Le Roman de Léonard de Vinci/VI

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Chapitre VI - Le journal de Giovanni Beltraffio
1494-1495
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« L’amore di qualunche cosa è figliuolo d’essa cognitione. L’amore à tanto piu fervente, quanto la cognitione è piu certa. »
« L’amour naît de la connaissance. L’amour est d’autant plus fervent que la connaissance est plus sûre. »
LÉONARD DE VINCI

« Soyez sages comme le serpent, simples comme la Colombe. »
MATTHIEU, X, 16


Je suis devenu l’élève du maître florentin Léonard de Vinci le 25 mars 1494. Voici l’ordre des études : la perspective, les proportions du corps humain, le dessin d’après les modèles des bons maîtres, le dessin d’après nature.

Aujourd’hui, mon camarade Marco d’Oggione m’a donné un livre sur la perspective, écrit sous la dictée du maître. Ce livre commence ainsi :

« C’est la lumière solaire qui donne la plus grande joie au corps ; la plus grande joie de l’âme vient de la clarté de la vérité mathématique. Voilà pourquoi la science de la perspective – dans laquelle la contemplation de la ligne claire, la linia radiosa, la plus grande joie des yeux, se fond avec la clarté mathématique, la plus grande joie de l’âme – doit être préférée à toutes les autres investigations et sciences humaines. Que celui qui a dit de soi : « Je suis la lumière de “la vérité” m’éclaire et m’aide à exposer la science de la perspective, la science de la lumière. Et je diviserai ce livre en trois parties : la première, l’amoindrissement des proportions des objets dans le lointain ; la seconde, l’amoindrissement de la netteté des teintes ; la troisième, l’amoindrissement de la netteté des contours. »

Le maître s’occupe de moi comme d’un parent. Apprenant que j’étais pauvre, il n’a pas voulu accepter ma pension convenue de cinq lire par mois.

Le maître a dit :

— Quand tu posséderas à fond la perspective et que tu connaîtras par cœur les proportions du corps humain, observe attentivement, pendant tes promenades, les mouvements des gens, comme ils se tiennent debout, comment ils marchent, comment ils causent, discutent, rient et se battent ; quelles sont, à ce moment, l’expression de leurs visages et celle des spectateurs qui veulent les séparer ou les regardent passivement. Inscris et dessine tout cela dans un livre qui ne doit jamais te quitter. Lorsque ce livre sera complet, prends-en un autre, mais garde le premier précieusement. Souviens-toi que tu ne dois ni gratter ni supprimer ces dessins, car les mouvements des corps sont si divers dans la nature qu’aucune mémoire humaine ne saurait les retenir. Voilà pourquoi tu dois considérer ces dessins comme tes meilleurs conseillers et tes meilleurs maîtres.

Je me suis acheté un livre et chaque soir j’y inscris les mémorables paroles prononcées par le maître durant la journée.

Aujourd’hui, dans l’impasse des Fripières, non loin de l’église, j’ai rencontré mon oncle, le maître verrier Oswald Ingrim. Il m’a dit qu’il me reniait, que j’avais perdu mon âme en m’installant dans la maison de l’athée, de l’hérétique Léonard. Maintenant je suis seul, je n’ai plus personne au monde, ni parents ni amis, je n’ai plus que mon maître. Je répète la superbe prière de Léonard : « Que le Seigneur, lumière du monde, m’éclaire et m’aide à exposer la perspective, science de sa lumière. » Seraient-ce là les paroles d’un athée ?

Si triste que je puisse être, il me suffit de le regarder pour que je sente mon âme plus légère et joyeuse. Quels beaux yeux il a, purs, bleu pâle et froids comme la glace ! Quelle voix, calme et agréable ! Quel sourire ! Les gens les plus entêtés, les plus méchants ne peuvent résister à sa parole persuasive, s’il désire les faire incliner vers l’affirmative ou la négative. Souvent je le regarde, lorsqu’il est assis devant sa table de travail, plongé dans ses méditations, et lorsque, du mouvement habituel de ses doigts si fins, il tourmente et caresse sa barbe longue, dorée, douce et ondulée comme des cheveux de femme. Quand il parle avec quelqu’un, il cligne ordinairement un œil avec une expression maligne, moqueuse et bonne ; il semble alors que son regard, de dessous ses longs sourcils, vous pénètre jusqu’au fond de l’âme.

Il s’habille simplement, ne peut souffrir les couleurs voyantes et les frivolités de la mode. Il n’aime aucun parfum. Mais son linge est de fine toile et toujours blanc comme la neige. Il porte un béret de velours noir, sans plumes et sans médailles. Par-dessus sa tunique noire, qui lui tombe jusqu’aux genoux, il jette un manteau rouge foncé à plis droits, d’ancienne coupe florentine – pitocco rosato. Ses mouvements sont souples et tranquilles. En dépit de ses vêtements simples, toujours, n’importe où il se trouve – parmi les seigneurs ou dans la foule – il a un tel air qu’on ne peut s’empêcher de le remarquer. Il ne ressemble à personne.

Il peut tout faire et il sait tout. Il est excellent tireur à l’arc et à l’arbalète, parfait cavalier et nageur, maître ès escrime. Une fois je l’ai vu concourir avec les plus forts hommes du peuple ; le jeu consistait en ceci : il fallait, dans une église, jeter une petite pièce de monnaie de façon qu’elle touchât le centre même de la coupole. Messer Leonardo a vaincu tout le monde par son adresse et par sa force. Il est gaucher. Mais de cette main gauche, fine et tendre d’aspect ainsi qu’une main de femme, il plie des fers à cheval, tord le battant d’une cloche, et cette même main, dessinant le visage d’une jolie jeune fille, crayonne des ombres transparentes, légères, telles de tremblantes ailes de papillons.

Aujourd’hui, il terminait devant moi le dessin de la tête penchée de la Vierge écoutant les paroles de l’archange. De dessous le bandeau orné de perles, comme si elles folâtraient pudiquement sous le souffle des ailes angéliques, deux mèches de cheveux se sont échappées, tressées à la mode des jeunes filles florentines, et formant une coiffure d’aspect négligemment libre, mais par le fait d’un art raffiné. La beauté de ces cheveux frisés charme comme une étrange musique. Et le mystère de ces yeux qui filtre à travers les paupières baissées et l’ombre soyeuse des cils ressemble au mystère des fleurs sous-marines que l’on voit à travers le flot mais qu’on ne peut atteindre. Tout à coup, le petit valet Jacopo est entré dans l’atelier et, sautant de joie, battant des mains, cria :

— Des monstres ! des monstres ! Messer Leonardo, allez vite à la cuisine ! Je vous ai amené de telles horreurs que vous vous en lécherez les doigts.

— D’où cela ? demanda le maître.

— Du parvis de San Ambrogio. Des mendiants de Bergame. Je leur ai dit que vous leur offririez à souper, s’ils voulaient vous permettre de faire leur portrait.

