Le Roman et la Révolution

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Le Roman et la Révolution
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 2 (p. 201-219).
LE
ROMAN DE LA RÉVOLUTION

Quatre-vingt-treize, par M. Victor Hugo, 3 vol. in-8o, Paris 1874; Michel Lévy.

Un nouvel ouvrage de M. Victor Hugo, un nouveau recueil de l’auteur des Feuilles d’automne, un nouveau drame de l’auteur d’Hernani, combien cette simple annonce, il y a quarante ans, éveillait de curiosités ardentes et de poétiques sympathies! Il n’était pas nécessaire de le faire traduire dans toutes les langues, de le faire paraître dans toutes les capitales à la fois. On n’avait pas besoin de notifier au genre humain que l’œuvre du maître serait publiée le même jour en français à Paris, en anglais à Londres, en allemand à Vienne, en hongrois à Pesth, en russe à Saint-Pétersbourg, en suédois à Stockholm, en espagnol à Madrid, en italien à Rome. L’art de la mise en scène, encore dans l’enfance, ne connaissait pas ces effets gigantesques, les annonces d’Eugène Renduel suffisaient; le nom de M. Victor Hugo était le seul talisman. On dévorait les pages du livre, on était avide de savoir quelle surprise le poète avait réservée à ses lecteurs, on voulait juger dans quel sens se développerait cette imagination puissante, quels chants ou quelles clameurs sortiraient de cette âme sonore, toute pleine d’étrangetés et de mystères. L’inquiétude n’était pas moins vive que l’espérance, inquiétude touchante et glorieuse, signe de ces amitiés qui se forment entre un poète et une génération. Si jamais M. Victor Hugo a conquis une popularité profonde, durable et digne de lui, ça été dans ces jours de libre essor où la sève courant sous l’écorce éclatait en bourgeons et promettait tant de richesses. Que tout cela est loin de nous! À cette sève impatiente, il fallait une atmosphère sereine; de formidables ouragans sont venus, des fléaux ont troublé les sources et emporté les grains. A parler sans images, quand on annonce aujourd’hui une création nouvelle de M. Victor Hugo, il y a du bruit, du fracas, il y a des sons de trompe et des battemens de tambour dans tous les carrefours de la littérature européenne; l’auteur ne peut plus compter sur cette curiosité intelligente, sur cette sollicitude amie qui accueillait autrefois chacune de ses œuvres. Comment s’éveillerait la curiosité? A quoi se prendrait la sollicitude? Chez un artiste qui cherche, qui marche, qui déploie ses forces, on peut, suivant le mot de Royer-Collard, s’attendre à de l’imprévu; chez l’auteur de l’Homme qui rit, tout est prévu, le bien comme le mal, le vrai comme le faux. On connaît ses procédés, sa manière, sa rhétorique, sa méthode de déclamation et d’amplification, son système de placage et de remplissage. Quant à l’inspiration du poète qui a tracé tant de pages immortelles, ne sait-on pas qu’elle est arrêtée et comme figée désormais sous des influences meurtrières?

Nous faisions involontairement ces réflexions avant d’ouvrir le Quatre-vingt-treize de M. Victor Hugo; nous pensions aussi, non sans tristesse, à nos prédécesseurs, à ceux qui, en toute occasion, exprimaient cette curiosité ou cette sollicitude dont nous venons de parler; nous nous rappelions l’intérêt passionné qui s’attachait alors aux appréciations de ces œuvres audacieuses. C’était Gustave Planche qui les jugeait au nom de la vérité humaine, comme il disait, avec sa rectitude et sa précision magistrale; c’était Sainte-Beuve, moins libre, moins précis, obligé à toute sorte de ménagemens, dominé par toute sorte de petites préoccupations personnelles, en revanche plus attentif que Gustave Planche aux choses de l’âme, aux exigences supérieures de la vie morale de l’homme; c’était M. Charles Magnin, si discret, si modeste, si scrupuleux, la conscience même, un lettré accompli dont la bienveillance habituelle rendait les critiques plus redoutables; c’était encore, car en parlant de nos devanciers je ne m’en tiens pas seulement à ceux qui ont écrit dans la Revue, c’était M. Alexandre Vinet, le noble censeur de Lausanne, qui, du haut de son esthétique chrétienne, mesurait et fouillait, pour ainsi dire, toutes les œuvres de l’imagination française à la lumière de l’Évangile. Hélas! tous sont morts. S’ils vivaient, que diraient-ils? Autrefois, satisfaits ou mécontens, le poète les obligeait d’exprimer tout haut leur pensée; seraient-ils aussi empressés aujourd’hui? L’annonce d’un ouvrage nouveau serait-elle encore pour eux un appel irrésistible, une mise en demeure de parler? Ne trouveraient-ils pas, comme nous, que tout a été dit, que la nouveauté seule des inspirations soutient l’ardeur de la critique, que la fête est finie, que la journée du poète décline, que son âme est emprisonnée dans les passions politiques, qu’il n’y a plus à suivre le génie dans les airs, puisqu’il a replié ses ailes et qu’il consent à vivre dans cette geôle?

En lisant le récit que M. Victor Hugo a intitulé Quatre-vingt-treize, j’ai senti que ces réflexions n’étaient pas absolument exactes. Les procédés sont toujours les mêmes et le fond de l’inspiration n’a pas changé ; cependant il serait injuste de dire qu’il n’y a rien de nouveau dans les intentions de l’auteur. Dès le début, on sent le désir de faire briller à travers cette époque sanglante un rayon d’humanité. Il y a aussi comme un effort pour se montrer impartial, non pas entre les idées aux prises, mais entre les hommes qui les représentent. Les personnages attachés à l’ancienne France, ceux qui restent fidèles à leur foi monarchique et religieuse, ne sont pas tous dans ce tableau du poète des êtres bornés, des cerveaux étroits et sombres, des âmes obstinément fermées à toute lumière; les hommes de 1793 ne sont pas toujours des êtres plus grands que nature, des créatures privilégiées qui, vivant dans la clarté de l’apocalypse révolutionnaire, n’ont plus rien à apprendre pour devenir la plus haute expression de notre race. Il faut remercier l’auteur de cette condescendance; vraiment il est bon prince. Il semble avoir écrit ces trois volumes précisément dans le dessein d’enseigner à un de ses héros les plus chers que, si la révolution est au-dessus de tout, l’humanité est au-dessus de la révolution. On devine enfin dans ce livre une certaine intention de montrer ce que devient au milieu des violences démagogiques le pauvre peuple, le peuple d’en bas, celui qui vit tout près de la nature, naïf, confiant, n’ayant d’autre souci que la tâche de l’heure présente et ne soupçonnant pas l’œuvre infernale des factions. C’est lui surtout, bien plus que les autres classes, qui a besoin des progrès accomplis sans secousse, des lois tutélaires, des abris solides; en temps de révolution, effaré, ahuri, les cataclysmes le brisent, avant qu’il ait rien pu comprendre à tout ce qui se passe. M. Victor Hugo ne dit pas la chose aussi nettement, mais les détails de son récit, qu’il le veuille ou non, amènent cette conclusion inévitable.

