Le Roman d’un spahi/03
TROISIÈME PARTIE
I
Lorsque Jean eut ainsi définitivement expulsé Fatou-gaye, il éprouva un grand soulagement d’avoir fait cette exécution. — Lorsqu’il eut convenablement arrangé dans son armoire de soldat tout son mince bagage, rapporté de la maison de Samba-Hamet, il se trouva plus libre et plus heureux. Cela lui paraissait un acheminement vers le départ, vers ce bienheureux congé définitif qui n’était plus éloigné que de quelques mois.
Il avait eu pitié d’elle, cependant. — Il avait voulu encore une fois lui envoyer l’argent de sa solde, pour lui faciliter une installation nouvelle ou un départ.
Mais, comme il aimait mieux ne pas la revoir, il avait chargé le spahi Muller de cette commission.
Muller s’était rendu dans la maison de Samba-Hamet, chez la griote. — Mais Fatou était partie.
— Elle a eu beaucoup de chagrin, dirent les petites esclaves, en yoloff, — faisant cercle et parlant toutes à la fois.
— Le soir, elle n’a pas voulu manger le kousskouss que nous lui avions préparé.
— La nuit, dit la petite Sam-Lélé, je l’ai entendue qui parlait tout haut en rêvant, — et même les laobés ont jappé, ce qui est très mauvais signe. — Mais je n’ai pu comprendre ce qu’elle a dit.
Il était certain qu’elle était partie, — emportant ses calebasses sur la tête, — un peu avant le soleil levé.
Une macaque nommée Bafoufalé-Diop, femme chef des esclaves de la griote, personne très curieuse par nature, — l’avait suivie de loin, et l’avait vue tourner par le pont de bois sur le petit bras du fleuve, se dirigeant vers N’-dar-toute — ayant l’air de très bien savoir où elle allait.
On croyait dans le quartier qu’elle avait dû aller demander asile à un certain vieux marabout très riche de N’-dar-toute, qui l’admirait beaucoup. — Elle était bien assez belle, d’ailleurs, pour n’être pas en peine de sa personne, quoique keffir.
Quelque temps encore, Jean évita de passer dans les quartiers de Coura-n’diaye.
Et puis bientôt il n’y pensa plus.
Il lui semblait d’ailleurs qu’il avait retrouvé sa dignité d’homme blanc, souillée par le contact de cette chair noire ; ces enivrements passés, cette fièvre des sens surexcités par le climat d’Afrique, ne lui inspiraient plus, quand il regardait en arrière, qu’un dégoût profond.
Et il se bâtissait toute une existence nouvelle, de continence et d’honnêteté.
À l’avenir, il vivrait au quartier, comme un homme sage. Il ferait des économies pour rapporter à Jeanne Méry une foule de souvenirs du Sénégal : de belles nattes qui seraient plus tard l’ornement de leur logis rêvé ; des pagnes brodés dont les riches couleurs feraient l’admiration des gens de son pays, et qui, dans leur ménage, leur serviraient de tapis de table magnifiques ; — et puis surtout des boucles d’oreilles et une croix en or fin de Galam qu’il commanderait exprès pour elle aux plus grands artistes noirs. — Elle les mettrait pour se parer, le dimanche, en allant à l’église avec les Peyral, et certes dans le village aucune autre jeune femme n’aurait des bijoux aussi beaux.
Ce pauvre grand spahi à l’air si grave formait ainsi dans sa jeune tête inculte une foule de projets presque enfantins, rêves naïfs de bonheur, de vie de famille et de paisible honnêteté.
Jean avait alors près de vingt-six ans. On lui eût donné un peu plus que son âge, comme cela arrive souvent pour les hommes qui ont mené la vie rude aux champs, à la mer ou à l’armée. — Ces cinq ans de Sénégal l’avaient beaucoup changé ; ses traits s’étaient accentués ; il était plus basané et plus maigre ; il avait pris l’air plus militaire et plus arabe ; ses épaules et sa poitrine s’étaient beaucoup élargies, bien que sa taille fût restée mince et souple ; il mettait son fez et retournait sa longue moustache brune avec une coquetterie de soldat qui lui allait à ravir. — Sa force et son extrême beauté inspiraient une sorte de respect involontaire à ceux qui l’approchaient. On lui parlait autrement qu’aux autres.
Un peintre l’eût choisi comme type accompli de charme noble et de perfection virile.
II
Un jour, sous une même enveloppe portant le timbre de son village, Jean trouva deux lettres, — l’une de sa chère vieille mère, — l’autre de Jeanne.
» Il y a bien du nouveau depuis ma dernière lettre, et tu vas avoir bien de l’étonnement. — Mais ne te tourmente pas tout d’abord ; il faut faire comme nous, mon cher fils, prier le bon Dieu et avoir toujours bon espoir. — Je commencerai par te dire qu’il est venu dans le pays un jeune huissier nouveau, M. Prosper Suirot, qui n’est pas très aimé chez nous, vu qu’il est dur avec les pauvres gens et qu’il a l’âme sournoise ; mais c’est un homme qui a une belle position, on ne peut pas dire le contraire. — Donc, ce monsieur Suirot a demandé la main de Jeanne à ton oncle Méry, qui l’a accepté pour son gendre. — Maintenant, Méry est venu nous faire une scène ici un soir ; il avait fait prendre des renseignements sur ton compte auprès de tes colonels sans nous le dire, et on lui a donné des renseignements mauvais, à ce qu’il paraît. — On dit que tu as eu une femme nègre là-bas ; que tu l’as gardée tout de même contre les observations de tes chefs ; que c’est cela qui t’a empêché de passer maréchal des logis ; qu’il y a de mauvais bruits là-bas sur ton compte ; beaucoup de choses, mon cher fils, que je n’aurais jamais pu croire, mais c’était écrit sur un papier imprimé qu’il nous a montré, et sur lequel on avait marqué les cachets de ton régiment. — Maintenant, Jeanne est venue se sauver chez nous tout en pleurs, disant qu’elle n’épouserait jamais le Suirot, qu’elle ne serait jamais que ta femme à toi, mon cher Jean, et qu’elle aimerait mieux s’en aller dans un couvent. — Elle t’a écrit une lettre que je t’envoie, où elle te marque ce que tu dois faire ; elle est majeure et elle a beaucoup de tête, fais bien tout ce qu’elle te dira et écris poste pour poste à ton oncle, comme elle te le commande. — Tu vas nous revenir dans dix mois, mon cher fils ; avec de la conduite jusqu’à la fin de ton congé et en priant beaucoup le bon Dieu, cela pourra sans doute s’arranger encore ; mais nous sommes bien tourmentés, comme tu dois le penser ; nous avons peur aussi que Méry ne défende à Jeanne de revenir chez nous, et alors ce serait bien malheureux.
» Peyral se joint à moi, mon cher fils, pour t’embrasser et te prier de nous écrire au plus vite.
» Ta vieille mère qui t’adore pour la vie.
» Je m’ennuie tant, vois-tu, que je voudrais passer[1] tout de suite. — J’ai trop de malheur que tu ne sois pas rendu et que tu ne parles pas de revenir bientôt. Voilà maintenant que mes parents, d’accord avec mon parrain, veulent me marier avec ce grand Suirot dont je t’ai causé déjà ; on me casse la tête pour me dire qu’il est riche et que je dois avoir de l’honneur qu’il m’ait demandée. Je dis non, tu penses, et je me mine les yeux à pleurer.
» Mon cher Jean, je suis bien malheureuse d’avoir tout le monde contre moi, Olivette et Rose rient de me voir toujours les yeux rouges ; je crois qu’elles, elles épouseraient très volontiers le grand Suirot si seulement il voulait d’elles. Moi, rien que d’y penser, ça me fait un frisson ; non bien sûr que je ne l’épouserai jamais, et que je leur échapperai à tous pour entrer au couvent de Saint-Bruno, s’ils me poussent à bout.
» Si seulement je pouvais aller chez toi quelquefois, ça me remonterait de causer avec ta mère, pour qui j’ai bien du respect et de l’amitié comme si j’étais sa fille ; mais on me fait déjà des gros yeux parce que j’y vais trop souvent, et qui sait si bientôt on ne me le défendra pas tout à fait.
» Mon cher Jean, il faut que tu fasses tout ce que je vais te dire. J’entends qu’il y a des méchants bruits sur toi ; je me dis qu’ils les font courir à seule fin de m’influencer, mais je ne crois pas un mot de tous ces contes, ça n’est pas possible, et pas un ici ne te connaît comme moi. Tout de même je serai contente si tu me dis un petit mot là-dessus, et si tu me parles de ton amitié : tu sais ça fait toujours plaisir quand même on sait bien que c’est vrai. Et puis écris tout de suite à mon père pour me demander en mariage, surtout fais-lui bien la promesse que tu te conduiras toujours au pays comme un homme sage et rangé sur qui on n’aura jamais rien à dire, quand tu seras mon mari ; — après ça je le supplierai à genoux. — Le bon Dieu ait pitié de nous, mon bon Jean !
Au village, on n’apprend guère à exprimer les sentiments du cœur ; les jeunes filles élevées aux champs sentent très vivement quelquefois, — mais les mots leur manquent pour rendre leurs émotions et leurs pensées, le vocabulaire raffiné de la passion est fermé pour elles ; ce qu’elles éprouvent, elles ne savent le traduire qu’à l’aide de phrases naïves et tranquilles ; là est toute la différence.
