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Le Roman d’un spahi/01

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PREMIÈRE PARTIE


I

Il y avait trois ans que Jean Peyral avait mis le pied sur cette terre d’Afrique, — et depuis qu’il était là, une grande transformation s’était faite en lui. Il avait passé par plusieurs phases morales ; — les milieux, le climat, la nature, avaient exercé peu à peu sur sa tête jeune toutes leurs influences énervantes ; — lentement, il s’était senti glisser sur des pentes inconnues ; — et, aujourd’hui, il était l’amant de Fatou-gaye, jeune fille noire de race khassonkée, qui avait jeté sur lui je ne sais quelle séduction sensuelle et impure, je ne sais quel charme d’amulette.

L’histoire du passé de Jean n’était pas bien compliquée.

À vingt ans, le sort l’avait pris à sa vieille mère qui pleurait. Il était parti comme d’autres enfants de son village, — en chantant très fort pour ne pas fondre en larmes.

Sa haute taille l’avait fait désigner pour la cavalerie. L’attrait mystérieux de l’inconnu lui avait fait choisir le corps des spahis.

Son enfance s’était passée dans les Cévennes, — dans un village ignoré, au milieu des bois.

Au grand air pur des montagnes, il avait poussé comme un jeune chêne.

Les premières images gravées dans sa tête d’enfant avaient été saines et simples : son père et sa mère, deux figures chéries ; — et puis le foyer, une petite maison à la mode de l’ancien temps, sous des châtaigniers.

Dans son souvenir, tout cela était inscrit ineffaçable, à une place profonde et sacrée. Et puis il y avait les grands bois, les courses à l’aventure dans les sentiers pleins de mousse, — la liberté.

Pendant les premières années de sa vie, en dehors de ce village perdu où il était né, il ne connaissait rien du reste du monde ; pour lui, il n’y avait alentour que la campagne sauvage habitée par les pâtres, les jeteurs de sort de la montagne.

Dans ces bois où il allait vagabonder tout le jour, il avait des rêveries de petit solitaire, des contemplations de petit berger, — et puis tout à coup des envies folles de courir, de grimper, de casser des branches d’arbre, d’attraper des oiseaux.

Un mauvais souvenir, c’était l’école du village : un lieu noir où il fallait rester tranquille entre des murs. On avait renoncé à l’y envoyer : il s’échappait toujours.

Le dimanche, on lui donnait ses beaux habits de montagnard et il s’en allait à l’église avec sa mère, — en donnant la main à la petite Jeanne, qu’on prenait en passant chez l’oncle Méry. Après cela, il allait jouer aux boules dans un grand préau communal, sous des chênes.

Il savait qu’il était plus beau que les autres enfants et plus fort ; dans les jeux, c’était à lui qu’on obéissait, et il était habitué à trouver partout cette soumission.

Quand il était devenu plus grand, son indépendance et ce besoin continuel de mouvement qu’il avait s’étaient beaucoup accentués. Il n’en faisait plus qu’à sa tête ; il était toujours en dommage, — détachait les chevaux pour aller galoper au loin, — braconnait en tout temps avec un vieux fusil qui ne partait pas, — et s’attirait des démêlés fréquents avec le garde champêtre, au grand désespoir de son oncle Méry, qui avait rêvé de lui apprendre un métier et de faire de lui un homme tranquille.

C’était vrai, il avait réellement été « un peu mauvais sujet dans les temps », et, au pays, on s’en souvenait toujours.

On l’aimait pourtant, même ceux qui en avaient le plus pâti, — parce qu’il avait le cœur franc et ouvert. On ne pouvait pas lui en vouloir bien sérieusement quand on voyait son bon sourire ; et puis, d’ailleurs, en lui parlant doucement, quand on savait le prendre, on le menait comme un enfant docile. L’oncle Méry, avec ses sermons et ses menaces, n’avait sur lui aucune influence ; mais quand sa mère le grondait et qu’il était sûr de lui avoir fait de la peine, il avait le cœur très gros, — et on voyait ce grand garçon, qui avait déjà l’air d’un homme, baisser la tête avec l’envie de pleurer.

Il était indompté, mais non libertin. Sa mine d’adolescent large et fort était fière et un peu sauvage. Dans son village, on était à l’abri des contagions malsaines, des dépravations précoces des étiolés de la ville. Si bien que, quand ses vingt ans vinrent à sonner et qu’il fallut entrer au service, Jean était aussi pur et presque aussi ignorant des choses de la vie qu’un tout petit enfant.

II

Mais, après, les étonnements de toute sorte avaient commencé pour lui.

Il avait suivi ses nouveaux camarades dans des lieux de débauche, où il avait appris à connaître l’amour au milieu de tout ce que la prostitution des grandes villes peut offrir de plus abject et de plus révoltant. La surprise, le dégoût, — et aussi l’attrait dévorant de cette nouveauté qui venait de lui être révélée, avaient beaucoup bouleversé sa jeune tête.

Et puis, après quelques jours d’une vie troublée, un navire l’avait emporté loin, bien loin sur la mer calme et bleue, — pour le déposer, étourdi et dépaysé, sur la côte du Sénégal.

III

Un jour de novembre, à l’époque où les grands baobabs laissent tomber sur le sable leurs dernières feuilles, Jean Peyral était venu là jeter son premier regard de curiosité sur ce coin de la terre où le hasard de sa destinée le condamnait à passer cinq ans de sa vie.


BOIS DE BAOBABS.

L’étrangeté de ce pays avait frappé d’abord son imagination toute neuve. Et puis il avait senti très vivement le bonheur d’avoir un cheval ; — de friser sa moustache, qui allongeait très vite ; — de porter un bonnet d’Arabe, une veste rouge et un grand sabre.

Il s’était trouvé beau, et cela lui avait plu.

IV

Novembre, — c’était la belle saison, correspondant à notre hiver de France ; la chaleur était moins forte, et le vent sec du désert avait succédé aux grands orages de l’été.

Quand la belle saison commence au Sénégal, on peut, en toute sécurité, camper en plein air, sans toit à sa tente. Pendant six mois, pas une goutte d’eau ne tombera sur ce pays ; chaque jour, sans trêve, sans merci, il sera brûlé par un soleil dévorant.

C’est la saison aimée des lézards ; — mais l’eau manque dans les citernes, les marais se dessèchent, l’herbe meurt, — et les cactus même, les nopals épineux n’ouvrent plus leurs tristes fleurs jaunes. Pourtant les soirées sont froides ; au coucher du soleil, se lève régulièrement une grande brise de mer qui fait gronder les éternels brisants des plages d’Afrique et secoue sans pitié les dernières feuilles d’automne.

Triste automne, qui n’amène avec lui ni les longues veillées de France, ni le charme des premières gelées, ni les récoltes, ni les fruits dorés. Jamais un fruit dans ce pays déshérité de Dieu ; les dattes du désert même lui sont refusées ; rien n’y mûrit, rien que les arachides et les pistaches amères.

Cette sensation de l’hiver qu’on éprouve là, par une chaleur encore torride, cause à l’imagination une impression étrange.

Grandes plaines chaudes, mornes, désolées, couvertes d’herbes mortes, où se dressent par-ci, par-là, à côté des maigres palmiers, les colossaux baobabs, qui sont comme les mastodontes du règne végétal et dont les branches nues sont habitées par des familles de vautours, de lézards et de chauves-souris.

V

L’ennui était venu vite trouver le pauvre Jean. C’était une sorte de mélancolie qu’il n’avait jamais éprouvée, vague, indéfinissable, la nostalgie de ses montagnes qui commençait, la nostalgie de son village et de la chaumière de ses vieux parents tant aimés.

Les spahis, ses nouveaux compagnons, avaient déjà traîné leur grand sabre dans différentes garnisons de l’Inde et de l’Algérie. Dans les estaminets des villes maritimes où ils avaient promené leur jeunesse, ils avaient pris ce tour d’esprit gouailleur et libertin qu’on ramasse en courant le monde ; ils possédaient, en argot, en sabir, en arabe, de cyniques plaisanteries toutes faites qu’ils jetaient à la face de toute chose. Braves garçons dans le fond, et joyeux camarades, ils avaient des façons d’être que Jean ne comprenait guère, et des plaisirs qui lui causaient une répugnance extrême.


VRAIS POÈTES MUETS…
Jean était rêveur, par nature de montagnard. La rêverie est inconnue à la populace abêtie et gangrenée des grandes villes. Mais, parmi les hommes élevés aux champs, parmi les marins, parmi les fils de pêcheurs qui ont grandi dans la barque paternelle au milieu des dangers de la mer, on rencontre des hommes qui rêvent, vrais poètes muets, qui peuvent tout comprendre. Seulement ils ne savent pas donner de forme à leurs impressions et restent incapables de les traduire.

Jean avait de grands loisirs à la caserne, et il les employait à observer et à songer.

Chaque soir, il suivait la plage immense, les sables bleuâtres illuminés par des couchers de soleil inimaginables.

Il se baignait dans les grands brisants de la côte d’Afrique, s’amusant, comme un enfant qu’il était encore, à se faire rouler par ces lames énormes qui le couvraient de sable.

Ou bien il marchait longtemps, pour le seul plaisir de se remuer, d’aspirer à pleine poitrine l’air salé qui soufflait de la mer. Et puis aussi, cette platitude sans fin le gênait ; elle oppressait son imagination, habituée à contempler des montagnes ; il éprouvait comme un besoin d’avancer toujours, comme pour élargir son horizon, comme pour voir au delà.