Voilà, dira-t-on, des vérités bien simples; sommes-nous donc tellement bas qu’il faille y voir des concessions? C’est bien peu, je l’avoue; rappelez-vous pourtant cette plainte exhalée, il y a quarante ans, par la belle âme si poétiquement malade qui vient de quitter ce monde après avoir tant erré du jour à la nuit et du ciel aux abîmes : « le cœur se serre, disait Michelet, quand on voit que dans le progrès de toute chose la force morale n’a pas augmenté. La notion du libre arbitre et de la responsabilité morale semble s’obscurcir chaque jour;... cette larve du fatalisme, par où que vous mettiez la tête à la fenêtre, vous la rencontrez. L’artiste même, le poète, qui n’est tenu à nul système, mais qui réfléchit l’idée de son siècle, il a de sa plume de bronze marqué la vieille cathédrale de ce mot sinistre : Ἀνάγϰη. Ainsi vacille la pauvre petite lumière de la liberté morale. Et cependant la tempête des opinions, le vent de la passion, soufflent des quatre coins du monde. Elle brûle, elle, veuve et solitaire; chaque jour, chaque heure, elle scintille plus faiblement. Si faiblement scintille-t-elle que dans certains momens je crois, comme celui qui se perdit aux catacombes, sentir déjà les ténèbres et la froide nuit... Peut-elle manquer? Jamais sans doute. Nous avons besoin de le croire et de nous le dire, sans quoi nous tomberions de découragement. Elle éteinte, grand Dieu! préservez-nous de vivre ici-bas ! » Assurément ce n’est pas M. Victor Hugo qui choisirait ces paroles pour en faire l’épigraphe de son roman ; nous sommes tentés, quant à nous, de les y inscrire d’office, comme un éloge pour les intentions de tel et tel chapitre, comme un avertissement et un blâme pour tout le reste.

Cette première indication suffit en ce moment ; prenons garde de conclure avant d’avoir fourni nos preuves. Il faut reprendre tout cela pièces en main, il faut pénétrer par l’analyse au fond de la pensée de l’auteur. Le plus sûr moyen de faire une critique juste et sincère, quand il s’agit d’une œuvre comme celle-là, c’est d’exprimer en toute franchise ce qu’on a ressenti en la lisant. Quel est le sujet? comment l’auteur l’a-t-il traité? Quelles idées y a-t-il introduites ? quels sont les procédés de l’artiste et les inspirations du penseur? Je veux dire simplement sur tous ces points l’impression d’un lecteur sans parti-pris.

Rien de plus simple que le sujet. M. Victor Hugo, poète harmonieux et puissant, imagination lyrique d’une étonnante richesse, n’a jamais brillé par l’invention dans ses romans ou dans ses drames. Il lui manque le naturel, la souplesse, la vérité familière, ce qui donne la vie aux fictions de l’art. Ses personnages ne vivent pas d’une vie propre. A les voir, on a l’idée d’un maître hardi qui, le ciseau à la main,

Fait au marbre étonné de superbes entailles;


on ne voit que ce maître et pas autre chose. C’est toujours lui qui est à l’œuvre, toujours lui qui manie l’ébauchoir et le marteau. Cette figure qui se dégage du bloc, n’en doutez pas, c’est la sienne. Le charme des grands inventeurs dans le drame ou dans le roman, c’est qu’ils s’oublient, qu’ils s’effacent, qu’ils sortent d’eux-mêmes, pour nous représenter la destinée humaine à travers l’infinie variété des hommes et des choses. Les uns excellent à combiner les incidens, à les faire converger vers un but, à inventer des situations qui résument une époque; les autres, plus indifférens à l’intérêt du drame ou moins habiles dans l’art d’imaginer les faits, concentrent leurs efforts sur la peinture des caractères. Tous enrichissent le domaine poétique de figures à jamais reconnaissables. M. Victor Hugo, qui ne sait pas s’oublier lui-même pour s’inspirer simplement du monde réel et créer des personnages vivans, ne sait pas non plus s’emparer du lecteur par l’entrain et la nouveauté des péripéties. Il lui est arrivé plus d’une fois d’emprunter des effets, des couleurs, des scènes, à des conteurs plus inventifs, qu’on n’eût jamais songé à nommer auprès de lui, s’il n’avait lui-même autorisé ce rapprochement par de fâcheuses imitations. Cette fois rien de plus simple, rien de plus bref; le roman tout entier, dégagé des détails parasites, des hors-d’œuvre et des amplifications, pourrait tenir aisément dans une trentaine de pages. Mérimée en eût fait quelque chose comme Mateo Falcone ou la Prise d’une redoute.

Le marquis de Lantenac est le chef de l’insurrection vendéenne de 1793 ; le commandant des troupes républicaines est le neveu du marquis, ci-devant vicomte de Gauvain. Le vicomte, aux heures enthousiastes de la jeunesse, a eu pour précepteur un prêtre, l’abbé Cimourdain, qui, entraîné un des premiers par l’esprit du siècle, avant de se lancer à corps perdu dans le courant de la révolution, a pétri à son image l’âme et le cœur de son élève, en a fait l’enfant de sa volonté, l’a brûlé de sa flamme et de sa foi. Au moment où ces deux types de la vieille noblesse, l’oncle et le neveu, l’homme de l’ancien régime et l’homme du monde nouveau, Lantenac et Gauvain, sont en face l’un de l’autre dans cette guerre à mort, Cimourdain arrive auprès de Gauvain comme délégué de la convention. Représentez-vous Saint-Just chargé de surveiller un jeune noble devenu général républicain, avec cette circonstance particulière que le jeune noble est le disciple de Saint-Just. La lutte de Lantenac et de Gauvain se circonscrit avec une précision terrible sur l’échiquier des landes bretonnes. Petites armées et grandes batailles, c’est l’intitulé d’un des chapitres du livre. Enfin, après bien des coups reçus et rendus, Lantenac est bloqué dans une tour avec une poignée d’hommes. Une quinzaine de Vendéens soutiennent un siège contre plus de quatre mille républicains. Nulle ressource, nulle espérance, pas même celle de se faire sauter; la poudre manque. Chacun brûlera sa dernière cartouche, puis du bas en haut de la tour, d’étage en étage, sur chaque marche, derrière chaque porte, on disputera sa vie à l’arme blanche. Ce n’est plus qu’une question de jour et d’heure; Lantenac est perdu. Il échapperait cependant après une résistance héroïque, si un grand devoir d’humanité ne l’empêchait de mettre à profit les circonstances qui assurent son salut. Pour épargner une horrible mort à trois pauvres petits enfans gardés comme otages par sa troupe, il revient sur ses pas et se livre à la guillotine. La hideuse machine avait été plantée la veille au pied de la tour, en prévision de la défaite inévitable du marquis. Touché de ce sacrifice, qui transfigure à ce moment suprême le vieux chef royaliste, jusque-là inflexible comme sa foi, Gauvain le révolutionnaire se sent à son tour transporté au-dessus de lui-même. Il favorise l’évasion de Lantenac et prend sa place dans le cachot. Traduit en conseil de guerre pour cette trahison, il est condamné à mort par son ami Cimourdain. Cimourdain est tout-puissant, un signe de lui peut arrêter le couperet de la guillotine. Stoïquement inflexible, bien qu’il ait la mort dans l’âme, il applique la loi sans hésiter, puis, au moment où la tête du jeune héros républicain tombe sous le tranchant du fer, il se tire un coup de pistolet dans le cœur. Les deux âmes ont pris leur vol ensemble.

