces disciples de Saint-Anselme qui s’attachent à « prouver l’existence de Dieu » et considèrent qu’y parvenir est le triomphe de la philosophie. Étienne lui était fort attaché mais ne se modelait en rien d’après lui. Cette flamme brûlait près de cette glace sans la fondre et sans y perdre la moindre parcelle de chaleur et de lumière.

La Marquise commit dans l’éducation de son fils la faute capitale de ne point songer aux plaisirs comme elle songeait aux études. Elle ne s’était jamais avisée à quels jeux compliqués et cérébraux Étienne se livrait dans son enfance, même à la campagne ; elle ne s’avisa pas davantage combien la lecture et la réflexion tenaient de place dans sa vie d’adolescent. Elle regarda venir sans trop d’inquiétude cet âge critique pour lequel elle croyait que la religion, une honnêteté naturelle et les bons exemples dont elle l’avait entouré l’armaient suffisamment. Lorsque le jeune bachelier, ayant pris la veille à la Faculté de Droit sa première inscription, se sentit émancipé de la tutelle de son précepteur et libre de régler lui-même l’emploi de ses journées parisiennes, toutes les ardeurs qui sommeillaient au fond de son être s’éveillèrent à la fois et leur réveil simultané le préserva du péril. Il avait dix-sept ans : tout lui paraissait nouveau et le charmait. À cet âge, les sens parlent d’autant plus fort, que l’esprit et les muscles sont plus endormis. Tel n’était pas son cas. Ses lectures, ses songeries avaient aiguisé et affiné en lui le mécanisme de la pensée ; en fait de sport on ne lui avait enseigné que l’équitation complément indispensable de son éducation de gentilhomme : c’était assez pour lui donner le goût du mouvement, pas assez pour le blaser. Il se passionna pour l’escrime, pour la boxe, pour le canotage. En même temps les livres s’entassèrent autour de lui ; il voulait connaître les grandes œuvres qui remuent l’humanité. Il les lut avidement, au hasard, notant tour à tour ses émotions profondes et ses déceptions imprévues. Les auteurs à l’index pénétrèrent sous le toit de la Marquise de Crussène pêle-mêle avec les orthodoxes, l’Histoire du Peuple d’Israël et les Paroles d’un croyant se dissimulant derrière le Génie du Christianisme, Voltaire et Darwin couverts par de Maistre et Bonald, Gargantua et La Fontaine conduits par Molière et Don Quichotte. Étienne se lassa vite du bal qu’il trouva monotone et des Folies-Bergère qu’il jugea insipides : les franches gaîtés de la salle d’armes, la saine fatigue des courses à cheval ou à bicyclette répondaient mieux à ses besoins et à ses instincts. Les rapides et rares silhouettes féminines qui traversèrent sa vie aux environs de ses vingt ans, s’évanouirent comme des ombres sans laisser de souvenirs énervants. Ce qui le dominait, c’était la curiosité. Elle montait toujours. Étienne glanait le savoir par bribes jusque chez les ennemis de l’ordre social. Il eût voulu faire davantage, pouvoir changer de milieu, vivre des vies différentes. Mais cet éclectisme était son secret : il le cachait si bien sous des allures irréprochables qu’à peine quelques intimes se doutaient-ils de son existence en partie double.

  1. Cette critique est adressée à la Directrice de la « Nouvelle Revue. »
  2. Les curés en Bretagne portent le nom de Recteur.
  3. Ils ont tout plein de temps pour prendre du thé dans l’après-midi.
  4. Expression américaine intraduisible indiquant un accroissement soudain de richesse et de prospérité.
  5. Oh ! mister Crousshaine ! Bien contente de vous revoir !
  6. Mon amour, voici mister Crousshaine, le marquis Français, vous savez, qui arrive de Bretagne et joue si bien du piano.
  7. Elle est notre nièce vous savez, et si charmante !… Et voici ma sœur qui vient de faire avec elle un tour dans les îles Bahama. Elles sont arrivées hier.
  8. Vous savez tout ce qui les concerne, bien entendu !
  9. « Madame Serpent à Sonnettes. »
  10. Les « Country Clubs » où les membres peuvent résider en été avec leurs familles, existent sur plusieurs points des États-Unis et notamment dans les Adirondacks, montagnes situées au nord de l’état de New-York, près de la frontière canadienne.