Le Roman misantropique

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Le Roman misantropique
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 84 (p. 987-1004).
LE
ROMAN MISANTHROPIQUE
L’Education sentimentale, histoire d’un jeune homme, par M. Gustave Flaubert. 2 vol. in-8o ; Michal Lévy.


Dans les arts comme dans la vie, c’est un grand point que d’avoir foi en soi-même, de s’attacher à une idée et de la poursuivre sans relâche. Il y a des faiblesses orgueilleuses qui se déguisent sous des prétentions de toute sorte : vous connaissez les écrivains qui ne dépendent que de la fantaisie, n’obéissent qu’à l’inspiration et laissent le labeur opiniâtre aux esprits moins heureusement doués. Il y a aussi des natures agiles, des imaginations toujours prêtes, mais incapables de prolonger leur effort ; celles-là se dépensent en petites choses, essayant de racheter la vigueur des conceptions durables par une espèce de scintillation perpétuelle, L’inventeur vraiment épris de son art est celui qui conçoit avec force, médite avec lenteur, tourne et retourne son sujet dans sa pensée, commence, efface, recommence, comparant sans cesse la copie au modèle, la fiction à la réalité, puis, assuré enfin de son programme, l’exécute avec feu. Les vieux maîtres ont exprimé ces choses une fois pour toutes ; quelles que soient les transformations du goût, il faut les répéter d’âge en âge aux écoles survenantes, car ce sont des vérités éternelles, et aucune littérature, si brillante qu’elle soit, ne les dédaigne impunément. Si on ne remet pas le métal sur l’enclume, c’est en vain qu’on aura employé une matière de haut prix ; sans la solide armure du style, sans la concentration puissante de la forme, les pensées les plus heureuses se dissiperont comme une fumée.

Est-ce à dire que le travail acharné soit toujours un gage de succès ? N’est-il pas des esprits qui eussent mieux fait en se donnant moins de peine ? A force de recherches, ne se peut-il pas que le parti-pris étouffe l’observation, que le système défigure la réalité ? Sous tant d’opérations, de retouches, de refontes, l’œuvre cuite et recuite ne prendra-t-elle pas une physionomie baroque ? C’est ce qui arrivera surtout, si l’écrivain, après s’être fabriqué je ne sais quelle théorie misanthropique, entreprend de peindre le monde à la lueur blafarde de ses idées. En de telles conditions, que l’acharnement du copiste, la poursuite superstitieuse de l’exactitude, offrent de dangers, et qu’il vaut bien mieux, comme disait Molière, « se laisser aller de bonne foi aux choses qui nous prennent par les entrailles ! » Plus le point de départ est faux, et plus l’erreur est aggravée par l’obstination de l’effort. Supposez un artiste qui prétend reproduire la réalité la plus stricte, et qui commence par jeter sur cette réalité le voile bizarre de son système. En vain veut-il tout montrer, comme le rayon de soleil qui traverse la chambre obscure du photographe ; en vain tâche-t-il d’être acéré, mordant, comme la scie qui coupe la pierre, comme l’eau-forte qui laboure le cuivre : dans sa préoccupation de l’effet, il songe avant tout au procédé, à l’appareil, à l’instrument, aux acides. Adieu la riche variété de la nature ! Le voilà confiné dans un laboratoire malsain. Ce rude ouvrier du réalisme ne tardera guère à perdre le sens du monde réel. Il a devant les yeux un petit nombre de modèles, et ces modèles, fatigués, défigurés, aussi ennuyés qu’ennuyeux, vont représenter pour lui toute une image de la destinée humaine. En sera-t-il vraiment plus avancé parce qu’à une tâche si mal conçue il aura consciencieusement appliqué la précision de son langage et la vigueur de son talent ?

Ces réflexions, nous en sommes sûr, paraîtront toutes naturelles à ceux qui auront lu le nouveau roman de M. Gustave Flaubert. L’auteur de Madame Bovary et de Salammbô n’est certainement pas un écrivain médiocre. Comme artiste, sinon comme penseur, il a des visées hardies. Personne ne met plus de soin à éviter les routes battues. Il produit peu, mais chacune de ses œuvres atteste une méditation intense et une exécution minutieuse. Les incorrections, les négligences même, du moins ce qui semble tel à première vue, tout enfin, quand on y regarde de près, porte la marque d’une volonté persévérante. La peinture des ignominies de l’adultère dans Madame Bovary lui a fourni l’occasion d’une étude qui rappelle exactement les opérations anatomiques. C’est une dissection savante accomplie avec une impassibilité glaciale. Si ce livre a fait scandale, ce n’est pas le sujet qui en est cause ; quel moraliste farouche pourrait souhaiter un tableau plus hideux, un châtiment plus terrible de ce qui est si souvent embelli ou dissimulé par des plumes complaisantes ? Ce ne sont pas même certaines scènes où l’auteur, décidé à tout dire, ne reculait point devant les détails cyniques ; M. Flaubert n’avait-il pas des prédécesseurs et des maîtres en ce genre de descriptions ? Ce qui a fait scandale, c’est l’indifférence de sa pensée. On souffrait de voir une personne humaine, même la plus misérable et la plus vile, travaillée si curieusement par ce scalpel. On s’indignait de ne découvrir chez l’auteur aucun mouvement de l’âme, colère ou pitié, indignation ou sympathie, et cette froideur semblait un parti-pris de blesser en nous l’humanité. Dans un cadre tout différent, avec son luxe de science archéologique très souvent appliquée à faux, avec ses reconstructions fantastiques de l’ancienne Carthage, avec ses images de sang et de luxure, le réalisme épique de Salammbô présentait le même caractère de fantaisie inhumaine. Quel était donc cet écrivain qui, combinant son œuvre avec tant de soin, y demeurait si complètement étranger ? Que signifiait cette peinture impassible ? Était-ce un jeu, un défi, une prétention, ou bien fallait-il y voir le résultat d’un système, l’expression d’une philosophie cachée dont les principes se dévoileraient quelque jour ?

