Le Roman d’un spahi/02
DEUXIÈME PARTIE
I
… Trois ans avaient passé…
Trois fois étaient revenus le printemps terrible et l’hivernage, — trois fois, la saison de la soif avec les nuits froides et le vent du désert…
…Jean dormait, étendu sur son tara, dans son logis blanc de la maison de Samba-Hamet ; — son laobé jaune était couché près de lui, — les pattes de devant allongées, le museau tendu sur les pattes, la langue pendante et altérée, — immobile, avec les yeux ouverts, — ayant l’attitude et l’expression des chacals hiératiques dans les temples égyptiens…
Et Fatou-gaye était aux pieds de Jean, par terre.
Midi, l’heure silencieuse de la sieste… Il faisait chaud, chaud, étrangement chaud… Rappelez-vous les midis écrasants de juillet, et imaginez beaucoup plus de chaleur encore et plus de lumière… — C’était une journée de décembre. Le vent du désert soufflait tout doucement, avec sa régularité inévitable de chaque jour. — Et tout était desséché et mort. — Et sur ce sable, ce vent traçait à l’infini des milliers et des milliers de petites stries ondulées, mouvantes, qui étaient comme les vagues minuscules de la grande mer-sans-eau…
Fatou-gaye était couchée sur le ventre, appuyée sur ses coudes ; elle avait le torse nu, — costume d’intérieur, — et son dos poli se relevait en courbe gracieuse, depuis ses reins cambrés jusqu’à l’extraordinaire édifice d’ambre et de corail qui composait sa coiffure.
Autour de la case de Samba-Hamet, du silence, d’imperceptibles bruissements de lézards ou de moucherons, — des éblouissements de sable…
Et, le menton reposant dans ses deux mains, Fatou à moitié endormie chantait tout bas. Elle chantait des airs que jamais nulle part elle n’avait entendus, mais que pourtant elle ne composait pas. C’étaient sa rêverie énervée, son assoupissement voluptueux qui se traduisaient d’eux-mêmes en sons de musique, somnolents et bizarres : — action réflexe ; — effet produit sur son cerveau de petite fille noire par tout cet accablement des choses, — qui débordait sous forme de chant…
Oh ! dans cette sonorité de midi, dans ce demi-sommeil fébrile de la sieste, — comme vibre et pleure un chant vague, inconscient, résultat des choses, — paraphrase du silence et de la chaleur, — de la solitude et de l’exil !
…Entre Jean et Fatou la paix est faite. — Jean a pardonné, comme toujours, — l’histoire des khâliss et des boucles d’oreilles en or de Galam est absolument finie.
L’argent est trouvé d’ailleurs, et parti pour la France. — C’est Nyaor qui l’a prêté — en grosses pièces blanches à effigies fort anciennes qu’il tenait, avec beaucoup d’autres, enfermées dans un coffre de cuivre. — On les lui rendra quand on pourra ; — c’est une préoccupation pour Jean, il est vrai, — mais, au moins, ses chers vieux parents qui avaient compté sur lui n’en manqueront pas et seront tranquilles.
Le reste est secondaire.
Endormi sur son tara, avec son esclave couchée à ses pieds, Jean a je ne sais quelle nonchalance superbe, quel faux air de prince arabe. — Plus rien du petit montagnard des Cévennes. — Il a pris quelque chose de la majesté pauvre des fils de la tente.
Ces trois années de Sénégal, qui ont fauché deçà et delà dans les rangs des spahis, l’ont épargné lui. — Il a beaucoup bruni seulement, mais sa force s’est développée, ses traits se sont épurés, accentués encore dans tout ce qu’ils avaient de fin et de beau…
Une sorte d’atonie morale, des périodes d’indifférence et d’oubli, une sorte de sommeil du cœur avec, tout à coup, des réveils de souffrance, c’est là tout ce que ces trois années ont pu faire. Le climat du Sénégal n’a pas eu autrement prise sur sa nature puissante.
Il est devenu peu à peu un soldat modèle, ponctuel, vigilant et brave. Et pourtant il n’a encore sur sa manche que de modestes galons de laine. Les galons dorés de maréchal des logis qu’on a souvent fait briller à ses yeux lui ont toujours été refusés. Pas de protecteurs, d’abord, et puis surtout, oh ! scandale, vivre avec une femme noire !
S’enivrer, faire tapage, se faire rapporter la tête fendue, donner la nuit dans les rues, étant gris, des coups de sabre aux passants, traîner dans tous les bouges, user de toutes les prostitutions, tout cela est fort bien. — Mais avoir, pour soi tout seul, détourné du sentier de la vertu une petite captive de bonne maison, munie du sacrement du baptême, — voilà qui ne saurait être admis…
Sur ce sujet-là, Jean avait autrefois reçu de ses chefs des admonestations très violentes, avec des menaces terribles et des injures. — Devant l’orage, il avait découvert sa tête fière, et puis il avait écouté avec le stoïcisme commandé par la discipline, dissimulant, sous un certain air de contrition, l’envie folle qui le prenait de se servir de sa cravache. — Mais, après, il n’en avait fait ni plus ni moins…
Un peu plus de dissimulation peut-être pendant quelques jours, — mais il avait gardé Fatou.
Ce qui se passait dans son cœur au sujet de cette petite créature était si compliqué, que de plus habiles que lui eussent perdu leur peine en cherchant à s’y reconnaître. — Lui s’abandonnait sans comprendre, comme à un charme perfide d’amulette. Il était sans force pour se séparer d’elle. Les voiles s’épaississaient peu à peu sur son passé et ses souvenirs ; il se laissait maintenant conduire sans résistance où le menait son cœur troublé, indécis, dévoyé par la séparation et l’exil…
…Et, tous les jours, tous les jours, ce soleil !… Tous les matins, le voir se lever avec une régularité inexorable, à la même heure, sans nuages et sans fraîcheur, ce large soleil jaune ou rouge, que les horizons plats permettaient de voir surgir tout d’en bas comme sur la mer, et qui, à peine levé, commençait à envoyer à la tête, aux tempes, l’impression pénible et lourde de son flamboiement.
Il y avait deux ans que Jean et Fatou habitaient ensemble la maison de Samba-Hamet Au quartier des spahis, on avait fini, de guerre lasse, par admettre ce qu’on n’avait pu empêcher. — Jean Peyral, en somme, était un spahi exemplaire ; seulement il était bien entendu qu’à perpétuité il resterait voué à ses modestes galon de laine, qu’il n’irait jamais plus loin.
Fatou, dans la maison de Cora, était captive et non esclave, distinction essentielle établie par les règlements de la colonie, et que de très bonne heure elle avait saisie. — Captive, elle avait le droit de s’en aller, bien qu’on n’eût pas celui de la chasser. — Mais, une fois dehors de sa propre volonté, elle était libre, — et elle avait usé de ce droit-là.
En outre, elle était baptisée, et c’était une liberté de plus. Dans sa petite tête, rusée comme celle d’un jeune singe, tout cela était bien entré et bien compris. Pour une femme qui n’a pas abjuré la religion du Maghreb, se donner à un homme blanc est une action ignominieuse, — punie par toutes les huées publiques. Mais pour Fatou, ce préjugé terrible n’existait plus.
Il est vrai que ses pareilles quelquefois l’appelaient : Keffir ! — et cela lui était sensible, à la singulière petite. — Quand elle voyait arriver de l’intérieur ces bandes de Khassonkés qu’elle reconnaissait de loin à leur haute coiffure, elle accourait, intimidée et émue, tournant autour de ces grands hommes à crinière, cherchant à engager la conversation dans la langue aimée du pays… (Les nègres ont l’amour du village, de la tribu, du coin de sol où ils sont nés.) — Et quelquefois, sur un mot d’une méchante petite compagne, les hommes noirs du pays khassonké détournaient la tête avec mépris, en lui jetant avec un sourire et un plissement de lèvres intraduisibles, ce mot de keffir (infidèle), qui est le roumi des Algériens, ou le giaour des Orientaux. — Alors elle s’en allait, honteuse et le cœur gros, la petite Fatou…
Mais, tout de même, elle aimait encore mieux être keffir, et posséder Jean…
…Pauvre Jean, dors bien longtemps sur ton tara léger, que ce repos du jour, ce sommeil lourd et sans rêve se prolonge encore, car l’instant du réveil est sombre !…
Oh ! ce réveil, après l’engourdissement du sommeil de midi, — d’où provenait-elle cette lucidité étrange, qui faisait de cet instant une épouvante ?… Les idées s’éveillaient, tristes, confuses d’abord, dépareillées, désassorties ; c’étaient au début, des conceptions ténébreuses, pleines de mystère, comme des traces d’une existence antérieure à celle de ce monde… Puis, tout à coup, des conceptions plus nettes, d’une netteté navrante ; des souvenirs radieux d’autrefois, impressions d’enfance reparaissant, s’éclairant comme du fond d’un passé irrévocable ; souvenirs des chaumières ; des Cévennes les soirs d’été, se mêlant à des bruissements de sauterelles d’Afrique ; angoisse des séparations, du bonheur perdu ; synthèse rapide, navrante, de toute l’existence ; les choses de la vie vues par en dessous avec leurs aspects d’outre-tombe ; — l’autre côté de ce qui est, l’envers du monde…
…Surtout dans ces moments-là, il semblait qu’il eût conscience de la marche rapide et inexorable du temps, que l’atonie de son esprit ne lui permettait pas habituellement de saisir… Il s’éveillait, entendant contre le tara sonore le faible bruit du battement des artères de son front, et il lui semblait entendre les pulsations du temps, les battements d’une grande horloge mystérieuse de l’éternité, et il sentait le temps s’envoler, filer, filer avec une vitesse de chose qui tombe dans le vide, et sa vie s’écouler avec lui sans qu’il pût la retenir…
… Et il se relevait brusquement, s’éveillant tout à fait, avec une envie folle de partir, une rage de désespoir en présence de ces années qui le séparaient encore du retour.
Fatou-gaye comprenait vaguement que ce réveil était un instant dangereux, un instant critique où l’homme blanc lui échappait. Aussi elle guettait ce réveil, et quand elle voyait Jean ouvrir ses yeux mélancoliques, et puis se redresser tout à coup le regard effaré, vite elle s’approchait, à genoux pour le servir, ou bien elle lui passait autour du cou ses bras souples :
— Qu’as-tu, mon blanc ?… disait-elle, d’une voix qu’elle faisait douce et languissante comme le son de la guitare d’un griot.
…Mais ces impressions de Jean n’étaient pas de longue durée. Quand il était bien éveillé, son atonie habituelle reprenait son cours, — et il recommençait à voir les choses sous leurs aspects accoutumés.
II
… C’était une opération très importante et très compliquée que de coiffer Fatou ; — cela avait lieu chaque semaine une fois, et, cette fois-là, toute la journée y passait.
Dès le matin, elle se mettait en route pour Guet-n’dar, la ville nègre, — où habitait, dans une case pointue faite de chaume et de roseaux secs, la coiffeuse en renom des dames nubiennes.
Elle restait là plusieurs heures durant, accroupie sur le sable, s’abandonnant aux mains de cette artiste patiente et minutieuse.
La coiffeuse défaisait d’abord, — désenfilait une à une les perles, — détressait, démêlait les mèches épaisses ; — puis reconstruisait ensuite cet édifice très surprenant, dans lequel entraient du corail, des pièces d’or, des paillettes de cuivre, des boules de jade vert et des boules d’ambre. — Des boules d’ambre grosses comme des pommes, héritage maternel, précieux joyaux de famille rapportés en cachette dans la terre d’esclavage.
Et le plus compliqué à peigner, c’était encore le derrière de la tête, la nuque de Fatou. — Là, il fallait diviser les masses crépues en des centaines de petits tire-bouchons empesés et rigides, soigneusement alignés, qui ressemblaient à des rangs de franges noires.
On roulait chacun de ces tire-bouchons séparément autour d’un long brin de paille, on les couvrait d’une épaisse couche de gomme, — et, pour laisser à cet enduit le temps de sécher, les pailles devaient, jusqu’au lendemain, rester en place. — Fatou rentrait chez elle avec toutes ces brindilles tenant à sa chevelure ; elle avait l’air, ce soir-là, de s’être coiffée dans la peau d’un porc-épic.
Mais, le lendemain, quand les pailles étaient enlevées, quel bel effet !…
On jetait par là-dessus, à la mode khassonkée, une sorte de gaze du pays, très transparente, qui enveloppait le tout comme une toile d’araignée bleue ; et cette coiffure, solidement établie, durait nuit et jour pendant toute une semaine.
Fatou-gaye se chaussait d’élégantes petites sandales de cuir, maintenues par des lanières qui passaient entre l’orteil et le premier doigt, — comme des cothurnes antiques.
Elle portait le pagne étriqué et collant que les Égyptiennes du temps des Pharaons léguèrent à la Nubie. — Par-dessus, elle mettait un boubou : grand carré de mousseline ayant un trou pour passer la tête, et retombant en péplum jusqu’au-dessous du genou.
Sa parure se composait de lourds anneaux d’argent, rivés aux poignets et aux chevilles ; et puis d’odorants colliers de soumaré, — la fortune de Jean ne lui permettant pas l’usage des colliers d’ambre ou d’or.
Les soumarés sont des tresses faites de plusieurs rangs enfilés de petites graines brunes ; ces graines qui mûrissent sur les bords de la Gambie ont une senteur pénétrante et poivrée, un parfum sui generis, une des odeurs les plus caractéristiques du Sénégal.
Elle était bien jolie, Fatou-gaye, avec cette haute coiffure sauvage, qui lui donnait un air de divinité hindoue, parée pour une fête religieuse. Rien de ces faces épatées et lippues de certaines peuplades africaines qu’on a l’habitude en France de considérer comme le modèle générique de la race noire. Elle avait le type khassonké très pur : un petit nez droit et fin, avec des narines minces, un peu pincées et très mobiles, une bouche correcte et gracieuse, avec des dents admirables ; et puis, surtout, de grands yeux d’émail bleuâtre, remplis, suivant les moments, d’étrangeté grave, ou de mystérieuse malice.
III
Fatou ne travaillait jamais, — c’était une vraie odalisque que Jean s’était offerte là.
Elle savait comment s’y prendre pour blanchir et réparer ses boubous et ses pagnes. — Elle était toujours propre comme une chatte noire habillée de blanc, — par instinct de propreté d’abord, et puis parce qu’elle avait compris que Jean ne la supporterait pas autrement. Mais, en dehors de ces soins de sa personne, elle était incapable d’aucun travail.
Depuis que les pauvres vieux Peyral ne pouvaient plus envoyer à leur fils les petites économies que, pièce par pièce, ils mettaient de côté pour lui ; depuis que « rien ne leur réussissait plus », comme écrivait la vieille Françoise, et qu’ils avaient même été obligés de recourir à la bourse modeste du spahi, le budget de Fatou allait devenir fort difficile à équilibrer.
Heureusement, Fatou était une petite personne sobre, dont la vie matérielle ne coûtait pas cher.
Dans tous les pays du Soudan, la femme est placée, vis-à-vis de l’homme, dans des conditions d’infériorité très grande. — Plusieurs fois dans le courant de sa vie, elle est achetée et revendue comme une tête de bétail, à un prix qui diminue en raison inverse de sa laideur, de ses défauts et de son âge.