— Qu’ils attendent. Je finis à l’instant mon dessin.

— Non, maître, ils ne vous attendront pas. Ils doivent rentrer à Bergame avant la tombée du jour. Mais regardez-les seulement – vous ne vous en repentirez pas ! Vraiment, cela vaut la peine ! Vous ne pouvez vous figurer ces monstres !

Laissant là le dessin inachevé de la Vierge Marie, le maître se rendit à la cuisine. Je le suivis.

Nous vîmes, assis sur un banc, deux vieillards, deux frères, gros, enflés par l’hydropisie, avec d’horribles goîtres pendants – maladie spéciale aux habitants des monts Bergamasques – et la femme de l’un d’eux, petite vieille sèche, ratatinée, nommée l’Araignée et en tous points digne de son nom.

Le visage de Jacopo rayonnait de plaisir.

— Eh bien ! vous voyez, murmurait-il, je vous disais qu’ils vous plairaient. Je sais ce qu’il vous faut.

Léonard s’assit auprès des monstres, fit apporter du vin et se prit à les servir, à les questionner, à les amuser avec des histoires drôles. D’abord, ils se tinrent sur la réserve, méfiants, ne comprenant pas pourquoi on les avait amenés en cet endroit ; mais lorsqu’il leur raconta l’imbécile nouvelle populaire sur le juif mort, coupé en minuscules morceaux par un coreligionnaire pour contourner la loi qui défendait l’inhumation des juifs dans la ville de Bologne, mariné dans un tonneau de miel et d’aromates, expédié à Venise avec des colis et par mégarde mangé par un voyageur florentin et chrétien, le fou rire s’empara de la vieille.

Bientôt tous trois, enivrés, eurent un accès d’hilarité qui les fit se tordre avec d’ignobles grimaces. De dégoût, je baissai les yeux pour ne pas les voir.

Mais Léonard les regardait avec une curiosité avide, comme un savant qui fait une expérience. Lorsque la monstruosité fut à son comble, il prit un papier et dessina ces abominations, du même crayon et avec le même amour qu’il eût dessiné le sourire divin de la Vierge Marie.

Le soir, il m’a montré une quantité de caricatures, non seulement de gens, mais d’animaux affublés de figures de cauchemar. Dans les animaux transparaît l’homme, dans les hommes l’animal, l’un passant à l’autre facilement et naturellement jusqu’à l’horreur. Je me souviens particulièrement du museau d’un porc-épic tout hérissé, avec une lèvre inférieure pendante, molle et fine comme un chiffon, découvrant, en un hideux sourire humain, des dents longues et blanches pareilles à des amandes. Je n’oublierai jamais non plus le visage de la vieille aux cheveux relevés en une coiffure sauvage, avec une natte maigre, un front démesurément chauve, un nez épaté, petit, telle une verrue, et des lèvres monstrueusement épaisses, rappelant les champignons flétris et gluants qui poussent sur les troncs d’arbres pourris. Et le plus terrible est que ces monstres vous semblent familiers, qu’on les a déjà vus quelque part, et qu’ils ont en eux une séduction qui vous attire et vous repousse en même temps comme un abîme. On les regarde, on se tourmente et on ne peut en arracher les yeux, non plus que du sourire de la Vierge. Et là et ici, l’étonnement vous saisit comme devant un miracle.

Cesare da Sesto raconte que Léonard, s’il rencontre dans la rue un monstre curieux, peut le suivre et l’observer durant toute une journée, s’appliquant à se rappeler les transformations de son visage. « La grande laideur chez les hommes, dit le maître, est aussi extraordinaire que la grande beauté. La médiocrité seule se rencontre toujours. »

Il a imaginé un système étrange pour se souvenir des figures. Il suppose que le nez des gens est de trois façons : ou droit, ou bosselé, ou rentré. Les droits peuvent être ou courts ou longs avec des extrémités carrées ou pointues. La bosse se trouve ou à la racine du nez ou à l’extrémité ou au milieu. Et ainsi de suite pour chaque partie du visage. Toutes ces subdivisions infinies sont marquées par des chiffres dans un livre spécialement quadrillé. Lorsque l’artiste rencontre en un endroit un visage qu’il désire retenir, il lui suffit de noter à l’aide d’une marque au crayon le genre correspondant au nez, au front, aux yeux, au menton, et de cette manière, à l’aide de ces chiffres, la physionomie s’incruste dans la mémoire indélébilement. Rentré chez lui, il réunit toutes ces divisions en une seule forme. Il a aussi inventé une cuiller pour le dosage mathématique de la couleur dans les gradations de teintes imperceptibles à l’œil. Par exemple, pour obtenir un certain degré d’ombre il faut employer dix cuillers de noir, pour la gradation suivante il faudra en prendre onze, puis douze, puis treize et ainsi de suite. Chaque fois qu’on a puisé de la couleur, on coupe le monticule, on égalise avec une équerre de verre, comme au marché on égalise les mesures de grains.

Marco d’Oggione est l’élève le plus appliqué et le plus consciencieux de Léonard. Il travaille comme un bœuf de labour, il exécute exactement toutes les règles du maître ; mais visiblement, plus il s’applique, moins il réussit. Marco est têtu : on ne pourrait, même à coups de marteau, faire sortir de son cerveau l’idée qu’il y a logée. Il est convaincu que « patience et travail ont raison de tout », et il ne perd pas l’espoir de devenir un jour un peintre célèbre. Il est celui d’entre nous tous qui se réjouit le plus des inventions du maître, ramenant l’art à la mécanique. Ces jours derniers, ayant pris le livre chiffré pour la notation des visages, il s’est rendu sur la place du Broletto, a choisi ses types dans la foule et les a marqués à la tablature. Mais rentré à l’atelier, après s’être débattu des heures entières, il n’a jamais rien pu reconstituer. Le même malheur lui est arrivé avec la cuiller qu’il ne sait employer. Marco explique ses mécomptes en assurant qu’il n’a pas dû observer tous les principes du maître et redouble de zèle. Et Cesare da Sesto triomphe.

— L’excellent Marco, dit-il, est un véritable martyr de la science. Son exemple démontre que toutes ces règles et toutes ces cuillers et tables chiffrées pour les nez ne valent pas le diable. Il ne suffit pas de savoir comment naissent les enfants pour en avoir. Léonard se trompe et trompe les autres. Il dit une chose et fait le contraire. Quand il peint il ne songe à aucun principe, il suit simplement son inspiration. Mais il ne lui suffit pas d’être un grand artiste, il veut aussi être un célèbre savant, il veut réconcilier l’art avec la science, l’inspiration avec la mathématique. Je crains, cependant, que chassant deux lièvres, il n’en attrape aucun !

Peut-être y a-t-il une part de vérité dans les paroles de Cesare. Mais pourquoi déteste-t-il ainsi le maître ? Léonard lui pardonne tout, écoute complaisamment ses mordantes ironies, apprécie son esprit et jamais ne se fâche contre lui.