La plage, au crépuscule, était couverte d’hommes noirs qui revenaient aux villages chargés de gerbes de mil. Les pêcheurs aussi ramenaient leurs filets entourés de bandes bruyantes de femmes et d’enfants. C’étaient toujours des pêches miraculeuses que ces pêches du Sénégal : les filets se rompaient sous le poids de milliers de poissons de toutes les formes ; les négresses en emportaient sur leur tête des corbeilles toutes pleines ; les bébés noirs rentraient au logis, tous coiffés d’une couronne de gros poissons grouillants, enfilés par les ouïes. Il y avait là des figures extraordinaires arrivant de l’intérieur, des caravanes pittoresques de Maures ou de Peuhles qui descendaient la langue de Barbarie ; des tableaux impossibles à chaque pas, chauffés à blanc par une lumière invraisemblable.


LA PLAGE ÉTAIT COUVERTE D’HOMMES…

Et puis les crêtes des dunes bleues devenaient roses ; de dernières lueurs horizontales couraient sur tout ce pays de sable ; le soleil s’éteignait dans des vapeurs sanglantes, et alors tout ce peuple noir se jetait la face contre terre pour la prière du soir.

C’était l’heure sainte de l’islam ; depuis La Mecque jusqu’à la côte saharienne, le nom de Mahomet, répété de bouche en bouche, passait comme un souffle mystérieux sur l’Afrique ; il s’obscurcissait peu à peu à travers le Soudan et venait mourir là sur ces lèvres noires, au bord de la grande mer agitée.

Les vieux prêtres yolofs, en robe flottante, tournés vers la mer sombre, récitaient leurs prières, le front dans le sable, et toutes ces plages étaient couvertes d’hommes prosternés. Le silence se faisait alors, et la nuit descendait, avec la rapidité propre aux pays du soleil.

À la tombée du jour, Jean rentrait au quartier des spahis, dans le sud de Saint-Louis.

Dans la grande salle blanche, ouverte au vent du soir, tout était silencieux et tranquille ; les lits numérotés des spahis étaient alignés le long des murailles nues ; la tiède brise de mer agitait leurs moustiquaires de mousseline. Les spahis étaient dehors ; Jean rentrait à l’heure où les autres se répandaient dans les rues désertes, courant à leurs plaisirs, à leurs amours.

C’est alors que le quartier isolé lui semblait triste, et qu’il songeait le plus à sa mère.

VI

Il y avait dans le sud de Saint-Louis de vieilles maisons de brique, d’un aspect arabe, qui s’éclairaient le soir et jetaient encore sur les sables des traînées de lumière rouge, aux heures où tout dormait dans la ville morte. Il sortait de là d’étranges odeurs de nègre et d’alcool, le tout mélangé et développé par la chaleur torride ; il en sortait aussi la nuit des bruits d’enfer. Là, les spahis régnaient en maîtres ; là, les pauvres guerriers en veste rouge allaient faire tapage et s’étourdir ; absorber, par besoin ou par bravade, d’invraisemblables quantités d’alcool, user comme à plaisir la puissante sève de leur vie.

L’ignoble prostitution mulâtre les attendait dans ces bouges, et il se passait là d’extravagantes bacchanales, enfiévrées par l’absinthe et par le climat d’Afrique.

Mais Jean évitait avec horreur ces lieux de plaisir. Il était très sage et mettait de côté ses petites épargnes de soldat, les réservant déjà pour l’instant bienheureux du retour.

Il était très sage, et cependant ses camarades ne le raillaient point.

Le beau Muller, grand garçon alsacien qui faisait école au quartier des spahis en raison de son passé de duels et d’aventures, le beau Muller l’avait pris en haute estime, et tout le monde était toujours du même avis que Fritz Muller. Mais le véritable ami de Jean, c’était Nyaor-fall, le spahi noir, un géant africain de la magnifique race Fouta-Diallonké : singulière figure impassible, avec un fin profil arabe et un sourire mystique à demeure sur ses lèvres minces : une belle statue de marbre noir.


NYAOR-FALL, LE SPAHI NOIR…

Celui-là était l’ami de Jean ; il l’emmenait chez lui, dans son logis indigène de Guet-n’dar ; il le faisait asseoir entre ses femmes sur une natte blanche et lui offrait l’hospitalité nègre : le kousskouss et les gourous.

VII

Chaque soir, à Saint-Louis, c’était le train de vie monotone des petites villes coloniales. La belle saison ramenait un peu d’animation dans ces rues de nécropole ; après le coucher du soleil, quelques femmes que la fièvre avait épargnées promenaient des toilettes européennes sur la place du Gouvernement ou dans l’allée des palmiers jaunes de Guet-n’dar ; cela jetait une impression d’Europe dans ce pays d’exil.

Sur cette grande place du Gouvernement, bordée de symétriques constructions blanches, on eût pu se croire dans quelque ville européenne du Midi, à part cet immense horizon de sable, cette platitude infinie, qui dessinait au loin sa ligne implacable.

Les rares promeneurs se connaissaient et se dévisageaient entre eux. Jean regardait ce monde, et ce monde aussi le regardait. Ce beau spahi qui se promenait seul, avec un air si grave et si sévère, intriguait les gens de Saint-Louis, qui supposaient dans sa vie quelque aventure de roman.

Une femme surtout regardait Jean, une femme qui était plus élégante que les autres et plus jolie.

C’était une mulâtresse, disait-on, mais si blanche, si blanche, qu’on eût dit une Parisienne.

Blanche et pâle, d’une pâleur espagnole, avec des cheveux d’un blond roux, — le blond des mulâtres, — et de grands yeux cerclés de bleu, qui se fermaient à demi, qui tournaient lentement, avec une langueur créole.


C’ÉTAIT LA FEMME D’UN RICHE TRAITANT…
C’était la femme d’un riche traitant du fleuve. Mais, à Saint-Louis, on la désignait par son prénom, comme une fille de couleur, on l’appelait dédaigneusement Cora.

Elle revenait de Paris, les autres femmes pouvaient le voir à ses toilettes. Jean, lui, n’était pas encore capable de définir cela, mais il s’apercevait bien que ses robes traînantes, même lorsqu’elles étaient simples, avaient quelque chose de particulier, une grâce que les autres n’avaient pas.

Il voyait surtout qu’elle était très belle, et, comme elle l’enveloppait toujours de son regard, il éprouvait une espèce de frisson quand il la rencontrait.

— Elle t’aime, Peyral, avait déclaré le beau Muller, avec son air entendu d’homme à bonnes fortunes et de coureur d’aventures.

VIII

Elle l’aimait en effet, à sa manière de mulâtresse ; et, un jour, elle le manda dans sa maison pour le lui dire.

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Pauvre Jean, les deux mois qui suivirent s’envolèrent pour lui au milieu de rêves enchantés. Ce luxe inconnu, cette femme élégante, parfumée, tout cela troublait étrangement sa tête ardente et son corps vierge. L’amour dont on ne lui avait montré jusque-là qu’une parodie cynique, maintenant l’enivrait…

Et tout cela lui avait été donné sans réserves, en une fois, comme les grandes fortunes des contes de fées. Cette pensée l’inquiétait pourtant ; cet aveu de cette femme, cette impudeur le révoltaient un peu quand il y songeait.

Mais il y songeait rarement, et, auprès d’elle, il était tout grisé d’amour.

Lui aussi, il s’essayait à des recherches de toilette ; lui aussi se parfumait, soignait sa moustache et ses cheveux bruns. Il lui semblait, comme à tous les amants jeunes, que la vie venait de s’ouvrir pour lui du jour où il avait rencontré sa maîtresse, et que toute son existence passée n’était rien.

IX

Cora aussi l’aimait ; mais le cœur avait peu de part dans cet amour-là.

Mulâtresse de Bourbon, elle avait été élevée dans l’oisiveté sensuelle et le luxe des créoles riches, mais tenue à l’écart par les femmes blanches, avec un impitoyable dédain, repoussée partout comme fille de couleur. Le même préjugé de race l’avait suivie à Saint-Louis, bien qu’elle fût la femme d’un des plus considérables traitants du fleuve ; on la laissait de côté, comme une créature de rebut.

À Paris, elle avait eu nombre d’amants très raffinés ; sa fortune lui avait permis de faire en France une figure convenable, de goûter au vice élégant et comme il faut.

À présent, elle avait assez des fines mains gantées, des airs étiolés des dandys, des mines romanesques et fatiguées. Elle avait pris Jean parce qu’il était large et fort ; elle aimait à sa façon cette belle plante inculte ; elle aimait ses manières rudes et naïves, et jusqu’à la grosse toile de sa chemise de soldat.

X

L’habitation de Cora était une immense maison de briques, ayant cet aspect un peu égyptien des vieux quartiers de Saint-Louis, et blanche comme un caravansérail arabe.

En bas, de grandes cours, où venaient s’accroupir dans le sable les chameaux et les Maures du désert, où grouillait un bizarre mélange de bétail, de chiens, d’autruches et d’esclaves noirs.

En haut, d’interminables vérandas, soutenues par de massives colonnes carrées, comme les terrasses de Babylone.

On montait aux appartements par des escaliers extérieurs en pierre blanche, d’un aspect monumental. Tout cela, délabré, triste comme tout ce qui est à Saint-Louis, ville qui a déjà son passé, colonie d’autrefois qui se meurt.

Le salon avait un certain air de grandeur, avec ses dimensions seigneuriales et son ameublement du siècle dernier. Les lézards bleus le hantaient ; les chats, les perruches, les gazelles privées s’y poursuivaient sur les fines nattes de Guinée ; les servantes négresses, qui le traversaient d’un pas dolent en traînant leurs sandales, y laissaient d’âcres senteurs de soumaré et d’amulettes musquées. Tout cela respirait je ne sais quelle mélancolie d’exil et de solitude ; tout cela était triste, le soir surtout, quand les bruits de la vie se taisaient pour faire place à la plainte éternelle des brisants d’Afrique.