Jean demandait un jour à son ami Nyaor : « Qu’as-tu fait de Nokhoudounkhoullé ta femme, celle qui était si belle ? »
Et Nyaor répondit avec un sourire tranquille : « Nokhoudounkhoullé était trop bavarde et je l’ai vendue. — Avec le prix qu’on m’en a donné, j’ai acheté trente brebis qui ne parlent jamais. »
C’est à la femme que revient le plus dur travail des indigènes, celui de piler le mil pour le kousskouss.
Du matin au soir, dans toute la Nubie, depuis Tombouctou jusqu’à la côte de Guinée, dans tous les villages de chaume, sous le soleil dévorant, les pilons de bois des négresses retombent bruyamment dans les mortiers de caïlcédra. Des milliers de bras cerclés de bracelets s’épuisent à ce travail, et les ouvrières, bavardes et querelleuses, mêlent à ce bruit monotone le concert de leurs voix aiguës qui semblent sortir de gosiers de singes. — Il en résulte un vacarme très caractéristique qui annonce de loin, dans les halliers, dans le désert, l’approche de ces villages d’Afrique.
Le produit de ce pilage éternel, qui use des générations de femmes, est une grossière farine de mil, avec laquelle on confectionne une bouillie sans saveur, le kousskouss.
Le kousskouss est la base de l’alimentation des peuples noirs.
Fatou-gaye échappait à ce travail légendaire des femmes de sa race ; — chaque soir, elle descendait chez Coura-n’diaye, la vieille poétesse du roi El Hadj, la femme griote. — Là, moyennant une faible redevance mensuelle, elle avait le droit de s’asseoir parmi les petites esclaves de l’ancienne favorite, autour des grandes calebasses où fumait le kousskouss tout chaud, — et de manger au gré de son appétit de seize ans.
Du haut de son tara, étendue sur de fines nattes au tissu compliqué, la vieille déchue présidait avec une dignité impassible.
Et pourtant, c’étaient des scènes très bruyantes et très impayables que ces repas : ces petites créatures nues, accroupies par terre, en rond autour de calebasses énormes, pêchant à même dans la bouillie spartiate, toutes ensemble, avec leurs doigts. — C’étaient des cris, des mines, des grimaces, des espiègleries nègres à rendre des points à des ouistitis ; — et des arrivées intempestives de gros moutons cornus ; — et des pattes de chat allongées en tapinois, — puis plongées sournoisement dans la bouillie ; — des intrusions de chiens jaunes, fourrant dans le plat leur museau pointu, — et puis, des éclats de rire d’un comique impossible montrant des rangées magnifiques de dents blanches, dans des gencives d’un gros rouge de pivoine.
Fatou était toujours rhabillée et les mains nettes quand Jean, qui avait dû rentrer à la caserne à quatre heures, revenait après l’appel de retraite. Elle avait repris, sous sa haute coiffure d’idole, une expression sérieuse, presque mélancolique ; ce n’était plus la même créature.
C’était triste le soir, ce quartier mort, isolé au bout d’une ville morte.
Jean restait souvent accoudé à la grande fenêtre de sa chambre blanche et nue. — La brise de la mer faisait papillonner au plafond les parchemins des prêtres, que Fatou avait pendus là par de longs fils, pour veiller sur leur sommeil.
Devant lui, il avait les grands horizons du Sénégal, — la pointe de Barbarie, — une immensité plate, sur les lointains de laquelle pesaient de sombres vapeurs de crépuscule : l’entrée profonde du désert.
Ou bien il s’asseyait à la porte de la maison de Samba-Hamet, devant ce carré de terrain vague que bordaient de vieilles constructions de briques en ruines, — sorte de place au milieu de laquelle croissait ce maigre palmier jaune, de l’espèce à épines, qui était l’arbre unique du quartier.
Il s’asseyait là et fumait des cigarettes qu’il avait appris à Fatou à lui faire.
Hélas ! cette distraction même, il allait falloir songer à la supprimer bientôt — faute d’argent pour en acheter.
Il suivait de ses grands yeux bruns devenus atones, le va-et-vient de deux ou trois petites négresses qui se poursuivaient, gambadaient follement au vent du soir, — dans le demi-jour crépusculaire, comme des phalènes,
En décembre, le coucher du soleil amenait presque toujours sur Saint-Louis des brises fraîches et de grands rideaux de nuages qui, tout à coup, assombrissaient le ciel, mais ne crevaient jamais. — Ils passaient bien haut, et s’en allaient. — Jamais une goutte de pluie, jamais une impression d’humidité ; c’était la saison sèche, et, dans toute la nature, on n’eût pas trouvé un atome de vapeur d’eau. — On respirait pourtant, ces soirs de décembre ; c’était un répit, cette fraîcheur pénétrante, cela causait une sensation de soulagement physique, — mais, en même temps, je ne sais quelle impression plus grande de mélancolie.
Et, quand Jean était assis, à la tombée de la nuit, devant sa porte isolée, — sa pensée s’en allait au loin.
Ce trajet à vol d’oiseau, que ses yeux faisaient chaque jour sur les grandes cartes géographiques pendues aux murs dans la caserne des spahis, il le parcourait souvent en esprit, — le soir surtout, — sur une sorte de panorama imaginaire, de représentation qu’il s’était faite du monde.
Traverser d’abord ce grand désert sombre, qui commençait là, derrière sa maison.
Cette première partie du voyage était celle que son esprit accomplissait le plus lentement, — s’attardant dans un infini de solitudes mystérieuses, où tous ces sables ralentissaient sa marche.
Et puis franchir l’Algérie, et la Méditerranée, — arriver aux côtes de France ; remonter la vallée du Rhône, — et parvenir enfin à ce point que la carte marquait de petites hachures noires, — et que lui se représentait en hautes cimes bleuâtres dans des nuages : les Cévennes.
Des montagnes ! Il y avait si longtemps que ses yeux étaient faits aux solitudes plates ! — si longtemps qu’il n’en avait pas vu, qu’il en avait presque perdu la notion.
Et des forêts ! Les grands bois des châtaigniers de son pays, — qui étaient humides et qui étaient pleins d’ombre, — où couraient de vrais ruisseaux d’eau vive, où le sol était de la terre, avec des tapis de fraîches mousses et d’herbes fines !… Il lui semblait qu’il aurait éprouvé un soulagement, rien qu’en voyant un peu de terre humide et moussue, — au lieu de toujours ce sable aride, promené par le vent du désert.
Et son cher village, que dans son voyage idéal il apercevait d’abord de haut, comme en planant, — la vieille église, — sur laquelle il s’imaginait de la neige, la cloche sonnant l’Angelus, probablement — (il était sept heures du soir), — et sa chaumière auprès ! — Tout cela bleuâtre et dans la vapeur, — par un soir de décembre bien froid, — avec un pâle rayon de lune glissant dessus.
Était-ce possible ? — À cet instant même, à l’heure qu’il était, en même temps que ce qui l’entourait, — tout cela existait bien réellement quelque part ; ce n’était pas seulement un souvenir, une vision du passé ; — cela existait ; — cela n’était même pas très loin ; — à cette heure même, il y avait des gens qui y étaient, — et il était impossible d’y aller.
Que faisaient-ils ses pauvres vieux parents, à cette heure où il pensait à eux ? — Assis au coin du feu, sans doute, devant la grande cheminée, où flambaient gaîment des branches ramassées dans la forêt.
Il revoyait là tous les objets familiers à son enfance, — la petite lampe des veillées d’hiver, les vieux meubles, — le chat endormi sur un escabeau. — Et, au milieu de toutes ces choses amies, il cherchait à placer les hôtes bien-aimés de la chaumière.
Sept heures à peu près ! C’était bien cela ; le repas du soir terminé, ils étaient assis au coin du feu, — vieillis sans doute, — son vieux père dans son attitude habituelle, appuyant sur sa main sa belle tête grise, — une tête d’ancien cuirassier redevenu montagnard ; — et sa mère, tricotant probablement, faisant glisser très vite ses grandes aiguilles entre ses braves mains vives et laborieuses, — ou bien tenant droite sa quenouille de chanvre, et filant.
Et Jeanne, — elle était avec eux peut-être ! — Sa mère lui avait écrit qu’elle venait souvent leur tenir compagnie aux veillées d’hiver. — Comment était-elle maintenant ? Changée et encore embellie, lui avait-on dit. — Comment était sa figure de grande jeune fille, qu’il n’avait pas vue ?
Auprès du beau spahi en veste rouge, il y avait Fatou-gaye assise, avec sa haute coiffure d’ambre à paillettes de cuivre.
La nuit était venue, et, sur la place solitaire, les petites négresses continuaient à se poursuivre, passant et repassant dans l’obscurité, — l’une toute nue, — les deux autres avec de longs boubous flottants, ayant l’air de deux chauves-souris blanches. Ce vent froid les excitait à courir ; elles étaient comme ces jeunes chats qui, chez nous, éprouvent le besoin de faire des gambades folles quand souffle ce vent d’est bien sec qui nous apporte la gelée.
IV
DIGRESSION PÉDANTESQUE SUR LA MUSIQUE ET SUR UNE CATÉGORIE DE GENS APPELÉS GRIOTS
L’art de la musique est confié, dans le Soudan, à une caste d’hommes spéciaux, appelés griots, qui sont, de père en fils, musiciens ambulants et compositeurs de chants héroïques.
C’est aux griots que revient le soin de battre le tam-tam pour les bamboulas, et de chanter, pendant les fêtes, les louanges des personnages de qualité.
Lorsqu’un chef éprouve le besoin d’entendre exalter sa propre gloire, il mande ses griots, qui viennent s’asseoir devant lui sur le sable, et composent sur-le-champ, en son honneur, une longue série de couplets officiels, accompagnant leur aigre voix des sons d’une petite guitare très primitive, dont les cordes sont tendues sur des peaux de serpent.
Les griots sont les gens du monde les plus philosophes et les plus paresseux ; ils mènent la vie errante et ne se soucient jamais du lendemain. — De village en village, ils s’en vont, seuls ou à la suite des grands chefs d’armée, — recevant par-ci par-là des aumônes, traités partout en parias, comme en Europe les gitanos ; — comblés quelquefois d’or et de faveurs, comme chez nous les courtisanes ; — exclus, pendant leur vie, des cérémonies religieuses, et, après leur mort, des lieux de sépulture.
Ils ont des romances plaintives, aux paroles vagues et mystérieuses ; — des chants héroïques, qui tiennent de la mélopée par leur monotonie, de la marche guerrière par leur rythme scandé et nerveux : — des airs de danse pleins de frénésie ; — des chants d’amour, qui semblent des transports de rage amoureuse, des hurlements de bêtes en délire. — Mais, dans toute cette musique noire, la mélodie se ressemble ; comme chez les peuples très primitifs, elle est composée de phrases courtes et tristes, sortes de gammes plus ou moins accidentées, qui partent des notes les plus hautes de la voix humaine, et descendent brusquement jusqu’aux extrêmes basses, en se traînant ensuite comme des plaintes.
Les négresses chantent beaucoup en travaillant, ou pendant ce demi-sommeil nonchalant qui compose leur sieste. Au milieu de ce grand calme de midi, plus accablant là-bas que dans nos campagnes de France, ce chant des femmes nubiennes a son charme à lui, mêlé à l’éternel bruissement des sauterelles. — Mais il serait impossible de le transporter en dehors de son cadre exotique de soleil et de sable ; entendu ailleurs, ce chant ne serait plus lui-même.
Autant la mélodie semble primitive, insaisissable à force de monotonie, autant le rythme est difficile et compliqué. — Ces longs cortèges de noces qu’on rencontre la nuit, cheminant lentement sur le sable, chantent, sous la conduite de griots, des chœurs d’ensemble d’une allure bien étrange, dont l’accompagnement est un contretemps persistant, et qui semblent hérissés, comme à plaisir, de difficultés rythmiques et de bizarreries.
Un instrument très simple, et réservé aux femmes, remplit dans cet ensemble un rôle important : c’est seulement une gourde allongée, ouverte à l’une de ses extrémités, — objet qu’on frappe de la main tantôt à l’ouverture, tantôt sur le flanc, et qui rend ainsi deux sons différents : l’un sec, et l’autre sourd ; on n’en peut tirer rien de plus, et le résultat obtenu est cependant surprenant. — Il est difficile d’exprimer l’effet sinistre, presque diabolique, d’un bruit lointain de voix nègres, à demi couvertes par des centaines de semblables instruments.
Un contretemps perpétuel des accompagnateurs, et des syncopes inattendues, parfaitement comprises et observées par tous les exécutants, sont les traits les plus caractéristiques de cet art — inférieur peut-être, mais assurément très différent du nôtre, — que nos organisations européennes ne nous permettent pas de parfaitement comprendre.
V
BAMBOULA
Un griot qui passe frappe quelques coups sur son tam-tam. — C’est le rappel, et on se rassemble autour de lui.
Des femmes accourent, qui se rangent en cercle serré, et entonnent un de ces chants obscènes qui les passionnent. — L’une d’elles, la première venue, se détache de la foule et s’élance au milieu, dans le cercle vide où résonne le tambour ; elle danse avec un bruit de grigris et de verroterie ; — son pas, lent au début, est accompagné de gestes terriblement licencieux ; il s’accélère bientôt jusqu’à la frénésie ; on dirait les trémoussements d’un singe fou, les contorsions d’une possédée.
À bout de forces, elle se retire, haletante, épuisée, avec des luisants de sueur sur sa peau noire ; ses compagnes l’accueillent par des applaudissements ou par des huées ; — puis une autre prend sa place, et ainsi de suite, jusqu’à ce que toutes y aient passé.
Les vieilles femmes se distinguent par une indécence plus cynique et plus enragée. — L’enfant que souvent elles portent, attaché sur leur dos, — affreusement ballotté, pousse des cris perçants ; — mais les négresses ont perdu, en pareil cas, jusqu’au sentiment maternel, et rien ne les arrête plus.
Dans toutes les contrées du Sénégal, les levers de pleine lune sont des moments particulièrement consacrés à la bamboula, des soirs de grande fête nègre ; — et il semble que la lune se lève là-bas, sur ce grand pays de sable, dans l’infini de ces horizons chauds, — plus rouge et plus énorme qu’ailleurs.
À la tombée du jour, les groupes se forment, — les femmes mettent, pour de telles occasions, des pagnes de couleur éclatante, se parent de bijoux en or fin de Galam, — ornent leurs bras de lourds anneaux d’argent, — leur cou d’une étonnante profusion de grigris, de verroterie, d’ambre et de corail.
Et, quand le disque rouge apparaît, toujours agrandi et déformé par le mirage, jetant sur l’horizon de grosses lueurs sanglantes, — un vacarme furieux se lève de toute cette foule : — la fête commence.
À certaines époques de l’année, devant la maison de Samba-Hamet, la place solitaire devenait le théâtre de bamboulas fantastiques.
Dans ces occasions, Coura-n’diaye prêtait à Fatou quelques-uns de ses bijoux précieux pour aller à la fête.
Quelquefois elle y paraissait elle-même comme aux anciens jours.
Et alors c’était un grand bruissement d’admiration, quand la vieille griotte s’avançait, couverte d’or, la tête haute, avec une flamme étrange rallumée dans ses yeux éteints. — Elle avait le torse effrontément nu ; sur sa poitrine ridée de momie noire, sur ses mamelles qui pendaient comme de grandes peaux vides et mortes, s’étalaient les présents merveilleux d’El-Hadj le conquérant : des colliers de jade pâle d’un vert d’eau tendre, — et puis des rangs et des rangs de grosses boules d’or fin, d’un travail rare et inimitable. — Elle avait de l’or plein les bras, de l’or aux chevilles, des bagues d’or à tous les doigts de pied, et, sur la tête, un antique édifice d’or.