J’observe comment il travaille à la Sainte Cène. Dès l’aube, il quitte la maison, se rend au monastère, et pendant toute la journée, jusqu’au crépuscule, il peint, oubliant même de manger. Ou bien durant deux semaines il ne touche pas à ses pinceaux. Mais chaque jour il passe deux ou trois heures devant son tableau, examinant et jugeant le travail accompli. Parfois, à midi, il abandonne brusquement un ouvrage commencé, court au monastère, à travers les rues désertes, sans choisir le côté de l’ombre, comme attiré par une force invisible, grimpe sur l’échafaudage, donne deux ou trois coups de pinceau et revient.

Tous ces jours-ci, le maître a travaillé à la tête de l’apôtre Jean. Il devait la terminer aujourd’hui. Mais, à mon grand étonnement, il est resté à la maison, et dès le matin, avec le petit Jacopo, s’est amusé à observer le vol des bourdons, des guêpes et des mouches. Il est tellement occupé à étudier leur corps et leurs ailes que l’on croirait que le sort du monde en dépend. Il a été heureux infiniment en découvrant que les pattes postérieures des mouches leur servaient de gouvernail. À son avis, cette découverte est excessivement précieuse et utile pour la construction de sa machine à voler.

Cela se peut. Mais c’est vexant tout de même de le voir abandonner la tête de l’apôtre Jean pour des observations sur les pattes de mouches.

Aujourd’hui, autre misère. Les mouches sont oubliées ainsi que la Sainte Cène. Le maître combine un joli modèle d’écusson pour l’inexistante Académie de peinture imaginée par le duc de Milan – un tétragone de nœuds de corde, sans commencement et sans fin, entourant l’inscription latine : LEONARDI • VINCI • ACADEMIA. Il est absorbé par ce travail au point que rien au monde n’existe plus pour lui en dehors de ce jeu compliqué, difficile et inutile. Il semble que rien ne pourrait l’en détacher. Je ne pus me contenir et me décidai à lui rappeler la tête inachevée de l’apôtre Jean. Il hausse les épaules sans lever les yeux de dessus ses nœuds de ficelle et grince entre les dents :

— Nous avons le temps. Il ne s’en ira pas.

Je comprends parfois la méchanceté de Cesare.

Ludovic le More lui a confié l’installation dans son palais de tuyaux acoustiques cachés dans l’épaisseur des murs, l’oreille de Denys, permettant au seigneur d’entendre dans un appartement ce qui se dit dans l’autre. Tout d’abord, Léonard s’en occupa avec passion. Mais bientôt, selon son habitude, son enthousiasme refroidi, il commença à remettre ces travaux sous différents prétextes. Le duc le presse et se fâche. Aujourd’hui on est venu plusieurs fois du palais le chercher. Mais le maître est pris par un autre travail nouveau qui lui semble non moins important que l’installation de l’oreille de Denys – des expériences sur les plantes : ayant coupé les racines d’une citrouille et n’ayant laissé qu’un petit rejeton, il l’arrose abondamment avec de l’eau. À la très grande joie de Léonard, la citrouille ne s’est pas desséchée et la mère – comme il s’exprime – a heureusement nourri tous ses enfants, à peu près soixante longues courges. Avec quelle patience, avec quel amour il suivait l’existence de cette plante ! Aujourd’hui, il est resté jusqu’à l’aube assis sur une plate-bande de potager, observant comment les larges feuilles boivent la rosée nocturne.

« La terre, dit-il, abreuve les plantes de moiteur, le ciel de rosée, et le soleil leur donne une âme », car il suppose que l’âme n’appartient pas uniquement à l’homme, mais aussi aux animaux et même aux plantes, opinion que fra Benedetto considère éminemment comme hérétique.

Il aime tous les animaux. Parfois il passe des journées à observer et dessiner des chats, à étudier leurs mœurs et leurs habitudes : comment ils jouent, comment ils se battent, dorment, lavent leur museau avec leurs pattes, attrapent les souris, étirent le dos et se hérissent devant les chiens. Ou bien, avec la même curiosité, il regarde à travers les glaces d’un aquarium les poissons, les limaces, les gordiens, les sèches et autres animaux marins. Son visage exprime une profonde et calme satisfaction quand ils se battent et se mangent entre eux.

À la fois mille travaux. Il n’en achève pas un sans s’attaquer à un autre. Cependant chaque travail ressemble à un jeu, chaque jeu à un travail. Il est divers et inconstant. Cesare dit que les rivières couleront plutôt vers leur source, que Léonard ne se confinera en une seule œuvre et la mènera à bonne fin. En riant il l’appelle le plus grand des déréglés, assurant que de tous ces labeurs il n’y aura aucun profit. Léonard selon lui aurait écrit cent vingt livres « sur la nature », delle cose naturali. Mais ce ne sont que des notes prises au hasard, des bouts de papier, des remarques. Plus de cinq mille feuilles dans un tel désordre que lui-même souvent ne peut s’y retrouver.

Quelle insatiable curiosité, quel bon et prophétique regard il a pour la nature ! Comme il sait remarquer l’imperceptible ! Il a pour tout un heureux étonnement, avide, pareil à celui des enfants et tel que devaient l’éprouver les premiers habitants du paradis.

Des fois d’une chose très vulgaire, il s’exprime d’une façon telle que, si l’on vivait cent ans, on ne pourrait l’oublier.

L’autre jour, en entrant dans ma chambre, le maître me dit : « Giovanni, as-tu remarqué que les petites chambres concentrent l’esprit et que les grandes poussent à l’action ? »

Ou bien encore : « Dans une pluie sans soleil les contours des objets semblent plus nets. »

De nouveau deux jours de travail à la tête de l’apôtre Jean. Mais hélas ! quelque chose s’est perdu durant les amusements avec les ailes de mouches, les courges, les chats, l’oreille de Denys, l’écusson et autres travaux de même importance. Il n’a pas terminé, a tout laissé là et, selon l’expression de Cesare, est entré tout entier dans la géométrie, comme un colimaçon dans sa coquille – plein de dégoût pour la peinture. Il prétend même que l’odeur des couleurs, la vue des pinceaux et de la toile l’écœurent.

Voilà comment nous vivons, selon le désir du hasard, au jour le jour, à la grâce de Dieu. Nous attendons sur la plage que la mer soit belle. Heureusement qu’il ne pense pas à sa machine volante, sans cela, bonsoir, patron ! Il s’enfouirait dans sa mécanique tant et si bien que nous ne le verrions plus !

J’ai remarqué que, chaque fois qu’après de nombreuses échappatoires, des doutes, des indécisions, il se remet de nouveau au travail, prend un pinceau dans sa main, un sentiment de peur s’empare de lui. Il n’est jamais content de ce qu’il a fait. Dans des œuvres qui paraissent aux autres le comble de la perfection, il trouve des erreurs. Il poursuit tout le temps l’insaisissable, ce que la main humaine – quel que soit l’infini de son art – ne peut exprimer. Voilà pourquoi presque jamais il n’achève ses œuvres.