Voilà le programme d’où un conteur plus sobre aurait fait sortir un bref et dramatique récit ; M. Victor Hugo y a trouvé la matière de trois volumes. La première et la seconde partie, qui se décomposent en sept livres, partagés eux-mêmes en une trentaine de chapitres, ne renferment que les préliminaires du sujet. La première porte ce titre : En mer; la seconde est intitulée A Paris. Si l’on veut savoir comment une simple nouvelle peut devenir un roman de longue haleine, ou plutôt un récit à prétentions épiques, rien de plus instructif que l’examen de ces deux premières parties. Les descriptions à outrance, les dénombremens sans fin, les leçons et expositions hors de propos, de longs détails d’une science inutile ou suspecte, de longues rédactions d’histoire où la besogne du compilateur est dissimulée sous les coups de griffe du maître-écrivain, tels sont les procédés que l’auteur met en usage. On les avait déjà rencontrés plus ou moins dans les Misérables, dans l’Homme qui rit, dans les Travailleurs de la mer; on les retrouve dans Quatre-vingt-treize, mais on les retrouve bien autrement accusés par la simplicité même du fond. La fable est si peu de chose qu’on a tout loisir d’y compter les surcharges et d’en mesurer l’encadrement.

Voyez par exemple, dès le début, les deux chapitres consacrés à un accident sur un navire de guerre. Un des canons de la batterie s’est détaché en brisant son amarre. Lancée de droite à gauche par le tangage, d’avant en arrière par le roulis, la terrible machine brise tout, extermine tout; elle écrase les hommes et démolit le navire. On devine ce que l’imagination de M. Hugo va prêter à ce tormentum belli, comme il l’appelle. Ce n’est plus un canon, c’est une brute; ce n’est plus une machine, c’est un monstre. L’auteur nous fait assister à ce qu’il nomme « l’entrée en liberté de la matière. » Opprimé depuis des siècles, l’esclave se venge. Dans ce bloc fondu, forgé, façonné pour le service de l’homme, le poète visionnaire croit apercevoir un instinct, une force cachée, une âme obscure qui perd patience, et, profitant d’un moment d’oubli, d’une négligence fortuite de son tyran, se révolte. « Rien de plus inexorable que la colère de l’inanimé... Vous pouvez raisonner un dogue, étonner un taureau, fasciner un boa, effrayer un tigre, attendrir un lion; aucune ressource avec ce monstre, un canon lâché. » Un premier chapitre intitulé Tormentum belli n’avait pas suffi à la verve du peintre; un second chapitre intitulé Vis et vir nous montrera la lutte du canonnier contre le canon en rupture de ban. Et la description recommence, effrénée, forcenée, employant les plus violentes images pour égaler la fureur de « cette énorme brute de bronze. » C’est le chariot vivant de l’Apocalypse, c’est une tempête, un bruit monstrueux, une âme de haine et de rage, une cécité qui paraît avoir des yeux, un gigantesque insecte de fer ayant ou semblant avoir une volonté de démon. Entre le canonnier et le canon, le duel, qui vise au sublime, tombe souvent dans le grotesque. L’homme dit au monstre : Viens donc ! Le monstre semble écouter et subitement il saute sur lui. « L’homme esquiva le choc. La lutte s’engagea. Lutte inouie! Le fragile se colletant avec l’invulnérable. Le belluaire de chair attaquant la bête d’airain. » S’il ne s’agissait ici que de style et de facture, il faudrait bien admirer les ressources de cette prodigieuse rhétorique; il y en a vingt pages sur ce ton. Malheureusement il suffit d’un mot pour détruire tous ces effets, comme c’est assez d’une piqûre légère pour dégonfler un ballon. Ce tableau ne trompera que des lecteurs de très bonne volonté; les hommes de mer diront que tout cela est faux, que jamais canon décroché de ses amarres n’a causé ces effroyables ravages, qu’il y a des moyens sûrs de conjurer le péril, que la masse de bronze peut être arrêtée au premier choc, et que l’imagination seule d’un poète a pu voir ces évolutions, ces emportemens, ces tourbillonnemens, dans lesquels le canon transformé en monstre représente la revanche de la matière contre l’esprit. Cependant, y eût-il là quelque chose d’exact, l’objection resterait la même ; ces choses ne sont pas à leur place, et il sera toujours ridicule que l’auteur, après avoir transfiguré en poète un événement réel, vienne gravement expliquer la cause du désastre dans le langage technique d’un contre-maître : « la faute, dit-il, était au chef de pièce, qui avait négligé de serrer l’écrou de la chaîne d’amarrage et mal entravé les quatre roues de la caronade ; ce qui donnait du jeu à la semelle et au châssis, désaccordait les deux plateaux et avait fini par disloquer la brague. Le combleau s’était cassé, de sorte que le canon n’était plus ferme à l’affût. La brague fixe, qui empêche le recul, n’était pas encore en usage à cette époque. Un paquet de mer étant venu frapper le sabord, la caronade mal amarrée avait reculé et brisé sa chaîne, et s’était mise à errer formidablement dans l’entre-pont. » Ne dirait-on pas un jeune marin de l’école navale de Brest préparant son examen de fin d’année? Le goût de l’imagination sans frein, la prétention au savoir le plus technique, voilà deux traits caractéristiques de M. Victor Hugo. Je suis persuadé que l’explication ci-dessus est exacte, j’écarte le souvenir de Molière, je n’écoute pas Sganarelle s’écriant: «Entendez-vous le latin? Vous n’entendez pas le latin? Cabricias arci thuram catalamus... » Mais enfin en admirant, comme je le dois, tant de poésie et tant de savoir, je suis bien obligé de dire ; Non erat his locus.