La publication d’un nouveau roman de M. Gustave Flaubert est donc bien faite pour piquer la curiosité. Tandis que les lecteurs vulgaires, alléchés par les licences où s’est trop souvent complu le talent descriptif de l’auteur, n’y chercheront que le scandale, d’autres voudront savoir si M. Flaubert a révélé dans ce nouveau livre ce que j’appelle sa philosophie, c’est-à-dire l’idée qu’il se fait du monde et de la destinée humaine. Quant à nous, voilà le seul intérêt qui nous ait soutenu dans cette longue et ennuyeuse lecture. Que l’ingénieux écrivain veuille bien excuser notre franchise ; au milieu de ces aventures communes, de ces détails insignifians, de ces descriptions sans fin, quelle que fût la valeur de certaines pages, nous aurions eu grand’peine à persévérer jusqu’au bout, si nous n’avions eu l’espoir de découvrir le fond de sa pensée. Le titre indique déjà une visée morale. On ne parle pas d’éducation sans avoir un principe et un but. Le romancier qui s’occupe de l’éducation du cœur ne peut s’enfermer dans une indifférence énigmatique, car cette indifférence même en pareille matière serait l’indice d’un système, — l’application d’une doctrine. Ainsi, quelque parti qu’il prenne dans la question qu’il soulève, il faudra bien qu’il arrive à une conclusion ; nous saurons enfin s’il y a pour lui des devoirs à remplir, des écueils à éviter, un idéal à poursuivre, nous saurons ce qu’il pense du mystère de la vie. C’est avec cette curiosité que nous venons de lire le roman de M. Gustave Flaubert, et nous croyons ne pas nous tromper en affirmant que l’inspiration de son œuvre est une sorte de misanthropie gouailleuse. A ses yeux, la vie est mauvaise et ridicule ; ce monde est le règne de l’ineptie, de la vulgarité, de l’ennui, du dégoût. Quiconque est sincère avec soi-même, quiconque examine la destinée humaine sans illusion et en parle sans hypocrisie, est forcé de convenir que la meilleure chose ici-bas est ce qu’il y a de plus physique, de plus animal en nous. Si c’est bien là, comme je le pense, la conclusion de ce roman, je n’avais pas tort de dire que le fond de sa pensée est la misanthropie, une misanthropie qui s’exprime, chose singulière, avec un mélange de gravité moqueuse et de licence rabelaisienne. Il faut même prendre ce mot de misanthropie dans son sens le plus étendu ; infliger à l’homme de tels outrages, c’est outrager le monde et celui qui l’a fait, à supposer que le monde soit l’ouvrage de quelqu’un. Un pessimisme qui enveloppe la création et le créateur, une misanthropie qui renferme, implicitement au moins, une sorte d’athéisme, telle est la philosophie de ce livre.

Ai-je bien deviné les énigmes de l’auteur ? Il me semble qu’à l’intention philosophique dont je viens de parler se joint le désir de tracer une page d’histoire. Le héros du récit, le sujet de cette étude philosophique et morale a l’air de représenter pour l’écrivain toute une génération, la génération qui est sortie du collège il y a environ vingt-cinq ans. Le récit commence un peu avant la révolution, de 1848, les scènes qui le terminent ont eu lieu dans l’hiver de 1868. Ce serait donc la physionomie des vingt-cinq dernières années que M. Flaubert aurait prétendu reproduire. Qui sait même si les faiblesses et les lâchetés de son héros ne sont pas dans sa pensée le symbole des épreuves par lesquelles a passé depuis vingt-cinq ans la société française ? La description si détaillée de l’année 1848, la peinture de la révolution de février, le récit des journées de juin, le tableau des clubs, les scènes de la rue, ces images de la violence et de la bêtise populaire, ces portraits d’émeutiers, de fanatiques, de tribuns à phrases creuses, de loustics en belle humeur, de réformateurs imbéciles, de démagogues devenus agens de police, tout cela mêlé, on ne sait pourquoi, aux plus vulgaires aventures de libertinage suggère l’idée d’une œuvre où les événemens publics seraient expliqués par les mœurs individuelles. L’éducation du personnage principal serait l’éducation de la société parisienne pendant toute une période de notre histoire. La mollesse, l’énervement, la niaiserie d’un étudiant amoureux seraient le commentaire de nos destinées. Si étrange que soit cette conjecture, il est difficile de ne pas s’y attacher quand on voit l’auteur imiter manifestement le style de M. Michelet dans les derniers volumes de son Histoire de France. C’est la même façon heurtée, saccadée, le même art de briser son récit, de passer brusquement d’une scène à une autre, d’accumuler les détails tout en supprimant les transitions. Jamais le roman n’a parlé ce langage ; on dirait une chronique, un journal sec et bref, un recueil de notes, de traits, de mots, avec cette différence, que chez l’historien les traits sont incisifs, les mots portent, les notes résument bien ou mal des événemens graves, tandis que chez le romancier ces formes savamment et laborieusement concises s’appliquent aux aventures les plus niaises.

Nous avons indiqué les énigmes de ce livre ; la première est dans le titre même. Pourquoi l’Éducation sentimentale ? Un avis qui accompagnait l’annonce du roman a répondu à cette question : c’est l’histoire d’un jeune homme qui, au sortir du collège, fait son éducation sentimentale dans le monde et le demi-monde parisien. Le commentaire n’est guère plus intelligible que le texte. Cela veut-il dire qu’il y aura pour ce jeune homme une éducation, par conséquent un redressement de ses erreurs ? Cela veut-il dire que, cette éducation s’appliquant à son cœur, il rectifiera ses fausses idées de l’amour, qu’il comprendra la force de ce mot, qu’il ne confondra plus les caprices grossiers avec le sentiment le plus pur, qu’il portera ses aspirations plus haut comme l’Amaury de Sainte-Beuve, ou qu’il s’écriera comme Alfred de Musset :

Cloîtres silencieux, voûtes des monastères,
C’est vous, sombres caveaux, vous qui savez aimer !
Ce sont vos froides nefs, vos pavés et vos pierres
Que jamais lèvre en feu n’a baisés sans pâmer !

Non, certes, il ne s’agit point de tels sentimens. Nous sommes si loin avec M. Flaubert des élans passionnés d’Alfred de Musset, si loin des analyses subtiles de Sainte-Beuve, que cette citation de Rolla et ce souvenir de Volupté feront peut-être sourire le lecteur. Ce n’est pourtant pas le désir de jouer avec les contrastes qui les a rappelés à notre esprit. Il y a ici une association d’idées toute naturelle. Si ce titre de l’Education sentimentale signifie quelque chose, il est une satire indirecte de la génération rêveuse qui, de 1825 à 1845, occupa la scène littéraire, et qui, dans la poésie, dans le drame, dans le roman, exprima si tumultueusement toutes les ardeurs de la passion. Le personnage de M. Flaubert est entré dans la vie au moment où cette période achevait son cours, il en a recueilli les traditions sans le savoir, il en a respiré l’air fiévreux, et son histoire n’est que le tableau des faiblesses, des gaucheries, des vilenies où cette sensibilité énervante l’a entraîné. Que cette donnée soit juste ou non au point de vue historique, elle pouvait offrir le sujet d’une curieuse étude ; seulement l’auteur en a fait sortir précisément le contraire de ce qu’elle renferme. Au lieu de travailler à l’éducation sentimentale du héros, il montre que cette éducation est une chimère. Au lieu d’élever ce cœur, au lieu de l’épurer et de l’affermir, il le dégrade ; c’est une éducation à rebours. Ce titre à la Berquin serait donc en définitive une ironie très compliquée dont le sens ne se dévoilerait qu’à la dernière page, et qui aurait pour but de rendre plus scandaleux encore le scandale de la conclusion.