Dans la chambre de Cora, tout était plus riant et plus moderne. Les meubles et les tentures, récemment arrivés de Paris, y étalaient une élégance fraîche et confortable ; on y sentait des odeurs d’essences très fashionables, achetées chez les parfumeurs du boulevard.

C’était là que Jean passait ses heures d’ivresse. Cette chambre lui faisait l’effet d’un palais enchanté, dépassant tout ce que son imagination avait pu rêver de plus luxueux et de plus charmant.

Cette femme était devenue sa vie, tout son bonheur. Par un raffinement de créature blasée sur le plaisir, elle avait désiré posséder l’âme de Jean en même temps que son corps ; avec une chatterie de créole, elle avait joué, pour cet amant plus jeune qu’elle, une irrésistible comédie d’ingénuité et d’amour. Elle avait réussi : il lui appartenait bien tout entier.

XI

Une petite négresse très comique, à laquelle Jean ne prenait pas garde, habitait la maison de Cora en qualité de captive. Cette petite fille était Fatou-gaye.

Elle avait été tout dernièrement amenée à Saint-Louis et vendue comme esclave par des Maures Douaïch, qui l’avaient capturée, dans une de leurs razzias, au pays des Khassonkés.

Sa haute malice et son indépendance farouche lui avaient fait assigner un emploi très effacé dans la domesticité de la maison. On la considérait comme une petite peste, bouche inutile et acquisition déplorable.

N’ayant pas encore tout à fait l’âge nubile auquel les négresses de Saint-Louis jugent convenable de se vêtir, elle allait généralement toute nue, avec un chapelet de grigris au cou, et quelques grains de verroterie autour des reins. Sa tête était rasée avec le plus grand soin, sauf cinq toutes petites mèches, cordées et gommées, cinq petites queues raides, plantées à intervalles réguliers depuis le front jusqu’au bas de la nuque. Chacune de ces mèches se terminait par une perle de corail, à part celle du milieu, qui supportait un objet plus précieux : c’était un sequin d’or fort ancien qui avait dû jadis arriver d’Algérie par caravane et dont les pérégrinations à travers le Soudan avaient été sans doute très longues et très compliquées.

Sans cette coiffure saugrenue, on eût été frappé de la régularité des traits de Fatou-gaye. Le type khassonké dans toute sa pureté : une fine petite figure grecque, avec une peau lisse et noire comme de l’onyx poli, des dents d’une blancheur éclatante, une extrême mobilité dans les yeux, deux larges prunelles de jais sans cesse en mouvement, roulant de droite et de gauche sur un fond d’une blancheur bleuâtre, entre deux paupières noires.

Quand Jean sortait de chez sa maîtresse, il rencontrait souvent cette petite créature.

Dès qu’elle l’apercevait, elle s’enroulait dans un pagne bleu — son vêtement de luxe, — et s’avançait en souriant ; avec cette petite voix grêle et flûtée des négresses, en prenant des intonations douces et câlines, en penchant la tête, en faisant des minauderies de ouistiti amoureux, elle disait : « May man coper, souma toubab » (Donne-moi cuivre, mon blanc). Traduisez : « Donne-moi un sou, donne-moi cuivre, mon blanc. »

C’était le refrain de toutes les petites filles de Saint-Louis ; Jean y était habitué. Quand il était de bonne humeur et qu’il avait un sou dans sa poche, il le donnait à Fatou-gaye.

Là n’était pas le singulier de l’aventure ; ce qui n’était pas ordinaire, c’est que Fatou-gaye, au lieu de s’acheter un morceau de sucre, comme les autres eussent pu le faire, allait se cacher dans un coin, et se mettait à coudre très soigneusement, dans les sachets de ses amulettes, les sous qui lui venaient du spahi.

XII

Une nuit de février, Jean eut un soupçon.

Cora l’avait prié de se retirer à minuit, — et, au moment de partir, il avait cru entendre marcher dans une chambre voisine, comme s’il y eût là quelqu’un qui attendait

À minuit, il s’en alla, — et puis il revint à pas de loup, marchant sans bruit dans le sable. Il escalada un mur, un balcon, — et regarda dans la chambre de Cora, par la porte entre-bâillée de la terrasse.

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Quelqu’un avait pris sa place auprès de sa maîtresse : un tout jeune homme, en costume d’officier de marine. Il était là comme chez lui, à demi couché dans un fauteuil, avec un air d’aisance et de dédain.


IL ÉTAIT LÀ COMME CHEZ LUI…

Elle était debout, et ils causaient…

D’abord, il semblait à Jean qu’ils parlaient une langue inconnue… C’étaient des mots français pourtant, mais il ne comprenait pas… Ces courtes phrases qu’ils s’envoyaient du bout des lèvres lui faisaient l’effet d’énigmes moqueuses, n’ayant pas de sens à sa portée… Cora aussi n’était plus la même, son expression avait changé ; une espèce de sourire passait sur ses lèvres, — un sourire comme il se rappelait en avoir vu à une grande fille dans un mauvais lieu…

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Et Jean tremblait… Il lui semblait que tout son sang descendait et refluait au cœur ; dans sa tête, il entendait un bourdonnement, comme le bruit de la mer ; ses yeux devenaient troubles…

Il avait honte d’être là ; il voulait rester pourtant, — et comprendre…

Il entendit son nom prononcé ; — on parlait de lui… Il se rapprocha, appuyé au mur, et saisit des mots plus distincts :

— Vous avez tort, Cora, disait le jeune homme d’une voix très tranquille, avec un sourire à souffleter. — D’abord, il est très beau, ce garçon, — et puis il vous aime, lui…

— C’est vrai, mais j’en voulais deux. — Je vous ai choisi parce que vous vous appelez Jean comme lui ; — sans cela, j’aurais été capable de me tromper de nom en lui parlant : je suis très distraite…

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Et puis elle s’approcha du nouveau Jean.

Elle avait changé encore de ton et de visage ; avec toutes les câlineries traînantes, grasseyantes de l’accent créole, elle lui dit tout bas des mots d’enfant, et lui tendit ses lèvres, encore chaudes des baisers du spahi.

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Mais lui avait vu la figure pâle de Jean Peyral, qui les regardait par la porte entr’ouverte, et, pour toute réponse, il le montra de la main à Cora…


LE SPAHI ÉTAIT LÀ, IMMOBILE, PÉTRIFIÉ…

Le spahi était là, immobile, pétrifié, fixant sur eux ses grands yeux hagards…

Et, quand il se vit regardé à son tour, il recula simplement dans l’ombre… Brusquement, Cora s’était avancée vers lui, — avec une expression hideuse de bête qu’on a dérangée dans ses amours ; — cette femme lui faisait peur… Elle était presque à le toucher… Elle ferma sa porte avec un geste de rage, poussa un verrou derrière, — et tout fut dit…

La mulâtresse, petite-fille d’esclave, venait de reparaître là avec son cynisme atroce, sous la femme élégante aux manières douces ; elle n’avait eu ni remords, ni peur, ni pitié…

La femme de couleur et son amant entendirent comme le bruit d’un corps s’affaissant lourdement sur la terre, un grand bruit sinistre dans ce silence de la nuit ; — et puis, plus tard, vers le matin, un sanglot derrière cette porte, — et comme un frôlement de mains qui cherchent dans l’obscurité…

Le spahi s’était relevé, et s’en allait à tâtons dans la nuit…

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XIII

Marchant devant lui sans but comme un homme ivre, enfonçant jusqu’à la cheville dans le sable des rues désertes, Jean s’en alla jusqu’à Guet-n’dar, la ville nègre aux milliers de huttes pointues. — Il heurtait du pied, dans l’obscurité, des hommes et des femmes endormis par terre, roulés dans des pagnes blancs, qui lui faisaient l’effet d’un peuple de fantômes… Il marchait toujours, sentant sa tête perdue…

Bientôt il se trouva au bord de la mer sombre. Les brisants faisaient grand bruit ; — avec un frisson d’horreur, il distinguait le grouillement des crabes, qui fuyaient en masses compactes devant ses pas. Il se souvenait d’avoir vu un cadavre roulé à la plage, déchiqueté et vidé par eux… Il ne voulait point de cette mort-là…

Pourtant ces brisants l’attiraient ; il se sentait comme fasciné par ces grandes volutes brillantes, déjà argentées par la lueur indécise du matin, qui se déroulaient à perte de vue tout le long des grèves immenses… Il lui semblait que leur fraîcheur serait douce à sa tête qui brûlait, et que dans cette humidité bienfaisante, la mort serait moins cruelle…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Et puis il se rappela sa mère, — et Jeanne, la petite amie et fiancée de son enfance. — Il ne voulait plus mourir.

Il se laissa tomber sur le sable et s’y endormit d’un lourd et étrange sommeil.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

XIV

Il était grand jour depuis deux heures, — et Jean continuait de dormir.

Il rêvait de son enfance et des bois des Cévennes. Il faisait sombre dans ces bois, sombres de la mystérieuse obscurité des rêves ; les images étaient confuses comme les lointains souvenirs… Il était là, enfant, avec sa mère, à l’ombre des chênes séculaires ; — sur le sol couvert de lichens et de graminées fines, il ramassait des campanules bleues et des bruyères…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Et quand il s’éveilla, il regarda autour de lui, égaré…

Les sables étincelaient sous le soleil torride ; des femmes noires, ornées de colliers et d’amulettes, cheminaient sur le sol brûlant, en chantant des airs étranges ; de grands vautours passaient et repassaient silencieusement dans l’air immobile, les sauterelles faisaient grand bruit…

XV

Il vit alors que sa tête était abritée sous un tendelet d’étoffe bleue, que maintenaient une série de petits bâtons piqués dans le sable, — le tout projetant sur lui, avec des contours bizarres, une ombre nette et cendrée…

Il lui sembla que les dessins de ce pagne bleu lui étaient déjà connus. — Il tourna la tête, et aperçut derrière lui Fatou-gaye assise, roulant ses prunelles mobiles.