Il fallait que Jeanne eût senti bien vivement pour avoir écrit cette lettre, — et Jean, qui parlait lui aussi ce langage simple, comprit tout ce qu’il y avait là-dessous de résolution et d’amour. — En présence de cette fidélité ardente de sa fiancée, il eut confiance et espoir ; il mit dans sa réponse tout ce qu’il y sut mettre de tendresse et de reconnaissance, il adressa à son oncle Méry une demande en forme, accompagnée de serments bien sincères de sagesse et de bonne conduite ; — et puis il attendit sans trop d’inquiétude le retour du courrier de France…
M. Prosper Suirot était un jeune huissier étroit et voûté, doublé d’un libre-penseur farouche, bavant des inepties athées sur toutes les choses saintes d’autrefois, — gratteur de papier à la vue basse, dont les petits yeux rougis s’abritaient sous des lunettes fumées. — Ce rival eût fait pitié à Jean, qui éprouvait une répulsion instinctive pour les êtres laids et mal bâtis.
Séduit par la dot et la figure de Jeanne, le petit huissier croyait, dans sa bêtise bouffie, faire beaucoup d’honneur à la jeune paysanne en lui offrant sa laide personne et son infime position sociale ; il avait même décidé qu’après le mariage, pour se mettre à sa hauteur, Jeanne, devenue dame, se coifferait d’un chapeau.
III
Six mois avaient passé. Et les courriers de France n’avaient apporté au pauvre Jean — rien de bien mauvais, à la vérité, — mais rien de bien bon non plus.
L’oncle Méry restait inflexible ; — mais Jeanne l’était aussi, et, dans les lettres de la vieille Française, elle glissait toujours, pour son fiancé, quelques mots de fidélité et d’amour.
Jean, lui, était plein d’espoir, et ne doutait plus que, à son arrivée au pays, tout ne pût facilement s’arranger.
Il se perdait plus que jamais en projets délicieux… Après ces cinq années d’exil, ce retour au village lui apparaissait sous des couleurs d’apothéose. Tous ces rêves de pauvre abandonné le ramenaient à cet instant radieux : monter, avec ses grands burnous de spahi, dans la diligence de son village, — voir reparaître les Cévennes, les silhouettes familières de ses montagnes, — la route connue, — puis le clocher aimé, — puis le toit paternel au bord du chemin, — et serrer dans ses bras, avec une joie folle, ses vieux parents chéris…
Alors, ensemble, tous trois, ils s’en allaient chez les Méry… Dans le village, les bonnes gens, les jeunes filles, sortaient sur leurs portes pour le voir passer ; on le trouvait beau, avec son costume étranger et ses grandes allures d’Afrique… Il montrait à son oncle Méry ses galons de maréchal des logis, qu’on venait enfin de lui donner et dont l’effet serait irrésistible… Il était bon, après tout, son oncle Méry ; autrefois, il avait beaucoup grondé Jean, c’est vrai, mais il l’avait aimé aussi ; Jean s’en souvenait très bien maintenant, il en était très sûr… (De loin, dans l’exil, on revoit toujours sous des couleurs plus douces ceux qui sont restés au foyer ; on se les rappelle affectueux et bons ; on oublie les défauts, les duretés et les rancunes.) Donc, il était impossible que l’oncle Méry ne se laissât pas fléchir, quand il verrait là ses deux enfants le suppliant ensemble ; il s’attendrirait bien certainement… et mettrait la main de Jeanne toute tremblante dans celle de Jean !… Et alors, que de bonheur, quelle vie belle et douce, quel paradis sur la terre !…
Par exemple, Jean ne se voyait pas très bien, vêtu comme les hommes de son village, ni, surtout, coiffé du modeste chapeau campagnard. Ce changement était un sujet sur lequel il n’aimait pas arrêter sa pensée ; il lui semblait qu’il ne serait plus lui-même, le fier spahi, sous cet accoutrement d’autrefois. C’était sous le costume rouge qu’il avait appris la vie, c’était sur le sol d’Afrique qu’il s’était fait homme, et, plus qu’il ne le croyait ; il aimait tout cela : il aimait son fez arabe, son sabre, son cheval, — son grand pays maudit, son désert.
Il ne savait pas, Jean, quelles déceptions attendent quelquefois les jeunes hommes, — marins, soldats, spahis, — quand ils rentrent à ce village tant rêvé, qu’ils ont quitté encore enfants, et que, de loin, ils voyaient à travers des prismes enchantés.
Hélas ! quelle tristesse souvent, et quel ennui monotone attendent au pays le retour de ces exilés !
De pauvres spahis, comme lui, acclimatés, énervés dans ce pays d’Afrique, ont pleuré quelquefois les rives désolées du Sénégal. Les longues courses à cheval, et la vie plus libre, et la grande lumière, et les horizons démesurés, tout cela manque, quand on s’y est habitué et qu’on ne l’a plus ; dans la tranquillité du foyer, on éprouve quelque chose comme le besoin du soleil dévorant et de l’éternelle chaleur, le regret du désert, la nostalgie du sable.
IV
Cependant Boubakar-Ségou, le grand roi noir, faisait des siennes dans le Diambour et le pays de Djiagabar. Le vent était à une expédition de guerre : on en parlait à Saint-Louis dans les cercles d’officiers ; cela était commenté, discuté de mille façons parmi les soldats, spahis, tirailleurs, ou troupiers d’infanterie de marine. C’était le bruit du jour, et chacun espérait y gagner sa part, de l’avancement, une médaille ou un grade.
Jean, lui, qui allait finir son service, se promettait de racheter là tout ce qu’on avait pu lui reprocher sur sa conduite passée ; il rêvait d’attacher à sa boutonnière le petit ruban jaune des braves, la médaille militaire ; il voulait faire ses adieux éternels au pays noir par quelque belle action de valeur, qui laisserait son nom ineffaçable au quartier des spahis, dans ce coin de la terre où il avait tant vécu et tant souffert.
Entre les casernes, le commandement de la marine et le gouvernement, un rapide échange de correspondance avait lieu chaque jour. Il arrivait chez les spahis de grands plis cachetés qui faisaient rêver les hommes en veste rouge ; on prévoyait une expédition longue et sérieuse et le moment approchait. Les spahis aiguisaient leur grand sabre de combat, et astiquaient leur fourniment, avec force paroles et bravoure, verres d’absinthe et joyeux propos.
V
On était aux premiers jours d’octobre. Jean, qui circulait par ordre depuis le matin pour remettre de droite et de gauche des papiers de service, allait en dernier lieu au palais du Gouvernement, porter une grande enveloppe officielle.
Dans la longue rue droite, aussi vide et aussi morte qu’une rue de Thèbes ou de Memphis, il vit venir à lui, dans le soleil, un autre homme rouge qui lui montrait une lettre. Il eut une appréhension triste, une crainte vague, et il pressa le pas.
C’était le sergent Muller, qui apportait aux spahis le courrier de France, arrivé depuis une heure de Dakar, par caravane.
— Tiens, pour toi, Peyral ! dit-il en lui tendant l’enveloppe au timbre de son pauvre cher village.
VI
Cette lettre que Jean attendait depuis un mois lui brûlait les mains, et il hésitait à la lire. Il résolut d’attendre d’avoir fini sa mission pour la décacheter.
Il arriva à la grille du Gouvernement, dont la porte était ouverte, et il entra.
Dans le jardin, même animation que dans la rue. Une grande lionne privée s’étirait au soleil, avec des mines de chatte amoureuse. Des autruches dormaient par terre, auprès de quelques rigides aloès bleuâtres. Midi, — personne, — un silence de nécropole, et de grandes terrasses blanches sur lesquelles des palmiers jaunes dessinaient des ombres immobiles.
Jean, cherchant à qui parler, arriva jusqu’à un bureau où il trouva le gouverneur entouré des différents chefs du service colonial.
Là, par extraordinaire, on travaillait avec animation ; on semblait discuter des choses graves, à cette heure traditionnelle du repos de la sieste.
En échange du pli qu’apportait Jean, on lui en remit un autre, à l’adresse du commandant des spahis.
C’était l’ordre définitif de mise en marche qui, dans l’après-midi, fut communiqué officiellement à toutes les troupes de Saint-Louis.
VII
Quand Jean se retrouva dans la rue solitaire, il n’y put tenir, et, en frémissant, il ouvrit sa lettre.
Il y trouva cette fois l’écriture seule de sa vieille mère, écriture plus tremblée que jamais, — avec des taches de larmes.
Il dévora les lignes, — il eut un éblouissement, le pauvre spahi, — et porta ses mains à sa tête en s’appuyant au mur.
C’était très pressé, avait dit le gouverneur, ce pli qu’il portait ; il embrassa pieusement le nom de la vieille Françoise, et s’en alla comme un homme ivre.
Était-ce bien possible, cela ? C’était fini, fini à jamais ! On lui avait pris sa fiancée, au pauvre exilé, — sa fiancée d’enfance, que ses vieux parents lui avaient choisie !
« Les bans sont publiés, la noce sera faite avant un mois. Je m’en doutais bien, mon cher fils, dès le mois dernier ; Jeanne ne revenait plus nous voir. Mais je n’osais pas te le dire encore, pour ne pas te tourmenter, puisque nous ne pouvions rien y faire.
» Nous sommes dans un grand désespoir. Maintenant, mon fils, il est venu hier à Peyral une idée qui nous fait peur : c’est que tu ne voudras plus revenir au pays, et que tu resteras en Afrique.
» Nous sommes bien vieux tous les deux ; mon bon Jean, mon cher fils, ta pauvre mère t’en supplie à genoux, que cela ne t’empêche pas d’être sage, et de nous revenir bientôt comme nous t’attendions. Autrement, j’aimerais mieux mourir tout de suite, et Peyral aussi. »
Des pensées incohérentes, tumultueuses, se pressaient dans la tête de Jean.