Ce mot si juste, cette règle de bon sens supérieure à toutes les écoles, et que toute école doit revendiquer, M. Victor Hugo l’oublie à tout instant. Il l’oublie aux endroits les plus pathétiques, du moins aux endroits qui, dans le plan du récit, devraient présenter ce caractère. Au moment où les quatre mille cinq cents républicains viennent assiéger les dix-neuf royalistes dans la tour Gauvain, un des dix-neuf, un rude paysan surnommé l’Imânus, ardent à venger dans le sang des bleus son père, sa mère et sa jeune sœur, guillotinés tous trois sur la place publique de Laval, se penche du haut de la tour et adresse un discours aux assiégeans. « Hommes qui m’écoutez, je suis Gouge-le-Bruant, surnommé Brise-bleu, parce que j’ai exterminé beaucoup des vôtres, et surnommé aussi l’Imânus, parce que j’en tuerai encore plus que je n’en ai tué... Je vous parle au nom de monseigneur le marquis Gauvain de Lantenac, vicomte de Fontenay, prince breton, seigneur des sept forêts, mon maître. » Que tout cela est naturel et bien en situation, entre gens qui ne cessent de se crier les uns aux autres : Point de quartier ! Mais cette rhétorique est peu de chose encore, il faut que la géographie apparaisse : « Sachez que monseigneur le marquis, avant de s’enfermer dans cette tour où vous le tenez bloqué, a distribué la guerre entre six chefs, ses lieutenans ; il a donné à Delière le pays entre la route de Brest et la route d’Ernée, à Treton le pays entre La Roë et Laval, à Jacquet, dit Taillefer, la lisière du Haut-Maine, à Gaulier, dit Grand-Pierre, Château-Gontier, à Lecomte, Craon, Fougères à M. Dubois-Guy, et toute la Mayenne à M. de Rochambeau… » On ne saurait être plus précis. Toutefois ce n’est pas encore assez ; après la géographie, la statistique : « Vous qui êtes ici et qui m’entendez, vous nous avez traqués dans la forêt et vous nous cernez dans cette tour ; vous avez tué ou dispersé ceux qui s’étaient joints à nous ; vous avez du canon, vous avez réuni à votre colonne les garnisons et postes de Mortain, de Barenton, de Teilleul, de Landivy, d’Évran, de Tinténiac et de Vitré, ce qui fait que vous êtes quatre mille cinq cents soldats qui nous attaquez, et nous, nous sommes dix-neuf hommes qui nous défendons. » Voilà ce qui s’appelle un rapport militaire scrupuleusement circonstancié ; quel officier d’état-major que ce paysan ! Si l’assiégeant ne sait pas tout ce qui l’intéresse, ce ne sera pas la faute de l’assiégé. Et croyez-vous que tout soit fini ? Pas le moins du monde. J’indique et j’abrège, l’auteur ne nous fait grâce de rien. L’Imânus, du haut de la tour, continue de fournir à l’ennemi les renseignemens les plus précieux : « Vous avez réussi à pratiquer une mine et à faire sauter un morceau de notre rocher et un morceau de notre mur. Cela a fait un trou au pied de la tour, et ce trou est une brèche par laquelle vous pouvez entrer… » Vraiment il parle d’or ! Je m’aperçois pourtant que l’illustre écrivain a oublié une figure de sa rhétorique, une table de son mécanisme, une octave de son clavier, on n’a pas encore vu le dénombrement des dix-neuf. Patience, le voici : « D’abord, monseigneur le marquis, qui est prince de Bretagne et prieur séculier de l’abbaye de Sainte-Marie de Lantenac, où une messe de tous les jours a été fondée par la reine Jeanne, ensuite les autres défenseurs de la tour, dont est M. l’abbé Turmeau, en guerre Grand-Francœur, mon camarade Guinoiseau, qui est capitaine du camp-vert, mon camarade la Musette, qui est capitaine du camp des fourmis, et moi, paysan, qui suis né au bourg du Daon, où coule le ruisseau Moriandre. » Tout cela pour arriver à dire : Nous avons dans cette tour trois petits enfans que vous aimez ; laissez-nous sortir, nous vous rendrons les enfans. « Vous voulez dire : il pleut, dites il pleut. » C’est la recommandation que La Bruyère adressait aux parleurs alambiqués de la cour et de la ville ; il ne se doutait pas que nous serions obligé de l’adresser un jour à l’un des plus farouches soldats d’une guerre fratricide. Quoi ! le ruisseau Moriandre, et le camp-vert, et le camp des fourmis, et le prieur séculier de l’abbaye de Sainte-Marie, et la messe, la messe de tous les jours fondée par la reine Jeanne, tous ces détails, toutes ces indications précises, toutes ces choses qui sentent le greffier, le tabellion ou le pédant, c’est un paysan qui les débite sans sourciller, et à quel moment, je vous prie ? Quand la mort plane sur la tour et qu’il n’y a qu’un mot qui vaille! Où diable l’érudition va-t-elle se nicher? Ce n’est pas un homme, ce paysan, c’est un dictionnaire.