Frédéric Moreau, élevé à Nogent-sur-Seine, dans le département de l’Aube, vient d’être reçu bachelier. A la fin des vacances, il ira faire son droit à Paris. En attendant, sa mère, veuve depuis bien des années, et qui a veillé seule sur son enfance, l’envoie faire une visite de quelques jours à un oncle, qui habite le Havre. Frédéric traverse Paris en revenant du Havre, et prend le bateau à vapeur qui doit le déposer à Montereau ; de là, il sera conduit à Nogent dans une voiture que lui enverra sa mère. Il faut que le lecteur s’accoutume à ces sortes de procès-verbaux ; c’est le ton du livre, et dès la première ligne ces importans détails, accompagnés de beaucoup d’autres, sont minutieusement relatés. Procès-verbaux ou descriptions, l’auteur ne sort pas de là ; quand le procès-verbal est fini, la description commence, et, la description terminée, voici de nouveau le tour du procès-verbal. Mais nous jugerons tout à l’heure le procédé ; tâchons d’abord de connaître le sujet, cherchons s’il y a un sentiment, une idée, un intérêt, un lien quelconque à travers cette succession de menus événemens. Sur le bateau qui emmène les voyageurs de Paris à Montereau, le jeune bachelier rencontre un personnage très bavard, très vantard, familièrement et cyniquement vulgaire. Ce gaillard, d’une quarantaine d’années, a des cheveux crépus, une taille robuste, une jaquette de velours noir, deux émeraudes à sa chemise, un large pantalon blanc, et des bottes rouges en cuir de Russie rehaussées de dessins bleus ; il se dit républicain, connaît tous les artistes célèbres qu’il appelle par leurs prénoms, et commence à sa manière l’éducation sentimentale de son compagnon de voyage. « La conversation roula d’abord sur les différentes espèces de tabacs, puis tout naturellement sur les femmes. Le monsieur en bottes rouges donna des conseils au jeune homme ; il exposait des théories, narrait des anecdotes, se citait lui-même en exemple, débitant tout cela d’un ton paterne, avec une ingénuité de corruption divertissante. » Vous le voyez d’ici, c’est un tripoteur d’affaires, moitié artiste, moitié brocanteur, charlatan naïf, épicurien grossier, bonhomme du reste, ouvert, hospitalier, qu’aucune pudeur n’embarrasse, qu’aucune délicatesse ne gêne, et qui, après s’être enrichi aux dépens de ses protégés les artistes, finira par devenir marchand de faïences, puis, de déconfiture en déconfiture, miné, chargé de dettes, sera chassé de Paris par la misère et la honte. Au début du récit, quand Frédéric lui demande son nom, il répond tout d’une haleine, comme s’il lisait sa propre carte : « Jacques Arnoux, propriétaire de l’Art industriel, boulevard Montmartre. » Or, tandis que le propriétaire de l’Art industriel débite sa morale au bachelier, Mme Arnoux est dans le salon du bateau, brodant, lisant, occupée de sa petite fille. Quel contraste ! Frédéric l’aperçoit et demeure ébloui. C’est la grâce elle-même, la grâce naïve et chaste sous sa forme la plus pure. Frédéric ne s’appartient plus ; la vision charmante s’est emparée de son âme et de ses sens. En voilà pour la vie entière. Qu’il y a loin pourtant de cette ivresse aux extases vraies du premier amour ! Quel mélange de raffinement et de grossièreté dans les impressions que reçoit le héros de M. Flaubert ! Que tout cela est faux, forcé, inintelligible, ou, ce qui est bien pis, tristement équivoque ! Je cite, car il faut savoir à quel personnage nous avons affaire, et ces émotions d’une âme qui s’ouvre sont le plus sûr des signalemens. « Il considérait son panier à ouvrage avec ébahissement, comme une chose extraordinaire. Quels étaient son nom, sa demeure, sa vie, son passé ? Il souhaitait connaître les meubles de sa chambre, toutes les robes qu’elle avait portées, les gens qu’elle fréquentait, et le désir de la possession physique même disparaissait sous une envie plus profonde, dans une curiosité douloureuse qui n’avait pas de limites. » Est-ce du galimatias ? est-ce quelque chose de plus condamnable ? En tout cas, c’est l’indice d’une âme malsaine. Je parle de l’âme, je parle de l’imagination de Frédéric Moreau, et je ne suis pas surpris que M. Flaubert, retraçant l’éducation sentimentale du malade, nous signale sans cesse comme le premier symptôme de son état l’énervement de toutes les facultés.