Il fit un rapide calcul de dates. Non, ce n’était pas fini encore, ce n’était pas un fait accompli. Le télégraphe ! Mais non, à quoi donc pensait-il ! Il n’y avait point de télégraphe entre la France et le Sénégal. Et, quand même, qu’aurait-il pu leur dire de plus ? S’il avait pu partir en laissant tout derrière, partir sur quelque grand navire à grande vitesse, et arriver encore à temps ; en se jetant à leurs pieds, avec supplications, avec larmes, il aurait peut-être encore pu les attendrir. Mais, si loin… quelles impossibilités, quelle impuissance ! Tout serait consommé avant qu’il ait seulement pu leur envoyer un cri de douleur.
Et il lui semblait qu’on serrait sa tête dans des mains de fer, qu’on pressait sa poitrine dans des étaux terribles.
Il s’arrêta encore pour relire, et puis se souvenant qu’il portait un ordre pressé du gouverneur, il replia sa lettre et se mit à marcher.
Autour de lui, tout était au grand calme du milieu du jour. — Les vieilles maisons à la mauresque s’alignaient correctement, avec leur blancheur laiteuse, sous le bleu intense du ciel. — Parfois, en passant, on entendait derrière leurs murs de brique quelque plaintive et somnolente chanson de négresse ; — ou bien, sur le pas des portes, on rencontrait quelque négrillon bien noir, qui dormait le ventre au soleil, tout nu, avec un collier de corail, — et marquait une tache foncée au milieu de toute cette uniformité de lumière. — Sur le sable uni des rues, les lézards se poursuivaient avec de petits balancements de tête comiques, — et traçaient, en traînant leur queue, une infinité de zigzags fantasques, compliqués comme des dessins arabes. — Un bruit lointain de pilons à kousskouss, monotone et régulier comme une sorte de silence, arrivait de Guet-n’dar, amorti par les couches chaudes et lourdes de l’atmosphère de midi…
Cette tranquillité de la nature accablée semblait vouloir narguer l’exaltation du pauvre Jean, et exaspérer sa douleur ; elle l’oppressait comme un mal physique, elle l’étouffait comme un suaire de plomb.
Ce pays lui faisait tout à coup l’effet d’un vaste tombeau.
Il s’éveillait, le spahi, comme d’un pesant sommeil de cinq années. — Une immense révolte se faisait en lui, révolte contre tout et contre tous !… Pourquoi l’avait-on pris à son village, à sa mère, pour l’ensevelir au plus beau temps de sa vie sur cette terre de mort ?… De quel droit avait-on fait de lui cet être à part qu’on appelle spahi, traîneur de sabre à moitié Africain, malheureux déclassé, — oublié de tous, — et finalement renié par sa fiancée !…
Il se sentait une rage folle au cœur, et ne pouvait pleurer ; il éprouvait le besoin de s’en prendre à quelqu’un ou à quelque chose, — le besoin de torturer, d’étreindre, d’écraser quelqu’un de ses semblables dans ses bras puissants…
Et rien, rien autour de lui, — que le silence, la chaleur et le sable.
Hélas ! pas un ami non plus dans tout ce pays, — pas même un camarade de cœur à qui conter sa peine… Il était donc bien abandonné, mon Dieu !… et bien seul au monde !…
VIII
Jean courut au quartier et jeta au premier venu le pli qui lui était confié ; — puis il s’en alla, et commença au hasard une course rapide et sans but ; — c’était sa manière à lui d’étouffer sa douleur.
Il passa le pont de Guet-n’dar et tourna au sud vers la pointe de Barbarie, comme la nuit où, quatre ans auparavant, il avait quitté en désespéré la maison de Cora…
Mais, cette fois, son désespoir était un désespoir d’homme, profond et suprême, — et sa vie était brisée…
Il marcha longtemps vers le sud, perdant de vue Saint-Louis et les villages noirs, — et s’assit exténué, au pied d’un monticule de sable qui dominait la mer…
Ses idées étaient sans suite. — Tout ce soleil du jour l’avait affolé…
Il s’aperçut qu’il n’était encore jamais venu là — et se mit à promener autour de lui des regards distraits…
Ce monticule était tout hérissé de grands pieux bizarres, qui portaient des inscriptions dans la langue des prêtres du Maghreb. — Des ossements blanchis gisaient pêle-mêle, déterrés jadis par les chacals. — Il y avait aussi quelques branches de verdure, comme perdues au milieu de l’aridité absolue ; — c’étaient des guirlandes de liserons d’une grande fraîcheur, qui couraient au milieu des vieux crânes, des vieux bras, des vieilles jambes, ouvrant çà et là leurs larges calices roses…
De loin en loin, d’autres monticules funéraires s’élevaient dans la plaine unie, avec des aspects lugubres.
Sur les plages se promenaient de grandes troupes de pélicans d’un blanc rosé, auxquels le mirage crépusculaire prêtait dans le lointain des formes régulières, des dimensions invraisemblables…
Le soir était arrivé, le soleil était descendu dans l’Océan, et un vent plus frais soufflait du large…
Jean prit la lettre de sa mère, et recommença à la lire…
« … Maintenant, mon fils, il est venu hier à Peyral une idée qui nous fait peur : c’est que tu ne voudras plus revenir au pays, et que tu resteras en Afrique.
» Nous sommes bien vieux tous les deux ; — mon bon Jean, mon cher fils, ta pauvre mère t’en supplie à genoux, que cela ne t’empêche pas d’être sage et de nous revenir bientôt comme nous t’attendions… Autrement, j’aimerais mieux mourir tout de suite, et Peyral aussi… »
Alors, le pauvre Jean sentit son cœur se briser, — des sanglots soulevèrent sa poitrine, et toute sa révolte se fondit dans les larmes…
IX
Deux jours après, tous les bâtiments de la marine, requis pour l’expédition, étaient groupés dans le nord de Saint-Louis, au coude du fleuve, près de Popn’kior.
L’embarquement des troupes s’opérait au milieu d’un grand concours de monde et d’un grand vacarme. Toutes les smalahs des tirailleurs noirs, femmes et enfants, encombraient les berges, hurlant au soleil comme des forcenés. Des caravanes de Maures, qui arrivaient du fond du Soudan, faisaient cercle pour voir, avec leurs chameaux, leurs sacs de cuir, leurs monceaux de bagages hétéroclites, et leurs belles jeunes femmes.
Vers trois heures, toute la flottille, qui devait remonter le fleuve jusqu’à Dialdé en Galam, s’ébranla avec son chargement d’hommes, et se mit en route par une chaleur atroce.
X
Saint-Louis s’éloignait… Ses alignements réguliers s’abaissaient, s’effaçaient en bandes bleuâtres dans les sables dorés…
De chaque côté du fleuve s’étendaient à perte de vue de grandes plaines insalubres, désertes, éternellement chaudes, éternellement mornes…
Et cela encore n’était que l’entrée de ce grand pays oublié de Dieu, — le vestibule des grandes solitudes africaines…
Jean et les spahis avaient été embarqués sur la Falémé, qui marchait en tête, et devait bientôt prendre une avance de deux jours.
Au moment de partir, il avait répondu à la hâte à la pauvre vieille Françoise. — Après réflexion, il avait dédaigné d’écrire à sa fiancée ; mais, dans cette lettre à sa mère, il avait mis toute son âme, pour la consoler, lui rendre la tranquillité et l’espoir.
« … D’ailleurs, avait-il écrit, elle était trop riche pour nous… Nous trouverons bien au pays une autre jeune fille qui voudra de moi ; nous nous arrangerons d’habiter dans notre vieille maison, et comme cela, nous serons encore plus près de vous… Mes chers parents, je n’ai plus d’autre pensée tous les jours que le bonheur de vous revoir ; encore trois mois et je serai de retour, et je vous jure que jamais, jamais je ne vous quitterai plus… »
C’était bien son intention en effet, et il y pensait bien chaque jour, à ses vieux parents bien-aimés… Mais partager toute son existence avec une autre que Jeanne Méry, cela décolorait tout ; — c’était une affreuse pensée, qui jetait sur le retour un épais voile de deuil… Il avait beau faire pour reprendre courage, — il lui semblait maintenant qu’il n’avait plus guère de but dans la vie, et que, devant lui, l’avenir était à jamais fermé…
À côté de lui, sur le pont de la Falémé, était assis le géant Nyaor-fall, le spahi noir auquel il avait confié sa peine comme à son plus fidèle ami.
Nyaor ne s’expliquait guère ces sentiments, lui qu’on n’avait jamais aimé, — lui qui possédait sous son toit de chaume trois femmes achetées, et qui comptait les revendre quand elles auraient cessé de lui plaire.
Cependant il comprenait que son ami Jean était malheureux. — Il lui souriait avec douceur et lui faisait, pour le distraire, des contes nègres à dormir debout…
XI
La flottille remontait le fleuve avec toute la vitesse possible, s’amarrant au coucher du soleil et se remettant en route au petit jour.
À Richard-Toll, le premier poste français, on avait encore embarqué des hommes, des négresses et du matériel.
À Dagana, on s’arrêta deux jours, et la Falémé reçut l’ordre de continuer seule sa route sur Podor, le dernier poste avant le pays de Galam où quelques compagnies de tirailleurs étaient déjà rassemblées.
XII
La Falémé cheminait toujours dans le désert immense ; elle s’enfonçait rapidement dans l’intérieur, — en suivant l’étroit fleuve aux eaux jaunes qui sépare le Sahara maure du grand continent mystérieux habité par les hommes noirs.
Et Jean regardait mélancoliquement les solitudes qui passaient après les solitudes. — Il suivait des yeux l’horizon qui s’enfuyait, le ruban sinueux du Sénégal qui derrière lui se perdait dans des lointains infinis. — Ces plaines maudites, se déroulant sans fin sous sa vue, lui causaient une impression pénible, un indéfinissable serrement de cœur — comme si, à mesure, tout ce pays se refermait sur lui et qu’il ne dût plus revenir.