C’est ce même procédé du dénombrement, ce même placage d’érudition indigeste et d’histoire inutile qui remplit toute la seconde partie de l’ouvrage. Pourquoi M. Victor Hugo a-t-il introduit dans son roman Danton, Robespierre et Marat? Uniquement pour avoir l’occasion de faire le tableau de la convention et le dénombrement de ses membres. Le comité de salut public ordonne d’afficher dans les villes et villages de Vendée et d’exécuter strictement le décret portant peine de mort contre toute connivence dans les évasions de rebelles prisonniers. C’est le décret qui fera tomber la tête du jeune Gauvain, après qu’il aura favorisé la fuite du marquis de Lantenac. En outre le comité de salut public envoie Cimourdain auprès des troupes républicaines de Vendée commandées par Gauvain, avec mission expresse de surveiller le jeune chef. Robespierre, Danton, Marat, sont mêlés à ces deux actes. C’est par ce seul lien qu’ils tiennent au récit; n’importe, le poète met la main sur eux, et, bon gré mal gré, les précipite au premier plan. Cette violence est-elle heureuse? Médiocrement à mon avis. D’abord on est impatienté des continuels arrêts de la narration, Arrivera-t-on jamais ? Ce train ne marche pas. Cette fois surtout on sait d’avance que la station sera d’une longueur insupportable. Si l’histoire de Lantenac, de Gauvain et de Cimourdain n’était qu’un prétexte pour mettre en scène Robespierre, Danton et Marat, ce prétexte était-il bien nécessaire? Pourquoi le poète n’est-il pas allé directement à son but ? Histoire ou roman, poème ou drame, c’est à lui de choisir, mais il faut qu’il choisisse. Nous les avons déjà vus, ces personnages terribles, sous la plume des historiens et des poètes. Lamartine, dans les Girondins, les a montrés à l’œuvre. M, Edgar Quinet, dans un beau chapitre de Merlin l’enchanteur, a essayé de deviner l’âme impénétrable de Robespierre; Ponsard enfin a mis les trois tribuns aux prises dans une scène mémorable de sa Charlotte Corday. Je ne crois pas que M. Victor Hugo ait dépassé ou même égalé dans cette peinture aucun des trois écrivains que je viens de nommer. Il n’est pas plus vrai que Lamartine, qui pèche si souvent contre la vérité. S’il a plus que M. Edgar Quinet le sentiment de la réalité extérieure, il s’en faut bien qu’il ait comme lui ce don de seconde vue qui fait deviner l’invisible et effleurer l’impalpable; enfin, sans comparer le talent honnête et laborieux de l’auteur de Lucrèce au poétique génie de l’auteur des Feuilles d’automne, comment ne pas reconnaître que l’honnêteté de l’esprit, aidée d’une laborieuse ardeur, va souvent très haut et très loin ? C’est ce qui est arrivé à Ponsard dans cette scène de Charlotte Corday où paraissent les trois chefs révolutionnaires. M. Victor Hugo a voulu refaire cette grande scène à sa manière. Il a conduit Danton, Robespierre et Marat dans le cabaret de la rue du Paon. Le chapitre est intitulé Minos, Éaque et Rhadamante. Les trois juges d’enfer sont attablés dans une arrière-salle; il y a devant Danton un verre et une bouteille de vin, devant Marat une tasse de café, devant Robespierre des papiers. Sous leurs yeux est étalée une carte de France. Que font-ils là tous les trois? Ils cherchent l’ennemi de la république; ils sont d’accord pour l’écraser, seulement ils disputent sur la question de savoir où il est. L’ennemi, dit Robespierre, est sur la frontière de l’est; c’est la Prusse, c’est l’Allemagne, c’est l’Europe. Non, reprend Danton, la grande urgence est ailleurs; l’ennemi est en Vendée, avec les Anglais par derrière. Il est partout, s’écrie Marat. Ce dissentiment n’est qu’un prétexte pour faire éclater les trois caractères, pour faire grimacer et siffler les trois têtes monstrueuses. Certes les traits énergiques ne manquent pas à cette peinture; il y a même par instans une terrible impartialité. Que l’auteur l’ait voulu ou non, le lecteur retrouve dans ces portraits noirs de leur ressemblance, comme dit André Chénier, l’hypocrisie de Robespierre, la corruption et la violence de Danton, l’infamie de Marat. Voulez-vous savoir comment finit l’entretien? C’est Marat qui a le dernier mot : « Danton, prends garde. Ah! tu hausses les épaules. Quelquefois hausser les épaules fait tomber la tête. Danton, je te le dis, ta grosse voix, ta cravate lâche, tes bottes molles, tes petits soupers, tes grandes poches, cela regarde Louisette (Louisette était le nom d’amitié que Marat donnait à la guillotine). Il poursuivit : Et quant à toi, Robespierre, tu es un modéré, mais cela ne te servira de rien. Va, poudre-toi, coiffe-toi, brosse-toi, fais le faraud, aie du linge, sois pincé, frisé, calamistré, tu n’en iras pas moins place de Grève; lis la déclaration de Brunswick; tu n’en seras pas moins traité comme le régicide Damiens, et tu es tiré à quatre épingles en attendant que tu sois tiré à quatre chevaux. — Écho de Coblentz! dit Robespierre entre ses dents. — Robespierre, je ne suis l’écho de rien, je suis le cri de tout. Ah! vous êtes jeunes, vous. Quel âge as-tu, Danton? Trente-quatre ans. Quel âge as-tu, Robespierre? Trente-trois ans. Eh bien! moi, j’ai toujours vécu, je suis la vieille souffrance humaine, j’ai six mille ans. — C’est vrai, répliqua Danton, depuis six mille ans Caïn s’est conservé dans la haine comme le crapaud dans la pierre, le bloc se casse, Caïn saute parmi les hommes, et c’est Marat. — Danton! cria Marat, et une lueur livide apparut dans ses yeux. — Eh bien! quoi? dit Danton. — Ainsi parlaient ces trois hommes formidables.» Oui, formidables assurément, mais dépouillés ici de l’auréole des légendes menteuses. L’auteur a beau ajouter : Querelle de tonnerres, la conscience du lecteur répond : Querelle de scélérats! D’où vient donc que la scène, qui à ce point de vue ne nous déplaît pas, laisse pourtant une impression d’ennui? d’où vient que le doigt impatient se hâte de faire sauter les feuillets? C’est que tout cela ne rime à rien, comme on dit vulgairement, c’est que le remplissage, éclatant de vigueur ou chargé de concetti, n’en est pas moins du remplissage.

Et le tableau de la convention, que fournira-t-il à M. Victor Hugo? Des images apocalyptiques et une liste interminable de noms, le délire de l’enthousiasme et l’exactitude du procès-verbal. C’est ce que nous remarquions tout à l’heure dans l’épisode du canon décroché ainsi que dans le discours du paysan vendéen. La convention est une cime, l’une des deux cimes les plus hautes qui aient apparu à l’horizon des hommes. L’humanité chrétienne réclamerait en vain pour le Thabor; il y a longtemps que M. Victor Hugo ne tient plus compte de ces réclamations-là. « Il y a l’Himalaya et il y a la convention. » Voilà pourquoi la convention a d’abord été si mal jugée; on ne peut embrasser l’Himalaya qu’à distance. Il faut la voir de loin et de haut ; elle est faite pour être contemplée par des aigles et ce sont des myopes qui l’ont toisée. M. Victor Hugo, qui se range naturellement parmi les aigles, a pourtant toisé aussi la convention, non pas en myope, mais en architecte qui aime à voir les choses de près, à se rendre compte des archivoltes et des architraves. Il nous donnera par exemple, avec une admiration discrète, ce renseignement précieux : « la salle de la convention pouvait contenir deux mille personnes, et, les jours d’insurrection, trois mille. » Que de choses dans ce simple mot! c’est toute une philosophie de l’histoire. Les jours d’insurrection, — on dit cela tout uniment, tout bonnement, comme on dirait les jours de séance solennelle, les jours d’inauguration ou de clôture. C’est une cérémonie prévue, régulière, conforme à la tradition et au programme. Après l’étude approfondie de l’architecture de la salle, après l’examen détaillé des tribunes, des escaliers, des couloirs, des vomitoires, l’auteur procède au dénombrement des députés. Quelle réunion! « Rien de plus difforme, dit-il, et de plus sublime. Un tas de héros, un troupeau de lâches; des fauves sur une montagne, des reptiles dans un marais. Là fourmillaient, se coudoyaient, se provoquaient, se menaçaient, luttaient et vivaient tous ces combattans, qui sont aujourd’hui des fantômes. » Président de cette assemblée de fantômes, le poète les évoque l’un après l’autre. On dirait un appel nominal. Seulement c’est la même bouche qui fait la demande et la réponse. Au lieu du mot « présent, » chaque nom prononcé amène une désignation, un signalement, un souvenir, un fait terrible ou grotesque, et tout cela tantôt jeté au hasard, tantôt distribué symétriquement, avec parallèles et antithèses : « la Gironde, légion de penseurs ; la montagne, groupe d’athlètes... Sillery, le boiteux de la droite, comme Couthon était le cul-de-jatte de la gauche. » Quelquefois les signalemens rapides sont compliqués d’anecdotes singulières : « Lause-Duperret, qui, traité de scélérat par un journaliste, l’invita à dîner... » Quelquefois il se borne à marquer la profession ; on croirait lire une page détachée d’un registre de l’état civil, si le dernier mot de la page ne visait à l’effet : « Topsent, marin; Goupilleau, avocat; Laurent Lecointre, marchand; Duhem, médecin; Sergent, statuaire; David, peintre; Joseph-Égalité, prince. » Cette étude de la convention, architecture et nomenclature, ne contient pas moins de soixante pages. Avouez qu’il y a plus de profit à lire les récits de M. Mignet, de M. Thiers, de M. de Barante, ou les séances de la terrible assemblée dans le Moniteur universel. Soixante pages qui ne disent rien! pour l’histoire, c’est vraiment trop peu; pour le roman, c’est beaucoup trop.