La vieille idole parée se mettait à chanter ; peu à peu elle s’animait en agitant ses bras de squelette, qui avaient peine à soulever le poids de leurs bracelets. — Sa voix, rauque et caverneuse, résonnait au début comme au fond d’une carcasse vide, puis devenait vibrante à faire frémir. — On retrouvait un écho posthume de la poétesse d’El-Hadj et, dans ses yeux dilatés, éclairés par en dedans, il semblait qu’on vît passer des reflets des grandes guerres mystérieuses de l’intérieur, des grands jours d’autrefois : les armées d’El-Hadj volant dans le désert ; les grands égorgements laissant des peuplades entières aux vautours ; — l’assaut de Ségou-Koro ; — tous les villages du Massina, sur des centaines de lieues de pays, brûlant au soleil, de Médine à Tombouctou, comme des feux d’herbes dans la plaine.
Coura-n’diaye était très fatiguée quand elle avait fini ses chansons. — Elle rentrait chez elle toute tremblante et s’étendait sur son tara. — Quand ses petites esclaves l’avaient dépouillée de ses bijoux et massée tout doucement pour la faire dormir, on la laissait tranquille comme une morte, et elle restait couchée pendant deux jours.
VI
Guet-N’dar, la ville nègre, bâtie en paille grise sur le sable jaune. — Des milliers, des milliers de petites huttes rondes, à moitié cachées derrière des palissades de roseaux secs, et coiffées toutes d’un grand bonnet de chaume. — Et les milliers de pointes de ces milliers de toits affectant les formes les plus extravagantes et les plus pointues, — les unes droites, menaçant le ciel, — les autres de travers, menaçant leurs voisines, — les autres, enfin, racornies, ventrues, défoncées, ayant l’air fatigué d’avoir tant séché au soleil, — paraissant vouloir se recroqueviller, s’enrouler comme de vieilles trompes d’éléphant. — Et tout cela à perte de vue, découpant de bizarres perspectives de choses cornues sur l’uniformité du ciel bleu.
Au milieu de Guet-n’dar, partageant la cité en deux, du nord au sud, une large rue de sable, bien régulière et bien droite, s’ouvrant au loin toute grande sur le désert. — Le désert pour campagne et pour horizon.
De chaque côté de cette vaste tranchée, un dédale de petites ruelles tortueuses, contournées comme les sentiers d’un labyrinthe.
C’est dans ces quartiers que Fatou conduit Jean ; — et, pour le conduire, à la manière nègre, elle lui tient un doigt dans sa ferme petite main noire, ornée de bagues de cuivre.
On est en janvier. — Il est sept heures du matin, et le soleil se lève à peine. — L’heure est agréable et fraîche, même au Sénégal.
Jean marche de son pas fier et grave, — tout en souriant intérieurement de l’expédition drôle que Fatou-gaye lui fait faire, et du personnage auquel il va rendre visite.
Il se laisse conduire de bonne grâce ; cette promenade l’intéresse et l’amuse.
Il fait beau ; cet air pur du matin, le bien-être physique apporté par cette rare fraîcheur, tout cela influe doucement sur lui. — Et puis, en ce moment, Fatou-gaye lui paraît fort mignonne, et il l’aime presque.
C’est un de ces moments fugitifs et singuliers, où chez lui le souvenir est mort, où ce pays d’Afrique semble sourire, — où le spahi s’abandonne sans arrière-pensée sombre à cette vie qui depuis trois ans le berce et l’endort d’un sommeil lourd et dangereux, hanté par des rêves sinistres.
L’air du matin est frais et pur. Derrière les palissades grises en roseaux qui bordent les petites rues de Guet-n’dar, on commence à entendre les premiers coups sonores des pilons à kousskouss, mêlés à des éclats de voix nègres qui s’éveillent, à des bruits de verroterie qu’on remue ; — à tous les coins du chemin, des crânes de moutons cornus, — (pour ceux qui sont au courant des usages nègres : les égorgés de la tabaski), plantés au bout de longs bâtons, et regardant passer le monde, avec des airs de tendre leur cou de bois pour mieux voir. — Et, posés partout, de gros lézards fétiches, au corps bleu de ciel, dandinant perpétuellement de droite et de gauche par suite d’un singulier tic de lézard qu’ils ont, leur tête d’un beau jaune qui semble faite en peau d’orange.
Des odeurs de nègres, d’amulettes de cuir, de kousskouss et de soumaré.
Des négrillons commençant à paraître aux portes avec leur gros ventre orné d’un rang de perles bleues, — avec leur nombril pendant, leur sourire fendu jusqu’aux oreilles, et leur tête en poire, rasée à trois petites queues. Tous s’étirent, regardent Jean d’un air étonné avec leurs gros yeux d’émail, — et disant quelquefois, les plus osés : « Toubah ! toubah !… toubah ! bonjour ! »
Tout cela sent bien la terre d’exil, et l’éloignement de la patrie ; les moindres détails des moindres choses sont étranges. Mais il y a une telle magie dans ces levers de soleil des tropiques, une telle limpidité ce matin-là dans l’air, un tel bien-être dans cette fraîcheur inusitée, — que Jean répond gaîment aux bonjours des bébés noirs, sourit aux réflexions de Fatou, et s’abandonne et oublie…
Le personnage chez lequel se rendaient Jean et Fatou était un grand vieillard à l’œil rusé et matois qui s’appelait Samba-Latir.
Quand ils furent tous deux assis par terre sur des nattes dans la case de leur hôte, Fatou prit la parole et expliqua son cas, qui était, comme on va le voir, grave et critique :
Depuis plusieurs jours, elle rencontrait, à la même heure, une certaine vieille, très laide, qui la regardait d’une façon singulière, — du coin de l’œil, sans tourner la tête !… Hier au soir enfin, elle était rentrée chez elle tout en larmes, déclarant à Jean qu’elle se sentait ensorcelée.
Et toute la nuit elle avait été obligée de se tenir la tête dans l’eau, pour atténuer les premiers effets de ce maléfice.
Dans la collection d’amulettes dont elle était pourvue, il y en avait contre toute sorte de maux ou d’accidents : contre les mauvais rêves et les poisons des plantes, contre les chutes dangereuses et le venin des bêtes, contre les infidélités du cœur de Jean et les dégâts des fourmis blanches, contre le mal de ventre et contre le caïman. — Il n’y en avait point encore contre le mauvais œil et les sorts que les gens vous jettent au passage.
Or c’était là une spécialité reconnue à Samba-Latir, et voilà pourquoi Fatou-gaye était venue recourir à lui.
Samba-Latir avait justement la chose toute faite. Il tira d’un vieux coffre mystérieux un petit sachet rouge fixé à un cordon de cuir ; il le mit au cou de Fatou-gaye en prononçant les paroles sacramentelles, — et l’esprit malin se trouva conjuré.
Cela ne coûtait que deux khâliss d’argent (dix francs). — Et le spahi, qui ne savait pas marchander, pas même une amulette, paya sans murmurer. — Pourtant il sentit le sang lui monter aux tempes, en voyant partir ces deux pièces, non pas qu’il tînt à l’argent ; — jamais même il n’avait pu s’habituer à en connaître la valeur ; — mais pourtant, deux khâliss, c’était beaucoup dans ce moment pour sa pauvre bourse de spahi. Et surtout il se disait, avec un remords et un serrement de cœur, que ses vieux parents se privaient sans doute de beaucoup de choses qui coûtaient moins de deux khâliss, — et qui assurément étaient plus utiles que les amulettes de Fatou.
VII
LETTRE DE JEANNE MÉRY À SON COUSIN JEAN
» Voilà tantôt trois ans de passés depuis ton départ, et j’attends toujours pour que tu me parles de ton retour ; moi j’ai bien foi en toi, vois-tu, et je sais que tu n’es pas pour me tromper ; mais ça n’empêche pas que le temps me dure ; il y a des fois la nuit où le chagrin me prend, et il me passe toute sorte d’idées. Avec ça, mes parents me disent que si tu avais bien voulu, tu aurais pu avoir un congé pour venir faire un tour vers chez nous. — Je crois bien aussi qu’il y en a ici, au village, qui leur montent la tête, mais c’est vrai pourtant que notre cousin Pierre est revenu deux fois au pays, lui, pendant le temps qu’il était soldat.
» Il y en a qui font courir le bruit que je vais épouser le grand Suirot. — Crois-tu ? quelle drôle de chose d’épouser ce grand benêt qui fait le monsieur ; je laisse dire, car je sais qu’il n’y a rien dans le monde pour moi comme mon cher Jean. — Tu peux être bien tranquille, il n’y a pas de danger qu’ils m’attrapent à aller au bal ; ça m’est égal qu’ils me disent que je fais des manières ; pour danser avec Suirot ou ce gros nigaud de Toinon, ou d’autres comme ça, non vraiment ; je m’assieds bien tranquille le soir sur la barre[1] de chez Rose, devant la porte, et là je pense et je repense de mon cher Jean, qui vaut mieux que tous les autres, et pour sûr je ne m’ennuie pas quand je pense à lui.
» Je te remercie de ton portrait ; c’est bien toi, quoiqu’on dise ici que tu as joliment changé ; moi je trouve que c’est bien toujours ta même figure, — seulement que tu ne regardes pas le monde tout à fait de la même manière. — Je l’ai mis sur la grande cheminée et, tout alentour, mon rameau de Pâques, ce qui fait que, quand j’entre dans la chambre, c’est le premier qui me regarde.
» Mon cher Jean, je n’ai pas encore osé porter ce beau bracelet fait par les nègres que tu m’as envoyé ; — de peur d’Olivette et de Rose ; elles trouvent déjà que je fais la demoiselle, ça serait bien pire. — Quand tu seras là et que nous serons mariés, ce sera autre chose ; je porterai aussi la belle chaîne à jaseron de la tante Tounelle et sa chaîne de ciseaux. — Viens seulement, car, vois-tu, je languis bien de ne pas te voir ; j’ai l’air de rire quelquefois avec les autres, mais après le chagrin me monte si fort, si fort, que je me cache pour pleurer.
» Adieu, mon cher Jean ; je t’embrasse de tout cœur.
VIII
Les mains de Fatou, qui étaient d’un beau noir au dehors, avaient le dedans rose.
Longtemps cela avait fait peur au spahi : il n’aimait pas voir le dedans des mains de Fatou, qui lui causait, malgré lui, une vilaine impression froide de pattes de singe.
Ces mains étaient pourtant petites, délicates — et reliées au bras rond par un poignet très fin. — Mais cette décoloration intérieure, ces doigts teintés mi-partie, avaient quelque chose de pas humain qui était effrayant.
Cela, et certaines intonations d’un fausset étrange qui lui échappaient quelquefois quand elle était très animée ; cela et certaines poses, certains gestes inquiétants ; cela rappelait de mystérieuses ressemblances qui troublaient l’imagination…
À la longue pourtant, Jean s’y était habitué, et ne s’en préoccupait plus. Dans les moments où Fatou lui semblait gentille et où il l’aimait encore, il l’appelait même, en riant, d’un bizarre nom yolof qui signifiait : petite fille singe.
Elle était très mortifiée, Fatou, de ce nom d’amitié, et prenait alors des airs posés, des mines sérieuses qui amusaient le spahi.
Un jour — (il faisait exceptionnellement beau ce jour-là : un temps presque doux, avec un ciel très pur), — un jour Fritz Muller, qui se rendait en visite chez Jean, était monté sans bruit et s’était arrêté sur le seuil.
Là, il se divertit beaucoup, en assistant de la porte à la scène suivante :
Jean, souriant d’un bon sourire d’enfant qui s’amuse, paraissait examiner Fatou avec une attention extrême, — lui étirant les bras, la retournant, l’inspectant sans rien dire sur toutes ses faces ; — et puis tout à coup, d’un air convaincu, il exprimait ainsi ses conclusions :
— Toi tout à fait même chose comme singe !…
Et Fatou, très vexée :
— Ah ! Tjean ! Toi n’y a pas dire ça, mon blanc ! D’abord, singe, lui, n’y a pas connaît manière pour parler, — et moi connais très bien !
Alors Fritz Muller partit d’un grand éclat de rire, — et puis Jean aussi, en voyant surtout l’air digne et comme il faut que Fatou-gaye s’efforça de prendre, afin de protester par son maintien contre ces conclusions impolies.
— Très joli petit singe, dans tous les cas ! dit Muller, qui admirait beaucoup la beauté de Fatou. — (Il avait longtemps habité le pays noir et s’y connaissait en belles filles du Soudan.)
— Très joli petit singe ! Si tous ceux des bois de Galam étaient pareils, on pourrait encore s’acclimater dans ce pays maudit, qui n’a sûrement jamais reçu la visite du bon Dieu !
IX
Une salle blanche, tout ouverte au vent de la nuit ; — deux lampes suspendues, que de gros éphémères affolés par la flamme viennent battre de leurs ailes ; — une tablée bruyante d’hommes habillés de rouge, — et des maritornes très noires s’empressant alentour : — un grand souper de spahis.
Le jour, il y a eu fête à Saint-Louis : — fête militaire, revue au quartier, courses de chevaux du désert, — courses de chameaux, — courses de bœufs montés et courses de pirogues. — Tout le programme habituel des réjouissances d’une petite ville provinciale, — avec, en plus, la note étrange apportée par la Nubie.
Par les rues, on a vu circuler en uniforme tous les hommes valides de la garnison, marins, spahis ou tirailleurs. — On a vu des mulâtres et des mulâtresses en habits des grands jours ; les vieilles signardes du Sénégal (métis de distinction), raides et dignes avec leur haute coiffure de foulard madras et leurs deux papillotes en tire-bouchon à la mode de 1820 ; — et les jeunes signardes, en toilettes de notre époque, — drôles et fanées, sentant la côte d’Afrique. — Puis deux ou trois femmes blanches en toilettes fraîches ; et, derrière elles, comme repoussoir, la foule nègre couverte de grigris et d’ornements sauvages : tout Guet-n’dar en tenue de fête.
Tout ce que Saint-Louis peut déployer d’animation et de vie ; tout ce que la vieille colonie peut mettre de monde dans ses rues mortes ; — tout cela dehors pour un jour, — et prêt à rentrer demain dans l’assoupissement de ses maisons silencieuses, enveloppées d’un suaire uniforme de chaux blanche.
Et les spahis qui ont, par ordre, paradé toute la journée sur la place du Gouvernement, sont très réveillés et très excités par ce mouvement insolite. — Ils fêtent ce soir des nominations et des médailles qui leur sont arrivées par le dernier courrier de France ; et Jean, qui d’ordinaire fait un peu bande à part, assiste avec eux à ce souper qui est un repas de corps.
Elles ont eu fort à faire, les maritornes noires, pour servir les spahis ; non pas qu’ils aient mangé beaucoup, mais ils ont bu effroyablement, et ils sont tous gris.