Sur les rives mornes, par-ci par-là, marchaient gravement de grands vautours noirs ou quelques marabouts chauves rappelant des silhouettes humaines. — Quelquefois un singe curieux écartait des broussailles de palétuviers pour regarder filer le navire ; — ou bien encore, d’une bouillée de roseaux, sortait une fine aigrette blanche, — un martin-pêcheur nuancé d’émeraudes et de lapis, — dont le vol éveillait un caïman paresseux endormi sur la vase.
Sur la rive sud, — la rive des fils de Cham, de loin en loin passait un village, perdu dans cette grande désolation.
La présence de ces habitations d’hommes était toujours annoncée de fort loin par deux ou trois gigantesques palmiers à éventail, sortes de grands arbres-fétiches, qui gardaient les villes.
Au milieu de l’immense platitude nue, ces palmiers avaient l’air de colosses postés au guet dans le désert. — Leurs troncs d’un gris rose, bien droits, bien polis, étaient renflés comme des colonnes byzantines, et portaient, tout en haut, de maigres bouquets de feuilles aussi raides que des palettes de fer.
Et bientôt, en s’approchant davantage, on distinguait une fourmilière nègre, des huttes pointues groupées en masses compactes à leur pied ; tout un ensemble gris sur des sables toujours jaunes.
Elles étaient très grandes quelquefois ces cités africaines ; toutes étaient entourées tristement de tatas épaisses, de murs de terre et de bois qui les défendaient contre les ennemis ou les bêtes fauves ; — et un lambeau d’étoffe blanche, flottant sur un toit plus élevé que les autres, indiquait la demeure de leur roi.
Aux portes de leurs remparts apparaissaient de sombres figures ; de vieux chefs, de vieux prêtres couverts d’amulettes, avec de grands bras noirs qui tranchaient sur la blancheur de leurs longues robes. — Ils regardaient passer la Falémé, dont les fusils et l’artillerie étaient prêts, au moindre mouvement hostile, à faire feu sur eux.
On se demandait de quoi vivaient ces hommes au milieu de l’aridité de ce pays, — quelles pouvaient bien être leur existence et leurs occupations derrière ces murailles grises, — à ces êtres qui ne connaissaient rien au dehors, rien que les solitudes et l’implacable soleil.
Sur la rive nord, — celle du Sahara, — plus de sable encore et une autre physionomie de la désolation.
Au loin, tout au loin, de grands feux d’herbages allumés par les Maures ; des colonnes de fumée s’élevant toutes droites, à d’étonnantes hauteurs, dans l’air immobile. — À l’horizon, des chaînes de collines absolument rouges comme des charbons enflammés, simulant, avec toutes ces fumées, des brasiers sans bornes.
Et là où il n’y avait que sécheresse et sables brûlants, un mirage continuel faisait apparaître de grands lacs, où tout cet incendie se reflétait la tête en bas.
De petites vapeurs tremblotantes, comme celles qui s’élèvent des fournaises, jetaient sur tout cela leurs réseaux mobiles ; ces paysages trompeurs miroitaient et tremblaient sous la chaleur intense ; — puis on les voyait se déformer et changer comme des visions ; — l’œil en était ébloui et lassé.
De temps à autre apparaissaient sur cette rive des groupes d’hommes de pure race blanche, — fauves et bronzés, — il est vrai, mais régulièrement beaux, avec de grands cheveux bouclés qui leur donnaient des airs de prophètes bibliques. — Ils allaient tête nue sous ce soleil, vêtus de longues robes d’un bleu sombre. — Maures de la tribu des Braknas ou des Tzarzas, — bandits tous, pillards, détrousseurs de caravanes, — la pire de toutes les races africaines.
XIII
La brise d’est, qui est comme la respiration puissante du Sahara, s’était levée peu à peu et augmentait d’intensité à mesure qu’on s’éloignait de la mer.
Un vent desséchant, chaud comme un souffle de forge, passait maintenant sur le désert. — Il semait partout une fine poussière de sable et apportait avec lui la soif ardente du Bled-el-Ateuch.
On jetait continuellement de l’eau sur les tentes qui abritaient les spahis ; — un nègre traçait avec un jet de pompe des arabesques rapides qui disparaissaient à mesure, — vaporisées presque subitement dans l’atmosphère altérée.
Cependant on approchait de Podor, l’une des plus grandes villes du fleuve, — et la rive du Sahara s’animait.
C’était l’entrée du pays des Douaïch, pasteurs enrichis par leurs razzias de bétail faites en pays nègre.
Ces Maures passaient le Sénégal à la nage en longues caravanes, chassant devant eux dans le courant, à la nage aussi, des bestiaux volés.
Des campements commençaient à paraître dans la plaine sans fin. — Les tentes en poil de chameau, raidies sur des pieux de bois, ressemblaient à de grandes ailes de chauves-souris tendues sur le sable ; — elles formaient des dessins bizarres d’une grande intensité de noir, — au milieu d’un pays jaune, toujours aussi uniformément jaune.
Un peu plus d’animation partout, — un peu plus de mouvement et de vie.
Sur les berges, des groupes plus nombreux accourant pour regarder. — Des femmes mauresques, des belles cuivrées à peine vêtues, ayant au front des ferronnières de corail, trottant à califourchon sur des petites vaches bossues ; — et souvent, derrière elles, des enfants gambadant à cheval sur de tout petits veaux rétifs, — des enfants nus, la tête rasée avec de grandes houppes en crinière, — et le corps fauve et musclé comme de jeunes satyres.
XIV
Podor, — un poste français important sur la rive sud du Sénégal, — et l’un des points les plus chauds de la terre.
Une grande forteresse, fendillée par le soleil.
Une rue presque ombragée, le long du fleuve, avec quelques maisons déjà anciennes, d’un aspect sombre. — Des traitants français, jaunis par la fièvre et l’anémie ; des marchands, maures ou noirs, accroupis sur le sable ; tous les costumes, toutes les amulettes d’Afrique ; — des sacs d’arachides, des ballots de plumes d’autruches, — de l’ivoire et de la poudre d’or.
Derrière cette rue à moitié européenne, une grande ville nègre en chaume, partagée comme un gâteau d’abeilles par des rues larges et droites ; chaque quartier bordé d’épaisses tatas de bois, fortifié comme une citadelle.
Jean s’y promena le soir, en compagnie de son ami Nyaor. — Les chants tristes qui partaient de derrière ces murs, ces voix étranges, ces aspects inusités, — ce vent chaud qui soufflait toujours malgré la nuit, — lui causaient une sorte de terreur vague, d’angoisse inexpliquée, faite de nostalgie, de solitude et aussi de désespérance.
Jamais, même dans les postes lointains du Diakhallémée, il ne s’était senti si isolé ni si perdu.
Tout autour de Podor, des champs de mil ; quelques arbres rabougris, quelques broussailles et un peu d’herbe.
En face, sur la rive maure, on était en plein désert. — Et pourtant, à l’entrée d’une route à peine commencée, qui bientôt se perdait au nord dans les sables, un écriteau portait cette inscription prophétique : Route d’Alger.
XV
Il était cinq heures du matin ; le soleil terne et rouge allait se lever sur le pays des Douïch ; Jean rejoignait la Falémé, qui se disposait à repartir.
Les négresses passagères étaient déjà étendues sur le pont, roulées dans leurs pagnes bigarrés ; — si serrées les unes contre les autres, qu’on ne voyait plus par terre qu’une masse confuse d’étoffes dorées par la lumière matinale, — au-dessus desquelles s’agitaient quelques bras noirs, chargés de pesants bracelets.
Jean, qui passait au milieu d’elles, se sentit retenu tout à coup par deux bras souples, qui lui enlaçaient la jambe comme deux serpents.
La femme se cachait la tête et lui embrassait les pieds.
— Tjean ! Tjean !… disait une petite voix bizarre, de lui bien connue, — Tjean !… je t’ai suivi de peur que tu ne gagnes le paradis (que tu ne meures) à la guerre ! — Tjean !… ne veux-tu pas regarder ton fils ?
Et les deux bras noirs soulevaient un enfant bronzé, qu’ils tendaient au spahi.
— Mon fils ?… mon fils ?… répéta Jean, avec sa brusquerie de soldat, — mais d’une voix qui tremblait pourtant, — mon fils ?… qu’est-ce que tu me chantes-là… Fatou-gaye ?
— C’est pourtant vrai, dit-il, avec une émotion étrange, en se baissant pour le voir, — c’est pourtant vrai… il est presque blanc !…
L’enfant n’avait pas voulu du sang de la mère, il était tout entier de celui de Jean ; — il était bronzé, mais blanc comme le spahi ; il avait ses grands yeux profonds, il était beau comme lui. — Il tendait les mains, et regardait, en fronçant ses petits sourcils, avec une expression déjà grave, — comme cherchant à comprendre ce qu’il était venu faire dans la vie, et comment son sang des Cévennes se trouvait mêlé à cette impure race noire.
Jean se sentait vaincu par je ne sais quelle force intérieure, pleine de trouble et de mystère ; il se pencha vers son fils et l’embrassa doucement, avec une tendresse silencieuse. — Des sentiments jusqu’alors inconnus le pénétraient jusqu’au fond de son âme.
La voix de Fatou-gaye aussi avait réveillé dans son cœur une foule d’échos endormis ; la fièvre des sens, l’habitude de la possession, avaient noué entre eux ces liens puissants d’une grande persistance, que la séparation peut à peine détruire.
Et puis elle lui était fidèle au moins, celle-là, à sa manière ; — et lui, d’ailleurs, — il était si abandonné !…
Il la laissa lui passer autour du cou une amulette d’Afrique, — et partagea avec elle sa ration du jour.
XVI
Le navire continuait sa route. Le fleuve courait plus au sud, et le pays changeait.