Nous avons déjà lu près de deux volumes sur trois, et c’est à peine si nous avons une idée générale du sujet. Enfin le récit commence, le drame se noue, tâchons de savoir ce que le poète a voulu. Deux idées principales, assez neuves l’une et l’autre, forment la substance de l’œuvre; la première est une idée politique et sociale, la seconde une idée d’humanité. La première idée ou plutôt la première prétention de M. Victor Hugo est de faire apparaître derrière les révolutionnaires les plus exaltés, derrière les montagnards, derrière les jacobins, un parti supérieur à tous les autres par une foi plus profonde à la révolution, parti mystérieux, insaisissable, que nul ne voit et qui mène tout. Il l’appelle le parti du club de l’évêché. La commune terrifiait la convention; l’évêché, selon M. Victor Hugo, terrifiait la commune. M. Victor Hugo a trouvé le germe de cette invention dans un fait assez obscur de l’histoire révolutionnaire; il y eut en effet, du mois de mai au mois de septembre 1793, une réunion d’hommes qui prétendaient surveiller les jacobins, la commune, la convention, et qui se nommaient eux-mêmes les enragés. Leur chef, Jacques Roux, est devenu le Cimourdain de M. Victor Hugo; seulement M. Hugo s’éloigne tout à fait de l’histoire quand il montre Robespierre et Marat lui-même éprouvant une sorte de crainte à la vue de Cimourdain, « ce puissant homme obscur, » et lui parlant avec une sorte de soumission respectueuse. Lorsque Jacques Roux vint à la barre de la convention, le 25 juin 1793, soutenir une pétition impérieuse qui réclamait des lois de spoliation et de pillage, Robespierre lui répondit en termes véhémens. Trois jours après, au club des jacobins, Robespierre, flétrissant la pétition de Jacques Roux, s’exprimait de la sorte : « Cet homme s’est présenté le lendemain aux cordeliers. Il a fait arrêter que cette adresse serait représentée à la convention, bien plus, qu’elle serait répétée à l’évêché, autre lieu célèbre par les grands principes qui y furent toujours professés et soutenus... » C’est de là que M. Victor Hugo a fait sortir le mystérieux Cimourdain et le mystérieux évêché. Quant à l’inspiration de ce symbole, il ne l’a trouvée qu’en lui-même. Nous avons ici le secret de ses rêves. Prendre dans la révolution une telle place qu’il n’y ait rien au-dessus, dominer les plus violens, dépasser les plus exigeans, obliger Robespierre à la déférence et Marat à la soumission, être puissant et caché, auguste et inconnu, avoir en un mot l’autorité du mystère, voilà l’idéal qu’il a tracé dans cet étrange épisode. Ferait-on une conjecture bien téméraire, si l’on soupçonnait que cet idéal contient précisément quelque chose de ses ambitions personnelles? Nous espérons, dans l’intérêt de la France avant tout, et dans l’intérêt même de M. Victor Hugo, que les événemens n’offriront jamais des tentations de ce genre à l’imagination du poète; elle y succomberait trop misérablement.