C’était elle qui l’avait suivi, et qui avait tendu sur lui son pagne de luxe.

Sans cet abri, certainement, il eût pris une insolation mortelle, à dormir sur ce sable…

C’était elle qui, depuis plusieurs heures, était là accroupie, en extase, — baisant tout doucement les paupières de Jean quand personne ne passait ; — craignant de l’éveiller, de le faire partir et de ne plus l’avoir pour elle toute seule ; — tremblant aussi, par instant, que Jean ne fût mort, — et heureuse, peut-être, s’il l’eût été ; — car, alors, elle l’aurait traîné loin, bien loin, et serait restée là tout le temps, jusqu’à mourir près de lui, — en le tenant bien, pour qu’on ne les séparât plus…

— C’est moi, dit-elle, mon blanc, j’ai fait cela parce que je connais que le soleil de Saint-Louis n’est pas bon pour les toubabs de France… — Je le savais bien, continua la petite créature, dans un jargon impayable, avec un sérieux tragique, — qu’il y avait un autre toubab qui venait la voir… Je ne m’étais pas couchée cette nuit pour entendre. J’étais cachée dans l’escalier sous les calebasses. Quand tu es tombé à la porte, je t’ai vu. Tout le temps je t’ai gardé. — Et puis, quand tu t’es levé, je t’ai suivi…


RENTRE VITE À PRÉSENT…

Jean leva sur elles ses grands yeux étonnés, pleins de douceur et de reconnaissance. — Il était touché jusqu’au fond du cœur.

— Ne le dis pas, petite… Rentre vite à présent, et ne le dis pas, que je suis venu me coucher sur la plage. — Retourne chez ta maîtresse tout de suite, petite Fatou ; moi aussi, je vais m’en retourner dans la maison des spahis…

Et il la caressait, la flattait tout doucement de la main, — absolument comme il s’y prenait pour gratter la nuque du gros matou câlin qui, à la caserne, venait la nuit se pelotonner sur son lit de soldat…

Elle, frissonnant sous la caresse innocente de Jean, la tête baissée, les yeux à demi fermés, la gorge pâmée, ramassa son pagne de luxe, le plia avec soin, et s’en alla toute tremblante de plaisir.

XVI

Pauvre Jean ! Souffrir était pour lui une chose nouvelle ; il se révoltait contre cette puissance inconnue qui venait étreindre son cœur dans d’écrasants anneaux de fer.

Rage concentrée, rage contre ce jeune homme qu’il eût voulu briser dans ses mains, rage contre cette femme qu’il eût aimé meurtrir à coups d’éperons et de cravache ; il éprouvait tout cela en même temps que je ne sais quel besoin très matériel de mouvement et de course folle à se briser la tête.

Et puis tous ces spahis aussi le gênaient et l’irritaient ; il sentait sur lui ces regards curieux, interrogateurs déjà, et qui demain deviendraient ironiques peut-être.

Vers le soir, il demanda et obtint de partir avec Nyaor-fall, pour aller essayer des chevaux, dans le nord de la pointe de Barbarie.


CE FUT PAR UN TEMPS SOMBRE, UNE GALOPADE VERTIGINEUSE…

Ce fut, par un temps sombre, une galopade vertigineuse dans le sable du désert. Un ciel d’hiver, il y a là-bas aussi des ciels d’hiver, plus rares que les nôtres, étonnants et sinistres sur ce pays désolé : des nuages tout d’une pièce, si noirs et si bas, que là-dessous la plaine était blanche, le désert semblait une steppe de neige sans fin.

Et, quand les deux spahis passaient, avec leurs burnous, emportés par la course de leurs bêtes emballées, les vautours énormes qui se promenaient par terre en familles paresseuses prenaient un vol effaré et se mettaient à décrire dans l’air au-dessus d’eux des courbes fantastiques.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

À la nuit, Jean et Nyaor rentrèrent au quartier baignés de sueur, avec leurs chevaux exténués.


JEAN ET NYAOR RENTRÈRENT AU QUARTIER…

XVII

Mais, après cette surexcitation d’un jour, le lendemain vint la fièvre.

Le lendemain, on le coucha inerte dans un brancard, sur son pauvre petit matelas gris, pour le porter à l’hôpital.

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XVIII

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Midi !… L’hôpital est silencieux comme une grande maison de la mort.

Midi !… La sauterelle crie. La femme nubienne chante de sa voix grêle la chanson somnolente et vague. Sur toute l’étendue des plaines désertes du Sénégal le soleil darde d’aplomb la lumière torride, les grands horizons miroitent et tremblent.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Midi !… L’hôpital est silencieux comme une grande maison de la mort. Les longues galeries blanches, les longs couloirs sont vides. Au milieu de la haute muraille nue, teinte de chaux éblouissante, l’horloge marque midi de ses deux lentes aiguilles de fer ; autour du cadran, pâlit au soleil la triste inscription grise : Vitæ fugaces exhibet horas. Les douze coups sonnent péniblement, de ce timbre affaibli, connu des mourants, de ce timbre que tous ceux qui sont venus là mourir entendaient dans leurs insomnies fébriles, comme un glas qui tinterait dans un air trop chaud pour conduire des sons.

Midi !… L’heure morne, où les malades meurent. On respire dans cet hôpital des lourdeurs de fièvre, comme d’indéfinissables effluves de mort.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

En haut, dans une salle ouverte, des voix qui chuchotent tout bas, des bruits légers à peine perceptibles, des pas discrets de bonne sœur, marchant avec précaution sur des nattes. Elle va et vient d’un air agité, la sœur Pacôme, pâle et jaunie sous sa grande cornette. Il y a là aussi un médecin et un prêtre assis auprès d’un lit qu’entoure une moustiquaire blanche.

Au dehors, par les fenêtres ouvertes, du soleil et du sable, du sable et du soleil, de lointaines lignes bleues et des étincellements de lumière.

Passera-t-il, le spahi ?… Est-ce le moment où l’âme de Jean va s’envoler, là, dans l’air accablant de midi ?… Si loin du foyer, où ira-t-elle se poser dans ces plaines désertes ?… où ira-t-elle s’évanouir ?…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Mais non. Le médecin, qui est resté là longtemps à attendre ce départ suprême, vient de se retirer doucement.

L’heure plus fraîche du soir est venue, et le vent du large apporte aux mourants son apaisement. Ce sera pour demain peut-être. Mais Jean est plus calme et sa tête est moins brûlante.

En bas, dans la rue, devant la porte, il y avait une petite négresse accroupie sur le sable, qui jouait aux osselets avec des cailloux blancs, pour se donner une contenance quand quelqu’un passait. Elle était là depuis le matin, cherchant à ne pas attirer l’attention, se dissimulant, de peur d’être chassée. Elle n’osait rien demander à personne ; mais elle savait bien que, si le spahi mourait, il passerait par cette porte pour aller au cimetière de Sorr.


UNE PETITE NÉGRESSE ACCROUPIE SUR LE SABLE…


XIX

Il eut encore la fièvre pendant une semaine, avec du délire chaque jour, à l’heure de midi. On avait peur encore, au redoublement de l’accès. Mais le danger était passé cependant, la maladie était vaincue.

Oh ! ces heures chaudes du milieu du jour, les heures qui pèsent le plus aux malades ! Ceux-là qui ont eu la fièvre au bord de ces fleuves d’Afrique les connaissent, ces heures mortelles d’engourdissement et de sommeil. Un peu avant midi, Jean s’endormait. C’était une sorte d’état de non-être, hanté par des visions confuses, avec une impression persistante de souffrance. Et puis, de temps à autre, il éprouvait la sensation de mourir et perdait pour un instant toute conscience de lui-même. C’étaient ses moments de calme.

Vers quatre heures, il s’éveillait et demandait de l’eau ; les visions s’effaçaient, se reculaient dans les coins éloignés de la chambre, derrière les rideaux blancs, s’évanouissaient. Il n’y avait plus que la tête qui lui faisait grand mal, comme si on y eût coulé du plomb brûlant ; mais l’accès était passé.

Parmi ces figures, douces ou grimaçantes, réelles ou imaginaires qui flottaient autour de lui, deux ou trois fois il avait cru reconnaître l’amant de Cora, qui, debout près du lit, le regardait avec douceur, et disparaissait dès que lui, Jean, levait ses yeux sur les siens. C’était un rêve, sans doute, comme ces gens de son village qu’il avait cru voir là, avec des mines étranges, des airs vagues et déformés. Mais, chose singulière, depuis qu’il lui avait semblé le voir ainsi, il ne se sentait plus de haine contre lui.

Un soir, mais non, il ne rêvait pas, ce soir-là, il le voyait bien là, devant lui avec le même uniforme qu’il portait chez Cora, ses deux galons d’officier brillant sur sa manche bleue. Il le regarda de ses grands yeux, en soulevant un peu la tête, et étendit son bras affaibli, comme pour toucher s’il y avait bien là quelqu’un.

Alors le jeune homme, voyant qu’il était reconnu, avant de disparaître comme de coutume, prit la main de Jean et la serra en disant :

— Pardon !


PARDON !

Des larmes, les premières, vinrent aux yeux du spahi, et cela lui fit du bien.