Des arbustes maintenant sur les deux rives, de frêles gommiers, des mimosas, des tamaris aux feuilles légères, — de l’herbe et des pelouses vertes. — Plus rien de la flore tropicale ; on eût dit la végétation délicate des climats du nord. — À part cet excès de chaleur et de silence, rien ne rappelait plus qu’on était au cœur de l’Afrique ; — on se fût cru sur quelque paisible rivière d’Europe.
Pourtant quelques idylles nègres venaient à passer. Sous ces bosquets où toutes les bergeries de Watteau eussent trouvé place, on rencontrait quelquefois un amoureux couple africain, couvert de grigris et de verroteries, faisant paître de maigres zébus, ou des troupeaux de chèvres.
Et plus loin, — d’autres troupeaux, — que personne ne gardait, ceux-là, — des caïmans gris, dormant au soleil par centaines, le ventre à demi plongé dans l’eau chaude.
Et Fatou-gaye souriait. — Ses yeux s’illuminaient d’une joie singulière. — Elle reconnaissait l’approche de son pays de Galam !
Une chose l’inquiétait pourtant ; quand elle rencontrait de grands marais herbeux, de grands étangs tristes bordés de palétuviers, — elle fermait les yeux, — de peur de voir sortir des eaux stagnantes quelque mufle noir de nyabou (d’hippopotame), dont l’apparition eût été, pour elle et les siens, un signe de mort.
On ne saurait dire tout ce qu’elle avait déployé de ruse, de persistance, d’insinuation, pour être admise à prendre passage sur ce navire où elle avait su qu’on avait embarqué Jean.
Où s’était-elle réfugiée en quittant la maison de la griote ? Dans quel gîte était-elle allée se cacher, pour mettre au monde l’enfant du spahi ?
À présent, elle était heureuse : elle retournait en Galam, et elle y retournait avec lui, — c’était son rêve accompli.
XVII
Dialdé était situé au confluent du Sénégal et d’une rivière sans nom qui arrivait du sud.
Il y avait là un village noir de peu d’importance, gardé par un petit blockhaus de construction française, qui rappelait les forts détachés de l’Algérie intérieure.
C’était le point le plus rapproché du pays de Boubakar-Ségou ; c’était là que les forces françaises devaient se réunir et camper avec l’armée alliée des Bambaras, au milieu de peuplades encore amies.
Aux environs du village, le pays plat avait cette monotonie et cette aridité qui caractérisent les bords du Sénégal inférieur.
Pourtant on y rencontrait aussi quelques bouquets d’arbres, quelques forêts même, qui rappelaient déjà qu’on venait d’entrer dans le pays de Galam, dans les régions boisées du centre.
XVIII
Une première reconnaissance, — à l’est du campement de Dialdé, dans la direction de Djidiam (Jean, le sergent Muller et le grand Nyaor).
Au dire des vieilles femmes peureuses de la tribu alliée, on avait vu sur le sable les empreintes toutes fraîches d’une troupe nombreuse d’hommes et de cavaliers, qui ne pouvait être autre que l’armée du grand roi noir.
Depuis deux heures, les trois spahis promenaient en tous sens leurs chevaux dans la plaine, sans rencontrer aucune empreinte humaine par terre, aucune trace du passage d’une armée.
Le sol, en revanche, était criblé d’empreintes de toutes les bêtes d’Afrique, — depuis le gros trou rond que creuse l’hippopotame de son pied pesant, jusqu’au petit triangle délicat que la gazelle, dans sa course légère, trace du bout de son sabot. — Le sable, durci par les dernières pluies de l’hivernage, gardait avec fidélité parfaite tous les dessins que lui confiaient les habitants du désert. On y reconnaissait des mains de singes, — de grands pas dégingandés de girafes, — des traînées de lézards et de serpents, — des griffes de tigres et de lions ; on aurait pu suivre les allées et venues cauteleuses des chacals, — les bonds prodigieux des biches poursuivies ; — on devinait toute l’animation terrible amenée par l’obscurité dans ces déserts, qui demeurent silencieux tant que le soleil y promène son grand œil flamboyant ; on reconstituait tous les sabbats nocturnes de la vie sauvage.
Les trois spahis faisaient lever devant leurs chevaux tout le gibier caché dans les halliers ; — on eût fait dans ce pays des chasses miraculeuses. Les perdrix rouges s’envolaient au bout de leurs fusils, — et les poules-pharaons, — et les geais bleus et les geais roses, — et les merles métalliques, et les grandes outardes. Eux les laissaient tous partir, cherchant toujours des traces d’hommes, et n’en trouvant aucune.
Le soir approchait, et des vapeurs épaisses s’entassaient à l’horizon. Le ciel avait ces aspects lourds et immobiles que l’imagination prête aux couchers du soleil antédiluvien, — aux époques où l’atmosphère, plus chaude et plus chargée de substances vitales, couvait sur la terre primitive ces germes monstrueux de mammouths et de plésiosaures…
Le soleil s’abaissa doucement dans ces voiles étranges ; il devint terne, — livide, — sans rayons ; il se déforma, — s’agrandit démesurément, — puis s’éteignit.
Nyaor, qui jusque-là avait suivi Muller et Jean avec son insouciance habituelle, déclara que la reconnaissance devenait imprudente, et que les deux toubabs ses amis seraient inutilement téméraires s’ils la prolongeaient davantage.
Le fait est que toutes les surprises étaient possibles, qu’autour d’eux tout était à redouter. De plus, les empreintes de lions étaient partout fraîches et nombreuses ; — les chevaux commençaient à s’arrêter, flairant ces cinq griffes si nettes sur le sable uni, et tremblants de frayeur…
Jean et le sergent Muller, ayant tenu conseil, se décidèrent à tourner bride, et bientôt les trois chevaux volaient comme le vent dans la direction du blockhaus, laissant flotter derrière eux les burnous blancs de leurs cavaliers. Dans le lointain, on commençait à entendre cette formidable voix caverneuse que les Maures comparent au tonnerre : la voix du lion en chasse.
Ils étaient braves, ces trois hommes qui galopaient là, — et pourtant ils subissaient cette sorte de vertige que donne la vitesse, — cette peur contagieuse qui faisait bondir leurs bêtes affolées. — Les joncs qui se couchaient sous leur passage, les branches qui fouettaient leurs jambes, — leur semblaient des légions de lions du désert lancés à leur trousse…
Ils aperçurent bientôt la rivière qui les séparait des tentes françaises, du monde habité, et le petit blockhaus arabe du village de Dialdé, éclairé encore de dernières lueurs rouges.
Ils firent passer leurs chevaux à la nage et rentrèrent au camp…
XIX
C’était l’heure de la grande mélancolie du soir. Le coucher du soleil amenait dans ce village perdu une animation originale. Les bergers noirs faisaient rentrer leurs troupeaux ; les hommes de la tribu, s’apprêtant au combat, aiguisaient leurs couteaux de guerre, fourbissaient leurs fusils préhistoriques ; les femmes préparaient des provisions de kousskouss pour l’armée ; elles trayaient leurs brebis et leurs maigres femelles de zébus. On entendait un murmure confus de voix nègres, auquel les chèvres mêlaient leurs notes tremblantes, et les chiens laobés leurs aboiements plaintifs…
Fatou-gaye était là, assise à la porte du blockhaus avec son enfant, dans l’attitude humble et suppliante que, depuis son retour, elle avait conservée.
Et Jean, le cœur serré de solitude, vint s’asseoir auprès d’elle et prit son enfant sur ses genoux, — attendri devant sa famille noire, heureuse encore, et ému de trouver à Dialdé en Galam quelqu’un qui l’aimât.
À côté d’eux, des griots répétaient des chants de guerre ; ils chantaient doucement, avec des voix de fausset tristes et s’accompagnaient sur de petites guitares primitives, à deux cordes tendues sur des peaux de serpent, qui faisaient un maigre bruit de sauterelles ; — ils chantaient de ces airs d’Afrique qui s’harmonisent bien avec la désolation de ce pays, — qui ont leur charme, — avec leur rythme insaisissable et leur monotonie…
C’était un délicieux bébé que le fils de Jean, mais il était très sérieux, et rarement on le voyait sourire. Il était habillé d’un boubou bleu et d’un collier, comme un enfant yoloff ; mais sa tête n’était pas rasée avec de petites queues, ainsi que c’est l’usage pour les enfants du pays ; comme il était un petit blanc, sa mère avait laissé pousser ses cheveux frisés, dont une boucle retombait sur son front comme chez le spahi…
Jean resta là longtemps, assis à la porte du blockhaus, à jouer avec son fils.
Et les dernières lueurs du jour éclairaient ce tableau d’un caractère singulièrement remarquable : l’enfant avec sa petite figure d’ange, — le spahi avec sa belle tête de guerrier, jouant tous deux à côté de ces sinistres musiciens noirs.
Fatou-gaye était assise à leurs pieds ; elle les contemplait l’un et l’autre avec adoration, par terre devant eux, comme un chien couché aux pieds de ses maîtres ; elle était comme en extase devant la beauté de Jean, qui avait recommencé à lui sourire.
Il était resté bien enfant, le pauvre Jean, comme cela arrive presque toujours aux jeunes hommes qui ont mené la vie rude, et auxquels un développement physique précoce a donné de bonne heure l’air mûr et très sérieux. Il faisait sauter son fils sur ses genoux avec une gaucherie de soldat, — et riait à tout instant d’un rire frais et jeune… Mais il ne voulait pas beaucoup rire, lui, le fils du spahi ; il passait ses bras ronds autour du cou de son père, se serrait contre sa poitrine, — et regardait tout d’un air très grave…
La nuit venue, Jean les installa tous deux en sécurité dans l’intérieur du blockhaus, — puis il donna à Fatou-gaye tout l’argent qui lui restait, — trois khâliss, quinze francs !…
— Tiens, dit-il, demain matin tu achèteras du kousskouss pour toi, — et du bon lait pour lui…
XX
Ensuite il prit le chemin du campement, pour aller, lui aussi, s’étendre et dormir.
