Le Roman de la neutralité

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Le Roman de la neutralité
Revue des Deux Mondes6e période, tome 32 (p. 204-215).
REVUE LITTÉRAIRE

LE ROMAN DE LA NEUTRALITÉ [1]

M. Benjamin Vallotton, romancier vaudois, avait publié une dizaine de volumes, très originaux, imparfaits : il vient de donner son chef-d’œuvre : Ce qu’en pense Potterat, petit roman qui d’abord se présente avec beaucoup de simplicité, qui même a l’air d’une plaisanterie, et qui tourne au grave, et qui aura, pour l’histoire de notre époque et pour l’histoire, sinon de la guerre, au moins de ses répercussions morales, une valeur de témoignage. Un Suisse, un neutre, y pose nettement la question de la neutralité, la résout à sa manière et, tenant compte des réalités autant que des principes, aboutit à des conclusions dignes d’intérêt, dignes de notre amitié. Ce Suisse est un ami de la France. Il l’a prouvé, depuis le début de la guerre, par une série d’articles qui ont paru dans la Gazette de Lausanne, maintenant réunis en un volume, A travers la France en guerre, bons articles, d’une loyauté manifeste : l’auteur ne se contente pas d’affirmer ses goûts français, de formuler sa foi en notre cause ; il possède les argumens de sa sympathie et de sa confiance, argumens que lui a fournis une enquête menée chez nous, parmi nous, au front et à l’intérieur de notre pays, argumens qui sont des faits. Son enquête n’a pas eu à le convertir ; mais elle a fixé sa préférence. Il avait jadis étudié en France, et aussi en Allemagne ; il a été longtemps professeur en Alsace : et, bref, il a bien vu, de près, les deux nations. Néanmoins, il est Vaudois et patriote suisse. N’allons pas le considérer comme un citoyen de l’univers, comme un philosophe détaché, comme un spectateur libre, et que la curiosité tire de son indifférence pour choisir et parier. Ce n’est pas cela. Patriote suisse et vaudois, il n’examine le problème ni en partisan ni en pur idéologue. Il note les faits, je le disais ; et il les interprète au moyen de sa raison suisse et vaudoise. Il n’est point un amateur, mais un neutre qui se décide sans négliger, plus que les règles de la conscience humaine, l’utile volonté de sa patrie.

On n’est pas moins cosmopolite, et l’on ne se confine pas dans son canton plus jalousement que M. Benjamin Vallotton. L’un de ses volumes, un bien léger petit volume, raconte un voyage qu’il a fait en Orient. Mais il est rentré chez lui et s’y est enfermé comme si toute son erreur ne lui avait appris seulement qu’à demeurer. Potterat, son héros, qui habitait une maisonnette auprès du lac, tranquille maisonnette avec un jardin, des légumes, des animaux, déménage et, à contre-cœur, se loge dans un appartement au quatrième étage d’un immeuble, à Lausanne. C’est le remous, le tourbillon, dit-il ; et il se plaint : « Quand on est seul dans ses murs, on abonde dans son sens ! » Pour abonder dans son sens, M. Benjamin Vallotton s’est réfugié dans ses murs, dans ses montagnes, comme naguère Potterat, comme aussi le charmant Töpfler autrefois. Tous ses romans sont du pays vaudois, tous ses paysages, tous ses personnages. Il ne cherche pas, romancier, les aventures ; voire, il les redouterait : plutôt, il sait qu’il n’est pas d’aventure plus touchante, plus capable de nous émouvoir, de nous étonner même, que l’aventure, en apparence anodine, d’un pauvre homme dans son coin. Il ne cherche pas les singularités et les complications de l’âme ; mais il les trouve, car la vie retirée et morne des humbles gens qu’il observe est celle qui développe le mieux les particularités du caractère et qui préserve ses bizarreries. Il ne cherche pas les grandes idées et ne montre aucune ambition de composer un système du monde qu’on dût approuver jusque dans les étoiles ; mais il s’aperçoit que toutes les idées humaines se résument dans une existence patiente et quotidienne, hormis celles qui ne sont que mensonge ou vain bavardage. Telle est, en peu de mots, la sagesse de M. Benjamin Vallotton... Si nous visitons les célèbres galeries de peinture, je crois que nous sommes bientôt las de la Renaissance épanouie et de ses abondantes réussites. Soudain nous enchante un peintre moins habile et qui, avant le déploiement de l’art le plus magnifique, ou seul, loin de Rome et de Venise et de Florence, loin des maîtres qui enseignaient la perfection comme un absolu, peignit joliment son rêve modeste, son lent rêve et celui de son village M. Benjamin Vallotton n’est pas très habile : je le préfère à de plus malins. Ses défauts mêmes ont souvent une sorte de naïve gentillesse.