XX

La convalescence ne fut pas longue. Une fois la fièvre passée, la jeunesse et la force eurent bientôt fait de reprendre le dessus. Mais c’est égal, il ne pouvait pas oublier, le pauvre Jean, et il souffrait bien. Il avait par instants dans sa tête des désespoirs fous, des idées de vengeance presque sauvages ; et puis cela tombait vite, et il se disait ensuite qu’il serait capable de passer par toutes les humiliations qu’elle voudrait, pour la revoir et la posséder comme autrefois.

Son nouvel ami, l’officier de marine, revenait de temps en temps s’asseoir auprès de son lit. Il lui parlait un peu comme on parle à un enfant malade, bien qu’il fût à peine de son âge.

— Jean, dit-il un jour très doucement… Jean, vous savez, cette femme… si cela peut vous calmer, que je vous le dise, je vous donne ma parole d’honneur que je ne l’ai pas revue… depuis cette nuit que vous vous rappelez. Il y a bien des choses, voyez-vous, que vous ne savez pas encore, mon cher Jean ; plus tard, vous comprendrez, vous aussi, qu’il ne faut pas se faire autant de chagrin pour si peu. D’ailleurs, pour ce qui est de cette femme, je veux vous faire aussi le serment de ne la revoir jamais…

Ce fut entre eux la seule allusion faite à Cora, et cette promesse, en effet, calma Jean.

Oh ! oui, il comprenait bien maintenant, le pauvre spahi, qu’il devait y avoir beaucoup de choses qu’il ne savait pas encore ; qu’il devait y avoir, — à l’usage sans doute des gens d’un monde plus avancé que le sien, — des perversités tranquilles et raffinées qui dépassaient son imagination. Peu à peu pourtant il se mettait à aimer cet ami qu’il ne pouvait comprendre, — qui était doux après avoir été cynique, — qui envisageait toute chose avec un calme, une aisance inexplicables, et qui venait lui offrir sa protection d’officier comme compensation des angoisses qu’il lui avait causées.

Mais lui n’avait que faire des protections ; ni l’avancement ni rien ne le touchait plus ; son cœur, encore bien jeune, était tout rempli de l’amertume de ce premier désespoir.

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XXI

…C’était chez dame Virginie-Scolastique (les missionnaires ont quelquefois pour leurs néophytes de ces noms qui sont des trouvailles). Une heure de la nuit ; le cabaret était grand et sombre ; il était, comme d’ordinaire les mauvais lieux, fermé par d’épaisses portes garnies de fer.

Une petite lampe fétide éclairait un amas confus de choses, qui grouillaient péniblement dans l’atmosphère épaissie ; des vestes rouges et des nudités de chair noire, des enlacements étranges ; sur les tables, par terre, des verres brisés avec des bouteilles brisées ; des bonnets rouges et des boubous de nègre, traînant avec des sabres de spahi, dans des mares de bière et d’alcool. Dans le bouge, il régnait une température d’étuve, une chaleur à rendre fou, avec des fumées noires ou laiteuses, des odeurs d’absinthe, de musc, d’épices, de soumaré et de sueur nègre.

La fête avait dû être joyeuse, et bruyante surtout ; à présent, c’était fini, — finis les chants et le tapage ; — c’était la période d’affaissement, l’abrutissement après boire. Les spahis étaient là, les uns, l’œil morne, le front tombant sur la table, avec des sourires bêtes ; d’autres, encore dignes, se raidissant contre l’ivresse, relevant la tête quand même ; de belles figures aux traits énergiques dont l’œil éteint restait grave, avec je ne sais quelle expression de tristesse et d’écœurement.

Parmi eux, pêle-mêle, répartis au hasard, il y avait toute la séquelle de Virginie-Scolastique : des petites négresses de douze ans, et aussi des petits garçons !

Et, au dehors, en prêtant l’oreille, on eût pu entendre dans le lointain le cri des chacals rôdant autour de ce cimetière de Sorr, où plusieurs de ceux qui étaient là avaient leur place déjà marquée sous le sable.

Dame Virginie, cuivrée et lippue, ses cheveux crépus dans un madras rouge, — ivre elle aussi, — épongeait du sang sur une tête blonde. Un grand spahi, à la figure jeune et rose, aux cheveux dorés comme les blés mûrs, était là étendu sans connaissance, avec une fente à la tête, et dame Virginie, aidée d’une goton noire, plus ivre qu’elle, épongeait avec de l’eau fraîche et des compresses vinaigrées. Ce n’était pas par sensibilité, oh ! non, mais par crainte de la police. Elle était vraiment inquiète, Virginie-Scolastique : le sang coulait toujours, il avait rempli tout un plat, il ne s’arrêtait pas, et la peur la dégrisait, la vieille…

Jean était assis dans un coin, le plus ivre de tous, mais raide sur son banc, l’œil fixe et vitré. C’était lui qui avait fait cette blessure, avec un loquet de fer arraché à une porte, et il tenait encore ce loquet dans sa main crispée, inconsciente du coup qu’elle avait porté.

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IL TENAIT ENCORE CE LOQUET DANS SA MAIN CRISPÉE…

Depuis un mois qu’il était guéri, on le voyait chaque soir traîner dans les bouges, au premier rang des débraillés et des ivres, s’essayant à de grands airs cyniques et débauchés. Il y avait encore beaucoup d’enfantillage dans son cas ; mais c’est égal, il avait parcouru un chemin terrible, depuis ce mois de souffrance. Il avait dévoré des romans où tout était nouveau pour son imagination, et il s’en était assimilé les extravagances malsaines. Et puis il avait parcouru le cercle des conquêtes faciles de Saint-Louis, mulâtresses ou blanches, dont sa beauté lui avait assuré la possession sans résistance.

Et puis surtout il s’était mis à boire !…

Oh ! vous qui vivez de la vie régulière de la famille, assis paisiblement chaque jour au foyer, ne jugez jamais les marins, les spahis, ceux que leur destinée a jetés, avec des natures ardentes, dans des conditions d’existence anormales, sur la grande mer ou dans les lointains pays du soleil, au milieu de privations inouïes, de convoitises, d’influences que vous ignorez. Ne jugez pas ces exilés ou ces errants, dont les souffrances, les joies, les impressions tourmentées vous sont inconnues.

Donc, Jean s’était mis à boire, et il buvait plus que les autres, il buvait effroyablement.

— Comment peut-il faire, disait-on autour de lui, lui qui n’en a pas l’habitude ?

C’était justement parce qu’il n’en avait pas l’habitude, que sa tête était plus forte, et que, pour le moment, il pouvait absorber davantage. Et cela le posait bien aux yeux de ses camarades.

Par exemple, il était resté presque chaste, le pauvre Jean, malgré ses airs débraillés de grand enfant sauvage. Il n’avait pu se faire à l’ignoble prostitution noire, et, quand les pensionnaires de dame Virginie égaraient leurs mains sur lui, il les écartait du bout de sa cravache comme des animaux immondes, et les malheureuses petites créatures le considéraient comme une sorte d’homme-fétiche, dont elles n’approchaient plus.

Mais il était méchant quand il avait bu, il était terrible, avec sa tête perdue, et sa grande force physique déchaînée. Il avait frappé tout à l’heure pour une phrase moqueuse jetée au hasard sur ses amours, et puis il ne s’en souvenait plus, et restait là immobile, le regard atone, tenant toujours en main son loquet de porte sanglant.

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Tout à coup son œil jeta un éclair ; c’était à la vieille qu’il en voulait maintenant, sans motif connu, pris d’une rage insensée d’homme ivre, et il se levait à demi, furieux et menaçant. Elle poussa un cri rauque, la vieille, elle eut une minute d’épouvante horrible :

— Tenez-le ! gémit-elle, aux êtres inertes qui dormaient déjà sous les tables…

Quelques têtes se soulevèrent, des mains molles, sans force, essayèrent de retenir Jean par sa veste. Le secours n’était pas efficace…

— À boire, vieille sorcière ! disait-il ; à boire, vieux diable de nuit !… Horreur de vieille, à boire !…

— Oui ! oui ! répondit-elle de sa voix étranglée par la peur. Oui ! c’est cela, à boire ! — Sam ! vite de l’absinthe pour le finir, de l’absinthe coupée d’eau-de-vie !

Elle ne regardait pas à la dépense, dans ces cas-là, dame Virginie.

Jean but d’un trait, lança son verre au mur, et retomba comme foudroyé…

Il était fini, réussi, comme disait la vieille ; il n’était plus dangereux.

Elle était forte, la vieille Scolastique, solidement charpentée, — et puis tout à fait dégrisée ; — avec l’aide de sa goton noire et de ses petites filles, elle enleva Jean comme une masse inerte, et puis, après avoir fait une visite rapide de ses poches pour enlever les dernières pièces de monnaie qu’elles pouvaient contenir, elle ouvrit la porte et le jeta dehors. Jean tomba comme un cadavre, les bras étendus, la figure dans le sable, — et la vieille, vomissant un torrent d’injures monstrueuses, d’ordures sauvages, tira sa porte, qui se referma lourdement avec un grand bruit de fer.


LES BRAS ÉTENDUS, LA FIGURE DANS LE SABLE…

Le calme se fit. Le vent partait du cimetière, et, dans le grand silence du milieu de la nuit, on entendait distinctement la note aiguë des chacals, le concert sinistre des déterreurs de morts.

XXII

FRANÇOISE PEYRAL À SON FILS

« Mon cher fils,

« Nous ne recevons pas de réponse à notre lettre, et Peyral dit qu’il commence à être bien temps qu’il nous arrive quelque chose ; je vois qu’il pâlit beaucoup chaque fois que Toinou passe avec sa boîte et qu’il lui dit comme ça qu’il n’y a rien pour nous. Moi aussi, je m’en fais bien du souci. Mais je crois toujours que le bon Dieu garde mon cher garçon, comme je lui demande tant, et qu’il ne peut point lui arriver mal ni rien, par mauvaise conduite ni punition ; si c’était ça, je serais trop malheureuse.