L’énervement, voilà le type que représente Frédéric Moreau, et c’est la tradition romantique, c’est la littérature passionnée de la première moitié du siècle qui entretient sa faiblesse. Il y a un passage où M. Flaubert le dit expressément. « Il estimait par-dessus tout la passion ; Werther, René, Frank, Lara, Lélia, et d’autres plus médiocres l’enthousiasmaient presque également. Quelquefois la musique lui semblait seule capable d’exprimer ses troubles intérieurs ; alors il rêvait des symphonies, ou bien la surface des choses l’appréhendait, et il voulait peindre. » On devine bien cependant qu’il ne sera jamais ni peintre, ni musicien, ni poète. Pour créer une œuvre, il ne suffit pas d’admirer à tort et à travers Goethe, Chateaubriand, Byron, Alfred de Musset, George Sand, et d’autres plus médiocres ! Frédéric n’aura jamais une conception forte, il est à peine capable de se conduire. L’amour vrai dans une âme virile est un gage d’énergie et de pureté ; Frédéric est comme hébété par son amour. J’emprunte à l’auteur lui-même le jugement que je porte sur son héros. « Un afflux de tendresse l’énervait, » nous dit M. Flaubert, et plus loin : « La contemplation de cette femme l’énervait comme l’usage d’un parfum trop fort. Cela descendit dans les profondeurs de son tempérament. » Cet énervement se traduit de toutes les manières, tantôt par la lâcheté morale, tantôt par l’irrésolution la plus niaise. Il n’est pas le jouet de sa passion, il est le jouet du hasard. Pendant qu’il fait son droit à Paris, il s’est acheté un pantalon gris-perle, un chapeau de feutre blanc et une badine à pomme d’or pour aller faire visite à Mme Arnoux. Pourvu de tout cela, il hésite, craignant d’avoir eu « une idée de coiffeur. » Qu’ils sont touchans, ces combats d’une belle âme et dignes d’être racontés ! « Enfin, pour savoir s’il irait chez Mme Arnoux, il jeta par trois fois dans l’air des pièces de monnaie. Toutes les fois le présage fut heureux. Donc la fatalité l’ordonnait. Il se fit conduire en fiacre rue de Choiseul. » Toutes ces choses sont dites le plus sérieusement du monde. Nous voudrions nous montrer aussi sérieux que l’auteur, mais le moyen de ne pas rire ? Ces grâces d’état n’appartiennent qu’à l’école des impassibles. On a beau faire, il est des rapprochemens auxquels on ne peut échapper. Connaissez-vous une bouffonnerie représentée, il y a deux ou trois ans, sur un de nos petits théâtres et intitulée les Jocrisses de l’amour ? Le héros de M. Gustave Flaubert est évidemment de cette confrérie : on s’étonne que l’auteur puisse garder ici son imperturbable sang-froid, on s’étonne qu’il étudie cet imbécile avec les procédés de la science, avec la précision de la critique, oubliant qu’un tel personnage est connu depuis longtemps, et depuis longtemps appartient à la caricature.

Tous les événemens qui suivent confirment cette première impression. L’habile écrivain a scrupuleusement observé le précepte d’Horace : le personnage qu’il met en scène demeure fidèle à ses débuts. Tel s’est montré Frédéric Moreau dans les cent premières pages, tel nous le retrouvons jusqu’à la fin de ses longues aventures, qualis ab incœpto processerit. On pourrait appeler ce roman : l’histoire d’un énervé. Par instans, quand il se croit aimé de Mme Arnoux, il a des réveils de volonté courageuse et honnête. La gracieuse femme a besoin d’une résignation singulière avec un mari comme le sien ; ce joyeux butor ne cesse de blesser en elle toutes les délicatesses de l’esprit et du cœur. Il l’aime comme une maîtresse ; parce qu’il lui fait une vie comfortable, il se croit dispensé de ses devoirs. Mme Arnoux devine ses infidélités, comme elle connaît ses grossièretés, ses mensonges, ses vilenies de toute sorte. Le bonhomme, en effet, ne se gêne guère, et s’il trompe les gens, il n’y met pas d’hypocrisie ; sa jovialité désarme les dupes, sa cordialité hospitalière fait tout pardonner. « A ceux qui se plaignaient d’être exploités, il répondait par une tape sur le ventre. Excellent d’ailleurs, il prodiguait les cigares, tutoyait les inconnus, s’enthousiasmait pour une œuvre ou pour un homme, et, s’obstinant alors, ne regardait à rien, multipliait les courses, les correspondances, les réclames. Il se croyait fort honnête, et, dans son besoin d’expansion, racontait naïvement ses indélicatesses. » Mme Arnoux, si discrète, si attentive par respect d’elle-même à cacher ce qu’elle éprouve, ne peut cependant dissimuler toujours ses préoccupations et ses souffrances. Un soir, Frédéric Moreau, qui est devenu un des hôtes de la maison, surprend un indice de ses chagrins ; une sorte de demi-confidence, presque aussitôt retenue qu’échappée, établit un lien entre l’étudiant et la jeune femme. Mme Arnoux ne voit qu’un ami dans Frédéric Moreau, un ami de son mari qui compatit à ses peines, un ami bien préférable à tous ceux qui fréquentent les salons de l’Art industriel, car on rencontre la plus étrange société dans ces salons, des rapins, des bohèmes, des républicains d’estaminet, et Frédéric mérite vraiment d’être distingué parmi ces figures hétéroclites. Lui, de son côté, il considère de plus en plus Mme Arnoux comme un idéal presque divin. Être admiré par elle sur quelque grande scène de la vie publique, atteindre à la gloire pour lui en faire hommage, tel est son rêve. Nous avons signalé des traits bien ridicules de la physionomie de Frédéric Moreau ; citons du moins ses rêves d’action et de virilité, car c’est peut-être le seul endroit où éclate la passion. « Il se voyait dans une cour d’assises, par un soir d’hiver, à la fin des plaidoiries, quand les jurés sont pâles et que la foule haletante fait craquer les cloisons du prétoire, parlant depuis quatre heures déjà, résumant toutes ses preuves, en découvrant de nouvelles, et sentant à chaque phrase, à chaque mot, à chaque geste, le couperet de la guillotine, suspendu derrière lui, se relever ; puis, à la tribune de la chambre, orateur qui porte sur ses lèvres le salut de tout un peuple, noyant ses adversaires sous ses prosopopées, les écrasant d’une riposte, avec des foudres et des intonations musicales dans la voix, ironique, pathétique, emporté, sublime ; elle serait là, quelque part, au milieu des autres, cachant sous son voile ses pleurs d’enthousiasme ; ils se retrouveraient ensuite, — et les découragemens, les calomnies et les injures ne l’atteindraient pas, si elle disait : « Ah ! cela est beau ! » en lui passant sur le front ses mains légères. Ces images fulguraient comme des phares à l’horizon de sa vie. Son esprit excité devint plus leste et plus fort. » Tout cela n’est pas nouveau ; cela est vrai du moins et rendu en bon langage. On est heureux de s’y arrêter une minute ; un peu d’émotion dans cette sèche histoire si brillamment développée, c’est comme un peu d’ombre et d’eau dans le désert.