Je n’ose pas compter au nombre de ses défauts le zèle qu’il a quelquefois consacré au service de la vertu, dans ses livres et, par exemple, dans ces trois romans qui se continuent sans faiblesse : La moisson est grande, Il y a peu d’ouvriers et Leurs œuvres les suivent. Les titres indiquent déjà l’intention recommandable, mais prédicante. Trois volumes de réalisme évangélique ; et, le réalisme, l’aménité religieuse le tempère, La moisson, si grande, serait la moisson des âmes et le moissonneur est un pasteur de village, un doux garçon muni de courage et de tendresse. On ne l’aide pas beaucoup : ni sa femme ni, auprès de lui, personne, hélas ! ne participe à sa ferveur de charité spirituelle. Peu d’ouvriers, pour rentrer la moisson des âmes ! Le seul ouvrier, le pasteur, s’est marié peut-être étourdiment Considérant que « la vie est amour, » il a fait un mariage d’amour et, tard, vérifie que la vie et l’amour sont deux choses. Sa femme n’évite pas l’occasion de le trouver, dans le monde, plus gauche que ne le permet la coquetterie conjugale. Et il endure un continuel tourment. Un jour, telle est sa détresse morale que nous avons pitié de lui. De toutes parts, il ne rencontre que l’hostilité ou l’indifférence, pire que la haine à sa bonté active. Il passe devant un jardin où un terrible vieil athée, notoire pour ses farouches doctrines, chauffe sa paralysie au soleil. Ce bonhomme, les autres pasteurs craignent de l’aborder. Il entre : « Je passais devant votre porte et... » Le bonhomme reconnaît le pasteur : « Merci, je n’en use pas ! » Cette rudesse n’effare point le pasteur : ah ! veuille-t-on ne voir en lui que son désir d’apporter quelque sympathie !... « De la sympathie ? Je n’en veux pas ! » Et le pasteur : « Me permettez-vous au moins de vous serrer la main ? » L’autre ne s’adoucit pas : lui serrer le main ? pourquoi ?... — « Parce que cela me ferait du bien : c’est moi qui ai besoin de sympathie... » Le vieil athée regarde aux yeux son visiteur étrange, soulève difficilement son bras, tend la main. Puis le pasteur s’en va, disant : merci. « De nouveau le calme était dans son cœur... » Une scène si belle et pathétique par la noble ingénuité de la pensée est l’honneur d’un livre. Néanmoins, la trilogie de la Moisson, des Ouvriers et de leurs Œuvres qui les suivent n’évite pas d’être, s’il faut l’avouer, un peu ennuyeuse. L’auteur ne nous tient pas toujours dans le sublime ; et tant mieux, car trois tomes de sublime nous fatigueraient excessivement. Mais, quand il nous laisse retomber aux petites vertus, qui sont de pratique longue et perpétuelle, il ne nous épargne guère les mérites de la résignation. La frivolité du lecteur n’est pas un crime et demande des ménagemens. Nous ne marchandons pas notre estime au pasteur généreux qui accomplit sa tâche obscure et bienfaisante ; mais nous ne le valons pas et volontiers nous ne serions pas plus que sa femme assidus à l’accompagner dans toute sa besogne édifiante. Nous l’admirons, quand un ivrogne est sur le point d’assommer une famille et que lui, l’homme de douceur, n’a seulement qu’à se présenter pour apaiser le brutal : angélique fascination du bien, ce buveur ne boira plus. Cette imagerie d’Épinal, ou de Genève, nous divertit quelque temps, et puis cesse de nous divertir avant que nous n’ayons achevé la trilogie de la Moisson, des Ouvriers et des Œuvres. M. Benjamin Vallotton, dans ses ouvrages persuasifs, nous traite un peu sérieusement. Il n’est pas un apôtre gai.