Andrea Salaino est tombé malade. Le maître le soigne, passe ses nuits à son chevet. Mais il ne veut pas entendre parler de médicaments. Marco d’Oggione, en cachette, a apporté au malade des pilules. Léonard les a trouvées et les a jetées par la fenêtre. Lorsque Andrea lui-même insinua qu’une saignée serait peut-être salutaire, qu’il connaissait un excellent barbier expert en cette matière, Léonard s’est fâché sérieusement, a donné des noms grossiers à tous les docteurs, et a dit entre autres choses :

— Je te conseille de penser non à la façon de te soigner, mais à celle de conserver ta santé, ce que tu atteindras d’autant plus facilement que tu éviteras le plus les docteurs, dont les médicaments sont aussi stupides que les compositions des alchimistes.

Et il ajouta avec un sourire gai et malin :

— Comment pourraient-ils ne pas s’enrichir, ces menteurs, lorsque chacun ne songe qu’à ramasser le plus d’argent possible pour le donner aux médecins, ces démolisseurs de la vie humaine ! Ogni omo desidera far capitale per dare a medici, destruttori di viteadunque debono essere richi !

Léonard a depuis longtemps rêvé et commencé, selon son habitude, sans le terminer, et Dieu sait s’il le terminera jamais, un Traité de la Peinture, « Trattato della Pittura ». Ces derniers temps, il s’est beaucoup entretenu avec moi de la perspective, en me citant des extraits de son livre et ses pensées sur l’Art. J’inscris ici ce dont je me souviens.

Que le Seigneur récompense mon maître, pour l’amour et la sagesse avec lesquels il me dirige dans les sphères élevées de cette noble science ! Que ceux entre les mains desquels tomberont ces pages prient pour l’âme de l’humble esclave de Dieu, l’indigne élève Giovanni Beltraffio, et pour l’âme du grand maître florentin Léonard de Vinci !

Le maître dit : « Une belle chose humaine passe, mais non une chose d’art. Cosa bella mortal passa e non d’arte. »

« Celui qui méprise la peinture, méprise la philosophie et la contemplation raffinée de la nature, filosofica e sottile speculazione, car la peinture est fille légitime, ou plutôt petite-fille de la nature. Tout ce qui existe est né de la nature et à son tour a donné naissance à la peinture. Voilà pourquoi je dis que la peinture est petite-fille de la nature et parente de Dieu. Celui qui blâme la peinture, blâme la nature. Chi biasima la pittura, biasima la natura. »

« Le peintre doit être universel. Il pittore debbe cercare d’essere universale. Ô peintre, que ta variété soit aussi infinie que les manifestations de la nature. Continuant ce qu’à commencé Dieu, ton but doit être d’augmenter, non l’œuvre des mains humaines, mais les créations éternelles du Très-Haut. N’imite jamais personne. Que chacune de tes œuvres soit une manifestation nouvelle de la nature. »

« Prends garde que l’amour de l’argent n’étouffe en toi l’amour de l’art. Souviens-toi qu’acquérir la gloire est bien au-dessus de la gloire d’acquérir. Le souvenir des riches disparaît avec eux, le souvenir des sages survit, car la sagesse et la science sont enfants légitimes, tandis que l’argent n’est qu’un bâtard. Aime la gloire et ne crains pas la pauvreté. Songe combien de philosophes nés dans la richesse se sont voués à la misère afin de ne point ternir leur âme. »

« La science rajeunit l’âme, diminue l’amertume de la vieillesse. Amasse donc la sagesse qui sera la nourriture de tes vieux jours. »

« Je connais des peintres sans pudeur qui, pour plaire à la populace, badigeonnent leurs tableaux avec de l’or et de l’azur, en assurant avec une arrogante impertinence qu’ils pourraient travailler aussi bien que les autres maîtres, si on les payait en conséquence. Oh ! les imbéciles ! Qui donc les empêche de produire une œuvre superbe et de déclarer : ce tableau vaut tel prix, celui-là est moins cher et celui-ci ne vaut rien, prouvant de cette façon qu’ils savent travailler à toutes conditions ? »

« Parfois l’amour de l’argent rabaisse aussi de grands maîtres jusqu’au métier. Ainsi, mon compatriote et ami florentin le Pérugin était arrivé à une telle rapidité dans l’exécution des commandes qu’une fois, du haut de l’échafaudage, il répondit à sa femme qui l’appelait pour dîner : “Sers la soupe ; moi, pendant ce temps-là, je vais encore peindre un saint.” »

« Un artiste qui ignore le doute est un médiocre. Tant mieux pour toi si ton œuvre est au-dessus de ton appréciation ; tant pis, si elle l’égale ; mais le plus grand malheur est si elle ne l’atteint pas, ce qui arrive avec ceux qui s’étonnent “que Dieu les ait aidés à faire si bien”. »

« Écoute avec patience toutes les opinions soulevées par ton tableau, pèse-les, raisonne-les ; demande-toi si ceux qui te critiquent n’ont pas raison en signalant des erreurs. Si oui, corrige ; si non, feins de n’avoir pas entendu, et, seulement devant des gens dignes d’attention, prouve qu’ils se trompent.

« Le jugement d’un ennemi est souvent plus juste et plus utile que celui d’un ami. La haine est presque toujours plus profonde que l’amour. Le regard d’un ennemi est plus clairvoyant que celui d’un ami. Un ami sincère est un second toi-même. L’ennemi ne te ressemble en rien et en cela est sa force. La haine dévoile plus de choses que l’amour. Souviens-toi de cela et ne méprise pas le blâme des ennemis. »

« Les couleurs voyantes charment la foule. Mais l’artiste véritable ne doit chercher à plaire qu’aux élus. Sa fierté et son but ne sont pas dans le clinquant, mais tendent à accomplir dans son tableau un miracle : à l’aide de l’ombre et de la lumière, rendre en relief ce qui est plat. Celui qui, méprisant l’ombre, la sacrifie aux couleurs ressemble à un bavard qui sacrifie la pensée à des mots sonores et creux. »

« Plus que de toute autre chose méfie-toi des contours grossiers et durs. Que les extrémités de tes ombres sur un corps jeune et délicat ne soient ni mortes ni brutales, mais légères, insaisissables, transparentes comme l’air, car le corps humain par lui-même est transparent ; tu peux t’en convaincre en présentant ta main au soleil. Une lumière trop vive ne donne pas de belles ombres. Méfie-toi du jour trop cru. Au crépuscule ou par le brouillard, lorsque le soleil est encore voilé par les nuages, remarque le charme et la délicatesse des visages des hommes et des femmes qui passent par les rues ombreuses, entre les murs noirs des maisons – quanta grazia e dolcezza si vede in loro. C’est le plus parfait éclairage. Que ton ombre, petit à petit disparaissant dans la lumière, fonde comme la fumée, comme les sons d’une douce musique. Rappelle-toi : entre la lumière et l’obscurité, il y a un intermédiaire tenant des deux, telle une lumière ombrée, ou un jour sombre. Recherche-le, artiste, dans cet intermédiaire se trouve le secret de la beauté charmeuse ! »

Ainsi s’exprima-t-il, et, levant la main en un geste désireux d’imprimer ces paroles dans notre mémoire, il répéta, avec une expression indéfinissable :

— Méfiez-vous de la grossièreté et de la dureté. Que vos ombres se fondent comme une fumée, comme les sons d’une musique lointaine.