Il fallait passer par le camp allié des Bambaras pour gagner les tentes françaises. La nuit était transparente et lumineuse, avec partout des bruissements d’insectes ; on sentait qu’il y en avait des milliers et des milliers, de grillons et de cigales, sous toutes les herbes, dans tous les petits trous de sable ; parfois cet ensemble de bruissements s’enflait, devenait strident, assourdissant, — comme si toute l’étendue de ce pays eût été couverte d’un nombre infini de petites sonnettes et de petites crécelles ; — et puis, par instants, cela semblait s’apaiser, comme si tous les grillons se fussent donné le mot pour chanter plus bas ; cela semblait s’éteindre.
Jean s’en allait en songeant ; il était rêveur, ce soir-là… Et, tout en rêvant, sans regarder devant ses pas il se trouva englobé tout à coup dans une grande ronde qui tournoyait autour de lui en cadence. (La ronde est la danse aimée des Bambaras.)
C’étaient des hommes de très haute taille, ces danseurs, qui avaient de longues robes blanches et de hauts turbans, blancs aussi, à deux cornes noires.
Et, dans la nuit transparente, la ronde tournait presque sans bruit, — lente, mais légère comme une ronde d’esprits ; — avec des frôlements de draperies flottantes, comme des frôlements de plumes de grands oiseaux… Et les danseurs prenaient tous ensemble des poses diverses : sur la pointe d’un pied, se penchant en avant ou en arrière ; lançant tous en même temps leurs longs bras, qui déployaient, comme des ailes transparentes, les mille plis de leurs vêtements de mousseline.
Le tam-tam battait doucement, comme en sourdine ; les flûtes tristes et les trompes d’ivoire avaient des sons voilés et comme lointains. Une musique monotone, qui semblait une incantation magique, menait la danse ronde des Bambaras.
Et, en passant devant le spahi, ils inclinaient la tête tous, en signe de reconnaissance ; — en souriant, ils disaient :
— Tjean ! entre dans la ronde !…
Jean aussi les reconnaissait presque tous sous leurs vêtements de luxe : des spahis noirs ou des tirailleurs, qui avaient repris le long boubou blanc, et s’étaient coiffés de la temba-sembé des fêtes.
En souriant, il leur disait au passage : « Bonsoir, Niodagal. — Bonsoir, Imobé-Fafandoul ! — Bonsoir, Dempa-Taco et Samba-Fail ! — Bonsoir, grand Nyaor ! » — Nyaor était là, lui aussi, un des plus grands et des plus beaux…
Mais il pressait le pas tout de même, Jean, pour sortir de ces longues chaînes de danseurs blancs, qui se dénouaient et se renouaient toujours autour de lui… Cela l’impressionnait, la nuit, cette danse, — et cette musique qui semblait n’être pas une musique de ce monde…
Et, en disant toujours : « Tjean ! entre dans la ronde ! » ils continuaient de passer autour de lui comme des visions, s’amusant à entourer le spahi, faisant exprès d’allonger leur chaîne tournante, pour l’empêcher d’en sortir…
XXI
Quand le spahi fut couché sous sa tente, il se mit à bâtir dans sa tête une foule de plans nouveaux.
Certes il allait retourner d’abord voir ses vieux parents ; rien ne lui ferait différer ce départ. Mais, après, il lui faudrait bien revenir en Afrique, à présent qu’il y avait un fils… Il sentait bien qu’il l’aimait déjà de tout son cœur, ce petit enfant, et que pour rien au monde il ne pourrait se décider à l’abandonner…
Au dehors, dans le camp des Bambaras, on entendait, à intervalles réguliers, la voix des griots qui chantaient, sur trois notes lamentables, le cri de guerre consacré. Ils jetaient ce chant de hibou sur les tentes endormies, et berçaient le premier sommeil des guerriers noirs en leur recommandant d’être braves et de mettre dans leurs carabines plusieurs balles à la fois quand viendrait le jour du combat… On sentait que ce jour approchait, et que Boubakar-Ségou n’était pas loin.
Que faire à Saint-Louis, quand il y viendrait retrouver son petit enfant, après son congé terminé ?… Se rengagerait-il, ou bien tenterait-il la fortune par quelque procédé aventureux ?…
Traitant du fleuve peut-être ? — Mais non, il se sentait un éloignement invincible pour tout autre métier que celui des champs ou celui des armes.
Tous les bruits de la vie s’étaient éteints maintenant dans le village de Dialdé, et le campement, lui aussi, était silencieux. On entendait au loin la voix du lion, — et, par instants, le cri le plus lugubre qu’il y ait au monde : le glapissement du chacal. C’était comme un accompagnement funèbre aux rêves du pauvre spahi !…
C’est égal, la présence de ce petit enfant changeait bien tous ses projets, — et compliquait beaucoup pour lui toutes les difficultés de l’avenir…
— Tjean !… entre dans la ronde !…
Jean dormait à demi, fatigué par ses longues courses du jour, — et tout en songeant à son avenir, — en rêve il voyait encore tournoyer lentement autour de lui, la ronde des Bambaras. Ils passaient et repassaient avec des gestes mous, des attitudes mourantes, — au son d’une musique indécise qui n’était plus de la Terre.
— Tjean !… entre dans la ronde !…
Leurs têtes, qui se penchaient pour saluer Jean, semblaient fléchir sous le poids de leurs hautes coiffures de fête… Maintenant, c’étaient même des figures grimaçantes, des figures mortes qui s’inclinaient avec des airs de connaissance, et disaient tout bas, avec des sourires de fantômes : « Tjean !… entre dans la ronde !… »
Et puis, la fatigue vint peu à peu achever d’engourdir la tête de Jean, — et il s’endormit d’un profond sommeil sans rêves, — avant d’avoir rien décidé…
XXII
C’était le grand jour, le jour du combat.
À trois heures du matin, tout s’agitait au campement de Dialdé ; — spahis, tirailleurs, Bambaras alliés, se disposaient à se mettre en route, avec leurs armes et leurs munitions de guerre.
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TIRAILLEUR.
Les marabouts avaient fait de grandes prières ; beaucoup de talismans avaient été distribués. — Dans les carabines des guerriers noirs, on avait mis, par ordre des chefs, comme aux jours de grandes batailles, de la poudre jusqu’à moitié des canons, et du plomb jusqu’à la gueule ; — tant et si bien que la plupart éclatèrent à la première décharge, comme cela arrive fréquemment dans les guerres du pays nègre.
On devait se diriger vers le village de Djidiam, où, au dire des espions indigènes, Boubakar-Ségou se tenait enfermé avec son armée, derrière d’épaisses murailles de bois et de boue. Djidiam était la grande forteresse de ce personnage presque légendaire, l’effroi du pays, — sorte de mythe dont la force était de fuir, de se cacher toujours au fond de son pays meurtrier, et de demeurer introuvable.
On devait camper dans l’après-midi sous de grands bois avoisinant le quartier général de l’ennemi, — et, pour en finir, tomber la nuit sur Djidiam, mettre le feu au village, qui brûlerait au clair de lune comme un autodafé de paille ; — puis s’en retourner victorieusement à Saint-Louis, avant que la fièvre eût achevé de décimer la colonne.
La veille, Jean avait écrit à ses vieux parents une lettre bien tendre, — pauvre lettre au crayon qui, le jour même, descendit le fleuve sur la Falémé, — et dut être douce, là-bas, au cœur de sa vieille mère…
Un peu avant le lever du soleil, il embrassa son petit enfant, — endormi dans les bras de Fatou-gaye, — et monta à cheval.
XXIII
Dès le matin, Fatou-gaye aussi se mit en route avec son fils. — Elle alla à Nialoumbaé, un village de la tribu alliée, où résidait un grand marabout, prêtre fameux dans l’art des prédictions et des sorts.
Elle se fit conduire à la hutte de ce vieillard centenaire, qu’elle trouva affaissé sur sa natte et marmottant, comme un mourant, des prières à son Dieu.
Ensemble ils eurent un long entretien, à la suite duquel le prêtre remit à la jeune fille un petit sac de cuir qui semblait renfermer une chose d’un grand prix et qu’elle serra soigneusement dans sa ceinture.
Après cela, le marabout fit prendre à l’enfant de Jean un breuvage pour l’endormir ; — et Fatou-gaye offrit en échange trois grosses pièces d’argent, — les derniers khâliss du spahi, que le vieillard serra dans sa bourse ; et puis, dans un pagne brodé, elle enveloppa avec amour son fils, qui déjà dormait d’un sommeil magique ; — elle attacha sur son dos ce fardeau précieux, — et se fit indiquer la direction des bois où, dans la soirée, les Français devaient camper.
XXIV
Sept heures du matin. — Un site perdu du pays de Diambour. — Un marais plein d’herbages renfermant un peu d’eau. — Une colline basse bornait l’horizon du côté du nord ; — du côté opposé de la plaine, à perte de vue, les grands champs de Dialakar.
Tout est silencieux et désert ; — le soleil monte tranquillement dans le ciel pur.
Des cavaliers apparaissent dans ce paysage africain qui eût trouvé aussi bien sa place dans quelque contrée solitaire de l’ancienne Gaule. — Fièrement campés sur leurs chevaux, ils sont beaux tous, avec leurs vestes rouges, leurs pantalons bleus, leurs grands chapeaux blancs rabattus sur leurs figures bronzées.
Ils sont douze, douze spahis envoyés en éclaireurs, sous la conduite d’un adjudant, — et Jean est parmi eux.
Aucun présage de mort, rien de funèbre dans l’air, — rien que le calme et la pureté du ciel. — Dans le marais, les hautes herbes, humides encore de la rosée de la nuit, brillent au soleil ; les libellules voltigent, avec leurs grandes ailes tachetées de noir ; les nénufars ouvrent sur l’eau leurs larges fleurs blanches.