Mais qu’il est gai, de la façon la plus heureuse, dès qu’il oublie d’être un apôtre et ne songe plus qu’à peindre, avec tant de cordialité, ses compatriotes ! Au surplus, cette gaieté-là ne contredit pas à l’austérité de la trilogie : cette bonne humeur et cette humeur sérieuse ont la même origine dans une exquise pureté de l’âme, et font un agréable mélange, assez vaudois, il me semble. Ni pour condamner le vice, ni pour se moquer des ridicules, M. Benjamin Vallotton n’a de rudesse ou d’amertume. Il n’est point un satiriste cruel, mais débonnaire ; et il y a dans son réalisme de l’indulgence, il y a dans son ironie de la mansuétude. Après cela, ne le prenez pas pour un écrivain fade. Il peint très juste ; et ce n’est point sa faute, c’est son aubaine, si ses modèles, qu’il a copiés et fait vivre, ont quelque chose de sa bonhomie.

Le sergent Bataillard, si pacifique d’habitude et tout à coup, l’uni- forme endossé, si bien féru de discipline ; Frochon, le cocher de la diligence qui roule d’Echenaz à Lausanne, de Lausanne à Echenaz, tous les jours, Frochon si haut perché sur son siège, et content de « frôler les ailes des insectes en voyage, » de « glisser dans l’air bleu des matins d’été, » de « toucher les nuages du bout de son fouet, » bel homme et qui, après sa course, redescendu parmi les autres gens sur le sol, garde une espèce de suprématie ; M. Profit, professeur, si sage, si rangé, très méthodique, trop chimérique, malheureux, et qui gaspille chacune de ses journées, et qui aura gaspillé sa vie entière, et qui peut-être n’avait rien de précieux à tirer de son effort pour lui et pour son prochain : autant de types, — et beaucoup d’autres, — délicieux de vérité, de naturel, de facile et vive désinvolture, très divers, et tous Vaudois, fameusement Vaudois !

La merveille, c’est Potterat : M. Potterat, commissaire de police à Lausanne, un fin limier, fort avisé de philosophie. Et non plus très jeune ; il approche de la soixantaine, quand nous lions connaissance avec lui. L’amitié ne languit pas. M. Potterat nous séduit dès l’abord : il a tant de grâce et d’amabilité ! Sans travail ! et c’est ainsi que nous l’aimons : il ne dit point un mot qui ne soit exactement pareil aux sentimens qu’il éprouve : ses sentimens sont la spontanéité même. Ses occupations étant d’un genre assez particulier, l’on pourrait craindre qu’il ne fût très enfoncé dans sa compétence ; et les spécialistes ont parfois manqué de loisir : M. Potterat, sans négliger son commissariat, ne s’y laisse point absorber. Et il a des clartés de tout ; il a mieux que des clartés : il a, sur toutes choses, les opinions qu’il doit avoir pour être Potterat, ce Potterat si judicieux, si attrayant, si drôle, si bien pourvu de fantaisie et dont la fantaisie même porte, pour ainsi dire, un cachet de nécessité. Le libre arbitre de Potterat n’est point en cause ; mais la liberté de Potterat, je la compare aux caprices de la nature, caprices que des lois gouvernent... « Arbres, je vous aime. Troncs agenouillés dans l’herbe haute, allègres peupliers au bord des routes,... arbres, vous ne dites jamais : C’est derrière la ligne des monts que fleurit le bonheur ! » Ce langage n’est pas celui de Potterat, mais d’un jeune homme hier déraisonnable, et qui se repent, le fils de Frochon le cocher. Parlant à lui-même, il ajoute : « Justin Frochon, tes ancêtres furent plus arbres que les arbres... » Opportune remarque d’un déraciné sur le retour. Lui, Potterat, fidèle à ses racines, c’est un arbre. Et un arbre pousse de tous côtés ses branches, ses rameaux, les enchevêtre et se dessine de telle sorte qu’il ne ressemble pas à un autre : son image ne se poserait pas sur l’image d’un autre. Cependant, il obéit aux volontés de son essence. Et ainsi Potterat. Quel arbre ! Il a pris le suc de la terre ; il s’en est nourri, fortifié. Quasi vieux, il reste jeune.