Un grand nombre de toasts ont été portés ; — beaucoup de propos, extravagants de naïveté ou de cynisme, ont été tenus ; — beaucoup d’esprit a été dépensé, — d’un esprit de spahis, très originalement cru, à la fois très sceptique et très enfantin. — Beaucoup de chansons singulières, affreusement risquées, venues on ne sait d’où, de l’Algérie, de l’Inde ou d’ailleurs, ont été chantées, — les unes en soli comiquement discrets, — les autres en chœurs terribles, accompagnés de bris de verres et de coups de poing à casser les tables. — On a débité de vieilles facéties ingénues et ressassées, qui ont excité des rires jeunes et joyeux ; on a aussi lancé des mots capables de faire monter le rouge au front du diable même.
Et tout à coup, voilà qu’un spahi, au milieu de ce débordement d’insanités tapageuses, lève un verre de champagne et porte ce toast inattendu :
— À ceux qui sont tombés à Mecké et à Bobdiarah !
Bien bizarre, ce toast, que l’auteur de ce récit n’a pas inventé ; bien imprévue, cette santé portée !… Hommage de souvenir, ou plaisanterie sacrilège à l’adresse de ceux qui sont morts ?… Il était très ivre, le spahi qui avait porté ce toast funèbre, et son œil flottant était sombre.
Hélas ! dans quelques années, qui s’en souviendra, de ceux qui sont tombés dans la déroute, à Bobdiarah et à Mecké — et dont les os ont déjà blanchi sur le sable du désert ?
Les gens de Saint-Louis qui les ont vus partir ont retenu leurs noms peut-être… Mais, dans quelques années, qui s’en souviendra et qui pourra les redire encore ?…
Et les verres furent vidés à la mémoire de ceux qui sont tombés à Mecké et à Bobdiarah. — Mais ce toast étrange avait amené pour un instant un grand silence d’étonnement, et jeté comme un crêpe noir sur le dîner de corps des spahis.
Jean surtout, dont les yeux s’étaient animés au contact de cette gaîté des autres, et qui, ce soir-là, par hasard, riait de tout son cœur, — Jean redevint rêveur et grave, sans trop pouvoir démêler pourquoi… — Tombés là-bas dans le désert !… Il n’était pas maître de cela, mais cette image venait de le glacer, comme un son de voix de chacal ; elle avait fait courir un frisson dans sa chair…
Bien enfant encore, le pauvre Jean ; pas assez aguerri, pas assez soldat ! — Il était très brave, pourtant ; — il n’avait pas peur, pas du tout peur de se battre. — Quand on parlait de Boubakar-Ségou, qui rôdait alors avec son armée presque aux portes de Saint-Louis, dans le Cayor, — il sentait son cœur bondir ; il en rêvait quelquefois ; il lui semblait que cela lui ferait du bien et le réveillerait, d’aller enfin voir le feu, même le feu contre un roi nègre ; par moments, il en mourait d’envie…
C’était bien pour se battre qu’il s’était fait spahi, — et non pour aller languir, atone, dans une petite maison blanche, sous les sortilèges d’une fille khassonkée !…
Pauvres garçons, qui buvez à la mémoire des morts, riez, chantez, soyez bien gais et bien fous, profitez de l’instant joyeux qui passe !… Mais les chants et le bruit sonnent faux sur cette terre du Sénégal, — et il doit y avoir encore là-bas, dans le désert, des places marquées pour quelques-uns de vous.
X
— « En Galam ! »… Qui comprendra tout ce que ces mots peuvent éveiller d’échos mystérieux au fond d’une âme nègre exilée !
La première fois que Jean avait demandé à Fatou (il y avait bien longtemps de cela, — c’était dans la maison de sa maîtresse) :
— D’où es-tu, toi, petite ?
Fatou avait répondu d’une voix émue :
— Du pays de Galam…
Pauvres nègres du Soudan, exilés, chassés du village natal par les grandes guerres ou les grandes famines, par toutes les grandes dévastations de ces contrées primitives ! — Vendus, emmenés en esclavage, — quelquefois ils ont parcouru à pied, sous le fouet du maître, des étendues de pays plus profondes que l’Europe entière ; — mais au fond de leur cœur noir, l’image de la patrie est demeurée gravée, ineffaçable…
C’est quelquefois la lointaine Tombouctou, ou Ségou-Koro, mirant dans le Niger ses grands palais de terre blanche ; — ou simplement un pauvre petit village de paille, qui était perdu quelque part dans le désert, ou bien caché dans quelque pli ignoré des montagnes du Sud, — et dont le passage du conquérant a fait un tas de cendres et un charnier pour les vautours…
— En Galam !… mots répétés avec recueillement et mystère.
— En Galam, disait Fatou, Tjean, un jour je t’emmènerai avec moi, en Galam !…
Vieille terre sacrée de Galam, que Fatou retrouvait en fermant les yeux ; — terre de Galam ! pays de l’or et de l’ivoire, pays où, dans l’eau tiède, dorment les caïmans gris, à l’ombre des hauts palétuviers, — où l’éléphant qui court dans les forêts profondes frappe lourdement le sol de son pied rapide !
Jean en avait rêvé autrefois, de ce pays de Galam. — Fatou lui en avait fait des récits très extraordinaires, qui avaient excité son imagination accessible au prestige du nouveau et de l’inconnu. — À présent, c’était passé ; sa curiosité sur tout ce pays d’Afrique s’était émoussée et lassée ; il aimait mieux continuer à Saint-Louis sa vie monotone et être là tout prêt, pour ce moment bienheureux où il s’en retournerait dans ses Cévennes.
Et puis s’en aller là-bas, dans ce pays de Fatou, — si loin de la mer, qui est encore une chose froide, d’où viennent des brises rafraîchissantes, — qui, surtout, est la voie par où l’on communique avec le reste du monde ; s’en aller dans ce pays de Galam, où l’air devait être plus chaud et plus lourd ; — s’enfoncer dans ces étouffements de l’intérieur. Non, il n’y tenait plus ; il eût refusé à présent si on lui eût proposé d’aller voir ce qui se passait en Galam. Il rêvait de son pays à lui, de ses montagnes et de ses fraîches rivières. Rien que de songer au pays de Fatou, cela lui donnait plus chaud et lui faisait mal à la tête…
XI
Fatou ne pouvait apercevoir un n’gabou (un hippopotame) sans courir les risques de tomber raide morte ; — c’était un sort jeté jadis sur sa famille par un sorcier du pays de Galam ; — on avait essayé de tous les moyens pour le conjurer. Elle avait dans ses ascendants de nombreux exemples de personnes ainsi tombées raides, au seul aspect de ces grosses bêtes, et ce maléfice les poursuivait sans merci depuis plusieurs générations.
C’est, du reste, un genre de sort assez fréquent dans le Soudan : certaines familles ne peuvent voir le lion ; d’autres, le lamantin ; — d’autres, les plus malheureuses, celles-là, — le caïman. Et c’est une affliction d’autant plus grande, que les amulettes mêmes n’y peuvent rien.
On s’imagine les précautions auxquelles étaient astreints les ancêtres de Fatou dans le pays de Galam : éviter de se promener dans la campagne aux heures que les hippopotames affectionnent, et surtout n’approcher jamais des grands marais d’herbages où ils aiment à prendre leurs ébats.
Quant à Fatou, ayant appris que, dans certaine maison de Saint-Louis, vivait un jeune hippopotame apprivoisé, elle faisait toujours un détour énorme pour ne pas passer dans ce quartier, de peur de succomber à une terrible démangeaison de curiosité qu’elle avait d’aller voir le visage de cette bête, dont elle se faisait faire tous les jours par ses amies des descriptions minutieuses : — curiosité, comme on le devine sans peine, qui tenait, elle aussi, du maléfice.
XII
Les jours s’écoulaient lentement dans leur monotonie chaude ; tous se ressemblaient. — Même service régulier au quartier des spahis, même soleil sur ses murs blancs, même silence alentour. Des bruits de guerre contre Boubakar-Ségou, fils d’El Hadj, défrayant les conversations des hommes en veste rouge, mais n’aboutissant jamais. Aucun événement dans la ville morte, et les bruits d’Europe arrivant de loin, comme éteints par la chaleur.
Jean passait par différentes phases morales : il avait des hauts et des bas ; le plus souvent il n’éprouvait plus qu’un vague ennui, une lassitude de toutes choses ; et puis, de temps à autre, le mal du pays, qui semblait endormi dans son cœur, le reprenait pour le faire souffrir.
L’hivernage approchait : les brisants de la côte s’étaient calmés, il y avait déjà de ces journées où l’air manquait aux poitrines, où la mer chaude était molle et polie comme de l’huile, reflétant dans son miroir immense la puissante lumière torride…
Jean aimait-il Fatou-gaye ?
Il n’en savait trop rien lui-même, le pauvre spahi. Il la considérait, du reste, comme un être inférieur, l’égal à peu près de son laobé jaune ; il ne se donnait guère la peine de chercher à démêler ce qu’il pouvait bien y avoir au fond de cette petite âme noire, noire, — noire comme son enveloppe de Khassonkée.
Elle était dissimulée et menteuse, la petite Fatou, avec une dose incroyable de malice et de perversité ; Jean connaissait cela depuis longtemps. Mais il avait conscience aussi de ce dévouement absolu qu’elle avait pour lui, dévouement de chien pour son maître, adoration de nègre pour son fétiche ; et, sans savoir positivement quel degré d’héroïsme ce sentiment était capable d’atteindre, il en était touché et attendri.
Quelquefois sa grande fierté se réveillait, sa dignité d’homme blanc se révoltait. La foi promise à sa fiancée, et trahie pour une petite fille noire, se dressait aussi devant sa conscience honnête ; il avait honte d’être si faible.
Mais elle était devenue bien belle, Fatou-gaye. Quand elle marchait, souple et cambrée, avec ce balancement de hanches que les femmes africaines semblent avoir emprunté aux grands félins de leur pays ; quand elle passait, avec une draperie de blanche mousseline jetée en péplum sur sa poitrine et ses épaules rondes, elle était d’une perfection antique ; quand elle dormait, les bras relevés au-dessus de la tête, elle avait une grâce d’amphore. Sous cette haute coiffure d’ambre, sa figure fine et régulière prenait par instants quelque chose de la beauté mystérieuse d’une idole en ébène poli : ses grands yeux d’émail bleu qui se fermaient à demi, son sourire noir, découvrant lentement ses dents blanches, tout cela avait une grâce de nègre, un charme sensuel, une puissance de séduction matérielle, quelque chose d’indéfinissable, qui semblait tenir à la fois du singe, de la jeune vierge et de la tigresse, — et faisait passer dans les veines du spahi des ivresses inconnues.
Jean avait une sorte d’horreur superstitieuse pour toutes ces amulettes ; il y avait des instants où toute cette profusion de grigris le gênait, lui pesait, à la fin. Il n’y croyait pas, assurément ; mais en voir partout, de ces amulettes noires, et savoir qu’elles avaient presque toutes pour vertu de le retenir et de l’enlacer ; en voir à son plafond, à ses murailles ; en trouver de cachées sous ses nattes, sous son tara ; — de tapies partout, avec des airs malfaisants et des formes bizarres de petites choses vieilles et ensorcelées, — en s’éveillant le matin, en sentir de sournoisement glissées sur sa poitrine… il lui semblait qu’à la fin tout cela tissait autour de lui, dans l’air, des entraves invisibles et ténébreuses.
Et puis l’argent manquait aussi.
Bien décidément il se disait qu’il allait renvoyer Fatou. — Il emploierait ces deux dernières années à gagner enfin ses galons dorés ; il enverrait chaque mois à ses vieux parents une petite somme pour leur rendre la vie plus douce ; et il pourrait encore faire des économies pour rapporter des présents de noce à Jeanne Méry et subvenir lui-même convenablement aux dépenses de leur fête de mariage.
Mais, était-ce puissance d’amulettes, — ou force de l’habitude, — ou inertie de sa volonté endormie par toutes les lourdeurs de l’air ? Fatou continuait à le tenir sous sa petite main, — et il ne la chassait point.
Sa fiancée… il y songeait souvent… S’il eût fallu la perdre, il lui semblait que sa vie eût été brisée. — Il y avait comme un rayonnement autour de son souvenir. Il entourait d’une auréole cette grande jeune fille dont lui parlait sa mère, — qui embellissait tous les jours, lui avait-on écrit, — Il cherchait à se représenter sa figure de femme, en développant les traits de l’enfant de quinze ans qu’il avait quittée… Il rapportait à elle tous ses projets d’avenir et de bonheur… Mais c’était une chose précieuse qu’il savait posséder là-bas, bien loin, bien en sûreté, l’attendant au foyer. — Son image était déjà un peu affaiblie dans le passé, — encore un peu lointaine dans l’avenir, — et il la perdait de vue par instants.
Et ses vieux parents, qu’il les aimait aussi, ceux-là !… Il avait pour son père un amour filial bien profond, — une vénération qui était presque un culte.
Mais peut-être la place la plus tendre dans son cœur était-elle encore pour sa mère.
Prenez les matelots, les spahis, — tous ces abandonnés, tous ces jeunes hommes qui dépensent leur vie au loin sur la grande mer ou dans les pays d’exil, au milieu des conditions d’existence les plus rudes et les plus anormales ; — prenez les plus mauvaises têtes ; — choisissez les plus insouciants, les plus débraillés, les plus tapageurs ; — cherchez dans leur cœur, dans le recoin le plus sacré et le plus profond : souvent dans ce sanctuaire vous trouverez une vieille mère assise, — une vieille paysanne de n’importe où, — une Basque en capulet de laine, — ou une brave bonne femme de Bretonne en coiffe blanche.
XIII
Pour la quatrième fois l’hivernage est arrivé.
Des journées accablantes, sans un souffle dans l’atmosphère. — Le ciel, terne et plombé, se reflète dans une mer unie comme de l’huile, où s’ébattent de nombreuses familles de requins ; et, tout le long de la côte d’Afrique, la ligne monotone des sables prend, sous la réverbération du soleil, une teinte éclatante de blancheur.
Ce sont les jours des grands combats de poissons.
Tout à coup la surface molle et polie se ride sans cause appréciable sur une étendue de plusieurs centaines de mètres, s’émiette et grésille en petites gouttelettes tourmentées. — C’est un banc immense de fuyards qui détale à fleur d’eau de toute la vitesse de ses millions de nageoires, devant la voracité d’une troupe de requins.
Ce sont aussi les jours aimés des piroguiers noirs, les jours choisis pour les traversées longues et les courses de vitesse.
Dans ces journées où il semble que, pour nos organes européens, cet air lourd ne soit plus respirable, que la vie nous échappe, que le mouvement nous devienne impossible ; — dans ces jours-là, si vous dormez sur quelque bateau du fleuve, à l’ombre d’une tente mouillée, — souvent au milieu de votre pénible sommeil du midi, vous serez éveillé par les cris et les sifflements des rameurs, — par un grand bruit d’eau qui fuit, battue fiévreusement à coups de pagaye. — C’est une bande de pirogues qui passe, une joute furieuse sous un soleil de plomb.
Et la population noire est là, debout, qui s’est éveillée et attroupée sur la plage. Les spectateurs excitent les concurrents — par un grand vacarme, — et là-bas, comme chez nous, les vainqueurs sont accueillis par des battements de mains, les vaincus par des huées.
XIV
Jean ne paraissait au quartier des spahis que le temps qu’exigeait strictement l’exécution de son service ; encore ses camarades le remplaçaient-ils souvent. — Ses chefs fermaient les yeux sur ces arrangements qui lui permettaient de passer dans son logis particulier presque toutes ses journées.