Nous savons d’avance que cet enthousiasme viril ne se soutiendra point. Frédéric est condamné aux langueurs les plus ridicules et aux plus vulgaires désordres. M. Arnoux l’a conduit chez une fille du demi-monde, une certaine Rosanette, qui donne des bals où deux ou trois agens de police ne seraient pas déplacés. Arnoux est le protecteur de cette créature, en compagnie de plusieurs autres ; Frédéric est simplement son ami, comme il est l’ami de la pure et discrète Mme Arnoux. Il mène désormais une existence en partie double : auprès de Mme Arnoux, les extases langoureuses, auprès de la Rosanette les velléités grossières, et les unes comme les autres ont ce même résultat d’entretenir en lui l’irritabilité, l’énervement, la dégradation insensible, mais continue, en un mot de détruire la conscience et la vie. Chez la Rosanette, il pense à Mme Arnoux ; chez Mme Arnoux, il se souvient de la Rosanette. C’est ainsi qu’au milieu des adorations presque mystiques où le jette la vue de son idole, il lui vient des pensées qui ne devraient pas même effleurer son esprit, et que M. Flaubert, en historien fidèle, traduit avec une exactitude inflexible. Un jour, par exemple, se trouvant seul avec Mme Arnoux dans une chambre faiblement éclairée, voyant son profil pur se découper en pâleur au milieu de l’ombre, il a envie de se jeter à ses genoux. « Un craquement se fit dans le couloir, il n’osa ; il était empêché d’ailleurs par une sorte de crainte religieuse. Cette robe, se confondant avec les ténèbres, lui paraissait démesurée, infinie, insoulevable… » Ces derniers mots vous révoltent, cette crainte religieuse et cette robe insoulevable vous paraissent un mélange du mysticisme et de lubricité véritablement nauséabond ; c’est la traduction exacte des sentimens équivoques au milieu desquels se traîne, languissante et honteuse, l’imagination de l’énervé.

Après tout, s’il y avait ici l’étude d’une âme, les détails les plus fâcheux ne seraient pas sans excuse ; mais dans une chronique comme l’a conçue M. Flaubert, quelles impressions peuvent nous laisser les événemens qu’il accumule, sinon des impressions de dégoût tempérées par l’ennui ? Puisqu’il n’y a ici ni âme ni conscience, puisqu’il s’agit simplement du journal physiologique d’un être sans volonté, avons-nous intérêt à savoir que Frédéric Moreau, tremblant devant la dignité de l’épouse, est éconduit par les jovialités sans façon de la courtisane ? C’est pourtant là ce qui remplit tout un volume. Rosanette se fait conduire aux courses par Frédéric, Rosanette se fait inviter à souper par Frédéric ; bien plus, elle amène ses convives, puis, au milieu de la fête, elle le plante là pour suivre un jeune gentilhomme, le vicomte de Cisy. Chez un observateur de race gauloise, chez un moraliste au franc langage, ces aventures-là peuvent avoir leur prix. Il y a la comédie du vice, comme il y a celle des ridicules et des travers ; ne la demandez pas à M. Gustave Flaubert, il ne se déride jamais, il rédige consciencieusement ses procès-verbaux, il raconte sur le même ton un bal du monde interlope, un souper de libertins, un duel ridicule, et les scènes où le cœur est en jeu. On passe d’un théâtre à l’autre sans s’apercevoir qu’on a changé de place : c’est le même langage, le même procédé, le même art qui consiste à supprimer l’art. Et que de choses inutiles ! combien de redites et de commérages ! Frédéric va de Paris à Nogent-sur-Seine et de Nogent-sur-Seine à Paris. Il a vu là-bas MM. tel et tel ; il retrouve ici les compagnons de son désœuvrement, les parasites de la maison Arnoux, les rapins de l’atelier, les socialistes de la tabagie ; aucun de ces incidens n’est omis par le greffier. Les personnages qui vont et viennent dans cette histoire, disant des riens comme les badauds d’Henri Monnier, sont innombrables. En vérité, on s’y perd. Qu’est-ce que Regimbard, le citoyen ? qu’est-ce que Sénécal, le démocrate ? qu’est-ce que Dussardier, le commis de nouveautés ? qu’est-ce que Hussonnet, l’écrivain de la petite presse ? qu’est-ce que Martinon, le futur magistrat ? qu’est-ce que Pellerin, le peintre réaliste ? Je ne nie point qu’il y ait çà et là des traits observés finement et exprimés d’une main sûre ; mais que font ces gens-là dans le récit ? que nous veulent-ils ? que représentent-ils ? Pourquoi l’auteur, qui a tant de peine à débrouiller son plan, va-t-il s’embarrasser de tant de marionnettes ? C’est qu’il n’a que peu de chose à dire, c’est qu’il faut dissimuler le néant de l’action, c’est que, renonçant à faire une étude psychologique et morale, sa seule ressource est de donner au moins une image telle quelle de la société parisienne sous le règne de Louis-Philippe. Par malheur, ce mouvement confus ne dissimule rien. Bals, soupers, cabarets, réunions intimes, réunions de plaisir, conversations tumultueuses, partages, caquetages, tout cela ne rachète point le manque d’intérêt. Les salles sont pleines, le roman est vide.

C’est seulement vers la seconde moitié du second volume que l’action paraît se ranimer un peu. Mme Arnoux, si longtemps partagée entre la mésestime que lui inspire son mari et la crainte de céder à une faiblesse, Mme Arnoux si pure, si austère dans sa grâce, si jalouse de son propre respect, s’accoutume peu à peu à voir chez Frédéric autre chose qu’un confident. Elle devine sa passion, elle en est troublée en dépit d’elle-même, et un jour elle se laisse arracher à mi-voix une promesse de rendez-vous aux environs de la Madeleine. Frédéric l’attend ; viendra-t-elle ? Non. A ce moment-là même, son enfant a éprouvé les atteintes du croup, et la pauvre mère éperdue, affolée dans cette lutte contre la mort, n’est soutenue que par des médecins indifférens ou stupides. C’est la nature qui lui vient en aide ; une crise éclate, le malade est sauvé. « Tout à coup l’idée de Frédéric lui apparut d’une façon nette et inexorable. C’était un avertissement de la Providence. Mais le Seigneur, dans sa miséricorde, n’avait pas voulu la punir tout à fait ! Quelle expiation plus tard, si elle persévérait dans cet amour ! Sans doute on insulterait son fils à cause d’elle ; Mme Arnoux l’aperçoit jeune homme, blessé dans une rencontre, rapporté sur un brancard, mourant. D’un bond, elle se précipite sur la petite chaise, et de toutes ses forces, lançant son âme dans les hauteurs, elle offre à Dieu comme un holocauste le sacrifice de sa première passion, de sa seule faiblesse. » Voilà un mouvement vrai, un élan bien rendu, et qui semble attester de la part de l’écrivain une certaine sympathie ; M. Flaubert se garde bien de s’y arrêter, il passe, il va, notant les choses les plus opposées avec le même soin, c’est-à-dire avec l’impartialité de l’indifférence. Que devient Frédéric ? Il attend de longues heures, agité, enfiévré, « ayant parfois des faiblesses à s’évanouir et tout à coup des rebondissemens d’espérance. » Le lendemain, il monte chez la Rosanette, qui vient précisément d’être abandonnée par un de ses amans, et le voilà installé chez la courtisane.