Mais il est veuf et la solitude lui pèse. En outre, depuis quelque trente ans qu’il veille sur l’ordre public à Lausanne, les journées lui deviennent prévues, leurs incidens médiocres ; puis de nouveaux règlemens ordonnent aux commissaires de se boucler la taille d’un ceinturon : sa taille à lui, gros homme, veut de l’indépendance. Il fait un petit héritage ; un cousin lui a légué, à Bioley-Orjulaz, non loin de Lausanne, un bien modique et agréable. Et Potterat, qui a marié sa fille, traverse de son mieux, et assez mal, une crise de mélancolie. Mélancolie analogue à celle de l’automne : voici l’été de la Saint-Martin. Potterat, dans ses courses professionnelles à travers la ville, a distingué une modiste, Mme veuve Bolomey : il la trouve jolie encore ; il sait qu’elle est sage. Or, Justin Frochon, le déraciné qui se repent, dit à lui-même : « Demeure ; c’est ici seulement que tu ne seras ni balourd, ni absurde, ni malheureux... » Potterat ne fut jamais malheureux, ni absurde, ni certes balourd. Il se meut avec aisance par la ville, par la campagne et dans le domaine des idées. Il a ses familiarités partout. Mais il a ses délicatesses du cœur qui le rendent timide, quand il songe à organiser, auprès de l’aimable modiste, sa deuxième existence. Lui Potterat, si sûr de lui ordinairement, et qui sait parler aux hommes et aux femmes en toutes circonstances, fût-ce pour les incarcérer, tremble et doute de son attrait, du moment qu’il est amoureux. Il se déclare tout de même, sans effronterie, avec une maladresse ravissante. Il épouse Mme Bolomey, renonce à la police municipale, et recommence du bonheur dans sa maison du bord de l’eau.