Maintenant tout le monde l’aimait ; le charme d’intelligence et d’honnêteté qui se dégageait de lui ; le charme de son extérieur, de sa voix, de ses allures, avait exercé peu à peu sur tous son influence inconsciente. Jean avait fini, malgré tout, par conquérir la confiance et l’estime, par se créer une sorte de situation à part, qui lui donnait presque l’indépendance et la liberté ; il avait trouvé le moyen d’être un soldat ponctuel et correct, tout en étant presque un homme libre.
XV
Un soir, il rentrait pour un appel de retraite.
Le vieux quartier n’avait plus son aspect d’accablement habituel. — Dans la cour, des groupes causaient bruyamment ; il y avait des spahis qui montaient ou descendaient les escaliers quatre à quatre, — comme sous l’influence d’une joie folle. On devinait du nouveau dans l’air.
— Grande nouvelle pour toi, Peyral ! lui cria Muller l’Alsacien, — tu pars demain, — tu pars pour Alger, heureux garçon que tu es !
Douze spahis nouveaux étaient arrivés de France par le bateau de Dakar ; douze des plus anciens allaient partir — (et Jean était du nombre) — pour aller par faveur finir en Algérie leur temps de service.
On partait le lendemain pour Dakar.
À Dakar, on prendrait le paquebot de France, à destination de Bordeaux ; de là, on rejoindrait Marseille par les lignes du Midi, — avec des délais de route, permettant de circuler, de faire une apparition au pays, — pour ceux qui avaient un pays et un foyer ; — puis à Marseille on prendrait le paquebot d’Alger, — ville de cocagne pour les spahis, — et les dernières années de service passeraient comme un rêve !
XVI
Jean s’en retournait chez lui, longeant les berges tristes du fleuve. — La nuit étoilée tombait sur le Sénégal, chaude, lourde, étonnante de calme et de lumineuse transparence. — De légers bruits de courant dans l’eau du fleuve ; — et, assourdi dans le lointain, le tambour, l’anamalis fobil du printemps, qu’il entendait dans ce même lieu pour la quatrième fois, — qui était mêlé aux souvenirs de ses premières voluptés énervantes du pays noir, — et qui, maintenant, venait saluer son départ…
Le croissant mince de la lune ; les grosses étoiles qui scintillaient dans des vapeurs lumineuses, tout bas, près de l’horizon plat, les feux allumés sur l’autre rive, dans le village nègre de Sorr, — tout cela traçant sur l’eau tiède de vagues traînées de lueurs ; — de la chaleur immobilisée dans l’air, de la chaleur couvant sous les eaux, des phosphorescences partout : la nature ayant l’air saturé de chaleur et de phosphore ; un calme plein de mystère sur les bords du Sénégal, une tranquille mélancolie des choses…
C’était bien vrai, cette grande nouvelle inattendue ! — Il avait été aux renseignements : — c’était exact ; son nom était sur la liste de ceux qui allaient partir ; demain soir, il allait descendre ce fleuve pour ne revenir jamais…
Ce soir, rien à faire pour ce départ ; au quartier, les bureaux étaient fermés, tout le monde était dehors ; à demain les préparatifs de voyage ; — rien à faire ce soir qu’à songer, — à rassembler ses idées, — à se laisser aller à toutes sortes de rêves, — à dire adieu à tout dans la terre d’exil.
Il y avait dans sa tête un grand trouble de pensées, d’impressions incohérentes.
Dans un mois peut-être, faire une apparition rapide dans son village, embrasser en passant ses bien-aimés vieux parents, — voir Jeanne changée en grande fille sérieuse, — apercevoir tout cela en courant, — comme dans un rêve !… C’était là l’idée dominante qui revenait de minute en minute, lui donnant chaque fois au cœur une grande commotion qui le faisait battre plus vite…
Pourtant il n’était pas préparé à cette entrevue ; il y avait toute sorte de réflexions pénibles qui venaient se mêler à cette grande joie inespérée.
Quelle figure ferait-il, reparaissant au bout de trois années, sans avoir seulement gagné ses modestes galons de sergent, — sans rien apporter pour personne de son long voyage, dénué comme un pauvre hère, n’ayant ni sou ni maille ; — sans avoir eu le temps seulement de se munir d’une tenue neuve et convenable pour faire son entrée au village !
Non, vraiment, c’était trop précipité, ce départ : — cela le grisait ; cela l’enivrait, — mais pourtant on eût bien dû lui laisser devant lui quelques jours.
Et puis cette Algérie qu’il ne connaissait pas ne lui disait rien. — Aller encore s’acclimater ailleurs ! Puisque, à toute force, il fallait achever loin du foyer ces années retranchées de son existence, autant les finir ici même, au bord de ce grand fleuve triste, dont la tristesse maintenant lui était familière.
Hélas ! il aimait son Sénégal, le malheureux ; il s’en apercevait bien maintenant ; il y était attaché par une foule de liens intimes et mystérieux. Il était comme fou de joie à l’idée de ce retour ; — mais il tenait au pays de sable, à la maison de Samba-Hamet, — même à toute cette grande tristesse morne, — même à ces excès de chaleur et de lumière,
Il n’était pas préparé à s’en aller si vite.
Des effluves de tout ce qui l’entoure se sont infiltrés peu à peu dans le sang de ses veines ; il se sent retenu, enlacé par toute sorte de fils invisibles, d’entraves ténébreuses, d’amulettes noires.
Les idées s’embrouillent à la fin dans sa tête troublée ; la délivrance inattendue lui fait peur. — Dans l’accablement de cette nuit chaude, qu’on sent pleine d’émanations d’orage, des influences étranges et mystérieuses sont en lutte autour de lui : on dirait les puissances du sommeil et de la mort se débattant contre celles du réveil et de la vie…
XVII
C’est brusque, les départs militaires. Le lendemain soir — tout son bagage empaqueté à la hâte, tous ses papiers en règle, Jean est accoudé au bastingage d’un navire qui descend le fleuve. — En fumant sa cigarette, il regarde Saint-Louis s’éloigner.
Fatou-gaye est accroupie près de lui sur le pont. — Avec tous ses pagnes, tous ses grigris, emballés à la hâte dans quatre grandes calebasses, — elle a été prête à l’heure dite. — Jean a dû payer son passage jusqu’à Dakar, avec les derniers khâliss de sa solde. Il l’a fait de bon cœur, heureux de lui passer cette dernière fantaisie, et aussi de la garder un peu plus longtemps auprès de lui. — Les larmes qu’elle a versées, les cris de veuve qu’elle a poussés, suivant l’usage de son pays, tout cela était sincère et déchirant. — Jean a été touché jusqu’au fond du cœur par ce désespoir ; il a oublié qu’elle était méchante, menteuse et noire.
À mesure que son cœur s’ouvre à la joie du retour, il se prend pour Fatou de plus de pitié, même d’un peu de tendresse. — Il l’emmène à Dakar toujours ; c’est du temps de gagné, pour réfléchir à ce qu’il pourra faire d’elle.
XVIII
Dakar, une sorte de ville coloniale ébauchée sur du sable et des roches rouges. — Un point de relâche improvisé pour les paquebots à cette pointe occidentale de l’Afrique qui s’appelle le cap Verd. — De grands baobabs plantés çà et là sur des dunes désolées. — Des nuées d’aigles pêcheurs et de vautours planant sur le pays.
Fatou-gaye est là, — provisoirement installée dans une case de mulâtres. — Elle a déclaré qu’elle ne voulait plus revoir Saint-Louis ; là se bornent ses projets ; elle ne sait pas ce qu’elle va devenir, — ni Jean non plus. — Il a eu beau chercher, Jean, il n’a rien trouvé, rien imaginé pour elle, — et il n’a plus d’argent !…
C’est le matin, — le paquebot qui emportera les spahis doit partir dans quelques heures. — Fatou-gaye est là accroupie auprès de ses pauvres quatre calebasses qui contiennent sa fortune, — ne disant plus rien, ne répondant même plus, les yeux fixes, immobilisée dans une sorte de désespoir morne et abruti, — mais réel et si profond, qu’il fend le cœur.
Et Jean est auprès d’elle debout, tourmentant sa moustache et ne sachant que faire.
La porte s’ouvre bruyamment tout à coup, et un grand spahi entre comme le vent, ému, les yeux animés, l’air anxieux et bouleversé.
C’est Pierre Boyer, qui a été pendant deux années à Saint-Louis le camarade de Jean, son voisin de chambrée. — Ils ne se parlaient guère, très renfermés qu’ils étaient tous deux, — mais ils s’estimaient, et quand Boyer est parti pour aller servir à Gorée, ils se sont serré les mains cordialement.
En ôtant son bonnet, Pierre Boyer murmure une excuse rapide, pour être entré ainsi comme un fou ; et puis, avec effusion, il prend les mains de Jean :
— Oh ! Peyral, dit-il, je te cherche depuis avant le jour !… écoute-moi un moment, causons : j’ai une grande chose à te demander.
» Écoute d’abord tout ce que je vais te dire, et ne te presse pas pour me répondre…
» Tu vas en Algérie, toi !… Demain, hélas ! moi, je pars pour le poste de Gadiangué, dans l’Ouankarah, — avec quelques autres de Gorée. — Il y a la guerre là-bas. — Trois mois à y passer à peu près, — et de l’avancement à gagner sans doute, — ou la médaille.
» Nous avons le même temps à faire tous deux, nous sommes du même âge. Cela ne changerait rien pour ton retour… Peyral, veux-tu permuter avec moi ?…
Jean avait déjà compris, et tout deviné dès les premiers mots. — Ses yeux s’ouvraient tout grands dans le vague, comme dilatés par la tourmente intérieure. — Un flot tumultueux de pensées, d’indécisions, de contradictions, lui montait déjà à la tête ; — il songeait, les bras croisés, le front penché vers la terre, — et Fatou, qui comprenait, elle aussi, s’était redressée, haletante, attendant l’arrêt qui allait tomber de la bouche de Jean.
Puis l’autre spahi continuait, parlant avec volubilité, comme pour ne pas permettre à Jean de prononcer ce non qu’il tremblait d’entendre :
— Écoute, Peyral, tu ferais une bonne affaire, je t’assure.
— Les autres, Boyer ?… Leur as-tu demandé, aux autres ?…
— Oui, ils m’ont refusé. Mais je le savais : ils ont des raisons, eux ! Tu feras une bonne affaire, vois-tu, Peyral. Le gouverneur de Gorée s’intéresse à moi ; il te promet sa protection si tu acceptes. Nous avions pensé à toi d’abord (regardant Fatou), parce que tu aimes ce pays-ci, c’est connu… Au retour de Gadiangué, on t’enverrait finir ton temps à Saint-Louis, c’est convenu avec le gouverneur : cela se ferait, je te jure.
— … Nous n’aurons jamais le temps d’ailleurs, interrompit Jean qui se sentait perdu, et qui voulait tenter de se raccrocher à une impossibilité.
— Si !… dit Pierre Boyer avec déjà une lueur de joie. Nous aurons le temps, Peyral, tout l’après-midi devant nous. Tu n’auras à t’occuper de rien, toi. Tout est arrangé avec le gouverneur, les papiers sont prêts. Ton consentement seulement, ta signature là-dessus, — et je repars pour Gorée, je reviens dans deux heures, et tout est fait. — Écoute, Peyral : voici mes économies, trois cents francs, ils sont à toi. Cela pourra toujours t’aider, à ton retour à Saint-Louis, pour t’installer, te servir à quelque chose, à ce que tu voudras.
— Oh !… merci !… répondit Jean ; on ne me paye pas, moi !…
Il tourna la tête avec dédain, — et Boyer, qui comprit qu’il avait fait fausse route, lui prit la main en disant : « Ne te fâche pas, Peyral ! » Et il garda la main de Jean dans la sienne, et tous deux restèrent là, l’un devant l’autre, anxieux et ne parlant plus…
Fatou, elle, avait compris qu’elle pouvait tout perdre en disant un mot. Seulement elle s’était remise à genoux, récitant tout bas une prière noire, enlaçant de ses bras les jambes du spahi, et se faisant traîner par lui.
Et Jean, qui s’ennuyait d’étaler cette scène aux yeux de cet autre homme, lui disait rudement :
— Allons, Fatou-gaye, laisse-moi, je te prie. Es-tu devenu folle, maintenant ?
Mais Pierre Boyer ne les trouvait pas ridicules ; au contraire, il était ému.
Et un rayon de soleil matinal, en glissant sur le sable jaune, entrait par l’ouverture de la porte, illuminant en rouge les vêtements des deux spahis, — éclairant leurs jolies têtes énergiques, égarées de trouble et d’indécision, — faisant briller les anneaux d’argent sur les bras souples de Fatou, qui se tordaient comme des couleuvres aux genoux de Jean, — accusant la nudité triste de cette case africaine de bois et de chaume, où ces trois êtres jeunes et abandonnés allaient décider de leurs destinées…
— Peyral, continua tout bas l’autre spahi d’une voix douce, Peyral, c’est que vois-tu, je suis Algérien, moi. Tu sais ce que c’est : j’ai là-bas, à Blidah, mes braves vieux parents qui m’attendent ; ils n’ont plus que moi. Tu dois bien comprendre ce que c’est, toi, que de rentrer au pays.
— Eh bien, oui ! dit Jean en rejetant en arrière son bonnet rouge, en frappant du pied par terre. Allons, oui !… J’accepte, je permute, je reste !…
Le spahi Boyer le serra dans ses bras et l’embrassa. Et Fatou, toujours roulée par terre, eut un cri de triomphe, puis se cacha la figure contre les genoux de Jean, avec une espèce de râlement de fauve, terminé en éclat de rire nerveux, et suivi par des sanglots…
XIX
Il fallait se presser. Pierre Boyer partit comme il était venu, comme un fou, emportant à Gorée le précieux papier sur lequel le pauvre Jean avait mis sa grosse signature de soldat, bien correcte et bien lisible.
À la dernière heure, tout se trouva régularisé, contresigné, parafé ; les bagages transbordés, la substitution opérée ; — tout cela bâclé si vite qu’à peine les deux spahis avaient eu le temps de penser.
À trois heures précises, le paquebot se mit en route emportant Pierre Boyer.
Et Jean resta.
XX
Mais, quand ce fut fini, irrévocable, et qu’il se retrouva là, sur la plage de sable, voyant ce navire qui partait, — il lui vint au cœur un désespoir fou ; — une affreuse angoisse, dans laquelle il y avait de la terreur de ce qu’il venait de faire, de la rage contre Fatou-gaye, de l’horreur pour la présence de cette fille noire, et comme un besoin de la chasser loin de lui ; — et tout un immense et profond amour réveillé pour son foyer chéri, pour les êtres bien-aimés qui l’attendaient là-bas et qu’il n’allait plus voir…
Il lui semblait qu’il venait de signer une espèce de pacte à mort avec ce pays sombre et que c’était fini de lui… Et il partit en courant sur les dunes, sans trop savoir où il allait, — pour respirer de l’air, pour être seul, pour suivre des yeux surtout, le plus longtemps possible, ce navire qui s’enfuyait…
Le soleil était encore haut et brûlant quand il se mit en route, et ces plaines désertes, en grande lumière, avaient une saisissante majesté. Il marcha longtemps le long de la côte sauvage, sur la crête des dunes de sable, pour voir plus loin, ou sur le haut des falaises rouges. Un grand vent passait sur sa tête, et agitait à ses pieds toute l’immensité de cette mer, où le navire fuyait toujours.
Il ne sentait plus brûler le soleil, tant sa tête était perdue.