M. Flaubert a-t-il eu la pensée de mettre en tout son jour la lâcheté de son personnage ? L’intention serait bonne ; malheureusement, il faut tout deviner, tant est grande la discrétion du conteur. Ces aventures ont lieu le jour même où éclate la révolution de février. Penché sur un balcon du boulevard à côté de cette fille inepte, Frédéric « riait, blaguait, était très gai. » On entend retentir la fusillade du boulevard des Capucines. « Ah ! dit-il tranquillement, on casse quelques bourgeois. » Ce blagueur entre aux Tuileries avec le peuple, flâne au milieu des clubs et des barricades en donnant le bras à la Rosanette, veut se précipiter dans le mouvement révolutionnaire pour l’accélérer, et rêve des grandes figures de la convention. D’où lui vient ce subit enthousiasme ? « Il était séduit par le costume que les députés, disait-on, porteraient. Déjà il se voyait en gilet à revers avec une ceinture tricolore. » C’est le même homme qui, dégrisé par les sottises des clubs, ayant du reste le sentiment de sa propre nullité, renonce bientôt aux aventures politiques, et s’en va, en compagnie de Rosanette, passer à Fontainebleau les dernières semaines du printemps, pendant qu’on s’égorge à Paris. — Pourquoi M. Flaubert a-t-il inséré à cette place une description si savamment détaillée de la forêt de Fontainebleau ? Pourquoi cette toile où le romancier semble lutter avec les maîtres du paysage moderne ? A-t-il voulu simplement, puisque l’occasion se présentait, dérober à M. Corot sa grâce poétique, à M. Théodore Rousseau son agreste vigueur ? ou bien y a-t-il là une ironie dont le secret nous échappe ? Étaler dans ce cadre splendide les tristes amours de Frédéric et de Rosanette, déployer avec tant d’apprêt une idylle d’aussi mauvais goût, c’est peut-être là une de ces inventions que M. Flaubert prend pour des hardiesses. Hélas ! en fait de scandales, le temps présent est fort blasé. Frédéric courant les bois avec cette créature pendant que le sort de la France se décide sur les barricades de juin ne nous offre que le plus vulgaire des scandales, le scandale de la platitude. Quelle platitude encore dans les incidens qui suivent ! Une certaine Mme d’Ambreuse, femme d’un riche banquier, député du centre gauche sous Louis-Philippe et représentant du peuple sous la république, jouait un rôle assez équivoque dans la première partie du roman ; la voilà tout à coup mêlée aux aventures du personnage principal. Frédéric lui appartient sans cesser d’appartenir à la Rosanette, et comme il garde toujours au fond de son cœur l’idéal de Mme Arnoux, vous devinez au milieu de quelles vilenies va se tramer cet imbroglio. On est tout surpris de voir le pauvre diable conserver encore assez d’énergie pour rompre avec ses deux maîtresses, la courtisane et la grande dame, parce qu’elles ont contribué l’une et l’autre à la ruine de la famille Arnoux.

Le lecteur n’aurait pas une juste idée de ce tissu d’aventures, s’il ne remarquait pas que les événemens de l’histoire intime du héros coïncident toujours exactement avec les catastrophes publiques. Frédéric va être aimé de Mme Arnoux quand la révolution de février remet tout en question ; il emmène Rosanette à Fontainebleau pendant que les journées de juin épouvantent la France ; il congédie Rosanette et rompt avec Mme d’Ambreuse au moment où s’accomplit le coup d’état du 2 décembre 1851. Que signifient ces combinaisons ? A les considérer en elles-mêmes, je suis persuadé qu’elles ne signifient absolument rien ; mais je suis persuadé en même temps qu’elles sont laborieusement préparées pour avoir l’air de signifier quelque chose. Ne rien dire et paraître profond, raconter des vétilles et prendre les allures de l’histoire, tel est ici le grand art. C’est donc une mystification ? C’est bien pis, à mon sens ; s’il y a un dessein dans cet arrangement, ce ne peut être que le dessein de confondre les grandes choses et les petites, les sérieuses et les ridicules, afin d’établir sur cette promiscuité la doctrine du mépris universel.

Cette conclusion est prématurée tant que nous n’aurons pas signalé les deux dernières scènes du livre, celles qui doivent en résumer l’esprit. Une nouvelle période a commencé pour Frédéric, et l’auteur, comme s’il s’agissait d’un Saint-Preux ou d’un Werther, d’un René ou d’un Childe-Harold, nous dit très sérieusement : « Il voyagea, il connut la mélancolie des paquebots, les froids réveils sous la tente, l’étourdissement des paysages et des mines, l’amertume des sympathies interrompues. Il revint, il fréquenta le monde, et il eut d’autres amours encore ; mais le souvenir continuel du premier les rendait insipides… » Quinze ans se sont écoulés. Un soir, vers la fin de mars 1867, comme il était seul dans son cabinet, une femme entra ; c’était Mme Arnoux sous une voilette de dentelle noire qui ne laissait voir que ses yeux. Quelle émotion de part et d’autre ! Que de souvenirs évoqués par l’apparition charmante ! Que de questions à se faire ! Elle lui parle de sa situation présente, de son mari, de sa famille. Ils vivent au fond de la Bretagne, non loin de la mer, bien modestement, bien petitement, afin de payer une partie de leurs dettes. Arnoux, brisé, abattu, a l’air d’un vieillard. Sa fille est mariée à Bordeaux, son fils est en garnison à Mostaganem. Frédéric l’écoute, la regarde, toujours ravi en extase, puis elle ôte son chapeau, et la lampe éclaire ses cheveux blancs. « Ce fut comme un heurt en pleine poitrine ; pour lui cacher cette déception, il se posa par terre à ses genoux, et, prenant ses mains, se mit à lui dire des tendresses. » Ils se parlent alors comme ils n’eussent jamais osé le faire il y a quinze ans, ils s’enivrent de formules caressantes, et Frédéric a tout à coup l’idée qu’elle est venue dans l’intention de s’offrir. Il se lève, il hésite ; un instinct plus fort que la passion lui dit que ce serait un inceste, il ressent aussi la crainte d’un dégoût qui détruirait à jamais son idéal. Bien qu’elle lui dise : « Onze heures déjà ! je m’en irai au quart, » il reste debout, silencieux, roulant une cigarette, ou bien, toujours en silence et fumant, il va et vient par la chambre. Scène pénible, scène répugnante, si l’on songe que Mme Arnoux était jusqu’à ce moment la seule figure honnête de cette histoire ! Elle s’en va donc, ayant évité la chute, mais non la déchéance morale, et le dégoût que le héros a craint de s’infliger n’est pas épargné au lecteur.