Il est vrai que ces aspirations à une puissance révolutionnaire supérieure et suprême sont complétées dans le roman de Quatre-vingt-lreize par une idée d’un autre ordre. Cimourdain représente la justice inflexible; Gauvain, son élève, représente l’humanité. Cette peinture de l’humanité de Gauvain est, à vrai dire, le récit tout entier. L’occasion du drame, nous l’avons indiqué plus haut, est fournie par le marquis de Lantenac, le vieux chef vendéen, haute et sombre figure où éclatent en traits atroces la fierté, la dureté, l’inflexibilité, un fanatisme politique aussi froid que le marbre et aussi tranchant que l’acier. Le jour où un sentiment humain triomphe de cet homme de fer, Gauvain prend la résolution de le sauver, sachant bien qu’il ne peut le sauver sans se perdre. Lantenac l’inflexible est allé au-devant de la mort pour arracher trois petits enfans aux flammes qui dévorent la tour ; Gauvain le révolutionnaire va au-devant de la guillotine pour favoriser l’évasion du chef royaliste. Il a hésité, on le pense bien, et cette hésitation fait la valeur de son acte; il n’y a pas là de coup de tête, d’héroïsme subit et irréfléchi. C’est un sacrifice mûrement délibéré. Ne croyez pas, quand il hésite, que ce soit l’idée de la mort qui l’arrête; il ne songe guère à cette guillotine dressée au pied de la tour où a été pris le chef vendéen, il songe à son devoir et aux conséquences de ce qu’il va faire. Où est son devoir? Est-ce le devoir envers la révolution ou le devoir envers l’humanité? On se rappelle, dans les Misérables, l’émouvant chapitre intitulé une Tempête sous un crâne. M. Victor Hugo s’est fait ici un emprunt à lui-même, ou plutôt, prenant pour type l’histoire de Jean Valjean, il a surpassé le modèle. La situation de Gauvain est bien autrement compliquée que celle du vieux forçat; les délibérations de sa conscience devaient être bien autrement poignantes. Dans cette casuistique où des obligations contradictoires se heurtent tragiquement et où il s’agit de découvrir laquelle doit être subordonnée à l’autre, les devoirs entre lesquels hésite le jeune chef républicain touchent à de bien plus grands intérêts que les devoirs dont se tourmente la conscience de Valjean. De ces deux tourmenteurs d’eux-mêmes, l’un n’engage que des intérêts privés, s’il se trompe; l’autre, s’il choisit mal, compromet des intérêts publics. Et quels intérêts? L’humanité d’une part, de l’autre la révolution. Laissera-t-il le chef vendéen prendre l’avantage sur la révolution par la supériorité du sentiment humain? Ou bien, égalant l’humanité du marquis de Lantenac et par là sauvant l’honneur de son parti, s’exposera-t-il à trahir la France? La peinture de ces perplexités fait honneur à M. Victor Hugo. On n’admire pas seulement dans ces pages la puissance de l’écrivain; on est touché, on est ému, on sent ce que l’auteur gagnerait à quitter les marais ténébreux de la démagogie pour reprendre possession des domaines de l’âme. La fin de la scène est digne de ce grand débat. Gauvain est entré la nuit dans le cachot du prisonnier; le marquis, sans attendre que son neveu ait ouvert la bouche, se donne la jouissance de lui faire sentir la pointe acérée de son ironie. Outrage et persiflage, c’est bien la vengeance d’un grand seigneur. Quelle haine sous cette politesse! Ou plutôt haine et colère sont passées, il n’y a plus que du mépris. Gauvain écoute tout, souffre tout, calme, serein, transporté dans les hautes régions de l’esprit par la résolution qu’il vient de prendre, et quand le marquis a terminé son invective, il lui donne la liberté. Avant que Lantenac stupéfait ait eu le temps de se reconnaître, Gauvain lui a jeté sur .les épaules son manteau de commandant, lui a rabattu le capuchon sur la tête, et l’a poussé dehors. Les sentinelles croiront que c’est le commandant qui sort, l’obscurité fera le reste. Gauvain est dans le cachot à la place de Lantenac, Gauvain est prisonnier de Cimourdain et promis dès le lendemain à la guillotine; il apprendra par sa mort à Cimourdain son maître que « l’absolu de l’humanité est supérieur à l’absolu de la révolution. »

On ne peut méconnaître ici, dans l’intention au moins, des beautés du premier ordre. D’où vient donc que le récit, sauf en un petit nombre de pages, nous laisse toujours froids? C’est que le naturel y fait absolument défaut. Quand l’auteur a un sentiment juste, les images violentes ne tardent guère à l’étouffer. N’espérez pas trouver chez lui cette aisance, cette liberté de l’art qui est le signe des grands conteurs; tout est contraint, haletant, amené de force et de haute lutte. On prierait volontiers l’auteur de se détendre, de ne pas faire saillir ses muscles, de ne pas viser aux exploits herculéens; on lui demanderait presque, si on osait, de parler de temps en temps comme tout le monde. J’ai noté un détail qui rend bien mon impression. L’auteur dit quelque part : « Au bruit du cheval qui s’arrêtait, la porte de l’auberge s’ouvrit, et l’aubergiste parut une lanterne à la main. » Ce cheval qui s’arrête, cette porte qui s’ouvre, cet aubergiste qui paraît, assurément ce n’est rien ; on est heureux pourtant de retrouver quelque chose de simple, on respire, on reprend haleine, on se rappelle le début d’un chapitre de Walter Scott ou une toile de Wouvermans. Le plaisir que cause ce détail, détail très insignifiant sans doute et auquel le poète n’attache aucun sens, est la condamnation la plus expressive de ses énormités. Le style, comme la pensée, tout affecte des formes et prend des poses athlétiques; l’héroïsme des cœurs fiers est énorme, la bêtise des pauvres gens est énorme. Passe pour la férocité des révolutionnaires à laquelle conviennent en effet les traits démesurés; mais, si tout est excessif, tout est confondu. Il n’y a plus de proportion, plus de mesure, plus de vérité. On ne reconnaît ni la nature ni l’homme, c’est une sorte de chaos.

Veut-on toucher du doigt ce que nous venons de signaler, voici un exemple emprunté à l’une des parties les plus estimables du tableau. Certainement M. Victor Hugo a été bien inspiré lorsqu’il a montré dans l’épisode de la Flécharde l’humble peuple devenu le jouet sanglant des révolutions. Pauvre Michelle FIéchard! on lui a tué son mari, on va lui tuer ses enfans. Pour qui? pour quoi? elle n’en sait rien. Fidèle image de tant d’existences inoffensives écrasées sous les ruines après que des mains criminelles ont ébranlé la chose publique! Poussé par un sentiment d’humanité qui l’honore, bien qu’il n’ait pas mesuré peut-être toute la portée de son récit, M. Victor Hugo a tracé une peinture d’où résulte une accusation terrible contre les révolutionnaires. Vainement a-t-il représenté les bleus adoptant les trois enfans de la Flécharde, vainement a-t-il décidé que les pauvres innocens seraient détruits par la scélératesse d’un Vendéen, l’impression qui reste, l’image définitive au milieu des péripéties de cette horrible histoire, c’est bien celle-ci : le peuple, le vrai peuple, le peuple laborieux et honnête, écrasé au profit d’un petit nombre d’ambitieux. On dirait en vérité qu’il n’est pas dans ce monde pour autre chose; c’est sa fonction et sa destinée. Humanum paucis vivit genus, comme disait le poète du temps des césars. Ces pauci dont parle le poète latin, c’étaient autrefois les tyrans d’en haut, un Tibère, un Caligula, un Néron; aujourd’hui ce sont les tyrans d’en bas, ceux qui exploitent les idées généreuses, ceux qui professent cyniquement cette exploitation des dupes et qui disent ce mot entendu de nos jours : la révolution, c’est ma carrière.