Cesare, qui écoutait attentivement, sourit, leva les yeux sur Léonard, voulut répliquer – mais n’osa.

Peu de temps après, en discourant d’autre chose, le maître dit :

— Le mensonge est si méprisable que même s’il loue la majesté de Dieu, il l’abaisse. La vérité est si belle que lorsqu’elle exalte les plus infimes choses, elle les ennoblit. E di tanta vilipendia la bugia, che s’ella dicesse bene già cose di Dio, ella toglie grazia a sua deità, ed è di tanta eccelenzia la verità, che s’ella laudasse cose minime, elle si fanno nobili. Entre la vérité et le mensonge il y a la même différence qu’entre la lumière et l’obscurité.

Cesare, qui se souvenait, fixa sur lui un regard scrutateur.

— La même différence qu’entre la lumière et l’obscurité ? répéta-t-il. Mais ne nous avez-vous pas affirmé, maître, qu’entre la lumière et l’obscurité il y avait un intermédiaire appartenant à l’un et à l’autre, quelque chose comme une lumière ombrée ou un jour sombre ? Par conséquent, entre la vérité et le mensonge… Mais non, c’est impossible… Vraiment, maître, votre comparaison fait naître en mon esprit une grande tentation, car l’artiste, qui cherche le secret de la beauté charmeuse dans l’union de l’ombre et de la lumière, pourrait bien se demander si la vérité et le mensonge ne se confondent pas également…

Léonard tout d’abord se rembrunit, comme s’il eût été étonné et même fâché des paroles de son élève ; puis il se prit à rire et répondit :

— Ne me tente pas. Vade retro, Satanas !

J’attendais une autre réponse et je pense que les paroles de Cesare étaient dignes d’autre chose que d’une plaisanterie légère. Tout au moins, elles ont éveillé en moi beaucoup d’idées étranges et suppliciantes.

Ce soir, je l’ai vu, sous la pluie, dans une sale et puante impasse, examinant attentivement un mur de pierre couvert de taches d’humidité qui ne présentait rien de particulier.

Cela se prolongea longtemps. Les gamins le montraient du doigt en riant. Je lui demandai ce qu’il avait découvert dans ce mur.

— Regarde, Giovanni, répondit Léonard, regarde quel monstre superbe. Une chimère à gueule béante et à côté un ange les cheveux soulevés qui fuit le monstre. La fantaisie du hasard a créé là des figures dignes d’un grand maître.

Il suivit avec le doigt le contour des taches et, en effet, à mon grand étonnement, je vis en eux ce dont il parlait.

— Bien des gens, peut-être, considéreront cette invention comme étant stupide, continua le maître, mais moi, par expérience personnelle, je sais combien elle est utile pour exciter l’esprit aux découvertes et aux combinaisons. Souvent, sur les murs, dans le mélange des pierres, dans les fissures, dans les dessins de la chancissure de l’eau stagnante, dans les charbons mourants couverts de cendres, dans les nuages, il m’est arrivé de trouver des ressemblances avec des sites merveilleux, avec des montagnes, des pics escarpés, des rivières, des plaines et des arbres ; de superbes combats, des visages étranges. Je choisissais dans tout cela ce qui m’était utile et je terminais le tableau. Ainsi, en écoutant le son lointain des cloches, tu peux dans leurs voix mêlées trouver, selon ton désir, le nom ou le mot auquel tu penses.

Aujourd’hui il comparait les rides formées par les muscles du visage pendant le rire ou les pleurs. Dans les yeux, dans la bouche, dans les joues, il n’y a aucune différence. Seuls les sourcils, chez les gens qui pleurent, se haussent, ridant le front, et les coins de la bouche s’abaissent, tandis que les gens qui rient écartent les sourcils et relèvent les coins de la bouche.

Comme conclusion, il dit :

— Applique-toi à être le spectateur calme des gens qui rient et qui pleurent, qui haïssent et qui aiment, pâlissent de peur ou crient de douleur. Regarde, apprends, scrute, observe, afin de connaître l’expression de tous les sentiments humains.

Cesare me disait que le maître aimait à accompagner les condamnés à mort, pour lire sur leur visage tous les degrés de l’angoisse et de la terreur, éveillant même chez les bourreaux un étonnement par sa curiosité, suivant jusqu’au dernier tressaillement des muscles du mourant.

— Tu ne peux même pas, Giovanni, te figurer ce qu’est cet homme ! ajouta Cesare avec un sourire amer. Il relèvera un vermisseau et le posera sur une feuille pour ne pas l’écraser, et parfois il a des périodes durant lesquelles, si sa propre mère pleurait, il se contenterait d’observer comment elle hausse les sourcils, fronce le front et abaisse les coins de la bouche.

Léonard a dit : « Apprends auprès des sourds-muets les mouvements expressifs. »

« Quand tu observes quelqu’un, tâche qu’on ne s’en aperçoive pas : alors, le mouvement, le rire, les pleurs sont plus naturels. »

« La diversité des mouvements est aussi infinie que la diversité des sentiments. Le but le plus élevé de l’artiste est d’exprimer, dans les visages et les mouvements, la passion de l’âme. »

« L’ombre d’un homme projetée par le soleil sur un mur et entourée d’un trait en couleur fut la première œuvre picturale. »

« Ce n’est pas l’expérience, mère de tous les arts et de toutes les sciences, qui trompe les hommes, mais l’imagination qui leur promet ce que l’expérience ne peut donner. L’expérience est innocente, mais nos désirs frivoles et insensés sont coupables. En discernant le mensonge de la vérité, l’expérience nous apprend à tendre vers le possible et à ne pas compter, par ignorance, sur ce que nous ne pouvons atteindre, afin que, si nous nous trompons dans nos illusions, nous ne nous abandonnions pas au désespoir. »

Lorsque nous restâmes seuls, Cesare me rappela ces paroles et dit avec une grimace dégoûtée :

— Encore le mensonge et l’hypocrisie !

— Où vois-tu le mensonge, Cesare ? demandai-je avec étonnement. Il me semble que le maître…

— Ne tends pas vers l’impossible, ne désire pas l’inaccessible !… Il se trouvera encore des imbéciles pour le croire. Mais nous ne serons pas de ceux-là. Il ne devrait pas le dire, je ne devrais pas l’écouter ! Je le connais par cœur… Je vois au travers de lui…

— Et que vois-tu, Cesare ?