» Ton père te fait dire qu’il lui passe des idées en tête, de ce qu’il a été, lui aussi, autrefois dans l’armée ; et, quand il était en garnison, il dit qu’il en a vu rudes pour les jeunes gens qui ne sont pas bien raisonnables, par rapport à des camarades qui les entraînent à la boisson et à de méchantes femmes qui se tiennent là exprès pour les faire tomber dans le mal. Je te dis ça pour lui faire plaisir ; mais, moi, je sais que mon cher garçon est sage et qu’il a des idées dans le cœur qui l’éloigneront pour sûr de toutes ces vilaines choses.

» Le mois prochain, nous t’enverrons encore un peu d’argent ; je pense que, là-bas, il faut que tu payes bien des petites choses ; je sais bien que tu ne dépenses point inutilement quand tu penses à la peine que prend ton père ; quant à moi, la peine des femmes n’est pas grand’chose, et je parle pour lui, le cher homme. On cause toujours de toi à la veillée et aux noix ; on ne passe guère de soirée sans causer de notre Jean ; tous les voisins te disent un grand bonjour.

» Mon cher fils, ton père et moi, nous t’embrassons de cœur : que le bon Dieu te garde !

» Ta mère,
» FRANÇOISE PEYRAL. »


Ce fut dans la prison du quartier, où il était enfermé pour ivresse et s’être fait rapporter par la garde, que Jean reçut cette lettre. — Par bonheur, la blessure du spahi à cheveux blonds n’était pas trop grave, et ni le blessé ni ses camarades n’avaient voulu dénoncer Peyral. — Jean, les vêtements maculés et pleins de sang, la chemise en lambeaux, avait encore dans la tête des fumées d’alcool ; il lui passait des brumes devant les yeux, et à peine il pouvait lire… Et puis il y avait maintenant un voile épais sur ses affections d’enfance et de famille ; ce voile, c’était Cora, son désespoir et ses passions. (Cela arrive ainsi à certaines périodes d’éblouissement et de vertige, — et puis le voile se dissipe et on en revient tout doucement à ce que l’on avait aimé.)

Malgré cela, cette pauvre lettre, si confiante, n’eut pas de peine à trouver le chemin de son cœur ; il la baisa pieusement et se mit à pleurer.

Et puis il se jura de ne plus boire ; — et, comme l’habitude n’était pas invétérée, il put strictement se tenir à lui-même sa promesse : jamais il ne se grisa plus.

XXIII

À quelques jours de là, une circonstance imprévue vint apporter dans la vie de Jean une diversion heureuse et nécessaire. L’ordre fut donné aux spahis d’aller s’établir, bêtes et gens, pour changer d’air, au campement de Dialamban, — à plusieurs milles dans le sud de Saint-Louis, près de l’embouchure du fleuve.

Le jour du départ, Fatou-gaye vint au quartier, avec son beau pagne bleu, faire une visite d’adieu à son ami, qui l’embrassa, pour la première fois, sur ses deux petites joues noires, et, à la tombée de la nuit, les spahis se mirent en marche.


SON AMI, QUI L’EMBRASSA…


Quant à Cora, les premiers moments de surexcitation et de dépit passés, elle regretta ses amants : — à la vérité, elle les aimait tous deux, les deux Jean ; ils parlaient également à ses sens. — Traitée comme une divinité par le spahi, cela la changeait d’être traitée par l’autre comme ce qu’elle était, comme une fille. — Personne encore ne lui avait témoigné un mépris aussi calme, aussi complet ; — cette nouveauté lui plaisait.

Mais on ne la vit plus, à Saint-Louis, promener ses longues traînes sur le sable ; — un jour, elle partit en sourdine, expédiée par son mari, sur le conseil de l’autorité, pour un des comptoirs les plus éloignés du Sud. — Fatou-gaye avait parlé, sans doute, et, à Saint-Louis, on s’était ému du dernier scandale de cette femme.

XXIV

Une nuit calme de la fin de février, vraie nuit d’hiver, — calme et froide, après une journée brûlante.

La colonne des spahis, en route pour Dialamban, traverse au pas les plaines de Legbar. — La débandade est permise au goût et à la fantaisie de chacun, et Jean, qui s’est attardé à l’extrême arrière, chemine tranquillement en compagnie de son ami Nyaor…

Le Sahara et le Soudan ont de ces nuits froides, qui ont la splendeur claire de nos nuits d’hiver, avec plus de transparence et de lumière.

Un silence de mort règne sur tout ce pays. Le ciel est d’un bleu vert, sombre, profond, étoilé à l’infini. La lune éclaire comme le plein jour, et dessine les objets avec une étonnante netteté, dans des teintes roses…


LA NUIT DANS LE MARAIS.

Au loin, à perte de vue, des marécages, couverts de la triste végétation des palétuviers : ainsi est tout ce pays d’Afrique, depuis la rive gauche du fleuve jusqu’aux confins inaccessibles de la Guinée.

Sirius se lève, la lune est au zénith, le silence fait peur…

Sur le sable rose s’élèvent les grandes euphorbes bleuâtres ; leur ombre est courte et dure, la lune découpe les moindres ombres des plantes avec une netteté figée et glaciale, pleine d’immobilité et de mystère.

Des brousses par-ci par-là, des fouillis obscurs, de grandes taches sombres sur le fond lumineux et rosé des sables ; — et puis des nappes d’eau croupissantes, avec des vapeurs qui planent au-dessus comme des fumées blanches : des miasmes de fièvre, plus délétères et plus subtils que ceux du jour. — On éprouve une pénétrante sensation de froid, étrange après la chaleur de la journée ; l’air humide est tout imprégné de l’odeur des grands marais…

Çà et là, le long du chemin, de grands squelettes contournés par la douleur ; des cadavres de chameaux, baignant dans un jus noir et fétide. — Ils sont là, en pleine lumière, riant à la lune, étalant avec impudence leur flanc déchiqueté par les vautours, leur éventrement hideux.

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De temps à autre, un cri d’oiseau de marais, au milieu du calme immense.

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De loin en loin, un baobab étend dans l’air immobile ses branches massives, comme un grand madrépore mort, un arbre de pierre, et la lune accuse avec une étonnante dureté de contours sa structure rigide de mastodonte, donnant à l’imagination l’impression de quelque chose d’inerte, de pétrifié et de froid.

Au milieu de leurs branches polies sont posées des masses noires : toujours les vautours ! De confiantes familles de vautours sont là, lourdement endormies ; elles laissent approcher Jean avec leur aplomb d’oiseaux fétiches, Et la lune jette sur leurs grandes ailes repliées des reflets bleus des luisants de métal.

Et Jean s’étonne de voir pour la première fois tous les détails intimes de ce pays en pleine nuit.

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À deux heures, un concert de cris, comme ceux des chiens qui hurlent à la lune, mais quelque chose de plus fauve, de plus grinçant, de plus étrangement sinistre. Dans ces nuits de Saint-Louis, quand le vent venait du côté des cimetières, quelquefois Jean avait cru entendre, de très loin, des gémissements pareils. Mais, ce soir, c’était là tout près, dans la brousse, que se chantait ce concert lugubre ; des glapissements lamentables de chacals, mêlés à des miaulements suraigus et stridents d’hyènes. Une bataille entre deux bandes errantes, en maraude pour les chameaux morts.

— Qu’est-ce que c’est ? dit Jean au spahi noir.

Pressentiment peut-être, une sorte d’horreur s’emparait de lui. C’était bien là, tout près, dans la brousse, et le timbre de ces voix lui faisait passer des frissons dans la chair et dresser les cheveux sur la tête.

— Ceux qui sont morts, répondit Nyaor-fall, avec une pantomime expressive, ceux qui sont morts par terre, ces bêtes les cherchent pour les manger…

Et, pour dire les manger, il faisait le simulacre de mordre son bras noir avec ses dents fines et blanches.

Jean comprit et trembla. Depuis, chaque fois qu’il entendait, la nuit, les concerts lugubres, il se rappelait cette explication si clairement donnée par la mimique de Nyaor et lui qui, en plein jour, n’avait pas peur de grand’chose, il frissonnait et se sentait glacer par une de ces terreurs vagues et sombres de montagnard superstitieux.

Le bruit s’apaise, se perd dans l’éloignement ; il s’élève encore, plus voilé, d’un autre point de l’horizon, puis il s’éteint, et tout retombe dans le silence.

Sur les eaux dormantes, les vapeurs blanches s’épaississent à l’approche du matin, on se sent pénétré et transi par l’humidité glacée des marais. Sensation étrange : dans ce pays, il fait froid. La rosée tombe. La lune peu à peu s’abaisse à l’occident, se voile et s’éteint. La solitude serre le cœur.

Et puis enfin, là-bas à l’horizon, apparaissent des pointes de chaume : le village de Dialamban où, au petit jour, les spahis doivent camper.


LÀ-BAS À L’HORIZON, APPARAISSENT LES POINTES DE CHAUME…

XXV

Le pays était désert aux environs du campement de Dialamban ; de grands marais d’eaux mortes qui n’en finissaient plus, ou bien de plaines de sable aride, où croissaient des mimosas rabougris.

Jean y faisait de longues promenades solitaires, avec son fusil sur l’épaule, — chassant ou rêvant, — toujours ses vagues rêveries de montagnard.

Il aimait aussi à remonter en pirogue les berges du fleuve aux eaux jaunes, ou à s’enfoncer dans le dédale des marigots sénégalais.

Des marais à perte de vue, où dormaient des eaux chaudes et tranquilles ; des rives où le sol traître était inaccessible au pied humain.