Rivé encore pour deux années de plus à ce pays, quand il eût pu être là-bas, s’en allant sur la mer, en route pour son cher village !… Quelles influences ténébreuses, sortilèges, quelles amulettes l’avaient retenu là, mon Dieu !
Deux années ! cela finirait-il jamais, y aurait-il réellement un terme, une délivrance à cet exil ?…
Et il courait vers le nord, dans la direction du navire, pour ne pas encore le perdre de vue. Il se déchirait aux plantes épineuses, et il lui arrivait dans la poitrine comme une grêle de grandes sauterelles folles, qu’il dérangeait en passant dans les hautes herbes de l’hivernage…
Il était très loin, seul au milieu de cette âpre campagne du cap Verd, silencieuse et morne.
Il voyait devant lui, depuis longtemps, un grand arbre isolé, plus grand même que les baobabs, avec un feuillage épais et sombre, quelque chose de si immense qu’on eût dit un de ces géants de la flore de l’ancien monde, oublié là par les siècles.
Il s’assit épuisé sur le sable, sous ce grand dôme d’ombre, et, baissant la tête, il se mit à pleurer…
Quand il se releva, le navire avait disparu, et c’était le soir.
Le soir, la tristesse plus calme et plus froide. À cette heure crépusculaire, le grand arbre était une masse absolument noire, se dressant au milieu de l’immense solitude africaine.
Devant lui, au loin, les infinis tranquilles de la mer apaisée. En bas, à ses pieds, les falaises en terrasses jusqu’au grand cap Verd, des plans de terrain monotones, déchirés de ravines régulières sans végétation, — paysage profond, d’un aspect navrant.
Par derrière, du côté de l’intérieur, à perte de vue, des plis mystérieux de collines basses, des silhouettes lointaines de baobabs, semblables à des silhouettes de madrépores.
Plus un souffle dans l’épaisse atmosphère. Le soleil déjà éteint s’affaisse dans des vapeurs lourdes, son disque jaune étrangement grandi et déformé par le mirage… Partout, dans le sable, des daturas ouvrent au soir leurs grands calices blancs ; ils alourdissent l’air d’un parfum malsain, l’air est chargé de senteurs malfaisantes de belladone. Les phalènes courent sur les fleurs empoisonnées. On entend partout dans les hautes herbes le rappel plaintif des tourterelles.
Toute cette terre d’Afrique est couverte d’une vapeur de mort, l’horizon est déjà vague et sombre.
Là-bas, derrière lui, c’est l’intérieur mystérieux qui le faisait rêver autrefois… à présent il n’est plus rien jusqu’à Podor ou Médine, jusqu’à la terre de Galam, ou jusqu’à la mystérieuse Tombouctou, rien qu’il désire voir.
Toutes ces tristesses, tous ces étouffements, il les connaît ou il les devine. Sa pensée est ailleurs maintenant, — et tout ce pays à la fin lui fait peur.
Il ne désire plus que se dégager de tous ces cauchemars, — s’en aller, — partir à tout prix !
De grands bergers africains à tête farouche passent, chassant devant eux, vers les villages, leurs maigres troupeaux de bœufs bossus.
Cette image du soleil que la Bible eût appelée un signe du ciel disparaît lentement, comme un pâle météore. Voici la nuit… Tout s’assombrit dans la vapeur malsaine, et le silence se fait profond… Sous le grand arbre, c’est comme un temple.
Et Jean songe à sa chaumière à cette heure des soirs d’été, — et à sa vieille mère, et à sa fiancée, — et il lui semble que tout est fini, — il rêve qu’il est mort, et qu’il ne les reverra plus…
XXI
Le sort en était jeté maintenant, il fallait suivre sa destination.
Deux jours après, Jean s’embarqua, à la place de son ami, sur un petit bâtiment de la marine de guerre, pour se rendre au poste lointain de Gadiangué, dans l’Ouankarah. On envoyait un peu de monde et de munitions pour renforcer ce poste perdu. Dans le pays d’alentour, les affaires s’embrouillaient, les caravanes ne passaient plus ; il y avait ces démêlés d’intérêts nègres, entre peuplades rapaces, entre rois pillards. Et l’on pensait que cela finirait avec l’hivernage, et, dans trois ou quatre mois, au retour, suivant la promesse faite au spahi Boyer par le gouverneur de Gorée, Jean serait de nouveau dirigé sur Saint-Louis et terminerait là son temps de service.
Il y avait beaucoup de monde entassé sur ce petit bateau. Il y avait d’abord Fatou, qui avait réussi à se faire admettre, à force de persistance et de ruse, en passant pour la femme d’un tirailleur noir. Elle était là, elle suivait, avec ses quatre calebasses et tout son bagage.
Il y avait une dizaine de spahis de la garnison de Gorée, qu’on envoyait camper pour une saison dans cet exil. Et puis une vingtaine de tirailleurs indigènes, qui traînaient après eux toute leur famille.
Ils emmenaient, ceux-ci une smalah curieuse : plusieurs femmes pour chacun et plusieurs enfants ; comme provisions de bouche, du mil dans des calebasses ; puis les vêtements, le ménage, — toujours dans des calebasses ; — en outre, des amulettes par monceaux, et une foule d’animaux domestiques.
Au départ, c’était à bord une grande agitation et un grand encombrement. À première vue, on se disait que jamais on ne se dépêtrerait de tant de monde et de tant d’objets.
Erreur cependant ; après une heure de route, tout était merveilleusement tassé et immobile. Les négresses passagères dormaient à terre sur le pont, roulées dans leurs pagnes, aussi serrées et aussi tranquilles que des poissons dans une boîte de conserves, et le navire filait doucement vers le sud, s’enfonçant peu à peu dans des régions de plus en plus chaudes et bleues.
XXII
Une nuit de calme sur la mer équatoriale.
Un absolu silence, au milieu duquel les plus légers frôlements de voiles deviennent perceptibles ; — de temps à autre, sur le pont, on entend gémir quelque négresse qui rêve ; les voix humaines vibrent avec des sons effrayants.
Une tiède torpeur des choses. Dans l’atmosphère, les immobilités stupéfiantes du sommeil d’un monde.
Un immense miroir reflétant de la nuit, de la transparence chaude ; — une mer laiteuse pleine de phosphore.
On dirait qu’on est entre deux miroirs qui se regardent, et se reflètent l’un l’autre sans fin ; on dirait qu’on est dans le vide : il n’y a plus d’horizon. Au loin, les deux nappes se mêlent, tout est fondu, le ciel et les eaux, dans des profondeurs cosmiques, vagues, infinies.
Et la lune est là, très basse, — comme un gros rond de feu rouge sans rayons, en suspension au milieu d’un monde de vapeurs d’un gris de lin pâle et phosphorescent.
Aux premiers âges géologiques, avant que le jour fût séparé des ténèbres, les choses devaient avoir de ces tranquillités d’attente. Les repos entre les créations devaient avoir de ces immobilités inexprimables, — aux époques où les mondes n’étaient pas encore condensés, où la lumière était diffuse et indéfinie dans l’air, où les nues suspendues étaient du plomb et du fer incréés, où toute l’éternelle matière était sublimée par l’intense chaleur des chaos primitifs.
XXIII
On est en route depuis trois jours.
Au lever du soleil, tout est noyé dans une éclatante nuance d’or.
Et, en se levant, le soleil de cette quatrième journée éclaire dans l’est une grande ligne verte — d’abord d’un vert tout doré aussi, puis d’un vert si invraisemblable et si vert, qu’on la dirait tracée avec une peinture chinoise, avec une fine et précieuse couleur d’éventail.
Cette ligne, c’est la côte de Guinée.
On est arrivé à l’embouchure du Diakhallémé, et le navire qui porte les spahis se dirige vers l’entrée large du fleuve.
Le pays est là aussi plat qu’au Sénégal, mais la nature est différente : c’est déjà la région où les feuilles ne tombent plus.
Partout une verdure surprenante, une verdure déjà équatoriale, d’une jeunesse éternelle, celle-là, et d’un vert d’émeraude, d’un de ces verts que nos arbres n’atteignent jamais, même dans la splendeur de nos mois de juin.
À perte de vue, ce n’est qu’une même forêt sans fin, d’une platitude uniforme, se mirant dans l’eau inerte et chaude, — une forêt malsaine, au sol humide, où les reptiles fourmillent.
XXIV
C’était encore triste et silencieux, ce pays-là, et pourtant cela reposait la vue, après tous ces sables du désert.
Au village de Poupoubal sur le Diakhallémé, le navire s’arrêta, ne pouvant remonter plus haut.
Les passagers furent débarqués, pour attendre les canots ou les pirogues qui devaient les conduire jusqu’à leur destination.
XXV
Une nuit de juillet, à neuf heures, Jean prit place avec Fatou et les spahis de Gorée, dans un canot monté par dix rameurs noirs, sous la conduite de Samba-Boubou, patron habile et pilote éprouvé des rivières de Guinée, pour remonter jusqu’au poste de Gadiangué, situé en amont à une distance de plusieurs lieues.
Cette nuit était sans lune, mais sans nuages, chaude et étoilée, — une vraie nuit de l’équateur. — Ils glissaient sur la rivière calme avec une étonnante vitesse, emportés vers l’intérieur par un courant rapide et par l’infatigable effort de leurs rameurs.
Et les deux rives défilaient mystérieusement dans l’obscurité ; les arbres massés par la nuit, passaient comme de grandes ombres, et les forêts fuyaient après les forêts.
Samba-Boubou conduisait le chant des rameurs noirs ; sa voix triste et grêle donnait une note haute, d’un timbre sauvage, et puis se traînait en plainte jusqu’aux extrêmes basses, et le chœur reprenait alors, d’une voix lente et grave ; et, pendant de longues heures, on entendit la même phrase étrange, suivie de la même réponse des rameurs… Ils chantèrent longtemps les louanges des spahis, celles de leurs chevaux, même celles de leurs chiens, ensuite les louanges des guerriers de la famille Soumaré, et celles encore de Saboutané, une femme légendaire des bords de la Gambie.
Et, quand la fatigue ou le sommeil ralentissait le mouvement régulier des rames, Samba-Boubou sifflait entre ses dents, et ce sifflement de reptile répété par tous ranimait leur ardeur comme par magie…
Ils glissèrent ainsi en pleine nuit tout le long des grands bois sacrés de la religion mandingue, dont les arbres antiques étendaient au-dessus de leurs têtes de massives ramures grises ; des structures anguleuses, des aspects gigantesques d’ossements, de grandes rigidités de pierre, se dessinant vaguement à la lueur diffuse des étoiles, — et puis passant…
Au chant des noirs, au bruit de l’eau qui fuyait, se mêlait la voix sinistre des singes hurleurs dans les bois, ou des cris d’oiseaux de marais : tous les tristes cris de la nuit dans la sonorité des forêts… Des cris humains aussi parfois, des cris de mort dans le lointain, des fusillades et des coups sourds de tam-tam de guerre… De grandes lueurs d’incendie s’élevaient de loin en loin au-dessus des forêts, quand on passait dans les parages d’un village africain ; — on se battait déjà dans tout ce pays : Sarakholés contre Landoumans, Nalous contre Toubacayes, et tous les villages brûlaient.
Et puis, pendant des lieues, tout retombait dans le silence, silence de la nuit et des forêts profondes. Et toujours même chant monotone, même bruit de rames fendant l’eau noire, même course fantastique, comme dans le pays des ombres ; l’eau les emportait toujours dans son courant rapide ; toujours des silhouettes de hauts palmiers passant sur leurs têtes, toujours des forêts s’enfuyant après des forêts… Leur course semblait s’accélérer d’heure en heure ; la rivière s’était singulièrement rétrécie, ce n’était plus qu’un ruisseau qui courait dans les bois, et les entraînait vers l’intérieur ; la nuit était profonde.
Les noirs continuaient de chanter leurs louanges ; Samba-Boubou, de pousser son étrange note de tête mêlée à la voix des singes hurleurs, — et le chœur, de faire sa sombre réponse ; ils chantaient comme dans une espèce de rêve, ils ramaient avec fureur, comme galvanisés, avec la fièvre d’arriver, avec une force surhumaine…
La rivière s’encaisse enfin entre deux rangs de collines boisées. Des lumières s’agitent là-haut, sur un grand rocher qui se dessine devant eux ; les lumières semblent courir et descendre sur les berges. Samba-Boubou allume une torche et pousse un cri de ralliement. Ce sont les gens de Gadiangué qui viennent à leur rencontre ; — ils sont arrivés.
Gadiangué est perché là au sommet de ce rocher vertical. Ils y montent par des sentiers ardus et des noirs les éclairent avec des torches, et s’endorment là-haut sur des nattes, dans une grande case qu’on leur a préparée, en attendant le jour, qui ne tardera pas à paraître.
XXVI
Éveillé le premier, après une heure de sommeil, Jean, en ouvrant les yeux, vit les blancheurs du jour qui commençaient à filtrer dans une case de planches, éclairant des jeunes hommes à moitié nus qui reposaient à terre, la tête sur leurs vestes rouges : des Bretons, des Alsaciens, des Picards, — presque tous des têtes blondes du Nord, — et Jean avait en ce moment, au réveil, une sorte de conception illuminée, de vue d’ensemble triste et mystérieuse, de toutes ces destinées d’exilés, follement dépensées, et guettées par la mort.
Et puis, tout près de lui, une forme gracieuse de femme, deux bras noirs cerclés d’argent qui s’arrondissaient vers lui comme pour l’enlacer.
Alors, peu à peu, il se rappela qu’il était arrivé la nuit dans un village de la Guinée, perdu au milieu d’immenses régions sauvages, qu’il était là plus loin que jamais de la patrie, dans un lieu où les lettres même n’arrivaient plus.
Sans bruit, pour ne pas troubler Fatou et les spahis qui dormaient encore, il s’approcha de la fenêtre ouverte, et regarda ce pays inconnu.
Il dominait un précipice de cent mètres de haut. Cette case où il était semblait suspendue au-dessus, dans l’air. À ses pieds, un paysage de l’intérieur, à l’aube matinale, à peine éclairé encore de lueurs pâles.
Des collines abruptes, sur lesquelles étaient massées des verdures qu’il n’avait jamais vues.
En bas, tout au fond, le fleuve qui l’avait amené, se traînant en long ruban argenté sur la vase, à demi voilé par un blanc nuage de vapeurs matinales, — les caïmans posés sur les berges paraissant de petits lézards, vus de si haut ; — une senteur inconnue dans l’air.
Les rameurs exténués dormaient là, en dessous, à la place où ils étaient restés la veille, couchés dans leur canot, sur leurs rames.
XXVII
Un ruisseau limpide courait sur un lit de pierres sombres, entre deux murailles de roches humides et polies. Des arbres faisaient voûte au-dessus ; tout cela si frais, qu’on se serait cru partout ailleurs que dans un recoin ignoré au milieu de l’Afrique.
Partout des femmes nues, de la même nuance que ces rochers, d’un brun rouge elles-mêmes, et la tête chargée d’ambre, — étaient là qui lavaient des pagnes et se racontaient, avec animation, les combats, les événements de la nuit. — Des guerriers passaient à gué, armés de pied en cap, s’en allant en guerre.
Jean faisait sa première promenade autour de ce village où sa destinée nouvelle venait de l’amener, pour un temps dont il ignorait la durée. Les affaires décidément s’embrouillaient, et le petit poste de Gadiangué prévoyait le moment où il fermerait ses portes pour laisser à la politique nègre le temps de s’apaiser, — comme on ferme sa fenêtre pour une averse qui passe.