C’est là que nous le retrouvons avec plaisir. D’un geste de ses deux bras, il nous montre l’horizon : « Je me plais bien dans ce coin, » nous annonce-t-il ; « les Alpes à gauche, le Jura à droite, le Jorat derrière, le lac en face, le soleil dans le haut, un jardin, moi au milieu, que souhaiter de plus ? » Il est vrai. Potterat dans son jardin, dans sa cuisine, dans sa cave où il y a deux tonneaux, des pois de confiture alignés avec soin, le bois pour l’hiver et un établi de menuisier ; Potterat dans sa chambre, dont les murs sont ornés de son portrait en commissaire et des portraits de ses deux femmes ; Potterat dans toute son installation, Potterat dans toutes ses besognes et dans sa flânerie, est admirable de contentement. Il est d’accord avec lui-même, d’accord avec les choses et les gens, d’accord avec la nature, avec le temps et l’espace, avec le sort et avec Dieu. Aucune minute ne lui paraît longue, ou trop courte ; il n’a ni hâte, ni ennui. Sa conscience ne le taquine pas, ni les problèmes de la morale ou de la métaphysique : problèmes qu’il ne méprise pas, mais qu’il a résolus, pour ce qui est de lui. Le premier dimanche du mois, il ne manque pas d’aller à l’église, d’écouter le sermon, de se lever et de chanter quand il faut. Il considère qu’ « on n’est pas des chiens, du moins pas tous ; » et que les aéroplanes, grimpant au ciel, n’y trouvant rien, font du tort aux célestes légendes ; mais qu’il faut de la religion. Il est, en somme, pragmatiste. Il va au cimetière, tous les ans, un beau jour d’avril ; et, tandis que chantent les merles dans les sombres feuillages, il nettoie la pierre qui recouvre sa première femme. Il écarte l’herbe et les broussailles qui empêcheraient de lire sur la pierre « Jenny Potterat. » Il dit à la mémoire de Jenny : « Tu vois qu’on se souvient ! » Il passe devant la tombe de M. Bolomey, premier mari de la seconde Mme Potterat, ne s’y attarde pas et, à M. Bolomey, dit simplement : « Salut ! » Puis il rentre chez lui, satisfait de savoir que le présent et le passé sont en paix et en bonne intelligence mutuelle. Jamais nous n’ignorons ce qu’il pense. Il parle beaucoup, fût-il seul : c’est qu’il n’a pas l’impression d’être seul, les animaux, les arbres et les meubles étant ses amis, ses confidens ; il parle à son petit jardin, il parle au paysage qu’il aime et n parle à son bonheur. Il a un compagnon : c’est un vieux vagabond, jadis l’un des hôtes les plus fréquens du commissariat de Lausanne, Bélisaire, toujours pincé, — mendicité, colportage sans patente, maraude ; — et, une nuit que Potterat faisait le guet dans son jardin pour attraper le polisson qui chapardait ses jolies pêches duvetées, c’est Bélisaire qu’il surprend. Il l’admoneste : « A ton âge ! lamber les barrières, s’aguiller dans les pruniers, quand on a l’âge d’être grand-père !... » Bélisaire a le projet de se pendre : la police n’a plus d’aménité, à Lausanne, depuis que Potterat s’en est allé. Potterat lui offre le gîte, la mansarde, un vieil habit, cinq francs au bout du mois ; en échange de quoi, Bélisaire bricolera, se rendra utile, arrosera les plants de fraisiers, couvrira de feuilles mortes les chicorées et, vers la fin du printemps, repeindra de vert les volets de la maison. Potterat n’a, en ce monde, qu’un sujet de contrariété : son voisin, qui est aussi son gendre, et qui s’appelle Schmid, un Suisse, non point un Vaudois. Ce Schmid, un taciturne, un pédant : Potterat déteste cet homme avec qui l’on ne cause pas et qui, d’ailleurs, laisse ses lapins se glisser dans le jardin de Potterat, manger les salades de Potterat. Qu’importe ? et les menues querelles n’ont pas de conséquence. Mais le malheur qui rôde, le voici. Le malheur, c’est un Allemand ; c’est un diable de dénommé Mauser, acheteur et accapareur de terrains. Les intentions de ce Mauser ne sont pas claires ; et, du sol vaudois qu’il se procure, que fera-t-il, cet Allemand ? On le devine ; on croit le deviner : on se méfie. Seulement, il paye des vingt-trois ou vingt-cinq francs le mètre ; il arrondit tous les jours sa conquête. Potterat, qui n’est pas la dupe de cet envahisseur dangereux, organise la résistance : arrière, l’Allemand ! Schmid, au contraire, transige le premier. Peu à peu, l’on transige par-ci par-là. Seul, Potterat dédaigne la tentation de Mauser et de sa monnaie. Seul ; et son jardin devient une île battue par les démolisseurs et les bâtisseurs qui l’entourent : l’île devient un enfer de vacarme, de poussière. Impossible de ne pas céder. Potterat, qui est un héros, mais non point un fou, cède. Et il s’en ira. L’on démonte les lits et l’on descend les meubles : on déménage, on fuit. Dans les chambres vides, Potterat mène sa colère et son chagrin ; son pas sonne. Il voit, le long des murs, passer les ombres des heures mortes. Il est ému. Il ôte son chapeau et dit : « On ne peut pas aller contre le fil des événemens. C’est Schmid qui a mis ce quartier en cupesse, c’est Mauser qui a traité avec ce diantre. On va te démolir vieille maison. Respect !... Mieux vaut périr que de contempler ce que tu aurais contemplé. Adieu, vieille boite à beaux jours, adieu ! » Il s’attendrit avec une sincère éloquence.

Potterat, si bien vivant, si réel, n’est point un symbole ; ni ses tribulations, des emblèmes. M. Benjamin Vallotton ne se proposait pas de combiner comme une allégorie les aventures de Potterat. Mais il y a, dans les collectivités humaines, un lien qui fait qu’aux époques troublées le contre-coup des événemens se propage et va toucher ceux-là mêmes qui semblaient à l’abri ; et ainsi l’humble histoire de Potterat contient, en quelque manière, l’histoire du monde. A la veille de la guerre, Potterat qui est chassé de chez lui par le travail sournois des Allemands ; et, à la veille de la guerre, Potterat qui est dans un étrange désarroi, qui abandonne, en même temps que sa maison, ses habitudes, et qui ne le sait pas, mais qui attend éperdument la cata- strophe ; et, à la veille de la guerre, Potterat qui se détache du passé, qui ne conjecture pas l’avenir et qui a les idées en désordre : ce Potterat, s’il n’est pas un symbole, est un signe de la péripétie universelle. Il ne s’en doute pas : qui se doutait de rien ? Les adieux qu’il adresse à la vieille maison de ses beaux jours sont d’innocentes prophéties.