— Que toute son existence n’a été consacrée qu’à la poursuite de l’impossible. Non, dis-moi, je te prie, inventer des machines permettant aux hommes de voler, tels des oiseaux, de nager comme des poissons, n’est-ce pas tendre vers l’impossible ? Et les monstres extraordinaires formés par les taches d’humidité, par les nuages, la beauté divine pareille à celle des séraphins, où prend-il tout cela ? Dans l’expérience, dans les tablettes mathématiques pour les mesures de nez, ou la cuiller pour mesurer la couleur ? Pourquoi se trompe-t-il lui-même et trompe-t-il les autres ? Pourquoi ment-il ? La mécanique lui est nécessaire pour des miracles, pour s’élever sur des ailes vers le ciel, vers Dieu ou vers le diable, cela lui est indifférent, pourvu que ce soit de l’inconnu, de l’impossible ! Car il n’a peut-être pas la foi, mais la curiosité qui brûle en lui comme un tison ardent et que rien ne saurait éteindre, ni aucune science ni aucune expérience !

Les paroles de Cesare ont empli mon âme de trouble et de peur. Tous ces jours-ci j’y songe. Je veux et ne puis les oublier.

Aujourd’hui, comme s’il répondait à mes doutes, le maître dit :

— La science incomplète donne aux hommes la fierté ; la science parfaite, l’humilité. Ainsi les épis vides dressent vers le ciel leur tête arrogante et les épis pleins l’abaissent vers la terre, leur mère.

— Comment se fait-il alors, maître, répliqua Cesare avec son habituel sourire sacrastique, comment se fait-il alors que la science parfaite que possédait le plus éclairé des séraphins, Lucifer, lui ait inspiré non pas l’humilité, mais l’orgueil pour lequel il fut précipité dans l’abîme ?

Léonard ne répondit pas, mais ayant réfléchi quelques instants, il nous conta une fable :

« Une fois une goutte d’eau désira monter jusqu’au ciel. Aidée par le feu, elle s’élança sous forme de vapeur. Mais ayant atteint une certaine hauteur, elle rencontra l’atmosphère glacée, se resserra, s’appesantit, et sa fierté se changea en terreur. La goutte tomba en pluie. La terre sèche la but et longtemps l’eau enfermée dans sa prison souterraine dut se repentir de son péché. »

Le maître n’ajouta pas un mot, mais j’ai compris le sens de la fable.

Il semble que plus on vit avec lui, moins on le connaît. Aujourd’hui il s’est encore amusé comme un gamin. Et quelles plaisanteries étranges ! J’étais dans une chambre en haut, lisant mon livre favori Fioretti di S. Francesco, lorsque dans toute la maison retentirent les cris de notre cuisinière, la bonne et fidèle Mathurine.

— Au feu ! au feu ! À l’aide ! nous brûlons !

Je me précipitais et l’épouvante me saisit en voyant une épaisse fumée blanche qui remplissait l’atelier de Léonard. Illuminé par le reflet bleu de la flamme, le maître se tenait au milieu des nuages de fumée, tel un mage antique, et contemplait avec un sourire malin et joyeux Mathurine, blême de terreur, faisant de grands gestes, et Marco accourant avec deux seaux d’eau qu’il aurait incontinent vidés sur la table, sans souci des dessins et manuscrits, si le maître ne l’avait arrêté à temps en lui criant que c’était une plaisanterie. Alors, nous vîmes que la fumée et la flamme provenaient d’une poudre blanche, mélange de colophane et d’encens, posée sur une pelle en cuivre, poudre inventée par lui pour simuler les incendies. Je ne sais lequel des deux était le plus heureux de cette gaminerie, du compagnon inséparable de ses jeux, cette petite canaille de Jacopo, ou de Léonard lui-même. Comme il riait de la peur de Mathurine et des seaux de Marco ! Dieu est témoin qu’un homme qui rit ainsi ne peut être un mauvais homme. Cesare ment lorsqu’il parle de lui. Mais, malgré sa joie et ses rires, Léonard n’a pas manqué d’inscrire ses observations sur les rides formées par la peur que reflétait le visage de Mathurine.

Il ne parle presque jamais des femmes. Une fois seulement il a dit que les hommes les traitaient aussi illégalement que des bêtes. Cependant il se moque de l’amour platonique. Cesare assure que durant toute sa vie, Léonard a été à ce point occupé de la mécanique et de la géométrie, qu’il n’a pas eu le temps d’aimer les femmes, mais que, cependant, il ne le croyait pas vierge, car il avait dû sûrement aimer une fois, non comme tous les mortels, mais par curiosité, par observation scientifique, pour étudier le mystère d’amour, avec le peu de passion et la précision mathématique qu’il apporte à l’examen des autres sciences naturelles.

Par moments, il me semble que je ne devrais jamais parler avec Cesare de Léonard. Nous avons l’air de l’écouter, de le surveiller comme des espions. Cesare éprouve une joie méchante chaque fois qu’il peut jeter une ombre nouvelle sur le maître. Et pourquoi empoisonne-t-il ainsi mon âme ? Maintenant, nous allons souvent dans un mauvais petit cabaret, près de l’octroi maritime. Pendant des heures, devant un demi-broc de vin aigre, nous causons et nous conspirons comme des traîtres, entourés de bateliers qui jurent en jouant aux cartes.

Aujourd’hui Cesare m’a demandé si je savais qu’à Florence Léonard eût été accusé de débauche. Je n’en croyais pas mes oreilles, je pensais que Cesare était ivre. Mais il m’expliqua tout en détails et exactement.

En l’an 1476, Léonard avait alors vingt-quatre ans, et son maître, le célèbre peintre florentin Andrea Verrocchio, quarante. Un rapport anonyme qui les accusait de débauche contre nature fut déposé dans une des caisses rondes, tamburi, que l’on pendait aux colonnes des principales églises florentines, particulièrement à Santa Maria del Fiore. Le 9 avril de la même année, les inspecteurs nocturnes et monastiques – ufficiali di notte e monasteri – examinèrent l’affaire et acquittèrent les accusés, mais à la condition que le rapport se renouvellerait, assoluti cum conditione ut retamburentur, et, après la seconde accusation, le 9 juin, Léonard et Verrocchio furent déclarés innocents. Personne n’en sut davantage. Bientôt après, Léonard abandonna l’atelier de Verrocchio et vint s’installer à Milan.

— Oh ! sûrement, c’est une infâme calomnie ! ajouta Cesare, une étincelle railleuse dans le regard. Bien que tu ne saches pas encore, ami Giovanni, quelles contradictions règnent dans son cœur. Vois-tu, c’est un labyrinthe où le diable lui-même se casserait la patte. D’un côté il semble vierge, et de l’autre, on dirait que…

Je me levai, je pâlis sûrement, car je sentis tout le sang affluer à mon cœur, et je m’écriais :

— Comment oses-tu, comment oses-tu, misérable ?