Mais tout cela était mouvementé, vivant, original à l’excès. Il y avait de la verdure, des forêts, des fleurs, des montagnes et des eaux vives, une grande splendeur terrible dans la nature…
Tout cela n’était pas triste, et tout cela était inconnu.
Dans le lointain, le bruit du tam-tam. Une musique de guerre qui se rapproche. La voici tout près, assourdissante, et les femmes qui lavaient dans le ruisseau clair, et Jean avec elles, lèvent la tête et regardent en haut, dans la trouée bleue encadrée par les roches polies. C’est un chef allié qui passe, au-dessus d’eux, — à la manière des singes, sur des troncs d’arbres renversés, en grande pompe, musique en tête… Et les armes et les amulettes des guerriers de sa suite brillent au soleil, et tout cela défile d’un pas alerte et léger, sous l’accablante chaleur.
Il est près de midi quand Jean remonte au village, par des sentiers de verdure.
Parmi les grands arbres, les cases de Gadiangué sont groupées à l’ombre ; elles sont hautes, presque élégantes, sous leurs grands toits de chaume. Des femmes dorment à terre sur des nattes ; d’autres assises sous des vérandas bercent des petits enfants avec des chansons lentes. Et des guerriers, armés de pied en cap, se racontent leurs exploits de la veille, en essuyant leurs grands couteaux de fer…
Non, tout cela n’est pas triste, décidément. Cet air si chaud est d’une lourdeur terrible ; mais pourtant ce n’est plus cet accablement morne des rives du Sénégal, et la puissante sève équatoriale circule partout.
Jean regarde, et se sent vivre. Il ne regrette plus d’être venu maintenant ; son imagination n’avait rien soupçonné de pareil.
Plus tard, au pays, quand il sera de retour, il sera heureux d’avoir mis le pied dans cette région lointaine, et de s’en souvenir.
Il entrevoit ce séjour dans l’Ouankarah comme un temps de liberté à passer dans un merveilleux pays de chasse, de verdure et de forêts ; il l’accepte comme un répit à l’écrasante monotonie du temps, à la régularité mortelle de l’exil.
XXVIII
Jean avait une pauvre vieille montre d’argent à laquelle il tenait comme Fatou à ses amulettes ; — la montre de son père qu’au moment de son départ celui-ci lui avait donnée. Avec une médaille qu’il portait sur sa poitrine, attachée à son cou par une chaîne, c’était ce à quoi il tenait le plus au monde,
La médaille était à l’effigie de la Vierge. Elle avait été mise là par sa mère, une fois qu’il avait été malade, étant tout enfant, tout petit… Il s’en souvenait pourtant, du jour où cette médaille avait été mise à cette place qu’elle n’avait jamais quittée. Il était dans son premier petit lit, atteint de je ne sais quelle maladie d’enfant, — la seule qu’il ait eue dans sa vie. — En se réveillant une fois, il avait vu sa mère auprès de lui, pleurant ; c’était une après-midi d’hiver, il y avait de la neige qu’on voyait par la fenêtre comme un manteau blanc sur la montagne… Sa mère, en soulevant tout doucement sa petite tête, lui avait passé au cou cette médaille ; puis elle l’avait embrassé et il s’était rendormi.
Il y avait de cela plus de quinze ans ; depuis, le cou avait beaucoup grossi, et la poitrine s’était beaucoup élargie, mais la médaille était toujours restée à sa place, — et il n’avait jamais tant souffert qu’une fois, la première nuit qu’il avait passée dans un mauvais lieu : les mains de je ne sais quelle fille avaient rencontré la médaille sacrée, — et la créature s’était mise à rire en la touchant…
Quant à la montre, il y avait quelque quarante ans qu’elle avait été achetée, — pas neuve, — par son père, du temps qu’il était au service, avec ses premières économies de soldat. Elle avait été autrefois, paraît-il, une montre très remarquable ; mais à présent elle était un peu démodée et grosse et renflée, à sonnerie, accusant un âge très vénérable.
Son père la considérait encore comme un objet d’un rare mérite. (Les montres n’étaient pas très répandues parmi les montagnards de son village).
L’horloger d’un bourg voisin qui l’avait réparée au moment du départ de Jean pour le service, en avait déclaré le mouvement très remarquable ; — et son vieux père lui avait confié avec toute sorte de recommandations cette compagne de sa jeunesse.
Jean l’avait portée d’abord ; mais voilà qu’au régiment, quand il regardait l’heure, il entendait des éclats de rire. On avait fait des plaisanteries si déplacées sur cet oignon, que le pauvre Jean en était devenu, deux ou trois fois, tout rouge de colère et de chagrin. Entendre manquer de respect à cette montre, il eût mieux aimé recevoir toute sorte d’injures pour lui-même, et des soufflets en plein visage qu’il eût pu rendre. Cela lui faisait d’autant plus de peine que, intérieurement, il avait bien été forcé de reconnaître, lui aussi, qu’elle était un peu ridicule, cette pauvre chère vieille montre. Il s’était mis à l’en aimer davantage ; cela lui faisait une peine inexprimable de la voir ainsi conspuée, — et surtout de la trouver si drôle lui-même.
Alors il avait cessé de la porter, pour lui épargner ces affronts. Même il ne la remontait plus, pour ne pas la fatiguer ; d’autant qu’après les secousses de ce voyage, et sous l’influence de ce climat très chaud auquel elle n’était pas habituée, elle s’était mise à indiquer les heures les plus invraisemblables, — à battre tout à fait la campagne.
Il l’avait serrée avec amour dans une boîte où étaient ses objets les plus précieux, ses lettres, ses petits souvenirs du pays. Cette boîte était la boîte aux fétiches, une de ces boîtes absolument sacrées, comme en ont toujours les matelots, et quelquefois les soldats.
Fatou avait défense formelle d’y toucher.
Cependant cette montre l’attirait. Elle avait trouvé le moyen d’ouvrir le coffret précieux, elle avait appris toute seule à remonter la montre, quand Jean n’était pas là, et à faire tourner les aiguilles et marcher la sonnerie ; et, en l’approchant tout près de son oreille, elle écoutait ces petits bruits fêlés avec des mines curieuses de ouistiti qui aurait trouvé une boîte à musique.
XXIX
Jamais à Gadiangué on n’avait une sensation de fraîcheur ni de bien-être ; même plus de nuits fraîches, comme au Sénégal les nuits d’hiver.
Dès le matin, sous ces verdures admirables, même température lourde et mortelle ; dès le matin, avant le lever du soleil, dans ces forêts habitées par les singes tapageurs, les perroquets verts, les colibris rares ; dans ces sentiers pleins d’ombre, dans ces hautes herbes mouillées où glissaient des serpents, toujours, toujours à toute heure et partout même chaleur d’étuve, humide, accablante, empoisonnée… Les lourdeurs chaudes de l’équateur concentrées toutes les nuits sous le feuillage des grands arbres, et, partout, la fièvre dans l’air…
Au bout de trois mois, comme on l’avait prévu, le pays était calmé. La guerre, les égorgements noirs étaient finis. Les caravanes recommençaient à passer, apportant à Gadiangué, du fond de l’Afrique, l’or, l’ivoire, les plumes, tous les produits du Soudan et de la Guinée intérieure.
Et, l’ordre ayant été donné de faire rentrer les renforts, un navire vint attendre les spahis à l’entrée du fleuve pour les ramener au Sénégal.
Hélas ! ils n’étaient plus tous là, les pauvres spahis ! Sur douze qui étaient partis, deux manquaient à l’appel du retour ; deux étaient couchés dans la terre chaude de Gadiangué, emportés par la fièvre.
Mais l’heure de Jean n’était pas venue, et, un jour, il refit en sens inverse la route qu’il avait parcourue trois mois auparavant dans le canot de Samba-Boubou.
XXX
C’était en plein midi, cette fois, dans une pirogue mandingue, à l’abri d’une tente mouillée.
On longeait les verdures épaisses de la rive, on passait sous les branches et sous les racines pendantes des arbres, pour profiter d’un peu d’ombre chaude et dangereuse qui tombait là sur l’eau.
Cette eau semblait stagnante et immobile, elle était lourde comme de l’huile, — avec de petites vapeurs de fièvre qu’on voyait planer çà et là sur sa surface polie.
Le soleil était au zénith ; il éclairait droit d’aplomb, au milieu d’un ciel d’un gris violacé, d’un gris d’étain, qui était tout terni par des miasmes de marais.
C’était quelque chose de si terrible, la chaleur qu’il faisait, que les rameurs noirs étaient obligés de se reposer malgré tout leur courage. L’eau tiède n’apaisait plus leur soif ; ils étaient épuisés et comme fondus en sueur.
Et alors, quand ils s’arrêtaient, la pirogue, entraînée tout doucement par un courant presque insensible, continuait son chemin à la dérive. Et les spahis pouvaient voir de tout près ce monde à part, — le monde de dessous les palétuviers, qui peuple les marais de toute l’Afrique équatoriale.
À l’ombre, dans les fouillis obscurs des grandes racines, ce monde dormait.
Là, à deux pas d’eux qui passaient sans bruit, qui glissaient lentement sans éveiller même les oiseaux, — à les toucher, il y avait des caïmans glauques, allongés mollement sur la vase, bâillant, la gueule béante et visqueuse, l’air souriant et idiot ; — il y avait de légères aigrettes blanches qui dormaient aussi, roulées en boule neigeuse au bout d’une de leurs longues pattes, et posées, pour ne pas se salir, sur le dos même des caïmans pâmés ; — il y avait des martins-pêcheurs de tous les verts et de tous les bleus, qui faisaient la sieste au ras de l’eau dans les branches, en compagnie des lézards paresseux ; — et de grands papillons surprenants, éclos dans des températures de chaudière, qui s’ouvraient et se fermaient lentement, posés n’importe où, — ayant l’air de feuilles mortes quand ils étaient fermés, et tout brillants comme des écrins mystérieux quand ils étaient ouverts, tout étincelants de bleus nacrés et d’éclats de métal.
Il y avait surtout des racines de palétuviers, des racines et des racines, pendant partout comme des gerbes de filaments ; il y en avait de toutes les longueurs, de tous les calibres, s’enchevêtrant et descendant de partout, on eût dit des milliers de nerfs, de trompes, de bras gris, voulant tout enlacer et tout envahir : d’immenses étendues de pays étaient couvertes de ces enchevêtrements de racines. Et sur toutes les vases, sur toutes les racines, sur tous les caïmans, il y avait des familles pressées de gros crabes gris qui agitaient perpétuellement leur unique pince d’un blanc d’ivoire, comme cherchant à saisir en rêve des proies imaginaires. Et le mouvement de somnambule de tous ces crabes était, sous l’épaisse verdure, le seul grouillement perceptible de toute cette création au repos.
Quand les rameurs noirs avaient retrouvé leur haleine, ils reprenaient en sourdine leur chanson sauvage et ramaient avec fureur. Alors la pirogue des spahis fendait l’eau molle du Diakhallémé et descendait le cours sinueux du fleuve, en filant très vite au milieu des forêts.
À mesure qu’on se rapprochait de la mer, les collines et les grands arbres de l’intérieur disparaissaient. C’était de nouveau l’immense pays plat, sur lequel un tissu inextricable de palétuviers était jeté comme un uniforme manteau vert.
L’accablement de midi était passé, et quelques oiseaux volaient. Pourtant c’était silencieux toujours, ce pays ; à perte de vue, même uniformité, mêmes arbres, même calme. Plus qu’une monotone bordure de palétuviers, rappelant dans les lointains les formes connues des peupliers de nos rivières de France.
À droite et à gauche s’ouvraient, de distance en distance, d’autres cours d’eau aussi silencieux, qui s’en allaient se perdre au loin, bordés par les mêmes rideaux de la même verdure. Il fallait l’expérience consommée de Samba-Boubou, pour se reconnaître dans le dédale de ces rivières.
On n’entendait aucun bruit ni aucun mouvement, excepté, de loin en loin, le plongeon énorme d’un hippopotame que dérangeait le bruit cadencé des rameurs, et qui s’en allait, en laissant sur le miroir des eaux ternes et chaudes de grands remous concentriques.
Aussi fermait-elle bien les yeux, Fatou, couchée tout au fond de la pirogue pour plus de sûreté, avec un double abri de feuilles et de toiles mouillées sur la tête. C’est qu’elle avait pris à l’avance ses informations, et savait quels hôtes on peut s’attendre à apercevoir sur ces bords.
Quand elle arriva à Poupoubal, elle avait accompli le voyage entier sans avoir osé rien regarder le long de la route. Jean, pour la décider à bouger, dut lui affirmer que très positivement on était arrivé ; que d’ailleurs il faisait nuit noire, et que le danger par conséquent n’existait plus.
Elle était tout engourdie au fond de sa pirogue, et répondait d’une voix dolente d’enfant câlin. Elle voulait que Jean la prît dans ses bras, et la mît lui-même à bord du navire de Gorée, ce qui fut fait. Ces manières réussissaient assez bien auprès du pauvre spahi, qui se laissait aller par instants à gâter Fatou, — par besoin de chérir quelqu’un, — par besoin de tendresse, et faute de mieux.
XXXI
Le gouverneur de Gorée se souvint de la promesse qu’il avait faite au spahi Pierre Boyer : à son retour, Jean fut de nouveau dirigé sur Saint-Louis, pour y achever son temps d’exil.
Il éprouva une émotion, Jean, en voyant reparaître le pays du sable et la ville blanche ; il y était attaché, comme on l’est à tous les lieux où l’on a souffert et vécu longtemps. Et puis il eut un certain bonheur, aux premiers moments, à retrouver presque une ville, presque la civilisation, avec les habitudes et les amis d’autrefois ; toutes choses dont il avait fallu qu’il fût quelque temps privé, pour en faire au retour le moindre cas.
Les loyers sont peu courus à Saint-Louis du Sénégal. La maison de Samba-Hamet n’avait pas trouvé de nouveaux habitants ; Coura-n’diaye vit revenir Jean et Fatou, et leur rouvrit la porte de leur ancien logis.
Les jours reprirent, pour le spahi, leur cours monotone d’autrefois.
XXXII
Rien de changé dans Saint-Louis. Même tranquillité dans leur quartier. Les marabouts privés qui habitaient leur toit claquaient du bec en se pâmant au soleil, avec le même son de bois sec, d’engrenage de moulin à vent.
Les négresses pilaient toujours leur éternel kousskouss. Partout mêmes bruits familiers, même silence monotone, — même calme de la nature accablée.
Mais Jean était de plus en plus fatigué de toutes ces choses.
De jour en jour aussi, il se détachait de Fatou ; il était absolument dégoûté de sa maîtresse noire. Elle était devenue plus exigeante et plus mauvaise aussi, Fatou-gaye, — depuis surtout qu’elle avait eu conscience de son empire sur l’esprit de Jean, — depuis qu’il était resté à cause d’elle.
Il y avait fréquemment des scènes entre eux ; elle l’exaspérait quelquefois, à force de perversité et de malice. Alors il avait commencé à frapper à coups de cravache, pas bien fort au début, puis plus durement par la suite. Sur le dos nu de Fatou, les coups laissaient quelquefois des marques, comme des hachures, — noir sur noir. — Après il le regrettait, il en avait honte.