A Lausanne, dans le « remous » et dans le « tourbillon, » Potterat n’a point trouvé sa quiétude, quand, un matin, sur la place du marché, tout embaumée du parfum des framboises, un roulement de tambour éclate et ce cri : « La guerre !... » Puis : « La guerre... la guerre... On marche ! » Puis les chuchotemens : « Sont-ils déjà en Suisse ?... » Et bientôt : « Leur cavalerie est à Zurich... On se bat près de Schaffhouse... » Leur cavalerie n’est point à Zurich et l’on ne se bat aucunement près de Schaffhouse. Potterat, qui rencontre des amis, parle ; et on le supplie en vain de se taire : il a résolu de risquer toute imprudence et il se fâche s’il entend dire que « l’intégrité du territoire est garantie par les traités. » Les traités ? Potterat sait ce que ça vaut : « Pour être respecté, il faut se tenir une baïonnette, un fusil et deux cents cartouches ! » Mme Potterat le supplie de se taire : il y a des Allemands à l’autre étage. Potterat voudrait monter sur le toit de la maison et crier de là-haut la vérité. La vérité ? laquelle ?... Eh bien ! est-ce que la neutralité de la Suisse n’est pas garantie ?... Oui, par les mêmes qui mettent la Belgique à feu et à sang !... Potterat songe à l’histoire de sa patrie, à ces tyrans qu’elle a chassés et à ces grands hommes qu’elle a exaltés, à Guillaume Tell, à Winkelried, à Nicolas de Flue, aux drapeaux qui flottent sur les clochers les jours de fêtes commémoratives, et à ces beaux chants de souvenir qu’entonnent, le verre en main, les camarades pour célébrer la paix glorieuse... « Et voilà que deux très petits pays, le Luxembourg et la Belgique, nos frères en neutralité, sont envahis. On brûle des villes, on fusille des hommes coupables de défendre leur sol... Et nous ?... — Chut ! taisez-vous ; le mieux est de ne pas dire un mot, de ne pas attirer sur soi l’attention... » Potterat s’indigne ; il endure le supplice de la neutralité contrainte : « et il cherche sa Suisse, la Suisse des chants d’école, celle qui sent le rhododendron, l’alpe, la vapeur du torrent, celle qui frissonne au mot de liberté, pour elle et pour les autres. Il la sait vivante. Vivante, mais enchaînée. Par quoi ? par qui ? par quelle crainte ?... » A l’idée que la Suisse ait peur, il veut tout briser. Les gens qui épiloguent sur les préambules de ce conflit, sur le crime de Serajevo, sur les actes de la diplomatie, ne le détournent pas de comprendre fort bien la guerre, l’immense guerre soulevée par la querelle des têtes rondes et carrées : « Nous, Dieu merci, on a la tête ronde, si bien qu’on sait qui on doit croire et avec qui on doit sympathiser. Les petits savent toujours trouver la mère... » Potterat crie : « Vive la France ! » et, quant à lui, déclare la guerre aux deux empires abominables. Cela lui occupe l’imagination ; mais, plus il a l’esprit en éveil, plus il tolère mal d’être inactif. Le salut, pour sa bonne intention généreuse et pour sa volonté de vaillance, fut l’arrivée à Lausanne d’une bande de pauvres Belges misérables et désespérés. « J’en veux ! » s’écria-t-il ; et il demanda deux orphelins, — « s’ils étaient trois frères et sœurs, même quatre, on s’arrangerait, » — qu’il logerait, nourrirait, blanchirait et envelopperait d’une atmosphère familiale. Faute des orphelins demandés, il reçut un vieux bonhomme et une vieille bonne femme ; il les accueillit, les dorlota : et il les eût consolés, si de telles infortunes pouvaient recevoir une consolation. Dès qu’on signale un passage d’émigrans, Potterat fouille dans ses tiroirs, dans ses armoires, assemble ce qu’il trouve de meilleur en fait de linge et de vêtemens et va sans traîner à la gare ; il distribue chemises, vestons, gilets et les anciennes robes de sa femme, — et des bretelles, car « il n’y a rien de plus angoissant, quand elles ont sauté, que de marcher en serrant son pantalon avec les coudes, » des bretelles brodées de croix fédérales ; — dans les poches des vêtemens qu’il donne, il a fourré des bouts de papier, des lettres, ces simples mots : « Courage ! sympathie ! condoléance ! » A la vue de tant de malheur, les larmes lui viennent aux yeux ; alors, il se cache. Ensuite, pour se dégonfler le cœur, il jure pendant une heure d’horloge. L’émotion qui l’étreint, toute une foule bienfaisante l’éprouve. Les gendarmes, gardiens de la neutralité, tâchent de contenir les manifestans : Potterat, de son thorax, ouvre une brèche dans la digue et l’on n’a rien à répliquer, lorsqu’il déclare : « La charité passe avant la gendarmerie ! »