Voilà donc une figure intéressante et singulièrement expressive par le rôle que le poète lui a donné, Michelle Fléchard ou la Flécharde. Eh bien ! écoutez ses lamentations à l’heure où ses trois petits enfans sont menacés de périr dans l’incendie de la tour Gauvain, et dites s’il était possible de rendre plus ridicule une situation qui aurait pu être si touchante. Une autre, se tordant les mains, ne ferait que pousser des cris; celle-ci vocifère un discours, et quel discours ! tout y est arrangé en vue de l’effet à produire ; la simplicité est de la simplicité à effet, les bêtises sont des bêtises à effet. Quand la Flécharde a dit, non sans raison, que tout ce qui se passe dans ce temps est abominable, elle ajoute en manière de preuve : « J’ai marché des jours et des nuits, même que j’ai parlé ce matin à une femme. » Plus loin, la Flécharde fait des antithèses, antithèses de pensées et antithèses de mots, elle construit ce que Pascal appelle de fausses fenêtres : « la main du ciel me les rend, la main de l’enfer me les reprend. » Elle termine enfin par une apostrophe de mélodrame qui, n’étant pas du tout sublime, est le nec plus ultra du grotesque : « au secours ! au secours ! oh ! s’ils devaient mourir ainsi, je tuerais Dieu ! » Tout cela, ces prétentions, ces antithèses, ce fracas mélodramatique, cette femme qui crie et qui s’écoute crier, M. Victor Hugo l’a rendu plus ridicule encore en prenant soin de nous prévenir qu’il s’agit non-seulement d’une paysanne, d’une Bretonne, d’un être sans patrie, d’une femme née dans la métairie de Siscoignard, paroisse d’Azé (ce qui fait beaucoup rire le sergent de la compagnie du Bonnet-Rouge, ci-devant Croix-Rouge, né rue du Cherche-Midi), mais d’une créature qui ne vit que par l’instinct, par cet instinct maternel « divinement animal. » M. Victor Hugo a écrit cet aphorisme afin de préparer le discours que nous venons d’examiner : « ce qui fait qu’une mère est sublime, c’est que c’est une espèce de bête. »

Le manque de naturel n’est pas le seul défaut qui dépare les plus heureux épisodes de Quatre-vingt-treize de M. Hugo. Une autre cause de la froideur qu’on éprouve, c’est l’idée, vaguement entrevue d’abord et de page en page plus visible, de la candidature du poète aux suprêmes fonctions révolutionnaires. Je notais tout à l’heure qu’il avait bien pu songer à lui-même lorsqu’il traçait l’idéal portrait de Cimourdain et faisait apparaître en des lointains mystérieux l’idéale réunion de l’évêché ; maintenant, après avoir lu jusqu’au bout l’histoire de Gauvain, ce n’est plus une conjecture que je hasarde, je sens que le roman est un manifeste, — manifeste énorme, pour parler comme le poète, — et que dans ce manifeste la figure de Gauvain, du pensif Gauvain, supérieur à Cimourdain par l’humanité, est la personnification dernière de M. Victor Hugo.

Les écrivains qui exaltent la révolution française s’attachent presque toujours à un homme, pour marquer leur point de vue et montrer jusqu’où ils vont. Il y a ceux qui s’arrêtent à Mirabeau ou à Vergniaud, ceux qui marchent avec Danton, ceux qui poussent jusqu’à Robespierre, ceux qui préfèrent Anacharsis Cloots, ceux qui ne reculent pas devant Marat, ou Hébert, ou Jacques Roux, du club des enragés. M. Victor Hugo s’attache successivement à Cimourdain et à Gauvain, d’abord à Cimourdain, qui représente « l’absolu de la révolution, » puis à Gauvain, qui représente « l’absolu de l’humanité. » Entre ces deux absolus, il a hésité, non pas tout à fait comme son héros, mais enfin il a hésité. Le combat que se livrent dans l’âme de Gauvain les argumens des deux causes exprime sous une forme idéale l’indécision ou plutôt le calcul du poète révolutionnaire, cherchant sa situation définitive au milieu des partis. Sera-t-il, comme Cimourdain, pour la révolution inflexible ? sera-t-il pour l’humanité comme Gauvain ? On devine bien qu’il y a ici quelque chose de lui-même, lorsqu’on l’entend s’écrier : « Quel champ de bataille que l’homme ! Nous sommes livrés à ces dieux, à ces monstres, à ces géans, nos pensées. Souvent ces belligérans terribles foulent aux pieds notre âme. » Seulement, au lieu d’employer les mots de champ de bataille et de combat, on incline à employer ceux de politique et de calcul. Ce soupçon d’un calcul personnel du poète, cette idée d’une candidature en vue de l’avenir, distrait péniblement la pensée du lecteur. C’est le cas de dire comme dans la comédie de M. Émile Augier : cela jette un froid. Assurément Gauvain s’élève bien au-dessus de Cimourdain, et pourtant qu’a-t-il fait ? quel bien a-t-il produit ? en quoi a-t-il réformé le régime révolutionnaire ? il s’est sacrifié, voilà tout : sacrifice héroïque et inutile. S’il y a jamais un Gauvain à la tête d’une révolution sociale, il n’y restera pas vingt-quatre heures ; Cimourdain son maître le fera guillotiner, et lui-même, saisi d’horreur, cherchera un refuge dans le suicide. Voilà le progrès qui nous est promis ! voilà comment l’auteur de Quatre-vingt-treize aura prouvé « qu’au-dessus des royautés, au-dessus des révolutions, au-dessus des questions terrestres, il y a l’immense attendrissement de l’âme humaine, la protection due aux faibles par les forts, le salut dû à ceux qui sont perdus par ceux qui sont sauvés, la paternité due à tous les enfans par tous les vieillards ! »

L’ouvrage que nous venons d’examiner, avec ses trois parties et ses quatorze livres, n’est lui-même qu’un fragment d’une vaste composition épique où l’auteur peindra la guerre étrangère après la guerre civile, et terminera ses récits par la glorification de Paris et de la France. C’est l’ensemble de ces récits qui porte le nom de Quatre-vingt-treize. On a vu comment M. Victor Hugo, par plusieurs passages de son livre, a éveillé l’idée d’un certain progrès moral, on a vu aussi de quelle façon il a réalisé sa promesse. Avec un poète d’une allure si altière et d’une volonté si opiniâtre, la critique n’a point de conseils à donner, elle ne peut que faire des vœux; qu’il nous soit donc permis de souhaitera M. Victor Hugo de nouveaux progrès, de nouveaux efforts, des efforts mieux conduits et plus efficaces. Puisse-t-il comprendre plus complètement ce que signifie ce mot terrible de responsabilité en des temps comme les nôtres! Puisse-t-il se dégager, en appréciant la révolution, des puérilités et des énormités de la légende ! Puisse-t-il respecter toujours et partout cette lueur solitaire de la conscience morale, cette pauvre petite lueur, si incertaine, si tremblante, dont Michelet nous a parlé jadis! Je ne reviens pas sur les observations purement littéraires; il y aurait cependant pour un tel artiste, pour un maître de la forme, pour un homme qui autrefois étonnait ses lecteurs par les métamorphoses de son inspiration, par les renouvellemens de son vers ou de sa prose, il y aurait, dis-je, un moyen infaillible de frapper les esprits de surprise, de leur donner encore la jouissance de l’imprévu, de déployer à leurs yeux un trésor inespéré de ressources; ce moyen, quel est-il? M. Victor Hugo, qui se préoccupe si justement de l’humanité dans son Quatre-vingt-treize, me pardonnera de le lui dire en toute simplicité : ce serait de traiter humainement les choses humaines.


SAINT-RENE TAILLANDIER.