Des aigrettes blanches s’y promenaient gravement au milieu de la verdure monotone des humides palétuviers ; — de gros lézards-souffleurs y rampaient sur la vase ; — de gigantesques nénuphars, des lotus blancs ou roses s’y épanouissaient au soleil tropical, pour le plus grand plaisir des yeux des caïmans et des aigles-pêcheurs.

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Jean Peyral commençait presque à aimer ce pays.

XXVI

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Le mois de mai était arrivé.

Les spahis pliaient gaîment bagage. Ils ramassaient avec ardeur leurs tentes et leurs fourniments. Ils allaient rentrer à Saint-Louis, reprendre possession de leur grande caserne blanche, réparée et repeinte à la chaux vive, et retrouver tous leurs plaisirs : les mulâtresses et l’absinthe.


ILS ALLAIENT RENTRER À SAINT-LOUIS…

Le mois de mai ! dans notre pays de France, le beau mois de la verdure et des fleurs ! Mais, dans les campagnes mornes de Dialamban, rien n’avait verdi. Arbres ou herbages, tout ce qui n’avait pas pied dans l’eau jaune des marais restait flétri, desséché et sans vie. Depuis six mois, pas une goutte de pluie n’était tombée du ciel, et la terre avait affreusement soif.

Pourtant la température s’élevait, les grandes brises régulières du soir avaient cessé, et la saison d’hivernage allait commencer, la saison des chaleurs lourdes et des pluies torrentielles, la saison que, chaque année, les Européens du Sénégal voient revenir avec frayeur, parce qu’elle leur apporte la fièvre, l’anémie, et souvent la mort.

Cependant il faut avoir habité le pays de la soif pour comprendre les délices de cette première pluie, le bonheur qu’on éprouve à se faire mouiller par les larges gouttes de cette première ondée d’orage.

Oh ! la première tornade !… Dans un ciel immobile, plombé, une sorte de dôme sombre, un étrange signe du ciel monte de l’horizon.

Cela monte, monte toujours, affectant des formes inusitées, effrayantes. On dirait d’abord l’éruption d’un volcan gigantesque, l’explosion de tout un monde. De grands arcs se dessinent dans le ciel, montent toujours, se superposent avec des contours nets, des masses opaques et lourdes ; on dirait des voûtes de pierre près de s’effondrer sur le monde et tout cela s’éclaire par en dessous de lueurs métalliques, blêmes, verdâtres ou cuivrées, et monte toujours.

Les artistes qui ont peint le déluge, les cataclysmes du monde primitif, n’ont pas imaginé d’aspects aussi fantastiques, de ciels aussi terrifiants.

Et toujours, pas un souffle dans l’air, pas un frémissement dans la nature accablée.

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Puis tout à coup une grande rafale terrible, un coup de fouet formidable couche les arbres, les herbes, les oiseaux, fait tourbillonner les vautours affolés, renverse tout sur son passage. C’est la tornade qui se déchaîne, tout tremble et s’ébranle ; la nature se tord sous la puissance effroyable du météore qui passe.

Pendant vingt minutes environ, toutes les cataractes du ciel sont ouvertes sur la terre ; une pluie diluvienne rafraîchit le sol altéré d’Afrique, et le vent souffle avec furie, jonchant la terre de feuilles, de branches et de débris.

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Et puis, brusquement tout s’apaise. C’est fini. Les dernières rafales chassent les derniers nuages aux teintes de cuivre, balayent les derniers lambeaux déchiquetés du cataclysme, le météore est passé et le ciel redevient pur, immobile et bleu.

La première tornade surprit les spahis en route, et ce fut une débandade bruyante et joyeuse.

Le village de Touroukambé était là sur le chemin ; on y courut en désordre.

Les femmes qui pilaient le mil, les enfants qui jouaient dans la brousse, les poules qui picoraient, les chiens qui dormaient au soleil, tous, rentrés précipitamment, entassés sous les minces toits pointus,

Et les cases, déjà trop étroites, envahies par les spahis, qui marchent dans les calebasses, qui chavirent les kousskouss ; les uns embrassant les petites filles ; les autres mettant, comme de grands enfants, le nez dehors pour le plaisir de se faire mouiller, de sentir l’eau du ciel ruisseler sur leur tête chaude et écervelée ; et les chevaux, amarrés à la diable, hennissant, piaffant et ruant de peur ; et les chiens jappant, et les chèvres, les moutons, tous les bestiaux du village se serrant aux portes, bêlant, sautant, poussant de la tête et des cornes, pour entrer, eux aussi, et réclamer leur part de protection et d’abri.

Un discordant tapage, des cris, des éclats de rire de négresses, le bruit sifflant du vent de la tempête, et le tonnerre couvrant le tout de son artillerie formidable. Une grande confusion sous un ciel noir ; l’obscurité en plein jour, déchirée par de rapides et fulgurantes lueurs vertes ; et la pluie à torrents, le déluge dégringolant à plaisir, entrant par toutes les fentes du chaume desséché, jetant par-ci par-là une grande douche inattendue sur le dos d’un chat perché, d’une poule effarée, ou sur la tête d’un spahi.

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Quand la tornade fut passée et l’ordre rétabli, on se remit en route, par les sentiers détrempés. Dans le clair ciel bleu s’enfuyaient encore de derniers petits nuages bizarres, qui semblaient des choses compactes, des lambeaux déchirés, tordus et papillotés de draperies brunes. De puissantes senteurs inconnues sortaient de la terre altérée au contact de ces premières gouttes d’eau. La nature allait commencer ses enfantements.

XXVII

À l’entrée de Saint-Louis, Fatou-gaye était postée depuis le matin, pour ne pas manquer l’arrivée de la colonne.

Quand elle vit Jean passer, elle le salua d’un « kéou » discret, accompagné d’une petite révérence très comme il faut. Elle ne voulut pas l’inquiéter davantage dans les rangs et eut le bon goût d’attendre deux grandes heures pour venir lui présenter ses compliments au quartier.

Fatou avait beaucoup changé. En trois mois, elle avait grandi et s’était développée tout d’un coup, comme font les plantes de son pays.

Elle ne demandait plus de sous. Elle avait même acquis une certaine grâce de timidité qui sentait la jeune fille.


UN BOUBOU DE MOUSSELINE BLANCHE…

Un boubou de mousseline blanche couvrait maintenant sa poitrine arrondie, comme cela est d’usage pour les petites filles qui deviennent nubiles. Elle sentait très bien le musc et le soumaré.

Plus de petites queues raides sur la tête ; elle laissait pousser ses cheveux, qui allaient dans quelque temps être livrés aux mains habiles des coiffeuses pour devenir l’échafaudage compliqué qui doit surmonter la tête d’une femme africaine.

Pour le moment, trop courts encore, ils s’épanouissaient en masses ébouriffées et crépues, et cela changeait absolument sa physionomie, qui, de gentille et comique, était devenue gracieuse et originale, presque charmante.

Mélange de jeune fille, d’enfant et de diablotin noir, très bizarre petite personne !

— Elle est jolie, la petite, sais-tu, Peyral ! disaient en souriant les spahis.

Jean s’en était bien aperçu qu’elle était jolie ; mais, pour le moment, cela lui était à peu près égal.

Il essaya de reprendre tranquillement son train de vie d’autrefois, ses promenades à la plage et ses longues courses dans la campagne.

Ces mois de calme et de rêverie qu’il venait de passer au campement lui avaient fait du bien. Il avait à peu près retrouvé son équilibre moral ; l’image de ses vieux parents, de sa toute jeune fiancée l’attendant, confiante, au village, avait repris sur lui tout leur charme honnête, tout leur empire. Il avait bien fini ses enfantillages et ses bravades, et, à présent, il ne s’expliquait plus comment dame Virginie avait pu le compter parmi ses clients. Non seulement il s’était juré de ne plus boire d’absinthe, mais aussi de rester maintenant fidèle à sa fiancée, jusqu’au bienheureux jour de leur mariage.

XXVIII

L’air était chargé d’effluves lourds et brûlants de senteurs vitales, de parfums de jeunes plantes. — La nature se dépêchait d’accomplir ses enfantements prodigieux.

Autrefois Jean, aux premiers moments de son arrivée, avait jeté un même regard de dégoût sur cette population noire : à ses yeux, tous se ressemblaient ; c’était toujours pour lui le même masque simiesque, et, sous ce poli d’ébène huilé, il n’eût pas su reconnaître un individu d’un autre.

Peu à peu pourtant il s’était fait à ces visages ; maintenant il les distinguait ; en voyant passer les filles noires aux bracelets d’argent, il les comparait : il trouvait celle-ci laide, celle-là jolie, — celle-ci fine, celle-là bestiale ; — les négresses avaient pour lui une physionomie tout comme les femmes blanches, et lui répugnaient moins.


EN VOYANT PASSER LES FILLES NOIRES…

XXIX

Juin ! — C’était bien un printemps — mais un printemps de là-bas, rapide, enfiévré, avec des odeurs énervantes, des lourdeurs d’orage.

C’était le retour des papillons, des oiseaux, de la vie ; les colibris avaient quitté leur robe grise pour reprendre leurs couleurs éclatantes de l’été. — Tout verdissait comme par enchantement ; — un peu d’ombre tiède et molle descendait maintenant des arbres feuillus sur le sol humide ; les mimosas, fleuris à profusion, ressemblaient à d’énormes bouquets, à de grosses houppes roses ou orangées, dans lesquelles les colibris chantaient de leur toute petite voix douce, pareille à la voix des hirondelles qui jaseraient en sourdine ; — les lourds baobabs eux-mêmes avaient revêtu pour quelques jours un frais feuillage, d’un vert pâle et tendre… Dans la campagne, le sol s’était couvert de fleurs singulières, de graminées folles, de daturas aux larges calices odorants ; — et les ondées qui tombaient sur tout cela étaient chaudes et parfumées — et, le soir, sur les hauts herbages nés de la veille dansaient en rond les lucioles éphémères, semblables à des étincelles de phosphore…


DANS LA CAMPAGNE, LE SOL S’ÉTAIT COUVERT…

Et la nature s’était tant hâtée d’enfanter tout cela qu’en huit jours elle avait tout donné.