L’autre scène est plus triste encore, puisqu’elle renferme la moralité du livre. Frédéric a un ami, nommé Deslauriers, qui s’est trouvé mêlé à tous les incidens de sa vie, bien que nous ne l’ayons pas cité dans cette rapide analyse ; mais comment énumérer tous les personnages, comment signaler tous les faits d’une chronique minutieuse et bavarde ? Deslauriers avait donné sa jeunesse à l’ambition, comme Frédéric avait donné la sienne à l’amour. A l’un l’éducation sentimentale, à l’autre l’éducation virile. Agir et vaincre, se créer sa place, être député, orateur, ministre, tel était l’idéal de celui que la pauvreté stimulait ; celui qui avait de quoi vivre sans se donner grand’peine ne demandait qu’à aimer pour être heureux. On a vu ce que signifiait le mot aimer pour la molle et lâche nature de Frédéric ; la vie active n’a pas été plus féconde pour l’esprit cassant de Deslauriers, et il a passé, comme son ami, par des épreuves grotesques. Or au commencement de l’hiver dernier les deux camarades se retrouvent et se content leurs aventures. Deslauriers, commissaire de la république, puis préfet de l’empire, a été destitué pour des excès de zèle gouvernemental ; depuis, il a été chef de colonisation en Algérie, secrétaire d’un pacha, gérant d’un journal, courtier d’annonces, et finalement employé au contentieux dans une compagnie industrielle. Ils reconnaissent tous deux qu’ils ont manqué leur vie, celui qui avait rêvé l’amour comme celui qui aspirait au pouvoir. « C’est peut-être défaut de ligne droite, dit Frédéric. — Pour toi, dit l’autre, cela se peut. Moi, au contraire, j’ai péché par excès de rectitude, sans tenir compte de mille choses secondaires plus fortes que tout. J’avais trop de logique, et toi de sentiment. » Tandis qu’ils devisent de la sorte, accusant le hasard, les circonstances, l’époque où ils sont nés, ils remontent de souvenir en souvenir jusqu’à leurs années de collège. Te rappelles-tu ? Et chacun complétant le dire de l’autre, ils se remémorent les incidens des classes, les gamineries des promenades, la joie des vacances, les premières pipes fumées, surtout la première visite dans une maison de débauche. C’est par ce tableau que l’auteur a voulu couronner son œuvre. La scène est à la fois burlesque et ignoble. Les deux amis la racontent en détail, et quand ils ont fini : « C’est là ce que nous avons eu de meilleur, dit Frédéric. — Oui, peut-être bien ! c’est là ce que nous avons eu de meilleur ! » dit Deslauriers.

Voilà donc la conclusion de cette étude ! Ce que la vie offre de meilleur ou de moins mauvais, c’est le premier éveil, le premier trouble des sens, fût-ce dans les conditions les plus basses ! L’un et l’autre, l’homme de sentiment et l’homme d’action, au bout de leurs années d’apprentissage, ils ont cueilli ce fruit d’or sur l’arbre de science ! Après avoir lu le roman de M. Flaubert, parcourant à la hâte le nouveau livre de M. Michelet qui traite aussi de l’éducation, je tombai sur une page où l’auteur, beaucoup plus chrétien qu’il ne pense alors même qu’il fait la guerre au christianisme, conclut énergiquement contre les doctrines du romancier. Le meilleur des biens à ses yeux, c’est la vie de l’âme, avec les fortes études qui la soutiennent et la relèvent. Il rappelle ce qu’il doit sous ce rapport à l’antiquité, à ses langues, à ses littératures, à son histoire. « Ce qui me soutint, dit-il, même en mes faibles jours, c’est qu’ayant vécu dans ce monde fort, j’eus peu le narcotisme, les mollesses d’esprit qui détrempent aujourd’hui. Je fus préservé du roman. Le fin acier du grec me rendait difficile, et la gravité du latin, son ampleur, me donnaient la nausée du mesquin et du bas. Même en ce qui pourrait troubler un jeune cœur, aux chants passionnés, certaine noblesse relève tout, et j’y trouvai parfois, dans Catulle et Virgile, l’homœopathie de la passion. La leur est puissante, mais forte, point du tout énervante. Elle aide à tromper la jeunesse, à éluder la tyrannie de l’âge. La brûlante Ariane de Catulle, à certains jours de fête, ferme l’oreille aux bruits, aux séduisans appels des réalités inférieures. On a lu, le soir vient et la fête est passée. Un peu triste peut-être, mais fière, heureuse au fond de se sentir entière au travail de demain, la jeune âme s’endort en quelque chant sacré de l’héroïsme ou de la muse. J’ai trouvé à tout âge un grand soutien à posséder (disponible toujours) ce puissant cordial. » Que ces paroles sont bonnes à recueillir, lorsqu’on vient de voir les personnages de M. Flaubert abaisser les choses les plus hautes, tout ce qui fait le prix de la vie, l’amour et l’action, devant les réalités inférieures !

Avions-nous tort de dire que l’inspiration de M. Gustave Flaubert était la misanthropie, ou, pour parler avec plus de précision, le pessimisme universel ? Ses amis répondent que le talent rachète tout, et que c’est l’art ici qu’il faut voir, la sûreté de l’art, la vigueur du style, sans se préoccuper du fond. Nous ne sommes pas de cet avis. D’abord, sans méconnaître les qualités qui font de M. Gustave Flaubert un écrivain d’une certaine originalité, nous n’admirons sans réserves ni son art, ni son style. Qu’est-ce qu’un art dont le résultat est de supprimer la composition, de rendre l’unité impossible, de substituer une série d’esquisses à un tableau ? Quant à la diction, si elle est le plus souvent précise, colorée, vigoureuse, il lui arrive quelquefois d’être brutale et incorrecte[1]. Oui, certes, M. Flaubert est un artiste, il sait peindre, il sait graver à l’eau-forte, il a des touches puissantes qui font saillir en plein relief certains aspects de la réalité ; mais il écrit bien comme ceux qui possèdent le don du style sans en connaître suffisamment les lois. Au reste, ce talent d’écrire fût-il irréprochable, serait-ce une raison, pour absoudre un livre qui blesserait l’humanité ? Ce sont là des prétentions déjà vieilles ; il y a longtemps que toute critique libérale en a fait justice. Louis Bœrne, il y a un demi-siècle, rencontrant une indifférence du même genre chez certains écrivains de son pays, la dénonçait avec verve. « Ils se soucient bien, disait-il, de ce que l’art représente ! c’est l’art seul qui les touche. Une grenouille, un concombre, un gigot de mouton, un Wilhelm Meister, un Christ, une vierge, une prostituée, tout cela pour eux a la même valeur… » Que dirait-il aujourd’hui ? Ce n’est plus une banale indifférence, c’est un parti pris de désenchanter le monde et de dégrader la nature humaine. Cette inhumanité est partout, dans les détails comme dans la conclusion. Vous sentez à tout instant un froid qui vous glace. Rappelez-vous la mort de l’enfant de Rosanette, les réflexions du rapin sur ces crapauds-là pendant qu’il dessine les traits du pauvre petit étendu dans sa couche funèbre, les distractions du père dont la pensée suit une autre femme dans un autre foyer. Les scènes politiques ont le même caractère. Quand l’auteur décrit les clubs de 1848, bien qu’il n’oublie aucun des traits de la démence populaire, bien qu’il rassemble avec soin les billevesées les plus comiques, on n’est guère disposé à sourire ; il y a dans tout cela une impassibilité méprisante qui est vraiment une insulte, non pas à la populace des rues, mais au genre humain. Bref, tout est combiné en vue de la brutale ironie qui doit couronner l’œuvre.