La chaleur est déjà lourde ; les chevaux tendent le col pour boire, ouvrant leurs naseaux, flairant l’eau dormante. — Les spahis s’arrêtent un instant pour tenir conseil ; ils mettent pied à terre pour mouiller leurs chapeaux et baigner leurs fronts.
Tout à coup, dans le lointain, on entend des coups sourds, — comme le bruit de grosses caisses énormes résonnant toutes à la fois.
— Les grands tam-tams ! dit le sergent Muller, qui avait vu plusieurs fois la guerre au pays nègre.
Et, instinctivement, tous ceux qui étaient descendus coururent à leurs chevaux.
Mais une tête noire venait de surgir près d’eux dans les herbages ; un vieux marabout avait fait, avec son bras maigre, un signe bizarre, comme un commandement magique adressé aux roseaux du marais, — et une grêle de plomb s’abattait sur les spahis.
Les coups, pointés patiemment, sûrement, dans la sécurité de cette embuscade, avaient tous porté. — Cinq ou six chevaux s’étaient abattus ; les autres, surpris et affolés, se cabraient, en renversant sous leurs pieds leurs cavaliers blessés, — et Jean s’était affaissé, lui aussi, sur le sol avec une balle dans les reins.
En même temps, trente têtes sinistres émergeaient des herbes, trente démons noirs, couverts de boue, bondissaient, en grinçant de leurs dents blanches, comme des singes en fureur.
Ô combat héroïque qu’eût chanté Homère et qui restera obscur et ignoré, comme tant d’autres de ces combats lointains d’Afrique ! Ils firent des prodiges de valeur et de force, les pauvres spahis, dans leur défense suprême. — La lutte les enflammait, comme tous ceux qui sont courageux par nature et qui sont nés braves ; ils vendirent cher leur vie, ces hommes qui tous étaient jeunes, vigoureux et aguerris ! — Et dans quelques années, à Saint-Louis même, ils seront oubliés. — Qui redira encore leurs noms, — à ceux qui sont tombés au pays de Diambour, dans les champs de Dialakar ?
Cependant le bruit des grands tam-tams se rapprochait toujours.
Et tout à coup, pendant la mêlée, les spahis, comme en rêve, virent passer sur la colline une grande troupe noire ; des guerriers, à moitié nus, couverts de grigris, courant dans la direction de Dialdé, en masses échevelées ; — des tam-tams de guerre énormes, que quatre hommes ensemble avaient peine à entraîner dans leur course ; — de maigres chevaux du désert qui semblaient pleins de feu et de fureur, harnachés d’oripeaux singuliers, tout pailletés de cuivre, — avec de longues queues, de longues crinières, teintes en rouge sanglant, — tout un défilé fantastique, démoniaque ; — un cauchemar africain, plus rapide que le vent.
C’était Boubakar-Ségou qui passait !
Il allait s’abattre là-bas sur la colonne française. — Il passait sans même prendre garde aux spahis, — les abandonnant à la troupe embusquée qui achevait de les exterminer.
On les poussait toujours, loin des herbages et de l’eau, on les poussait dans les sables arides, là où une chaleur plus accablante, une réverbération plus terrible les épuisait plus vite.
On n’avait pu recharger les armes ; — on se battait avec des couteaux, des sabres, des coups d’ongle et des morsures ; — il y avait partout de grandes blessures ouvertes et des entrailles saignantes.
Deux hommes noirs s’étaient acharnés après Jean. — Lui était plus fort qu’eux ; il les roulait et les chavirait avec rage, — et toujours ils revenaient.
À la fin, ses mains n’avaient plus de prise sur le noir huileux de leur peau nue ; ses mains glissaient dans du sang ; — et puis il s’affaiblissait par toutes ses blessures.
Il perçut confusément ces dernières images : ses camarades morts, tombés à ses côtés, — et le gros de l’armée nègre qui courait toujours, prête à disparaître ; — et le beau Muller qui râlait près de lui, en rendant du sang par la bouche ; — et, là-bas, déjà très loin, le grand Nyaor qui se frayait un chemin dans la direction de Saldé, en fauchant à grands coups de sabre dans un groupe noir.
Et puis, à trois, ils le terrassèrent, ils le couchèrent sur le côté, lui tenant les bras, — et l’un d’eux appuya contre sa poitrine un grand couteau de fer.
Une minute effroyable d’angoisse, pendant laquelle Jean sentit la pression de ce couteau contre son corps. Et pas un secours humain, rien, tous tombés, personne !…
Le drap rouge de sa veste et la grosse toile de sa chemise de soldat, et sa chair, faisaient matelas et résistaient : le couteau était mal aiguisé !
Le nègre appuya plus fort. — Jean poussa un grand cri rauque et tout à coup son flanc se creva. — La lame, avec un petit crissement horrible, plongea dans sa poitrine profonde ; — on la remua dans le trou, — puis on l’arracha à deux mains, — et l’on repoussa le corps du pied.
C’était lui le dernier. — Les démons noirs prirent leur course en poussant leur cri de victoire ; en une minute, ils avaient fui comme le vent dans la direction de leur armée.
On les laissa seuls, les spahis, — et le calme de la mort commença pour eux.
XXV
Le choc des deux armées eut lieu plus loin ; il fut très meurtrier, bien qu’il ait fait peu de bruit en France.
Ces combats, livrés en pays si lointain, et où si peu d’hommes sont engagés, passent inaperçus de la foule ; ceux-là seuls s’en souviennent qui y ont perdu un fils ou un frère.
La petite troupe française faiblissait, quand Boubakar-Ségou reçut, presque à bout portant, un paquet de chevrotines dans la tempe droite. La cervelle du roi nègre jaillit au dehors en bouillie blanche ; — au son du tabala et des cymbales de fer, il tomba au milieu de ses prêtres, empêtré dans ses longs chapelets d’amulettes — et ce fut pour ses tribus le signal de la retraite.
L’armée noire reprit sa course vers les contrées impénétrables de l’intérieur, et on la laissa fuir. — Les Français n’étaient plus en état de la poursuivre.
On rapporta à Saint-Louis le serre-tête rouge du grand chef rebelle. — Il était tout brûlé et criblé de trous de mitraille.
Une longue écharpe de talismans y était attachée : c’étaient des sachets diversement brodés, renfermant des poudres mystérieuses, des dessins cabalistiques et des prières dans la langue du Maghreb.
Cette mort produisit un effet moral assez considérable sur les populations indigènes.
Le combat fut suivi de la soumission de plusieurs chefs insurgés, et on put le considérer comme une victoire.
La colonne rentra promptement à Saint-Louis ; on conféra plusieurs grades et décorations, à tous ceux qui y avaient pris part, — mais les rangs s’étaient bien éclaircis chez les pauvres spahis !…
XXVI
Jean, se traînant sous les tamaris au feuillage grêle, chercha un endroit où sa tête fût à l’ombre, et s’y installa pour mourir.
Il avait soif, une soif ardente, et de petits mouvements convulsifs commençaient à agiter sa gorge.
Souvent il avait vu mourir de ses camarades d’Afrique, et il connaissait ce signe lugubre de la fin, que le peuple appelle le hoquet de la mort.
Le sang coulait de son côté, et le sable aride buvait ce sang comme une rosée.
Pourtant il souffrait moins : à part cette soif, toujours qui le brûlait, il ne souffrait presque plus.
Il avait des visions étranges, le pauvre spahi : la chaîne des Cévennes, les sites familiers d’autrefois, et sa chaumière dans la montagne.
C’étaient surtout des paysages ombreux qu’il voyait là, beaucoup d’ombre, de mousses, de fraîcheurs et d’eaux vives, — et sa chère vieille mère qui le prenait doucement, pour le ramener par la main, comme dans son enfance.
Oh !… une caresse de sa mère !… oh ! sa mère, là, caressant son front dans ses pauvres vieilles mains tremblantes, et mettant de l’eau fraîche sur sa tête qui brûlait !
Eh ! quoi, plus jamais une caresse de sa mère, plus jamais entendre sa voix !… Jamais, jamais plus !… C’était la fin de toutes choses ?… Seul, tout seul, mourir là, au soleil, dans ce désert ! Et il se soulevait à demi, ne voulant pas mourir.
— Tjean ! entre dans la ronde !
Devant lui, comme une rafale tournante, comme un vent furieux d’orage, une ronde de fantômes passa.
Du frôlement de ce tourbillon contre les graviers brûlants, des étincelles jaillissaient.
Et les danseurs diaphanes, montant en spirales rapides comme une fumée balayée par le vent, se perdirent tout en haut, dans l’embrasement de l’éther bleu.
Et Jean eut la sensation de les suivre, la sensation d’être enlevé par des ailes terribles, et il pensa que c’était la minute suprême de la mort.
Mais ce n’était qu’une crispation de ses muscles, un grand spasme horrible de la douleur.
Un jet de sang rose sortit de sa bouche, une voix dit encore, en sifflant contre sa tempe :
— Tjean ! entre dans la ronde !
Et, plus calme, souffrant moins, il s’affaissa de nouveau sur son lit de sable.
Des souvenirs de son enfance revivaient maintenant en foule dans sa tête, avec une netteté étrange. Il entendait une vieille chanson du pays, avec laquelle jadis sa mère l’endormait, tout petit enfant, dans son berceau ; et puis, tout à coup, la cloche de son village sonnait bruyamment, au milieu du désert, l’Angélus du soir.