XXX

Chaque soir, toujours, Jean rencontrait sur son chemin la petite Fatou, avec sa tête ébouriffée de mouton noir. Les cheveux poussaient vite, — comme les herbes, — et bientôt les coiffeuses habiles allaient pouvoir en tirer parti.

XXXI

On se mariait beaucoup, à ce printemps. — Souvent, le soir, pendant ces nuits énervantes de juin, Jean rencontrait de ces cortèges de noces, qui s’en allaient défilant sur le sable en longues processions fantastiques ; — tout ce monde chantait, et le concert de toutes ces voix de fausset simiesques était accompagné à contretemps par des battements de mains et des coups de tam-tam. — Ces chants, cette gaîté nègre avaient quelque chose de lourdement voluptueux et de bestialement sensuel.

Jean visitait souvent à Guet-n’dar son ami Nyaor, et ces scènes d’intérieur yolof, de vie en commun, le troublaient aussi… Comme il se sentait seul, lui, isolé de ses semblables sur cette terre maudite !… Il songeait à celle qu’il aimait d’un chaste amour d’enfance, à Jeanne Méry… Hélas ! — six mois seulement qu’il était en Afrique !… Attendre encore plus de quatre années avant de la revoir !… Il commençait à se dire que le courage lui manquerait peut-être pour continuer de vivre seul, que bientôt à toutes forces il lui faudrait quelqu’un pour l’aider à passer son temps d’exil… Mais qui ?…

Fatou-gaye peut-être ?… Allons donc !… Quelle profanation de lui-même !… Et puis ressembler à ses camarades, les clients de la vieille Virginie !… Violer comme eux des petites filles noires ! — Il avait une sorte de dignité, de pudeur instinctive, lui, qui l’avait préservé jusque-là de ces entraînements de sensualité pervertie ; — jamais il ne pourrait descendre aussi bas.

XXXII

Il se promenait chaque soir, il marchait beaucoup… — Les ondées d’orage continuaient à tomber… — Les grands marais fétides, les eaux stagnantes, saturées de miasmes de fièvre, gagnaient du terrain chaque jour ; une haute végétation herbacée couvrait maintenant ce pays de sable… — Le soir, le soleil était comme pâli par un excès débilitant de chaleur et d’émanations délétères… Aux heures où se couchait ce soleil jaune, quand Jean se trouvait seul au milieu de ces marécages désolés où tout était neuf et étrange pour son imagination, une tristesse inexplicable s’emparait de lui… Il promenait ses regards tout autour du grand horizon plat sur lequel pesaient des vapeurs immobiles ; il ne comprenait pas bien ce qu’il y avait, dans cette physionomie des choses, de morne et d’anormal qui pût lui serrer ainsi le cœur.

Au-dessus des graminées humides couraient des nuées de libellules aux grandes ailes tachées de noir, — en même temps que des oiseaux dont le chant lui était inconnu s’appelaient plaintivement sous les hautes herbes… Et l’éternelle tristesse de la terre de Cham planait sur tout cela.

À ces heures crépusculaires, ces marais d’Afrique au printemps avaient une tristesse qu’on ne saurait exprimer avec des mots d’aucune langue humaine…

XXXIII

Anamalis fobil ! — hurlaient les Griots en frappant sur leur tam-tam, — l’œil enflammé, les muscles tendus, le torse ruisselant de sueur…

Et tout le monde répétait en frappant des mains, avec frénésie : Anamalis fobil ! — Anamalis fobil !… la traduction en brûlerait ces pages… Anamalis fobil ! les premiers mots, la dominante et le refrain d’un chant endiablé, ivre d’ardeur et de licence, — le chant des bamboulas du printemps !…


TOUT LE MONDE RÉPÉTAIT EN FRAPPANT DES MAINS…

Anamalis fobil ! hurlement de désir effréné, — de sève noire surchauffée au soleil et d’hystérie torride… alléluia d’amour nègre, hymne de séduction chanté aussi par la nature, par l’air, par la terre, par les plantes, par les parfums !

Aux bamboulas du printemps, les jeunes garçons se mêlaient aux jeunes filles qui venaient de prendre en grande pompe leur costume nubile et, sur un rythme fou, sur des notes enragées, — ils chantaient tous, en dansant sur le sable : Anamalis fobil !…

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XXXIV

Anamalis fobil ! Tous les gros bourgeons laiteux des baobabs s’étaient épanouis en feuilles tendres !…

Et Jean sentait que ce printemps nègre lui brûlait le sang, qu’il courait comme un poison dévorant dans ses veines… Le renouveau de toute cette vie l’énervait, lui, — parce que cette vie n’était pas la sienne : — chez les hommes, le sang qui bouillonnait était noir ; chez les plantes, la sève qui montait était empoisonnée ; les fleurs avaient des parfums dangereux, et les bêtes étaient gonflées de venin… Chez lui aussi, la sève montait, la sève de ses vingt-deux ans, — mais d’une manière fiévreuse qui en fatiguait la source, — et, à la longue, il se serait senti mourir de ce renouveau terrible…

Anamalis fobil !… Comme ce printemps marchait vite !… Juin allait à peine finir, et déjà, sous l’influence d’une chaleur mortelle, dans une atmosphère qui n’était plus viable, déjà les feuilles étaient jaunies, les plantes étaient mourantes, et les graminées trop mûres retombaient sur le sol…

XXXV

Anamalis fobil !… Il est de ces fruits âcres, amers, des pays chauds, — les gourous du Sénégal, par exemple, — détestables sous nos latitudes pâles, mais qui sont appropriés là-bas à certains états de soif ou de souffrance, que l’on peut convoiter avec ardeur, et qui vous semblent étrangement exquis… Ainsi était cette petite créature avec sa tête ébouriffée de mouton noir, le modelé de marbre de sa chair, — et ses yeux d’émail qui savaient déjà ce qu’ils demandaient de Jean, et qui pourtant s’abaissaient devant lui par un jeu enfantin de timidité et de pudeur. — Fruit savoureux du Soudan, mûri hâtivement par le printemps tropical, gonflé de sucs toxiques, rempli de voluptés malsaines, enfiévrées, inconnues…

XXXVI

Anamalis fobil !

Jean avait fait à la hâte, un peu comme un fou, sa toilette du soir.

Le matin, il avait dit à Fatou d’aller à la nuit tombante l’attendre au pied d’un certain baobab isolé, dans les marais de Sorr.

Et puis, avant de s’en aller, il s’était accoudé, la tête fort troublée, à l’une des grandes fenêtres de la caserne — pour réfléchir encore un moment, — réfléchir si possible en respirant un peu d’air moins lourd. Il tremblait de ce qu’il allait faire.


BAMBOULAS DU PRINTEMPS.

S’il avait résisté quelques jours, c’était par suite des sentiments très compliqués qui luttaient en lui-même : une sorte d’horreur instinctive se mêlait encore à l’entraînement terrible de ses sens. Et puis il y avait de la superstition un peu aussi, superstition d’enfant montagnard, — vague frayeur de sorts et d’amulettes, crainte de je ne sais quels enchantements, quels liens ténébreux.

Il lui semblait qu’il allait franchir un seuil fatal, signer avec cette race noire une sorte de pacte funeste ; — que des voiles plus sombres allaient descendre entre lui et sa mère et sa fiancée, et tout ce qu’il avait laissé là-bas de regretté et de chéri.

Un chaud crépuscule tombait sur le fleuve ; la vieille ville blanche devenait rose dans ses lumières et bleue dans ses ombres ; de longues files de chameaux cheminaient dans la plaine, prenant au nord la route du désert.

On entendait déjà le tam-tam des griots et le chant des désirs effrénés qui commençait dans le lointain : Anamalis fobil ! — Faramata hi !…

L’heure fixée à Fatou-gaye était presque passée, — et Jean partit en courant pour la rejoindre au marais de Sorr.

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Anamalis fobil !… Faramata hi !…

Sur leur hyménée étrange un baobab isolé jetait son ombre, le ciel jaune étendait sa voûte immobile, morne, irrespirable, chargée d’électricité, d’émanations terrestres, de substances vitales.

Il faudrait, pour peindre cette couche nuptiale, prendre des couleurs si chaudes, qu’aucune palette n’en pourrait fournir de semblables, — prendre des mots africains, — prendre des sons, des bruissements et surtout du silence, — prendre toutes les senteurs du Sénégal, — prendre de l’orage et du feu sombre, — de la transparence et de l’obscurité.

Et pourtant il n’y avait là qu’un baobab solitaire, au milieu d’une grande plaine d’herbages.

Et Jean, dans son délire d’ivresse, éprouvait encore une sorte d’intime horreur, en voyant sur ce fond d’obscurité crépusculaire trancher le noir plus intense de l’épousée, — en voyant là, tout près de ses yeux à lui, briller l’émail mouvant des yeux de Fatou.

De grandes chauves-souris passaient au-dessus d’eux sans bruit ; leur vol soyeux semblait un papillonnement rapide d’étoffe noire. — Elles les approchaient jusqu’à les effleurer ; — leur curiosité de chauves-souris était très excitée, — parce que Fatou avait un pagne blanc qui tranchait sur l’herbe rousse…

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Anamalis fobil !… Faramata hi !…

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