Cette charité, qui anime les bons Vaudois, Potterat l’aime : elle lui excuse la neutralité qu’il déteste. Et enfin Potterat, tel que le voilà, c’est un fanatique de la guerre ? Un fanatique de l’honneur !... Mais que réclame-t-il ? Pour sa patrie, le sort de la Belgique martyrisée ? Les partisans d’une neutralité parfaite le lui reprochent ; et ils font appel à son patriotisme. On jugerait mal Potterat, son patriotisme et aussi son goût des opinions méditées, si l’on croyait que de telles objections ne comptent pas pour lui, ne le touchent pas, et qu’il les écarte sans barguigner. Il n’est pas têtu, mais sensible ; et, s’il répond vite, il réfléchit avec une loyauté lente. Ne le prenez pas pour un énergumène de l’héroïsme et pour le vain prôneur du danger. Nulle question n’est toute simple : et Potterat, qui est sincère, ne méconnaîtra pas le devoir logique de l’hésitation. Certes, il a proclamé ce principe : « Tous les petits pays sont solidaires ; » d’où il résulte que le maintien de la neutralité suisse est une faute. Puis, songeant aux malheurs de la Belgique, il a honte, le soir, de trouver dans son lit douillet une boule d’eau chaude : « Pour un peu, je ferais ronron ! » dit-il avec une narquoise tristesse. Le matin, quand il est l’heure de réveiller la maisonnée, il crie amèrement : « Debout, les neutres ! » Et pourtant, un jour qu’il est allé à Bioley, pour un concours de tir, la campagne tranquille et charmante le convainc d’aimer la paix. Il tire mieux que personne, et ses émules n’ont même pas à être jaloux de lui : sa supériorité est admise, fêtée. Roi du tir, Potterat se laisse complimenter, choyer ; et les satisfactions de l’orgueil le disposent à la bienveillance : il s’attendrit sur son peuple et n’envoie plus aux périls de la guerre une jeunesse qui le glorifie. Potterat, vers la fin de la journée, regarde les fumées des villages, les champs fertiles et les collines illuminées de soleil. Les enfans jouent, les filles chantent, la fontaine murmure ; au cabaret, les camarades s’asseyent sur le vieux banc près des pots de fleurs et des fagots. Potterat, couronné de laurier, se lève et prononce un discours : « Cette journée m’a fait du bien. Elle m’a replongé dans le sein de la nature. Parfaitement ! La nature est neutre. Nos autorités l’ont bien compris. Il y a des jours où je me suis laissé entraîner à la critique. J’ai eu tort. A vous trouver, vous qui êtes le fond de la race, si modérés dans l’appréciation des événemens, j’ai senti que vous suiviez la route de la sagesse, la bonne route, celle où sont les poteaux du télégraphe. Je porte mon toast à la paix des champs. Je porte mon toast à ceux qui les cultivent. Honneur à eux !... » C’est Potterat qui parle ainsi ? Potterat lui-même, eh ! devant une tranche de gâteau aux cerises, devant un verre de vin blanc et tandis que « par la fenêtre entre le parfum des foins coupés, le chuchotement du tilleul que lutine la brise du soir. » Une idée se forme dans l’esprit de Potterat : la belle Suisse, belle à miracle, et préservée par chance ou par une faveur providentielle, ce n’est point à ses fils de la risquer.