— Qu’as-tu ?… Bien, bien… je ne dirai plus rien ! Calme-toi. Je ne pensais pas que tu donnerais ce sens à mes paroles…

— Quel sens ? Dis-le ! Dis tout, ne tergiverse pas !

— Eh ! des bêtises !… Pourquoi te fâches-tu ? Des amis tels que nous doivent-ils se brouiller pour de semblables peccadilles ? Allons, buvons à ta santé. In vino veritas !

Et nous avons continué à boire et à causer.

Non, non, assez ! Je voudrais oublier vite ! C’est fini. Je ne parlerai jamais plus avec lui du maître. Il est non seulement son ennemi à lui, mais aussi le mien. C’est un méchant homme.

Je me sens écœuré : je ne sais si c’est le vin bu dans ce maudit cabaret ou ce que nous y avons dit.

Il est honteux de penser quel plaisir certaines gens trouvent à abaisser ceux qui les dominent.

Le maître a dit :

— Artiste, ta force est dans la solitude. Lorsque tu es seul tu t’appartiens entièrement. Se tu sarai solo, tu sarai tutto tuo. Quand tu es, ne fût-ce qu’avec un seul ami, tu ne t’appartiens qu’à moitié ou encore moins, selon l’indiscrétion de l’ami. Si tu as plusieurs amis, tu t’enfonces encore davantage. Et lorsque tu déclares à ceux qui t’entourent : « Je vais m’éloigner de vous et être seul pour mieux m’adonner à la contemplation de la nature », je te le dis, cela ne te réussira guère, car tu n’auras pas assez de volonté pour ne pas être distrait par leur conversation. En agissant ainsi, tu seras un mauvais camarade et encore un plus mauvais ouvrier, car personne ne peut servir deux maîtres. Et si tu répliques : « Je m’éloignerai de vous si loin, que je ne vous entendrai pas », ils te considéreront comme un fou – mais tu seras seul. Pourtant, si tu tiens absolument à avoir des amis, que ce soient des artistes comme toi ou des élèves de ton atelier. Toute autre amitié est dangereuse. Souviens-toi, artiste, ta force est dans ta solitude.

Maintenant je comprends pourquoi Léonard fuit les femmes. Pour la profonde contemplation, il a besoin de calme et de liberté.

Andrea Salaino se plaint, amèrement parfois, de l’ennui de notre existence monotone et solitaire, assurant que les élèves des autres maîtres vivent bien plus gaiement. Comme une jeune fille, il adore avoir de nouveaux vêtements et est désolé de ne pouvoir les montrer à personne. Il aimerait les fêtes, le bruit, l’éclat, la foule et les regards amoureux. Aujourd’hui le maître, après avoir écouté ses doléances, caressa ses cheveux bouclés et lui répondit, doucement railleur :

— Ne te chagrine pas, petit. Je te promets de t’emmener avec moi à la prochaine fête du Palais. En attendant, veux-tu ? je te conterai une fable.

— Oui, oui, maître ! vous ne m’en avez conté depuis si longtemps ! dit Andrea tout réjoui, tel un enfant, et s’asseyant aux pieds de Léonard pour écouter.

— Sur une colline au-dessus d’une grande route, commença le maître, là où se terminait le jardin, se trouvait une pierre entourée d’arbres, de mousse, de fleurs et d’herbe. Une fois, voyant une grande quantité de pierres sur la grande route, elle voulut les joindre et se dit : « Quelle joie ai-je parmi ces fleurs tendres et éphémères ? J’aimerais vivre parmi mes semblables, parmi mes sœurs pierres ! » Et la pierre roula sur la grande route auprès de celles qu’elle enviait. Mais là les roues des lourds chariots commencèrent à l’écraser ; les fers des mules, des chevaux, les souliers ferrés la piétinèrent. Lorsque parfois elle pouvait un peu se soulever et croyait respirer plus librement, la boue ou les excréments des bêtes la recouvraient. Tristement elle regardait son ancienne place solitaire qui lui semblait maintenant le paradis. – Ainsi en advient-il, Andrea, de ceux qui quittent la calme contemplation et se plongent dans les passions de la foule pleine de méchanceté.

Le maître défend que l’on cause le moindre mal aux bêtes et même aux plantes. Le mécanicien Zoroastro de Peretola me racontait que, depuis son enfance, Léonard ne mange pas de viande et dit qu’un temps viendra où tous les hommes, à son instar, se contenteront de légumes ; le meurtre des animaux est à son avis aussi blâmable que celui des gens. Passant devant une boutique de boucher sur le Mercato Nuovo, et me montrant avec dégoût les corps éventrés des veaux, des moutons, des bœufs et des porcs, il me dit :

— En vérité, l’homme est le roi des animaux, ou plutôt le roi des brutes, re delle bestie, car rien n’égale sa cruauté.

Que Dieu me pardonne, de nouveau je n’ai su résister, j’ai suivi Cesare dans ce maudit cabaret. J’ai parlé de la charité du maître.

— Est-ce de celle, Giovanni, qui pousse messer Leonardo à ne se nourrir que d’herbes ?

— Quand bien même, Cesare ? Je sais…

— Tu ne sais rien du tout ! m’interrompit-il. Messer Leonardo ne fait point cela par bonté ; il s’amuse simplement comme avec tout le reste, c’est un original, un fanatique.

— Comment, un fanatique ? Que dis-tu ?

Il rit et avec une gaieté forcée :

— Bon, bon, ne discutons pas. Attends, quand nous rentrerons, je te montrerai les curieux dessins du maître…

En effet, de retour à la maison, doucement, comme des voleurs, nous nous introduisîmes dans l’atelier vide. Cesare fouilla, tira un cahier de dessous une pile de livres et me montra les dessins. Je savais que j’agissais mal, mais je n’avais pas la force de résister et je regardais curieusement.

C’étaient des dessins de gigantesques bombes explosives, de canons à gueules multiples et autres engins de guerre, exécutés avec la même légèreté de traits et d’ombres que les visages de ses plus belles vierges. En marge, de la main de Leonardo, était écrit : « Ceci est une bombe d’un très bel et utile agencement. Le coup de canon tiré, elle s’allume et éclate, le temps de réciter Ave Maria. »

Ave Maria ! répéta Cesare. Comment cela te plaît-il, mon ami ? Quel emploi inattendu de la prière chrétienne ! Ave Maria à côté d’une semblable monstruosité ! Que n’inventerait-il pas… À propos, sais-tu comment il qualifie la guerre ?

— Non.