Alors, des larmes coulèrent sur ses joues bronzées ; ses prières d’autrefois lui revinrent à la mémoire, et lui, le pauvre soldat, se mit à prier avec une ferveur d’enfant ; il prit dans ses mains une médaille de la Vierge, attachée à son cou par sa mère ; il eut la force de la porter à ses lèvres, et l’embrassa avec un immense amour. Il pria de toute son âme cette Vierge des douleurs, que priait chaque soir pour lui sa mère naïve ; il était tout illuminé des illusions radieuses de ceux qui vont mourir, — et, tout haut, dans le silence écrasant de cette solitude, sa voix qui s’éteignait répétait ces mots éternels de la mort : « Au revoir, au revoir dans le ciel ! »
Il était alors près de midi. Jean souffrait de moins en moins ; le désert, sous l’intense lumière tropicale, lui apparaissait comme un grand brasier de feu blanc, dont la chaleur ne le brûlait même plus. Pourtant sa poitrine se dilatait comme pour aspirer plus d’air, sa bouche s’ouvrait comme pour demander de l’eau.
Et puis la mâchoire inférieure tomba tout à fait, la bouche s’ouvrit toute grande pour la dernière fois, et Jean mourut assez doucement, dans un éblouissement de soleil.
XXVII
Quand Fatou-gaye revint du village du grand marabout, rapportant un objet mystérieux dans un sac de cuir, les femmes de la tribu alliée lui dirent que la bataille était finie.
Elle revint au camp, anxieuse, haletante, épuisée, marchant d’un pas fiévreux sur le sable chaud, portant sur le dos son petit enfant toujours endormi, roulé dans une pièce d’étoffe bleue.
Le premier qu’elle aperçut, ce fut le musulman Nyaor-fall, le spahi noir, qui la regardait gravement venir, en égrenant son long chapelet du Maghreb.
Dans la langue du pays, elle dit ces trois mots saccadés : « Où est-il ?… »
Et Nyaor, d’un geste recueilli, étendit son bras vers le sud du pays de Diambourg, dans la direction des champs de Dialakar.
— Là-bas !… fit-il. Il a gagné le paradis !…
XXVIII
Tout le jour, Fatou-gaye marcha fiévreusement dans les halliers, dans les sables, traînant toujours son tout petit enfant endormi sur son dos. Elle allait, venait, courait par instants, avec des allures folles de panthère qui aurait perdu ses petits ; — elle cherchait toujours, sous l’ardent soleil, sondant les buissons, fouillant les brousses épineuses.
Vers trois heures, dans une plaine aride, elle aperçut un cheval mort, — puis une veste rouge, — puis deux, puis trois… C’était le champ de la déroute, — c’était là qu’ils étaient tombés, les spahis !…
Par-ci par-là, de maigres broussailles de mimosas et de tamaris dessinaient sur le sol jaune des ombres ténues, qui semblaient émiettées par le soleil… Tout au loin, au bout de cette platitude sans bornes, la silhouette d’un village aux huttes pointues apparaissait dans le profond horizon bleu.
Fatou-gaye s’était arrêtée, tremblante, terrifiée… Elle l’avait reconnu, lui, là-bas, étendu avec les bras raidis et la bouche ouverte au soleil, — et elle récitait je ne sais quelle invocation du rite païen, en touchant les grigris pendus à son cou noir…
Elle resta là longtemps, à parler tout bas, avec des yeux hagards, dont le blanc s’était injecté de taches rouges…
Elle voyait de loin venir de vieilles femmes de la tribu ennemie qui se dirigeaient vers les morts, — et elle se doutait de quelque chose d’horrible…
Les vieilles négresses, hideuses et luisantes sous le soleil torride, traînant une âcre odeur de soumaré, s’approchèrent des jeunes hommes avec un cliquetis de grigris et de verroteries ; elles les remuèrent du pied, avec des rires, des attouchements obscènes, des paroles burlesques qui semblaient des cris de singes ; — elles violaient ces morts avec une bouffonnerie macabre…
Et puis elles les dépouillèrent de leurs boutons dorés, qu’elles mirent dans leurs cheveux crépus ; elles prirent leurs éperons d’acier, leurs vestes rouges, leurs ceintures…
Fatou-gaye était tapie derrière son buisson, ramassée sur elle-même, comme une chatte en arrêt ; — quand vint le tour de Jean, elle bondit, les ongles en avant, en poussant des cris de bête, injuriant les femelles noires dans une langue inconnue… Et l’enfant, qui s’était réveillé, se cramponnait au dos de sa mère furieuse et terrible…
Elles eurent peur, les femelles noires, et reculèrent…
Leurs bras, d’ailleurs, étaient assez chargés de butin ; elles pensèrent que, demain, elles pourraient revenir… Elles échangèrent des paroles que Fatou-gaye ne savait pas comprendre, — et s’éloignèrent, en se retournant encore pour lui adresser des rires féroces, des moqueries de chimpanzés.
Quand Fatou-gaye fut seule, accroupie tout à côté de Jean, elle l’appela par son nom… Elle cria trois fois : « Tjean !… Tjean ! Tjean !… » d’une voix grêle qui retentissait dans cette solitude comme la voix de la prêtresse antique appelant les morts… Elle était là accroupie sous l’implacable soleil d’Afrique, les yeux fixes, regardant au loin, sans voir, le grand horizon brûlant et morne ; — elle avait peur de regarder la figure de Jean.
Les vautours abattaient impudemment leur vol près d’elle, fouettant l’air lourd de leurs grands éventails noirs… Ils rôdaient autour des cadavres, — ils n’osaient pas encore… les trouvant trop frais.
Fatou-gaye aperçut la médaille de la Vierge dans la main du spahi ; elle comprit qu’en mourant il avait prié… Elle aussi avait des médailles de la Vierge et un scapulaire, mêlés aux grigris qui pendaient à son cou ; à Saint-Louis, des prêtres catholiques l’avaient baptisée, — mais ce n’était pas en ceux-là qu’elle avait foi.
Elle prit une amulette de cuir, que jadis, dans le pays de Galam, une femme noire, sa mère, lui avait donnée… C’était là le fétiche qu’elle aimait et qu’elle embrassa avec amour.
Et puis elle se pencha sur le corps de Jean et lui souleva la tête.
De la bouche ouverte, d’entre les dents blanches, sortaient des mouches bleues, et un liquide déjà fétide découlait des blessures du thorax.
XXIX
Alors elle prit son petit enfant pour l’étrangler.
Comme elle ne voulait pas entendre ses cris, elle lui remplit la bouche de sable.
Elle ne voulait pas non plus voir la petite figure convulsionnée par l’asphyxie ; — avec rage elle creusa un trou dans le sol, — elle y enfouit la tête, et la couvrit encore de sable.
Et puis, de ses deux mains, elle serra le cou ; elle serra, serra bien fort, jusqu’à ce que les petits membres vigoureux qui se raidissaient sous la douleur fussent retombés inertes.
Et, quand l’enfant fut mort, elle le coucha sur la poitrine de son père.
Ainsi mourut le fils de Jean Peyral… — Mystère ! — Quel Dieu l’avait poussé dans la vie, celui-là, l’enfant du spahi ?… qu’était-il venu chercher sur la terre, et où s’en retournait-il ?
Fatou-gaye pleura alors des larmes de sang, — et ses gémissements retentirent, déchirants, sur les champs de Dialakar… Et puis elle prit le sac de cuir du marabout, elle avala une pâte amère qui y était contenue, — et son agonie commença, — une agonie longue et cruelle… Longtemps elle râla au soleil, avec des hoquets horribles, déchirant sa gorge de ses ongles, arrachant ses cheveux mêlés d’ambre.
Les vautours étaient autour d’elle, la regardant finir.
XXX
Quand le soleil jaune se coucha sur les plaines du Diambour, le râle était fini, l’enfant ne souffrait plus.
Elle gisait, étendue sur le corps de jean, serrant dans ses bras raidis son fils mort.
Et la première nuit descendit sur ces cadavres, chaude, étoilée, — avec le sabbat de la vie sauvage, commencé mystérieusement en sourdine, sur tous les points de la sombre terre d’Afrique.
Le même soir, le cortège de noces de Jeanne passait là-bas, au pied des Cévennes, devant la chaumière des vieux Peyral.
XXXI
APOTHÉOSE
C’est d’abord comme un gémissement lointain, parti de l’extrême horizon du désert ; — puis le concert lugubre se rapproche dans l’obscurité transparente : glapissements tristes de chacals, miaulements aigus d’hyènes et de chats-tigres.
Pauvre mère, pauvre vieille femme !… Cette forme humaine qu’on voit vaguement dans l’ombre, — qui est là étendue, au milieu de cette solitude, la bouche ouverte sous le ciel tout semé d’étoiles, — qui dort là à l’heure où s’éveillent les bêtes fauves, — et qui ne se relèvera plus, — pauvre mère, pauvre vieille femme !… ce cadavre abandonné, — c’est votre fils !…
— Jean !… entre dans la ronde !
La bande affamée arrive doucement dans la nuit, frôlant les halliers, rampant sous les hautes herbes ; — à la lueur des étoiles, elle entame les corps des jeunes hommes, et commence le repas voulu par l’aveugle nature : — tout ce qui vit se repaît, sous une forme ou sous une autre, de ce qui est mort.
L’homme, dans sa main endormie, tient toujours sa médaille ; — la femme, son grigri de cuir… Veillez bien sur eux, ô précieuses amulettes.
Demain, de grands vautours chauves continueront l’œuvre de destruction, et leurs os traîneront sur le sable, éparpillés par toutes les bêtes du désert, et leurs crânes blanchiront au soleil, fouillés par le vent et par les sauterelles.
Vieux parents au coin du feu, — vieux parents dans la chaumière, — père courbé par les ans, qui rêvez à votre fils, au beau jeune homme en veste rouge, — vieille mère qui priez le soir pour l’absent, — vieux parents, — attendez votre fils, — attendez le spahi !…
- ↑ Passer, mourir (cévenol).