Mais Potterat retourne à Lausanne. Peu à peu, l’amollissant souvenir de la journée trop délicieuse se dissipe. Enfin, Potterat lit les journaux, lit le rapport de la Commission belge sur les atrocités commises en Belgique par les Allemands. Alors, il s’écrie : « Cette Belgique, pour moi, c’est comme une autre Suisse. Tonnerre ! Est-ce qu’on a une conscience, oui ou non ? Est-ce que le droit s’arrête aux frontières ? Neutre, c’est vite dit... » Et : « Vive la Belgique ! » Passe à Lausanne un train de blessés, rapatriés d’Allemagne en France : Potterat distribue aux malheureux du chocolat, de bonnes paroles, des bouquets tricolores, phlox blancs et rouges et scabieuses bleues. Or, ici, dans ce wagon, défense de monter : « Mon brave monsieur, ces malheureux sont aveugles... » Et Potterat : « Pas possible !... Ils sentiront au moins l’odeur : quand on sent une fleur, on la voit... » Désormais Potterat n’aura plus d’hésitation : « Tout ce que j’ai dit à Bioley, je le retire ; tout, vous entendez ! » Il n’aura plus d’hésitation, ni de repos. Quelle nuit, quand sa femme est couchée et quand il veille, bouleversé ! Son phonographe, qu’il enferme dans un placard, afin que la maisonnée dorme, si elle veut dormir, lui joue le Cantique Suisse et Sambre-et-Meuse. Il rêve, il frémit d’une terrible ardeur. Et il écrit à Joffre, et il écrit au roi Albert, et il écrit au président du Haut Conseil fédéral suisse. Lettres véhémentes et respectueuses : au généralissime fiançais et au souverain belge, il adresse des félicitations et des encouragemens ; au président du Haut Conseil, il soumet le plan d’une activité un peu hardie. Après tout, si le Haut Conseil ne lance pas les armées suisses dans la mêlée européenne, Potterat ne dénigre pas cette prudence ; mais il ne voudrait pas que la prudence de la Suisse eût l’air d’un consentement tacite accordé à la scandaleuse Allemagne : comment la Suisse garde-t-elle le silence ? Potterat supplie le Haut Conseil de protester au moins en faveur de la Belgique. Ce n’est pas tout ce qu’il désire : c’est tout ce qu’il ose demander. Son désespoir se fait modeste. Potterat, qui a été fonctionnaire, ne traite pas sans égards les magistrats de son pays : il les secoue avec déférence. Et puis, il meurt. Pourquoi meurt-il ? C’est que son âme tourmentée a brisé son corps ; et c’est beau. Cependant, M. Benjamin Vallotton, qui le tue ainsi, nous attriste. Il fallait conserver Potterat pour la victoire !... Potterat méritait bien cette récompense. Mais enfin, quand le héros d’un roman meurt et laisse après lui quelque regret, c’est un bon signe. Tant d’autres, en disparaissant, débarrassent l’auteur, et le lecteur aussi.

Admirable Potterat, dont l’émoi donne à rire et à pleurer ! L’invention de Potterat suffirait à-la renommée d’un conteur. M. Benjamin Vallotton, qui confie à ce simple bonhomme le soin d’exprimer les plus poignantes pensées, les sentimens les plus profonds de son pays, au moment où un cas de conscience terrible se pose et s’impose à toutes les nations, le romancier publiciste a bien choisi son interprète. Potterat, c’est la Suisse, la sincérité, la spontanéité de la Suisse : et il dément la neutralité de la Suisse, la véritable neutralité, celle du cœur, l’indifférence. Le reste n’est que de la politique et ne nous regarde pas. Les gouvernemens divers jugent à leur gré l’opportunité d’une intervention : c’est affaire à eux. Mais, entre les races de proie et les peuples qui défendent la liberté du monde, il n’y a plus de neutres : voilà ce que Potterat nous annonce, avec sa bonhomie éloquente et persuasive.


ANDRE BEAUNIER.

  1. De la paix à la guerre. Ce qu’en pense Potterat, roman, par Benjamin Vallotton ; librairie Payot.