Pazzia bestialissima. – Folie très bestiale. N’est-ce pas un mot curieux, sur les lèvres de l’inventeur de pareilles machines ? Voilà l’homme pur qui protège les bêtes, s’abstient de leur chair, ramasse un vermisseau afin qu’on ne le piétine. L’un et l’autre ensemble. Aujourd’hui le dernier des derniers, demain saint Janus au visage double, l’un tourné vers le Christ, l’autre vers l’Antéchrist. Va, cherche, trouve lequel des deux est sincère ou menteur ? Ou bien, les deux sont sincères. Et tout cela, le cœur léger, plein du mystère de la beauté charmeuse, comme en jouant !

J’écoutais silencieux. Un froid sépulcral glaçait mon cœur.

— Qu’as-tu, Giovanni ? fit Cesare. Tu n’as plus figure humaine, petit ! Tu prends cela trop à cœur. Attends, tu t’y feras. Et maintenant, retournons au cabaret de la Tortue d’or et buvons.


Dum vinum potamus
Te Deum laudamus


Sans répondre, je me cachai le visage dans les mains et m’enfuis.

Aujourd’hui, Marco d’Oggione a dit au maître :

— Messer Leonardo, bien des gens nous accusent, toi et nous, tes élèves, de nous rendre trop rarement à l’église et de travailler les jours de fête, comme dans la semaine…

— Que les bigots disent ce qui leur plaît, répondit Léonard, et que votre cœur ne se trouble point, mes amis. Étudier les manifestations de la nature est œuvre agréable à Dieu. C’est le prier que de l’admirer. Qui sait peu, aime mal. Et si tu aimes le Créateur pour les faveurs que tu attends de lui, tu es pareil au chien qui remue la queue et lèche les mains du maître dans l’espoir d’une friandise. Souvenez-vous, mes enfants, que l’amour est fils de la science. Plus la science est profonde, plus l’amour est enthousiaste. Et n’est-il pas dit dans l’Évangile : « Soyez sages comme le serpent et simples comme la colombe » ?

— Peut-on réunir vraiment, objecta Cesare, la sagesse du serpent et la simplicité des colombes ? Il me semble qu’il faudrait choisir…

— Non, il faut les unir ! dit Léonard. La science parfaite et le parfait amour ne font qu’un.

Ô fra Benedetto, combien j’aimerais revenir dans ta calme cellule, te raconter tous mes tourments, afin que tu aies pitié de moi, que tu me délivres du poids qui oppresse mon âme, ô mon bien-aimé, agneau humble, toi qui pratiques la loi du Christ : « Heureux les pauvres d’esprit. »

Par moment le visage du maître est si naïf, si plein de sincère pureté, que je suis prêt à tout lui pardonner, à tout lui raconter – et lui rendre ma confiance. Mais subitement, dans certains plis de sa bouche, se montre une expression qui me fait peur, comme si je regardais dans un abîme. Et de nouveau il me semble que dans son âme gît un secret et je me souviens d’une de ses devinettes : « Les plus grandes rivières sont souterraines. »

Aujourd’hui a eu lieu dans la cathédrale la fête du Clou sacré. On l’a élevé au moment précis déterminé par les astrologues.

La machine de Léonard a fonctionné à merveille. On ne voyait ni les cordes ni les poulies. Il semblait que la caisse de cristal ornée de rayons dorés, dans laquelle était enfermée la relique, montait seule soulevée sur les nuages d’encens. Ce fut le triomphe et le miracle de la mécanique. Le chœur clama :


Confixa clavis viscera
Tendens manus vestigia
Redemptionis gratia,
Hic immolata est Hostia.


Et le reliquaire s’arrêta sous l’orgue sombre, au-dessus du maître autel, entouré de cinq lampes incandescentes.

L’archevêque récita :

O Crux benedicta quæ sola fuisti digna portare Regem cælorum et Dominum. Alleluia !

Le peuple tomba à genoux et répéta : « Alleluia ! »

Et l’usurpateur du trône, l’assassin, le More, les yeux pleins de larmes, tendit les mains vers le Clou sacré.

Puis le peuple a reçu du vin, de la viande, cinq mille mesures de pois et huit mille livres de graisse. La populace, oubliant le duc mort, hurlait, vorace et ivre : « Vive le More ! Vive le Clou sacré ! »

Bellincioni a composé un hexamètre dans lequel il est dit que sous le règne doux de l’Auguste le More, bien-aimé des dieux, le Clou sacré donnera naissance à un siècle d’or.

En sortant de l’église, le duc s’est approché de Léonard, l’a embrassé sur les lèvres et l’a appelé son Archimède, puis il l’a remercié de l’agencement miraculeux de la machine et lui a promis en cadeau une jument barbaresque de son haras particulier de la villa Sforzesca et deux milles ducats impériaux. Et après lui avoir amicalement frappé sur l’épaule, il lui a dit qu’il pouvait maintenant, en toute liberté, terminer le Christ de la Sainte Cène.

J’ai compris la parole de l’Évangile : « L’homme à pensées doubles n’est pas ferme en tous ses desseins. »

Je ne puis plus endurer tout cela. Je me perds, je deviens fou. Pourquoi m’as-tu abandonné, Seigneur ?

Il faut fuir, tant qu’il en est temps encore.

Je me suis levé la nuit, j’ai réuni mes vêtements, mon linge, mes livres en un paquet, j’ai pris un bâton de route ; à tâtons je suis descendu dans l’atelier et j’ai mis sur la table les trente florins représentant mes six derniers mois d’études – j’avais à cette intention vendu une bague, cadeau de ma mère – et sans dire adieu à personne – tout le monde dormait – j’ai quitté pour toujours la maison de Léonard.

Fra Benedetto m’a dit que depuis que je l’avais quitté, chaque nuit il avait prié pour moi et il avait eu la vision que Dieu me remettait sur le droit chemin.

Fra Benedetto se rend à Florence pour voir son frère malade au couvent dominicain de San Marco, dont Savonarole est le prieur.

Gloire et reconnaissance à Toi, Seigneur ! Tu m’as tiré de l’ombre mortelle, de la gueule de l’enfer. Je renonce à la sagesse, à la science de ce siècle, qui porte le sceau du serpent à sept têtes, du monstre dominateur des ténèbres appelé l’Antéchrist.

Je renonce aux fruits de l’arbre de la science, à la gloire, à l’étude impie dont le diable est le père.

Je renonce à la beauté païenne. Je renonce à tout ce qui n’est pas Ta volonté, Ta gloire, Ta sagesse, Jésus Dieu !

Éclaire mon âme, délivre-moi de mes idées doubles, affermis mes pas en Ta voie, afin que je n’éprouve aucune hésitation possible, cache-moi sous Tes ailes puissantes.

Ô mon âme, chante les louanges du Seigneur ! Tant que je vivrai je chanterai Ton nom, ô mon Dieu !

Dans deux jours nous partons, fra Benedetto et moi, pour Florence. Mon père m’a béni lorsque je lui ai annoncé que je voulais être novice au couvent de San Marco, sous la direction du grand élu de Dieu, fra Girolamo Savonarole.

Dieu m’a sauvé.

Ces mots terminaient le journal de GiovanniBeltraffio.