Si cette ironie s’appliquait seulement aux deux héros du livre, on n’y attacherait pas d’importance. — Voilà, dirait-on, une triste histoire, et deux personnages assez vilainement accommodés. Comment ne pas voir pourtant qu’il s’agit ici de la vie elle-même, de la destinée de l’homme ici-bas ? Il est donc impossible de ne pas protester en fermant le livre ; on se dit que tout cela est faux, que l’auteur n’a peint ni l’amour ni l’action, qu’il calomnie l’humanité, que la vie est chose de haut prix et que l’art se renie lui-même en s’obstinant à désenchanter l’œuvre de Dieu. La vraie loi de l’éducation du cœur est précisément le contraire de la conclusion à laquelle aboutit le pessimisme du romancier : il faut vivre, il faut penser, agir, aimer,

Car celui-là déjà sent le froid du trépas,
Qui ne travaille pas ou bien qui n’aime pas,


comme disait en ses vers dantesques notre pauvre ami Antoni Deschamps. Et s’il ne s’agit pas de la nature humaine, s’il est simplement question de la période qui a suivi 1830, de sa littérature agitée, de son esprit tumultueux, de sa fièvre de sentiment et de passion, ne faut-il pas réclamer aussi contre le misanthropique tableau de M. Flaubert ? Quand il nous dit que son héros, « l’homme de toutes les faiblesses, » fut gagné en 1848 par la démence universelle, a-t-il prétendu vraiment représenter les jeunes générations de ce temps-là ? N’y avait-il que de mauvaises influences dans un monde où la vie politique pouvait tenter les plus dignes ? Non ; quand la France faisait l’apprentissage de la vie parlementaire, quand les Guizot, les Thiers, les Berryer, les Broglie, les Rémusat, illustraient la tribune, quand des luttes viriles faisaient battre les cœurs, ce n’était pas la somnolence malsaine des voluptueux qui était le caractère de la société française. Il y avait d’autres inconvéniens et d’autres périls ; celui-là ne comptait point. On le vit assez clairement au jour des grandes épreuves ; si le pays se sauva lui-même pendant les crises de 184&8, c’est que trente années de luttes parlementaires l’avaient préparé à une pratique plus complète de la liberté. Ainsi le héros de ce roman ne représente que lui-même, il n’est pas le type accusateur du temps où il est né. Il faut réserver ces condamnations pour les périodes où des circonstances funestes ont suspendu la vie publique. Prise au point de vue de l’histoire, la figure de Frédéric Moreau est aussi fausse qu’elle est vulgaire au point de vue psychologique et moral.

C’est l’usage dans beaucoup de romans d’indiquer à la fin du récit les destinées ultérieures des acteurs principaux ; on ne quitte pas des personnes avec lesquelles on a longtemps vécu sans se préoccuper de ce qu’elles deviennent. Quel est donc le sort réservé à Frédéric Moreau ? L’auteur ne le disant pas, j’essaie de le deviner. Il mènera une triste existence, il ne vivra point, et c’est à peine s’il verra vivre les autres ; ennuyé, dégoûté de tout, il n’apercevra le monde qu’à travers ce dégoût et cet ennui ; l’étude, l’art même, lui seront d’une faible ressource, et si un jour, devenu écrivain, il raconte ses mésaventures dans un roman intitulé l’Education sentimentale, assurément ce sera son dernier mot. Ce ne sera pas le dernier mot de M. Gustave Flaubert. Un talent si vigoureux ne subira pas toujours les entraves d’un système aussi faux. A quoi servirait cette vue nette et perçante, si l’on devait se borner à l’étude des réalités inférieures ? Le pessimisme n’est pas un signe de force, c’est une marque de découragement ou un aveu d’impuissance. Il y a place sans doute au domaine littéraire pour tous les genres d’inspiration, et ce n’est pas nous qui voudrions restreindre les libertés de l’art ; sachez seulement que la satire, pour être saine et virile, doit receler un fonds de sympathie. Le satirique le plus amer, en dévoilant les misères de l’homme, a en lui l’idéal d’une humanité meilleure ; la satire misanthropique et inhumaine est un acte contre nature, un cas illogique et monstrueux. Ces réflexions, il est vrai, ne troubleront pas l’historien de Frédéric Moreau, elles contribueraient plutôt à l’enfoncer dans son erreur. L’illogique, le monstrueux, c’est précisément ce qui attire les adeptes de l’école impassible ; mais, si nous n’avons aucune illusion sur l’efficacité de nos remontrances, nous comptons beaucoup sur les avertissemens du public. Devant l’accueil fait à son livre, devant cette impression unanime de répugnance et d’ennui, M. Gustave Flaubert comprendra que la préoccupation du style la plus laborieuse, la plus tendue, la plus acérée, n’empêche pas d’écrire des ouvrages illisibles. Qu’il prenne donc sa revanche en visant plus haut, qu’il renouvelle ses forces en des sujets plus dignes de son talent ; l’artiste capable de retracer les émotions de la vie se résignera-t-il à n’être jamais qu’un peintre de nature morte ? ,


SAINT-RENE TAILLANDIER.

  1. Emotionner est un barbarisme, réfléchir que est un solécisme. Ce serait faire acte de pédant que d’inviter M. Flaubert à surveiller ses pronoms ; j’estime pourtant qu’un ami, en lui indiquant, la plume à la main, plus d’une phrase défectueuse, lui rendrait un notable service.