Un jour, en rentrant au logis, il avait vu de loin un khassonké, une espèce de grand gorille noir, déguerpir prestement par la fenêtre. — Il n’avait même rien dit cette fois-là ; cela lui était égal, après tout, ce qu’elle pouvait faire…
C’était absolument fini des sentiments de pitié, ou peut-être de tendresse qu’il avait pu avoir un moment pour elle ; il en avait assez ; il en était lassé, écœuré. Par inertie seulement, il la gardait encore.
La dernière année était entamée ; tout cela sentait la fin, le départ. Il commençait à compter par mois !
Le sommeil l’avait fui, comme cela arrive à la longue, dans ces pays énervants. — Il passait des heures de nuit, accoudé à sa fenêtre, — respirant avec volupté les fraîcheurs de son dernier hiver, — et surtout rêvant du retour.
La lune, en achevant sa course tranquille sur le désert, le trouvait généralement là, à sa fenêtre. Il aimait ces belles nuits des pays chauds, ces clartés roses sur le sable, ces traînées argentées sur l’eau morne du fleuve, — chaque nuit, le vent lui apportait, des plaines de Sorr, le cri lointain des chacals — et même ce cri lugubre lui était devenu un bruit familier.
Et quand il songeait que bientôt il allait quitter tout cela pour toujours, — voilà maintenant que cette pensée jetait comme une tristesse vague sur la joie de revenir.
XXXIII
Il y avait plusieurs jours que Jean n’avait pas ouvert sa boîte aux choses précieuses, et pas vu sa vieille montre.
Il était au quartier, occupé à son service, — quand tout à coup il y songea avec un sentiment d’inquiétude.
Il rentra chez lui en marchant plus vite que de coutume, et, en arrivant, il ouvrit sa boîte.
Il sentit un coup au cœur ; il ne voyait plus la montre !… Il déplaça fiévreusement les objets… Non, elle n’y était plus !…
Fatou chantonnait d’un air indifférent, en le regardant de coin. Elle enfilait des verroteries, combinant des effets de tons pour ses colliers ; grands préparatifs pour les fêtes du lendemain, les bamboulas de la Tabaski auxquelles il fallait paraître belle et parée.
— C’est toi qui l’as changée de place ? Dis, vite, Fatou… Je te l’avais défendu, d’y toucher ! Où l’as-tu mise ?…
— Ram !… (Je ne sais pas !) répondit Fatou avec indifférence.
Une sueur froide commençait à perler au front de Jean, égaré d’anxiété et de colère. Il prit Fatou, la secouant rudement par le bras :
— Où l’as-tu mise ?… Allons, dis vite ?
— Ram !…
Alors tout à coup une lueur lui vint. Il venait d’apercevoir un pagne neuf, à zigzags bleus et roses, plié soigneusement, caché dans un coin, préparé pour la fête du lendemain !…
Il comprit, saisit le pagne, le déplia, et, le lançant par terre :
— Tu l’as vendue, cria-t-il, la montre ! Allons vite, Fatou, dis la vérité !…
Il la jeta à genoux sur le plancher, dans une rage folle, et prit sa cravache.
Elle savait bien, Fatou, qu’elle avait touché là un fétiche précieux, et que ce serait grave. — Mais elle avait l’audace de l’impunité : elle en avait déjà tant fait, et Jean avait tant pardonné.
Pourtant, jamais encore elle n’avait vu Jean comme cela ; elle poussa un cri, elle eut peur ; elle se mit à embrasser ses pieds :
— Pardon, Tjean !… Pardon !…
Jean ne sentait pas sa force dans ces moments de fureur. Il avait de ces violences un peu sauvages des enfants qui ont grandi dans les bois. Il frappait rudement sur le dos nu de Fatou, marquant des raies d’où jaillissait le sang, et sa rage s’excitait en frappant…
Et puis il eut honte de ce qu’il avait fait, et, jetant sa cravache à terre, il se laissa tomber sur son tara…
XXXIV
Un moment après, Jean s’en allait en courant au marché de Guet-n’dar.
Fatou avait avoué à la fin, et donné le nom du marchand nègre auquel elle l’avait vendue. Il espérait bien qu’elle était là encore et qu’il pourrait la racheter, sa pauvre vieille montre ; il venait de toucher son mois, et cet argent devait suffire.
Il marchait très vite, il courait ; très pressé d’arriver, — comme si justement pendant le trajet, quelque acheteur noir était là, la marchandant, prêt à l’emporter.
À Guet-n’dar, sur le sable, tapage, confusion de tous les types, babel de toutes les langues du Soudan. Là se tient perpétuellement le grand marché, plein de gens de tous les pays, où l’on vend de tout, des choses précieuses et des choses saugrenues, — des denrées utiles et des denrées extravagantes, — des objets invraisemblables, — de l’or et du beurre, — de la viande et des onguents, — des moutons sur pied et des manuscrits, — des captifs et de la bouillie, — des amulettes et des légumes.
D’un côté, fermant le tableau, un bras du fleuve avec Saint-Louis derrière : ses lignes droites et ses terrasses babyloniennes ; ses blancheurs bleuâtres de chaux, tachées de rougeurs de briques, — et, çà et là, le panache jauni d’un palmier montant sur le ciel bleu,
De l’autre côté, Guet-n’dar, la fourmilière nègre aux milliers de toits pointus.
Auprès des caravanes qui stationnent, des chameaux couchés dans le sable, des Maures déchargeant leurs ballots d’arachides, — leurs sacs fétiches en cuir ouvragé.
Marchands et marchandes accroupis dans le sable, riant ou se disputant ; bousculés, piétinés, eux et leurs produits, par les acheteurs.
— Hou ! dièndé m’pât !… (marchandes de lait aigre, contenu dans des peaux de bouc cousues retournées le poil en dedans).
— Hou ! dièndé nébam !… (marchandes de beurre, — de race peuhle, — avec de grands chignons tricornes plaqués de cuivre, — pêchant leur marchandise à pleines mains dans des outres poilues ; — la roulant dans leurs doigts en petites boulettes sales à un sou la pièce, — et s’essuyant les pattes après dans leurs cheveux).
— Hou ! dièndé kheul !… dièndé khorompolé !… (marchandes de simples, de petits paquets d’herbes ensorcelées, de queues de lézards et de racines à propriétés magiques).
— Hou ! dièndé tchiakhkha !… dièndé djiarab !… (marchandes accroupies, de grains d’or, de grains de jahde, de perles d’ambre, de ferronnières d’argent ; tout cela étalé par terre sur des linges sordides, — et piétiné par les clients).
— Hou ! dièndé guerté !… dièndé khankhel !… dièndé iap-nior !… — (marchandes de pistaches, — de canards en vie, — de comestibles insensés, — de viandes séchées au soleil, de pâtes au sucre mangées par les mouches).
Marchandes de poisson salé, marchandes de pipes, marchandes de tout ; — marchandes de vieux bijoux, de vieux pagnes crasseux et pouilleux, sentant le cadavre ; de beurre de Galam pour l’entretien crépu de la chevelure ; — de vieilles petites queues, coupées ou arrachées sur des têtes de négresses mortes, et pouvant resservir telles quelles, toutes tressées et gommées, toutes prêtes.
Marchandes de grigris, d’amulettes, de vieux fusils, de crottes de gazelles, de vieux corans annotés par les pieux marabouts du désert ; — de musc, de flûtes, de vieux poignards à manche d’argent, de vieux couteaux de fer ayant ouvert des ventres, — de tam-tams, de cornes de girafes et de vieilles guitares.
Et la truanderie, la haute pouillerie noire, assise alentour, sous les maigres cocotiers jaunes : de vieilles femmes lépreuses tendant leurs mains pleines d’ulcères blancs pour demander l’aumône, — et de vieux squelettes à moitié morts, les jambes gonflées d’éléphantiasis, avec de grosses mouches grasses et des vers pompant leurs plaies sur le vif.
Et des fientes de chameau par terre, et des fientes nègres, des débris de toutes sortes et des tas d’ordures. — Et là-dessus, tombant d’aplomb, un de ces soleils brûlants qu’on sentait là tout près de soi, dont le rayonnement cuisait comme celui d’un brasier trop rapproché.
Et toujours, et toujours, pour horizon le désert ; la platitude infinie du désert.
C’était là, devant l’étalage d’un certain Bob-Bakary-Diam, que Jean s’arrêta, interrogeant d’un regard anxieux et rapide, avec un battement de cœur, le monceau d’objets hétéroclites qui s’éparpillaient devant lui.
— Ah ! oui, mon blanc, dit Bob-Bakary-Diam, en yoloff, avec un sourire tranquille, — la montre qui sonne ? — Il y a quatre jours, la jeune fille est venue me la vendre pour trois khâliss d’argent. — Bien fâché, mon blanc, — mais, comme elle sonnait, je l’ai vendue dès le même jour, à un chef de Trarzas, qui est parti en caravane pour Tombouctou.
Allons, c’était fini !… Il n’y fallait plus penser, à la pauvre vieille montre !…
Il en éprouvait un désespoir, le pauvre Jean, un déchirement de cœur, comme s’il eût perdu par sa faute une personne bien-aimée.
Si encore il eût pu aller embrasser son vieux père, et lui demander pardon, cela l’aurait un peu consolé. — Si encore elle était tombée dans la mer, la montre, — ou dans le fleuve, ou dans quelque coin du désert, — mais ainsi vendue, profanée par cette Fatou !… Ça, c’était trop !… Il aurait pleuré presque, s’il ne s’était pas senti tant de rage au cœur contre cette créature.
C’était cette Fatou qui depuis quatre ans lui prenait son argent, sa dignité, sa vie !… Pour la garder il avait perdu son avancement, tout son avenir de soldat ; — pour elle il était resté en Afrique, pour cette petite créature méchante et perverse, noire de figure et d’âme, entourée d’amulettes et de sortilèges ! — Et il se montait la tête, en marchant au soleil ; contre ses maléfices il était pris d’une sorte d’horreur superstitieuse ; contre sa méchanceté et son impudence, et l’audace de ce qu’elle venait de faire, il était pris d’une fureur insensée. — Et il rentrait chez lui, marchant vite, le sang bouillonnant, — exaspéré de chagrin et de colère, — la tête en feu.
XXXV
Elle attendait, elle, avec une grande anxiété ce retour.
Dès qu’il entra, elle vit bien qu’il ne l’avait pas retrouvée, la vieille montre qui sonnait.
Il avait l’air si sombre, qu’elle pensa que probablement il allait la tuer.
Elle comprenait cela ; — elle, si on lui avait pris une certaine amulette racornie, la plus précieuse qu’elle avait, que sa mère lui avait donnée quand elle était toute petite, en Galam, — oh ! elle se serait jetée sur le voleur, et l’aurait tué si elle avait pu.
Elle comprenait bien qu’elle avait fait là quelque chose de très mal, poussée par les mauvais esprits, par son grand défaut de trop aimer la parure. — Elle savait bien qu’elle était méchante. — Elle était fâchée d’avoir fait tant de peine à Jean ; cela lui était égal d’être tuée, — mais elle aurait voulu l’embrasser.
Quand il la battait, elle aimait presque cela maintenant, parce qu’il n’y avait guère que dans ces moments-là qu’il la touchait, et qu’elle pouvait le toucher, elle, en se serrant contre lui pour demander grâce. — Cette fois, quand il allait la prendre pour la tuer, comme elle n’aurait plus rien à risquer, elle mettrait toutes ses forces pour l’enlacer, et tâcher d’arriver jusqu’à ses lèvres ; après elle se cramponnerait à lui en l’embrassant jusqu’à ce qu’elle fût morte, — et cela lui serait égal.
S’il avait pu déchiffrer, le pauvre Jean, ce qui se passait dans ce petit cœur sombre, sans doute, pour son malheur, il aurait pardonné encore ; — ce n’était pas difficile de l’attendrir, lui.
Mais Fatou ne parlait pas, parce qu’elle comprenait que tout cela ne pouvait pas s’exprimer, et l’idée de cette lutte suprême où elle allait le tenir et l’embrasser, et mourir par lui, ce qui finirait tout, — cette idée lui plaisait ; — et elle attendait, fixant sur lui ses grands yeux d’émail, avec une expression de passion et de terreur.
Mais Jean était rentré, et il ne disait rien ; — il ne la regardait même pas, — alors elle ne comprenait plus.
Il avait même jeté sa cravache en entrant, — parce qu’il était honteux d’avoir été brutal avec une petite fille et qu’il ne voulait pas recommencer.
Seulement il s’était mis à arracher toutes les amulettes pendues aux murs et les jetait par les fenêtres.
Puis il prit les pagnes, les colliers, les boubous, les calebasses — et, sans rien dire toujours, il les lançait, dehors sur le sable.
Et Fatou commençait à comprendre ce qui l’attendait ; elle devinait que tout était fini, et elle était atterrée.
Quand tout ce qui était à elle fut dehors, éparpillé sur la place, Jean lui montra la porte, en disant simplement, entre ses dents blanches serrées d’une voix sourde qui n’admettait pas la réplique :
— Va-t’en !!!
Et Fatou, la tête baissée, s’en alla sans rien dire.
Non, elle n’avait rien imaginé d’aussi horrible que d’être chassée ainsi. Elle se sentait devenir folle, — et elle s’en allait sans oser lever la tête, sans trouver un cri à pousser, ni un mot à dire, ni une larme à verser.
XXXVI
Alors Jean se mit à ramasser avec calme tout ce qui était à lui, à plier soigneusement ses effets, comme pour faire son sac de soldat ; il empaquetait avec soin, par habitude d’ordre prise malgré lui au régiment, — et se dépêchait tout de même, de peur d’être pris de regret, et de faiblir.
Il se sentait un peu consolé par cette exécution terrible, par cette satisfaction donnée à la mémoire de la vieille montre ; — heureux d’avoir eu définitivement ce courage, — se disant que bientôt il embrasserait son père, lui conterait tout pour avoir son pardon.
Puis, quand il eut fini, il descendit chez Coura-n’diaye, la griote. — Il vit Fatou qui s’était réfugiée là, immobile, accroupie dans un coin. — Les petites esclaves avaient ramassé ses affaires dehors, et les avaient mises dans les calebasses près d’elle.
Jean ne voulut même pas la regarder. — Il s’approcha de Coura-n’diaye, paya son mois en prévenant qu’il ne reviendrait plus ; — puis il jeta son léger bagage sur ses épaules, et sortit.
Pauvre vieille montre. Son père lui avait dit : « Jean, elle est un peu ancienne, mais c’est une très bonne montre, et on n’en fait peut-être plus d’aussi bonnes aujourd’hui. Quand tu seras riche, plus tard, tu t’en achèteras une à la mode si tu veux, mais tu me rendras celle-là ; il y a quarante ans qu’elle est avec moi, je l’avais au régiment, — et quand on m’enterrera, si tu n’en veux plus, ne manque pas de la faire mettre dans ma bière ; elle me tiendra compagnie là-bas… »
Coura-n’diaye avait pris l’argent du spahi sans faire de réflexions sur ce congé brusque, avec son indifférence de vieille courtisane revenue de tout.
Quand Jean fut dehors, il appela son chien laobé qui le suivit l’oreille basse comme comprenant la situation, et fâché de partir. Puis il s’en alla sans tourner la tête, descendant les longues rues de la ville morte, dans la direction du quartier.
- ↑ Banc devant la porte.





























